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Fin de partie - Page 31

  • La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin - 8 - La mort comme processeur d’histoires

     

    Sainte-anne, la vierge et l'enfant.jpg

    Léonard de Vinci, La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne

    (Santa Anna Metterza, 1508-1510, Musée du Louvre). Cherchez le vautour !

     

    « Ma joie, mon chagrin, mon espoir, mon amour,

    Tout tournait dans ce cercle.

    Un cercle étroit. »

    Edmund Waller, cité dans La Forteresse vide de Bruno Bettelheim.

     

    « Le sujet s’étale sur le pourtour du cercle dont le moi a déserté le centre. »

    Gilles Deleuze & Félix Guattari, L’Anti-Œdipe.

     

     

    Voici enfin la dernière partie tant attendue ( ?) de cette divagation autour de La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin.

     

     

     

     

    La Mémoire du Vautour – 1 – Introduction

    La Mémoire du Vautour – 2 – Résumé

    La Mémoire du Vautour – 3 – La mort impensable

    La Mémoire du Vautour – 4 – JE est un autre

    La Mémoire du Vautour – 5 – L'expérience intérieure

    La Mémoire du Vautour – 6 – Temps, récit et schizophrénie, première partie

    La Mémoire du Vautour – 7 – Temps, récit et schizophrénie, deuxième partie

     

     

     

    Il nous reste enfin, au terme de cette longue dérive sur les vagues incertaines de La Mémoire du Vautour, à comprendre comment, dans son univers schizoïde, s’articulent tous ces éléments.

     

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    D’abord, rafraîchissons-nous la mémoire, voulez-vous ? Au premier chapitre, William Tyron, embauché par une mystérieuse organisation (D_Member), fait la connaissance de Sarah – qu’il est censé observer –, victime d’un crash en Indonésie. Un jour elle disparaît littéralement. Bill se replie dans sa salle de bains. Sarah Daniel Greaves devient la narratrice d’un deuxième chapitre à la chronologie difficile à établir (voir notre résumé). Elle a eu un enfant prénommé Narathan (le père lui a été présenté par un certain Jack Williamson (Williamson : littéralement « fils de William »…). En 1997, observée par un vautour, elle réchappe d’un crash terrible, et subit le lendemain ( ?) une « exérèse » (une sorte d’excision mémorielle) par les services secrets. Le troisième chapitre, « Reeltoy », est lui-même construit comme une chaîne. Le vautour qui observait Sarah est blessé par un congénère avant d’être achevé par un tigre. Le tigre prend la narration à son compte avant d’être blessé par un homme armé. Un autre homme, Setyo (un pirate halluciné), l’abat et prend le relais. Il est intercepté par d’autres pirates, qui le jettent aux requins. Nous suivons alors le requin dans son domaine, mais bientôt celui-ci est tué par des pirates. C’est l’un d’entre eux qui assume le rôle de cinquième maillon de la chaîne Reeltoy (« jouet-bobine ») en mangeant la cervelle du squale. Deux femmes sont prisonnières sur le bateau : la mère est violée puis abattue, mais Reeltoy aide la fille à s’enfuir. Le quatrième chapitre est consacré à Narathan, le fils de Sarah. Il est en compagnie de Reeltoy (le même ?). Au cours d’un voyage en Thaïlande, Narathan assiste sous l’influence de psychotropes à des événements étranges avant d’être tiré d’affaires par un autre Reeltoy ( ?). Le jour du fameux tsunami, Narathan sort son appareil numérique, prêt à immortaliser l’événement. Le narrateur du cinquième et dernier chapitre est un certain Io-Tancrède Violas, artiste et professeur schizophrène. Il est question ici : d’une installation consacrée au tsunami ; d’un mystérieux correspondant qu’il appelle LUI et qui lui transmet des informations biographiques relatives à Bill Tyron ; des mails que lui adresse Narathan ; d’une exposition comprenant cinq œuvres réalisées par ses élèves ; et de sa propre disparition. Io-Tancrède se rend dans une tour, téléphone à Tyron et lui dit : « C’est terminé ». Enfin, dans un épilogue à la troisième personne, Bill Tyron sort de sa salle de bains hors du monde pour s’enfoncer dans le grand blanc…

     

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    Le personnage-qui-meurt, dans La Mémoire du Vautour, se replie sur lui-même, avons-nous dit. Apparemment destiné au solipsisme, il soumet le réel à son inconscient, et se meut dans une bulle imaginaire enclavée dans le monde « réel ». Oui, mais voilà : en créant son monde-propre, ce repli devient ouverture infinie – le trou noir ouvre sur un cosmos total. « Je » est un autre, souvenez-vous. Dès lors, tout devient possible, y compris cette tectonique des plaques temporelles qui fait se rencontrer Sarah et Tyron alors que le premier, au moins, est censé être mort. Ces liens étranges et discordants (et fort nombreux en vérité : ainsi par exemple, le requin évoque-t-il la mort de Socrate, faisant écho à la mort du singe Socrate dans le chapitre de Sarah, avant de réapparaître dans le chapitre « Io-tancrède » ; ainsi également, Narathan, qui à Patong rencontre un français, Max, qui assure qu’ils se connaissent. Ils se rendent dans une boîte de nuit appelée « le Tiger » et le lendemain, Reeltoy répète devant Narathan les trois mots prononcés par Sarah devant le vautour sur les lieux du crash, page 221…), ces liens irrationnels entre tous les personnages, donc, et le fait que le récit est enchâssé dans la mort de Tyron (le roman commence après sa mort, et s’achève par son accomplissement) nous suggèrent donc d’abord qu’en quelque sorte ils ne font qu’un : Tyron est Sarah, comme il est tous les autres personnages. Sausalito, Sarah, D_Member tout est en lui – tout, sauf peut-être la salle de bain, qui est précisément hors du monde (comprendre : hors du sien comme du nôtre). Et cependant, ils sont bien des personnages distincts, aux existences et aux expériences propres…

     

    Comment nous dépêtrer de cet inextricable réseau de correspondances ? Faisons de nouveau appel à Alan Watts, l’une des figures tutélaires du roman. Comme Raymond Abellio, l’auteur de La structure absolue, Watts croit à l’interdépendance, à « l’idée d’un monde unitaire sans le moindre raccord, tissu d’interactions mutuelles, où une chose ne se comprend que rapportée à une autre et réciproquement. Il est impossible dans cette perspective de considérer l’homme isolément de la nature. » (nous avions déjà cité cet extrait d’Amour et connaissance). Par ailleurs, « [lorsque] l'esprit glisse à son insu dans une attitude réceptive, il lui arrive d'être gratifié d'une perception "magique" du monde. ». Nous retrouvons cette idée, chez Colin, que dans un monde donné tout, absolument, est lié. Le personnage colinien, nous le savons au moins depuis Kathleen, recherche l’illumination intérieure, le saisissement de cette pensée magique, cette connexion, qui n’est que flux continu de perceptions, avec le cosmos dont il fait inextricablement partie (cela n’est pas sans rappeler l’union plotinienne avec l’UN dans l’extase…). Il y a chez Colin une forme certaine de mysticisme, pas totalement diluée dans la métaphore : la croyance, ou la volonté de croire, à l’unité fondamentale du monde. Avant de mourir, le gorille (Socrate) parle par signes à Monika : « le cycle, l’histoire » (129), et le même soir, Sarah perd les eaux et accouche de Narathan. Or Socrate, le philosophe, croit en l’existence d’une « roue des générations » : si la mort fait suite à la vie, la vie fait suite à la mort, ce cycle rappelle à la vie ce qui était la mort. La nature a un devenir sans fin, selon la loi de l’alternance des naissances et des morts. On peut alors parler d’une « Âme du Monde ». Nous verrons plus loin qu’il s’agit là d’une idée centrale du roman.

     

    Et nous sommes dès à présent en mesure de désigner les personnages narrateurs de La Mémoire du Vautour comme des hypostases, semblables, si l’on veut, à la Sainte Trinité chrétienne (et nous verrons plus tard qui est le « dieu » hypostasié).

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    Cependant, le chiffre choisi par Fabrice Colin (qui jusqu’à preuve du contraire n’est pas un écrivain chrétien, même si Io-Tancrède en appelle souvent à Jésus) n’est pas le TROIS de la Trinité, mais le CINQ.

     

    La Mémoire du Vautour comporte cinq chapitres (« Bill », « Sarah », « Reeltoy », « Narathan », « Io-Tancrède »). Le chapitre central, « Reeltoy », est lui-même composé de cinq parties, chacune étant assumée par un narrateur différent (le vautour, le tigre, Setyo, le requin, et le pirate que nous appellerons Reeltoy puisque c’est lui qui semble désigné par ce nom dans le chapitre suivant). Narathan évoque cinq niveaux d’implication dans le jeu : joueur, personnage, intelligence artificielle, observateur et concepteur, et envoie cinq textes à Io-Tancrède, qui lui-même propose cinq œuvres d’art à ses élèves, chacune représentant l’une des cinq conceptions de l’artiste qu’il a préalablement définies (l’avion furtif, le manipulateur, le locataire, l’intelligence, le raconteur). Pourquoi cette omniprésence du chiffre CINQ dans La Mémoire du Vautour ? Peut-être n’y a-t-il pas d’autre origine que l’épigraphe du roman par Bill Viola :

     

    Death by beauty.

    Death by sensitivity.

    Death by awareness.

    Death by experience.

    Death by landscape.

    Bill Viola

    Note, 12 décembre 1986

     

    Cinq manières de mourir. Cinq expériences de la mort. La figure du cercle, elle aussi surdéterminante[1], nous évoque bien sûr le vautour tournant autour de son sujet, la mort (nous avons vu qu’elle ne s’affrontait jamais de front), d’où ce titre initial qui pourrait être celui de tableau, Paysage avec vautour. L’origine de ce roman est peut-être à chercher seulement dans la conjonction de ces cinq lignes de Bill Viola[2] et de quelques chansons du groupe Radiohead. Mais nous ne nous en satisferons pas. Quelle qu’en soit la raison première, connue de lui seul, le choix de Fabrice Colin s’est porté sur le chiffre CINQ. Diantre ! Pourquoi ?!?

     

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    Selon notre précieux Dictionnaire des symboles, le chiffre CINQ « est signe d’union, nombre nuptial disent les Pythagoriciens ; nombre aussi du centre, de l’harmonie et de l’équilibre. Il sera donc le chiffre des hiérogamies, le mariage du principe céleste (3) et du principe terrestre de la mère (2)[3]. Il est encore le symbole de l’homme (bras écartés, celui-ci paraît disposé en cinq parties en forme de croix : les deux bras, le buste, le centre – abri du cœur – la tête, les deux jambes). Symbole également de l’univers : deux axes, l’un vertical et l’autre horizontal, passant par un même centre ; symbole de l’ordre et de la perfection ; finalement, symbole de la volonté divine qui ne peut désirer que l’ordre et la perfection (CHAS, 243-244). […] Il représente aussi les cinq sens et les cinq formes sensibles de la matière : la totalité du monde sensible. […] L’étoile à cinq branches, la fleur à cinq pétales est placée, dans le symbolisme herméneutique, au centre de la croix des quatre éléments : c’est la quint-essence, ou l’éther. Le 5 par rapport au 6 est le microcosme par rapport au macrocosme, l’homme individuel par rapport à l’Homme universel.  […] Dans la plupart des textes irlandais médiévaux cinquante, lit-on encore, ou son multiple triple cent-cinquante (tri coicait, littéralement : trois cinquantaines) est un nombre conventionnel indiquant ou symbolisant l’infini.[4]. […] Sainte Hildegarde de Bingen a développé toute une théorie du chiffre cinq comme symbole de l’homme. […] l’homme possède cinq sens, cinq extrémités (tête, mains, pieds). Plutarque utilise ce nombre pour désigner la succession des espèces. Une telle idée peut se trouver dans la genèse ou il est dit que les poissons et les volatiles furent crées le cinquième jour de la création… »[5]

     

    Symbole d’union, de centre, d’harmonie, de perfection, de quintessence (et, pour finir, de succession des espèces) : l’abondance du CINQ nous paraît désormais justifiée. Est-ce là tout ?... Non, bien sûr. En chiffre romain, CINQ s’écrit V. V comme le roman de Thomas Pynchon (avec lequel, nous le verrons, La Mémoire du Vautour n’est pas sans rapport), V comme V pour Vendetta, V comme Vautour ou Vulture (du latin Vulturius), mais aussi comme le glyphe couramment utilisé pour figurer schématiquement un oiseau – et donc un vautour (V pour Vendetta comporte, bien sûr, un chapitre « Vultures » dans son troisième Livre)… Comme le disait Einstein, Dieu ne joue pas aux dés…

     

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    V comme Vautour, donc. Remontons à présent le jouet-bobine (« Je termine la cervelle. Tout fond en moi. Tout forme une chaîne ininterrompue et sanglante, pleine d’une sagesse irréelle : du vautour au tigre, du tigre à l’homme, de l’homme au requin, du requin à moi. », 161), qui nous rappelle le jeu de la bobine (ou Fort-Da) chez Freud (jeu répétitif pré-symboliquement lié à la pulsion de mort) et revenons à ce personnage essentiel du roman.

     

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    Le vautour n’est rien de moins, nous l’avons déjà suggéré, que l’incarnation plumesque du principe vital de La Mémoire du Vautour.

     

    Ah ! Mais il n’est pas seul. Il est, en premier lieu, préfiguré par un chat, Moebius, celui de Sarah, retrouvé mort par Tyron au premier chapitre. Le chat : premier symbole de la mort, qui, cependant, peut vivre neuf vies (donc renaître…). Ensuite, le vautour sera suivi par le tigre et le requin. Tenez, le tigre, celui qui, non loin des lieux du crash, achève le charognard. Pour l’occidental, le tigre est d’abord un mangeur d’hommes, symbole de mort (encore). Mais dans le Bouddhisme (élevons un cierge à la gloire du Dictionnaire des symboles), sa force symbolise celle de la foi, « de l’effort spirituel traversant la jungle des péchés, elle-même figurée par une forêt de bambous. […] Il ne faut pas oublier que dans toute l’Asie du Sud-Est asiatique, le Tigre-Ancêtre mythique est regardé comme l’initiant. C’est lui qui conduit les néophytes dans la jungle pour les initier, en réalité pour les tuer et les ressusciter. »[6] Et les ressusciter ! Nous y sommes ! On trouve d’ailleurs une variation sur ce thème dans le beau film d’Apichatpong Weerasetakul, Tropical Malady – que je n’ai hélas jamais eu le temps ou, allez savoir, le courage d’évoquer ici – et dont une affiche est, plus tard, aperçue par Narathan en Thaïlande (205).[7] Setyo, qui tue le tigre qui a tué le vautour (on meurt beaucoup dans La Mémoire du Vautour mais, et c’est là l’important, ça n’est jamais une fin en soi), délire : « Je suis le personnage. Je comprends la chose noire. Qui enlace la vie. Opérant par cercles concentriques pour la séduction et nous incorporer à sa danse spéciale et savoir/comprendre/c’est voir ce qui se dessine et de quelle façon procèdent les départements concernés les tours hurlantes au sommet des cieux. Comprenons ceci ::: qu’elle va se confondre avec MOI. » (150-151). En mangeant le tigre, Setyo devient le tigre. Pas la mort elle-même, mais « une petite partie de la chaîne » (156). Comme le requin, qui le dévore. Le requin ? Ah, encore une autre image de la mort, dont le poète Lautréamont a fait un double de son Maldoror, en une scène de communion barbare[8]. Ducasse faisait d’ailleurs du requin le frère du tigre[9]. Votre dévoué serviteur, dont la culture étymologique laisse parfois à désirer, a récemment découvert dans le Déchronologue (ce bien beau roman de Stéphane Beauverger dont nous parlerons bientôt ici) que le mot « requin » serait dérivé du latin Requiem, qui comme chacun sait désigne la messe des morts (celle-là même que le malheureux tombé à l’eau peut chanter en guise de dernière prière avant la curée). À l’instar du tigre, le requin est porteur – plus encore depuis Les Dents de la Mer – d’images terrifiantes, de cruauté, de pulsions carnassières pures où noyade et dilacération des chairs s’accouplent dans les ténèbres des profondeurs. Comme son frère de sang Maldoror, le requin n’est qu’un avatar de la mort… Setyo et le pirate Reeltoy, qui mange la cervelle du requin, en sont deux autres. Mais rembobinons encore le jouet (qui a la fâcheuse manie de se dévider) et revenons à notre vulturienne icône.

     

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    Le Gyps bengalensis que croise Sarah en Indonésie, le vautour Chaugun (un mirage ? Possible : selon le vrai-faux infirmier Frank, Sarah « a dû rêver » [101] « Il n’y a pas de vautours en Indonésie. […] Celui que vous me décrivez, je le connais par cœur, c’est le vautour chaugoun, le cou blanc, c’est ça ? Gyps bengalensis. […] et si je peux vous certifier un truc, c’est qu’il n’y a pas un seul de ces animaux à Sumatra, et certainement pas avec ces incendies. » (102). Pour Frank, le vautour est « un symbole occidental de mort » (102). Symbole de mort ? Oui, mais pas seulement. À la page suivante, Frank évoque les Tours du Silence à Bombay : « On comprend tout quand on les voit. Les vautours, les anges noirs, ennemis de la mort et de la décomposition. » (103). Ennemis de la mort. Pour notre aimé Dictionnaire des symboles, ce brave compagnon de décryptage, le VAUTOUR est certes symbole de mort, mais « se nourrissant de charognes et d’immondices, il peut également être considéré comme un agent régénérateur des forces vitales, qui sont contenues dans la décomposition organique et les déchets de toute sorte, autrement dit comme un purificateur, un magicien qui assure le cycle du renouveau, en transmutant la mort en vie nouvelle. »[10] De même chez les Bambara, où il est associé aux épreuves initiatiques, symbole de renaissance, « mais dans le domaine transcendantal de Dieu, dont la sagesse revêt, aux yeux des profanes, les apparences de la folie et de l’innocence. […] il a le pouvoir de transmuer la pourriture en or philosophal. »[11] Commencez-vous à comprendre ?... Sentez-vous le souffle de la révélation glisser sur votre nuque ? Allons ! Pour les égyptiens, le vautour « absorbe les cadavres et redonne la vie, symbolisant le cercle de la mort et de la vie dans une perpétuelle transmutation. »[12] Pensons aussi, s’il vous plaît, au vautour de Prométhée, dont le foie, dévoré chaque nuit, chaque jour se reconstituait !… C’est ça, la clé du roman. Le cycle ! La transmutation ! (au fait, Herakles tua le griffon). C’est au sommet des Tours du Silence de Mumbai, évoquées dans le livre, que les Parsis (Zoroastrisme), refusant de souiller la terre, déposent les dépouilles de leurs morts à l’intention des corbeaux et des vautours, qui font dès lors partie de la chaîne. « Nous sommes les fossoyeurs, les nettoyeurs, les anges grisâtres de la blancheur. » (136) Tuer le vautour, par exemple, indirectement, au Diclofenac (« C’est un anti-inflammatoire utilisé pour le bétail. Une saloperie hyper-toxique. Le bétail meurt, les vautours dévorent les carcasses, le Diclofenac passe dans leur sang, et ils crèvent à leur tour. » 102), c’est briser le cycle de vie, et non celui de mort (qui n’en est qu’un maillon).

     

    Purificateur et fécondant (oh, et signalons aussi le V de la Cène[13], « ancien symbole de la déesse-planète Vénus »[14], emblème de l’utérus, de la féminité, de la maternité, de la fécondité ! Trouverai-je Dieu dans La Mémoire du Vautour ?... Il y en a un en vérité, mais j’ai bien peur qu’il ne s’agisse que d’un prête-nom…), le vautour fait disparaître les morts pour laisser la place aux vivants. Dépeçant, il incarne le lien[15].

     

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    Le CINQ, symbole d’harmonie (et de succession des espèces). Le VAUTOUR, symbole de mort mais aussi et surtout du cycle de vie. Comme Kathleen, La Mémoire du Vautour est un roman de la transmission. L’on comprend alors que la chaîne des narrateurs n’introduit pas seulement la notion de succession, mais bien celle d’engendrement, ou de renaissance[16], selon une logique interne, propre au récit, mais que le chapitre « Reeltoy » restitue presque à la lettre. Le pirate qui a mangé le requin qui a mangé l’homme qui a tué le tigre qui a tué le vautour qui a mangé le bébé du crash, conserve des traces de ses prédécesseurs (« Deviens ce que tu manges », dira plus tard Io-Tancrède, 261).

     

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    Sarah, juste avant son exérèse mémorielle : « J’essai de me concentrer sur l’idée que je ne vais pas être triste, qu’on ne peut pas perdre ce qu’on a oublié. Et je pense ceci : la mort dessine une carte dont nous sommes l’unique point mouvant, jusqu’à ce que nous nous immobilisions et trouvions notre place, mais nous laissons des traces, c’est sûr. L’amour, les mots, la vie : notre passage n’est pas vain. » (131-132)

     

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    Comme le vautour nous tournons en cercles concentriques autour de la mort, jusqu’à nous y abîmer. Mais nous laissons des traces. Nous imprimons le réel. Non seulement l’univers est une trame formée d‘éléments enchaînés, mais encore, chacun de ces éléments est lié à l’ensemble, et inversement (Sarah est née en 1959, année de la théorie des dominos d’Eisenhower). Setyo : « La rougeur je suis un cri au milieu d’une flaque écarlate le pétrole qui s’en va de mes veines le pétrole sanglant et le trou béant là où se trouvait ma cuisse avant et ces lambeaux les filaments les connexions perdus je comprends. Que je suis une petite partie de la chaîne pas vraiment la mort elle-même. » (156) Et la mort fait partie du processus de perpétuation du vivant. (Io-Tancrède au téléphone à Narathan, qui vient de lui faire part de ses rêveries sur la finitude : « Et aujourd’hui, vous avez pris votre téléphone. Votre geste est un maillon d’une chaîne éminemment complexe de causes et de conséquences, mais il reste un maillon ; comme tel, il est indispensable. Vous m’avez appelé ; vous participez à l’œuvre. […] La mort. », 232-234) Et la mort elle-même est indispensable, en tant qu’elle prépare le terrain aux vivants (est-ce pour cette raison que des deux hollandaises prisonnières des pirates, Reeltoy choisit de sauver la fille, celle qui lui confie ses espoirs, pendant que sa mère est violée puis tuée ? ). La mort d’une vie, est justement pour Eugène Minkowski ce qui fait surgir la notion d’une vie. « La mort en tant que destruction engendre un devenir et non point un être »[17] « Ainsi la mort, en venant mettre fin à la vie, l’encadre tout entière, tout le long de son parcours »[18] Et Bill Tyron ne parvient à son immortalité schizophrénique qu’à sa mort. La mort est ce qui révèle la vie.

     

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    « Je pense que nous vivons tous aux dépens les uns des autres. Pour qu’une fleur éclose, l’autre doit faner. » (255)

     

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    Mourir en laissant une trace. Et vivre à travers ceux qui restent. Et bien entendu, faire un enfant, c’est, en principe, laisser une telle trace. Ainsi Reeltoy reconnaît-il Sarah en Narathan (Le cas de Sarah et Narathan est assez intéressant. Page 15, Sarah est définie par D_Member comme « célibataire sans enfant ». Simple oubli causé par l’exérèse ? Référence biblique cachée[19] ?... Toujours est-il qu’effectivement, comme la Sarah du Livre, Sarah Daniel – autre prénom biblique – Greaves aura un enfant, Narathan – dont le h exprime l’idée de Dieu –, au travers duquel elle continue d’exister).

     

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    Mais la véritable grande idée du roman, celle qui est restée étrangement inaperçue, c’est que cette problématique est aussi celle de l’écriture, celle de la littérature. Les personnages eux aussi naissent, ou apparaissent, puis disparaissent, remplacés par d’autres, auxquels ils demeurent irrémédiablement liés. L’écrivain n’est-il pas créateur et destructeur de mondes ?... (Qu’on songe aux auteurs de space opera…) Chaque personnage est un monde, qui hérite du précédent quelque chose, qui lui fait écho par quelque mystérieuse alchimie, par association d’idée, ou parce qu’il en constitue une autre version. Voilà pourquoi tant d’éléments, apparemment dénués de toute logique, relient entre eux les personnages de La Mémoire du Vautour : ils sont tous créés par le même « dieu ». Bien entendu, telle affirmation sonne à vos oreilles comme une navrante lapalissade. Il faut alors que compreniez que lorsque nous écrivions plus haut que Bill, Sarah (à qui Patrick dit, page 165 : « Tu es une incarnation »), Reeltoy, Narathan et Io-Tancrède étaient des hypostases, nous l’entendions au sens littéral, et surtout pas comme une métaphore !

     

    Cette idée ne relève pas que de l’interprétation, ou, comme certains l’imaginent sans doute déjà, de la surinterprétation. J’en veux pour preuve l’importance souterraine, dans La Mémoire du Vautour, de l’entité D_Member (écho au V de Thomas Pynchon, autre entité multiple et mystérieuse de la littérature dite « postmoderne »), qui n’est que l’un des multiples noms du dieu de ce livre, le double imaginal de l’auteur Fabrice Colin. Le seul lien authentique entre Tyron, Sarah, Io-Tancrède, Narathan et Reeltoy, c’est lui, D_Member. L’Énonciateur. Le Raconteur. Le Concepteur. Le Dieu hypostasié !

     

    Et les personnages le pressentent. Pour Narathan, nous le savons, il y aurait trois niveaux d‘implication dans le jeu vidéo : « joueur, personnage, intelligence artificielle » auxquels il ajoute une quatrième, « celle de l’observateur, du type qui regarde de haut », puis une cinquième postures : « le concepteur qui maîtrise tous les codes, celui qui éteint la lumière si ça lui chante et fait disparaître le ghost in the shell. » (174) Les cinq catégories d’artistes de Io-Tancrède sont tout à fait semblables :

     

    « Premier artiste : l’avion furtif. […] L’observateur. Toujours en mouvement. […] Plus d’ateliers, mais une bombe de peinture, mais un appareil numérique, mais des mains, une voix, des yeux. »

    « Artiste deux : le manipulateur. Entrons à l’intérieur du système. […] Nous provoquons des accidents de pensée. Nous orchestrons des crashs : boursiers, sexuels, conceptuels, de voitures. Nous rejetons le mot « naturel ». Nous rions au nez de l’Eternel. L’action politique par excellence, et l’art ne peut être que politique en ce qu’il organise la vie dans la Cité […]. »

    « Figure trois, […] le locataire ! L’habitant des formes d’art. […] Vous êtes personnifié. On vous reconnaît, on vous voit, on vous veut parfois. A vous d’élaborer les stratégies d’évitement. Cela va de pair avec l’utilisation des structures, la création, je le disais, de matrices nouvelles à partir des matières premières, ou de ce qui nous est donné comme tel.

    « Artiste quatre. L’intelligence. Ce qui fait sens. […] nous ne voulons pas seulement laisser des traces, nous voulons être le véhicule, n’est-ce pas ? »

    « Cinquième incarnation, […] le raconteur. Je suis heureux de vous annoncer que nous sommes sortis du mythe de l’objet parfait et autonome à l’abri de l’histoire. Le discours n’est pas l’art. La forme n’est pas le contenu, une information ne saurait se passer de support ou se résumer à lui seul, bla-bla, et le mouvement n’est pas la vie. Le problème, […] c’est que l’histoire n’est plus donnée. C’est au spectateur, au visiteur, c’est au lecteur de la trouver. » (247-248).

     

    Et ce raconteur, ce concepteur, celui du roman, qui est-ce sinon l’écrivain lui-même ? Fabrice Colin, l’auteur, intervient directement dans son propre texte, dans les premier et cinquième chapitres, sous le nom de D_Member, ou, dans le chapitre de Io-Tancrède, celui qui n’a pas de nom, « LUI ». C’est lui, le commanditaire de Bill Tyron. C’est LUI, le mystérieux Ian-le-Tigre rencontré par Sarah en Thaïlande, « des dreadlocks jusqu’aux fesses, et une main en moins » (115) (une main en main : dis-member). C’est LUI, le Dieu (« D » Member) de La Mémoire du Vautour, c’est LUI, l’entité aux « cinquante noms » (254), c’est LUI « Le Dieu™ dans la machine » (261, 281) évoqué par les mails envoyé par LUI à Io-Tancrède, qui ressemblent à des notes prises par l’auteur pour préparer le roman (« Rencontre BEE[20] (Google + catastrophes), 261 ; « Alan Watts ~ une bibliothèque non déterminée : Illumination. […] La. Voiture. Explose. Ggate : RIP. », 281-282) C’est LUI, encore, qui demande à Io-Tancrède de l’invoquer, de le faire apparaître « pour de bon » (238), LUI qui organise « tout ce bordel insensé sur la mort » (273), c’est LUI qui « contrôle les leviers et les amas globulaires. » (271), LUI qui voit le monde où évoluent les personnages (Io-Tancrède : « Je lève les yeux, lentement. Dieu, je – Les rues. Les rues sont vides. Les gens autour de moi. Ce n’est pas moi qui ne vois pas le monde. », 275) et qui, en « sémionaute », invente les « trajectoires parmi les signes » (244).

     

    Le personnage, quel qu’il soit, n’est jamais que le « véhicule » (238), le « porte-parole » (ibid), la « pointe du stylet » (220) qui « trace à la ligne », « à toutes les étapes du processus » (ibid). L’auteur seul peut faire disparaître l’enfant des caméras de surveillance (241). « [Je] suis la conscience d’un autre, mais cet autre n’est pas Dieu. » (227) dit Io-Tancrède, le professeur hébéphrène. Pas Dieu, non, pas de notre point de vue, mais le créateur ! Et celui-ci vit en chacun des personnages (« Il y a cinq ans, j’ai commencé à LE voir. D’abord une sensation – l’impression d’être suivi. Puis une certitude. IL était là. Chez moi. En moi. », 285).

     

    L’auteur, donc, intervient. Mais il ne peut tout assumer : son œuvre ne vit que par ses incarnations : « Je représente […] la force agissante d’une entreprise aux vocations démesurées. La mort est ce qui nous occupe. Certains défunts dégagent en rendant leur dernier souffle une énergie narrative. Cette énergie est le carburant de notre art. Nous l’utilisons pour créer des histoires. » (285) Io-Tancrède est donc chargé d’une mission : « mettre un terme à l’une de ces histoire. […] La personne dont vous devez vous occuper est déjà morte. Vous devrez juste le lui signifier. » […] Pour finir, je LUI ai demandé pourquoi IL ne pouvait pas se charger de cette tâche LUI-même. Impossible, a-t-IL rétorqué. Contrairement à vous, je vis dans un monde stable. » (285)

     

    Quand Narathan veut rencontrer Io-Tancrède[21], ce dernier l’en dissuade : « De plus, il est probable que le monde dans lequel nous évoluons vous et moi, ce monde imparfait, lardé d’occurrences irréelles et de coïncidences forcées – il est probable que ce monde cesse demain d’exister. Ne gaspillez pas vos forces. » (288) Narathan veut lui parler de réincarnation, mais Io-Tancrède raccroche… Et c’est avec la carte de D_Member dans sa poche qu'il appelle Bill pour lui annoncer enfin : « C’est terminé. » (295). Les personnages de La Mémoire du Vautour sont des fictions dans la fiction : « Vous n’êtes pas là, dit-elle. Ceci n’est pas en train d’arriver. » (290)

     

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    Le roman est une métaphore du roman (qui fixe les événements). Pour Colin, écrire ce n’est pas figer, c’est créer un monde, c’est mourir.

     

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    La Mémoire du Vautour ne prétend pas décrire objectivement l’Instant mortel, mais seulement, en tournant autour de la mort et de son territoire, donner vie à des êtres mortels. Si la mort est indicible, apoétique, absolument inénarrable, les mourants ne le sont pas.

     

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    Créer, écrire, pour ne pas mourir… Fabrice Colin écrit pour continuer d’exister ensuite, mais aussi pour continuer à vivre – et cependant la mort frappe quand elle veut. Peut-on alors voir en Narathan une référence au propre fils de l’auteur ?... Narathan… Étrange prénom en vérité… S’agirait-il d’une transformation du prénom du fils de l’auteur lui-même, Nathan ? Nathan, Narathan… Narathan/narration… Faut-il comprendre que ce livre serait comme un fils pour l’auteur, un enfant narré plutôt qu’incarné ?... Une trace pour exister quand, pour lui aussi, tout sera terminé ?

     

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    Fabrice Colin cherche à donner un sens à la mort. Et la meilleure réponse qu’il a trouvée, c’est de la métamorphoser en fiction. Écrire. Mourir, c’est devenir une fiction, où l’on ne vit qu’à travers la narration de ceux qui restent. La mort, en tant qu’événement pur, unique et singulier (en tant qu’hapax), serait un processeur d’histoires (le terme est emprunté à Serge Lehman). Ainsi du tsunami (ou, dans sa BD World Trade Angels, les attentats du 11 septembre 2001), qui devient ici un moteur, un élément important du récit. Bill, Sarah, Narathan, Io-Tancrède, n’existent pas ? Peu importe, car « Sacha [Bronwasser] affirme ceci : au sein d’une société médiatisée, la frontière entre réalité et fiction est difficile à distinguer. […] Tout ce qui compte, c’est que l’histoire soit crédible. » (244)

     

    Remarquons que ce que nous écrivons là est explicite dans le texte, ainsi qu’en témoignent les extraits suivants.

     

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    « Les gens ne s’arrêtent jamais de marcher, de parler, de penser. Même lorsqu’ils dorment, ils réfléchissent. Leur existence est un film à trois cents images/seconde. Plus on regarde en arrière, plus les images se font rares. […] Toute cette production vouée à l’oubli. Pour qui, pour quoi ? » (235-236)

     

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    « […] nous sommes des histoires racontées pour personne. […] continue, et ton histoire se mêlera à la mienne, et nous composerons la symphonie du monde. » (236-237)

     

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    « Ce processus, c’est un homme qui l’a enclenché. La mort d’un homme. Sans cette mort, rien n’existerait. Et après-demain, tout ça prendra fin. » (282)

     

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    « La mort est une fable. La mort ne met fin à rien parce qu’elle n’existerait pas sans la vie. Il n’y a ni passé, ni avenir et toutes les vies valent la peine d’être contées et nous ne sommes que ça, finalement – des possibilités. » (283)

     

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    « Face à un événement d’une telle ampleur [le tsunami], seules deux possibilités artistiques me paraissent pertinentes : le témoignage (œuvre d’observateur neutre) ou la fusion (devenir la conscience du drame). […] j’ai opté pour la seconde. La mort, contrairement à ce que pensent ceux qui ne pensent pas, n’est pas la fin de l’histoire : elle est, au contraire, porteuse de narration. Et c’est par son truchement salvateur que l’imagination se libère. » (231)

     

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    « Tu sais, ce n’est pas ma maladie qui me fit peur et qui fait peur aux psychiatres. Ce n’est même pas son existence à LUI. C’est me dire que je ne suis pas ici, en train de te parler. Me dire que le monde dans lequel nous vivons n’est pas le bon. Seulement une création, imparfaite, bourrée de fautes et de répétitions. [… La mort est une histoire. La mort crée une histoire, comme une dernière giclée. Nous faisons partie de cette histoire. Moi, je suis chargé de la boucler. […] Je suis la fin de l’histoire. Je ne suis pas plus réel qu’elle. Et nul ici ne peut prétendre l’être. » (262)

     

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    Il nous faut aussi dire un mot de l’épilogue du roman, seul passage à être narré à la troisième personne. L’être-qui-meurt en première personne, avons-nous dit précédemment, se replie sur une atemporalité qui peut aussi bien être décrit comme un présent éternel. À l’exception de cet épilogue, le roman est tout entier produit par Tyron-qui-meurt, c’est une bulle d’espace-temps qui aurait pu se poursuivre sans fin. Pour achever son œuvre, pour, littéralement, en sortir, Colin devait impérativement quitter la singularité, se retirer de son personnage. Le déposséder. En changeant de perspective, en abandonnant le « Je » pour le « Il » (qui pour l’auteur, intime du personnage puisqu’il en est le géniteur, est un « Tu »), Colin permet au récit de retrouver une temporalité classique, de quitter l’incommunicable expérience directe de la mort pour en restituer plutôt le bouleversant hapax. Bill a eu un grave accident, donc Bill meurt et, logiquement, le roman s’arrête, dans un grand blanc qui est, bien sûr, celui de la page. Celui du livre.

     

    « Elle lui montre le ciel. Il regarde le soleil crucifié et il se regarde lui, évanescent et quand il veut la rejoindre et qu’elle tourne les talons et court et disparaît, il réalise une chose élémentaire : qu’il n’a jamais vécu ici, ou seulement il y a longtemps, dans un autre monde, un monde de sensations et de contacts, un monde qu’il pouvait toucher et aimer – et qu’il est en train de quitter, en une vertigineuse désincorporation.

    Il cligne des yeux dans la torpeur. Le blanc s’avance partout. Le blanc mange les images et dévore le mouvement. Ce n’est pas du brouillard. Ce n’est pas quelque chose que l’on voit. C’est quelque chose que l’on sait. Il n’y a plus rien après ça. » (299)

     

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    « Tout est blanc, si blanc, et si vide, qu’il en ressent une joie intense, presque douloureuse – et autre chose aussi, une chose libératrice : il y a ce vide au-dessus, une connaissance qui n’a pas de nom et ne possède pas de fin – et il vole à présent, s’enfonce dans le grand blanc, il ne s’arrêtera plus, le vent traverse son corps, il hurle et personne ne l’entend […] mais pour lui, cela n’a plus aucune importance parce que, dans quelques secondes, pour la première fois, pour la première et unique fois de ce qui a été sa présence en ce monde, William Tyron va être libre. » (300) Ainsi s’achève le roman. Bill est enfin libre, affranchi de son créateur, mais qui vivra encore en lui, à travers lui, comme à travers ses œuvres futures.

     

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    Nous ne prétendons pas avoir percé tous les secrets de La Mémoire du Vautour. Souvent avons-nous fait erreur, soyons-en sûr. Mais du moins en avons-nous révélé les forces vives, celles qui en font une œuvre certes imparfaite, mais fascinante. (Schizo)roman sur la mort, l’oubli et la filiation, La Mémoire nous parle aussi de la nécessité d’écrire, c’est-à-dire, donner vie aux morts passés et à venir.

     

     

     

     

     



    [1] Il y a bien entendu les cercles déjà évoqués dans notre sixième chapitre : les cercles concentriques du vol du vautour (« [J]e me tiens au bord du cercle et de là, tout est visible », 133), répétés par Setyo (« Je suis le personnage. Je comprends la chose noire. Qui enlace la vie. Opérant par cercles concentriques » 150-151) ; les cercles tracés à la craie par le singe Socrate (127) ; les cercles dont Maxime parle à Narathan (« La compréhension de la nature des cercles et des traces laissées. Nous prenons de la hauteur. Tracer les cercles sur les traces, c’est comprendre l’inéluctabilité qui nous attend. La précision de l’horloge. », 187) ; les cercles de Narathan (« tout s’ordonne autour d’un point central, […] je suis le cercle, le disque et, très bientôt, je prendrai mon envol. », 209) ; ou encore le cercle tracé à la craie par une vieille femme dans une installation artistique (280). Ajoutons (sur les conseils de l’auteur) le signe du gyrophare de Io-Tancrède (245).

    [2] Bill Viola, artiste américain auquel on doit l’image à l’origine de celle qui figure en haut à droite de ce blog.

    [3] Et la Trinité revient au galop, chers amis !

    [4] Et nous reviennent en mémoire les occurrences, jusqu’alors incompréhensibles, du nombre CINQUANTE (cinquante sortes de thé, p. 239, les cinquante noms de D_Member, p. 254 !)

    [5] J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, R. Laffont / Jupiter, (1969) 1982, pp. 254-255.

    [6] J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 949.

    [7] Selon E. Aeppli, « Voir déambuler un tigre dans ses rêves signifie être dangereusement exposé à la bestialité de ses élans instinctifs. » (J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, ibid.) Il symbolise également « l’obscurcissement de la conscience, submergée par le flot des désirs élémentaires déchaînés. » (ibid.) Et selon Freud, « le père redouté est symbolisé par de méchants animaux […]. On pourrait dire que les animaux sauvages servent à représenter la libido redoutée par le moi, combattue par le refoulement. La névrose elle-même, la “personnalité morbide”, sont souvent séparée par le rêveur et présentée comme une personnalité indépendante. » Mais si je vous rapporte cela, c’est avant tout par plaisir. Nous pourrions bien entendu trouver quelque écho à ces lignes dans La Mémoire du Vautour, mais l’on nous accuserait encore de surinterpréter. La vérité, pourtant, difficile à entendre pour les apôtres de la Raison Impure, est que ce livre fait plus que se prêter à notre jeu : il l’encourage, il le suscite, il le déhisce ! Ah, mais soyons indulgents avec ces chevaliers blancs aux armes en papier brouillon. Ils ne savent pas ce qu’ils font.

    [8] « Alors, d’un commun accord, entre deux eaux, ils glissèrent l’un vers l’autre, avec une admiration mutuelle, la femelle de requin écartant l’eau de ses nageoires, Maldoror battant l’onde avec ses bras ; et retinrent leur souffle, dans une vénération profonde, chacun désireux de contempler, pour la première fois, son portrait vivant. » (Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant II).

    [9] « Au reste, que m’importe d’où je viens ? Moi, si cela avait pu dépendre de ma volonté, j’aurais voulu être plutôt le fils de la femelle du requin, dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue : je ne serais pas si méchant. » (Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant I).

    [10] J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 994.

    [11] Ibid.

    [12] Op. cit., p. 995.

    [13] Dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », trad. de l’allemand par J. Altounian, A. et O. Bourguignon, P. Cotet et A. Rauzy, 1987 [1910]), Freud se réfère à un rêve évoqué par Léonard (« Il semble qu’il m’était déjà assigné auparavant de m’intéresser aussi fondamentalement au vautour, car il me vient à l’esprit comme tout premier souvenir qu’étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche de sa queue et, à plusieurs reprises, a heurté mes lèvres de cette même queue. », p. 89). La queue (« coda »), représente bien sûr le sexe masculin. Mais, pour diverses raisons, Freud interprète cette fantaisie homosexuelle comme une réminiscence d’une jouissance bien antérieure : celle de la tétée (nous vous épargnons ici les développements du sémillant psychanalyste viennois), comprise comme relation érotique à la mère (dont le sourire qui caractérise les tableaux de Léonard – et plus que tout autre, la Joconde – serait une autre représentation). Et les éléments de cette fantaisie se seraient retrouvés dès les premières toiles du peintre… Et dans une note ajoutée en 1919, Freud évoque une image-devinette trouvée par Pfister dans La Vierge, l’Enfant et sainte Anne exposé, au Musée du Louvre : dans le drapé un peu étrange de Marie se cachent en effet les contours d’un vautour dont la queue est précisément en contact avec la bouche de l’enfant (une fois la silhouette détectée, l’effet est assez impressionnant)… Pour Freud, cela ne fait aucun doute, le vautour du rêve de Leonard est indissociable de la mère (voir aussi la déesse-vautour égyptienne Mout, la Mère – dont Freud, dans son enthousiasme, souligne l’homophonie avec le mot allemand Mutter).

    Cependant, on a relevé dès 1923 une erreur commise par Freud. Celui-ci aurait en effet traduit le mot nibio, employé par Leonard, par « vautour », alors que la traduction exacte est « milan ». « On en vient à se demander, écrit Pontalis dans sa préface, si ce qui fut d’abord salué comme un “tour de force” n’était pas un exercice d’illusionniste victime de sa propre illusion » (op. cit., p. 33). Délire d’analyste ? Pas sûr. Cette erreur pourrait bien être volontaire ou, du moins, relever du lapsus. Pontalis rappelle la légende égyptienne, peut-être à l’origine de la représentation de la Mère en déesse vautour, selon laquelle les vautours seraient tous femelles, fécondés par le vent ! En traduisant nibio par vautour (Geier), Freud aurait ainsi cherché à retrouver l’idée d’immaculée conception indissociable de toute représentation de la Vierge. Néanmoins le psychanalyste Christophe Bormans, dans un séminaire – qui bizarrement prétend n’avoir jamais vu de vautour dans le drapé de Marie –, porte à notre attention le V formé, dans La Cène, par le Christ et la femme à sa droite (Marie-Madeleine, selon Dan Brown). Le Da Vinci Code y voyait apparemment le symbole du Calice (du Graal), mais pour Bormans il s’agit surtout du Féminin sacré, « l’ancien symbole de la déesse-planète Vénus, emblème de l’utérus, disons de la fécondité »…

    [14] Cf. note précédente.

    [15] À propos de la lettre V, reproduisons ces mots de Thomas Pynchon : « Ce que sont pour le libertin les cuisses ouvertes, ce qu’est un vol d’oiseaux migrateurs pour l’ornithologue, ce qu’est la tenaille pour l’ajusteur, voilà ce qu’était pour le jeune Stencil la lettre V. »

    [16] Dans La Forteresse vide : l’autisme infantile et la naissance du Soi (Gallimard, « Folio Essais », trad. de l’anglais par R. Humery, 1969 [1967]), Bruno Bettelheim consacre un chapitre à l’enfant Joey. Celui-ci imitait sans cesse les mouvements de l’hélice avec sa tête ou avec ses mains. Les mouvements circulaires symbolisent souvent chez les autistes – et Joey l'a confirmé lui-même dans un entretien (« […] j’avais l’impression que ma vie était un cercle vicieux et que c’était là une façon de le dire », op. cit., p. 608) – le cercle vicieux dans lequel ils sont enfermés.

    [17] E. Minkowski, Le Temps vécu : Études phénoménologiques et psychopathologiques, P.U.F., 1995 [1933], p. 123.

    [18] Ibid, p. 124.

    [19] Cf. Pentateuque, Genèse : Sarah (Sarai), épouse (et sœur) d’Abram, quitte son pays pour suivre Abraham, sur ordre de Dieu. Elle est stérile. Mais elle offre sa servante, Agar, à Abraham, qui lui donne Ismael. Par l’Alliance offerte par Dieu, Abram devient Abraham, et Sarai devient Sarah. À 90 ans, elle accouche d’Isaac. Dieu demande à Abraham de sacrifier son fils (Genèse 22, 1 : Et Dieu dit « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, et va-t-en au pays de Moria, et là offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je t’indiquerai. »). Sarah en meurt à 127 ans à Hebron. Mais un message arrête Abraham dans son geste.

    [20] BEE = Bret Easton Ellis, comme l’indique la référence au roman Informers (Zombies en VF), qui est aussi le nom du groupe de Tyron : « The INFoRMERs = 2 Lps, 3 Eps » (281)

    [21] Io : dans la mythologie grecque, prêtresse d’Héra qui, à sa mort, devient une constellation…

  • La déchronique du Déchronologue, teaser

     

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    Le Déchronologue, le nouveau roman de Stéphane Beauverger, déjà auteur de la trilogie du Chromozone (cf. ci-dessous), est enfin disponible en librairie (l'illustration de couverture, splendide, est signée Corinne Billon). On en reparle très vite ici, après un dernier tournoiement en compagnie du vautour de Fabrice Colin...

     

    Stéphane Beauverger sur Fin de partie :

     

    Chromozone et Les Noctivores

    La Cité Nymphale

     

    Entretien, 1ère partie

    Entretien, 2ème partie

    Entretien, 3ème partie

     

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  • La musique et les sens

     

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    « La musique, ce ne sont pas des notes et des notes, mais c'est LA note... Billie Holiday choisit toujours la Note, la seule qu'il fallait, celle qu'on sait qu'elle va trouver mais qu'on serait incapable de prévoir une seconde avant. Le choix des notes chez Billie appartient au mystère du Goût. Ça ne se discute pas. Ce sont tous les mauvais goûts qui sont dans la nature. Le goût, le bon (pas le bon goût), n'est pas naturel, il est caché, occulte, ésotérique, invisible : il répond aux puissances... »

    M.-É. Nabe, L'âme de Billie Holiday.

     

     

    Je poursuis ici mon dialogue avec Shalmaneser (François) à propos de la musique comme langage d'une part, et de la singularité de l'improvisation d'autre part. En vérité je conçois moins cet article, ou plutôt cette juxtaposition de fragments, qui n'entendent surtout pas former une théorie, et encore moins un tout totalisant, comme une prolongation de mes réflexions personnelles  si tant est qu'elles méritent ce qualificatif un brin prétentieux  à propos de préoccupations qui traversent plus ou moins discrètement la plupart de mes écrits  y compris ceux qui procèdent de la fiction  et cogitations : les rapports entre réel, représentation et interprétation. Au-delà de nos points de désaccord, je tiens donc avant tout à remercier François, du fond du cœur, qui comme d'autres (Sébastien, Bruno, Stéphane, Hugues, Alain, Ketty et quelques autres  parmi lesquels, bien sûr, mon âme sœur  qui me pardonneront, j'espère, de les réduire ici en simples points de suspension, et refermons-là cette trop humaine parenthèse...) me permet de jeter un peu de lumière sur ma relation à l'art et au monde.

     

    Rappelons tout de même les échanges à l'origine de ce texte :

     

    Quand la matière elle-même se convertit à la grâce, par Shalmaneser ;

    Interprétation et jeu, 1 : Django Reinhardt vs Claude Debussy, par Shalmaneser ;

    Hapax, improvisation et divagations, ici-même ;

    Time on my hands, par Shalmaneser.

     

    ***

     

    François rappelle, à raison, qu'une mélodie « n'est pas une gangue vide, une forme dénuée de substance ». Mais il nous faut immédiatement préciser que l'important ici n'est pas l'état de la gangue, « vide » ou « pleine », mais sa nature même : la musique n'est pas une gangue - mais, affirmerons-nous, la substance elle-même. Notre désaccord sur la musique comme langage repose en définitive sur un malentendu : pour moi la musique n'est pas un langage signifiant. Elle partage bien sûr avec ce dernier un certain nombre de caractéristiques : la musique est d'une part perçue par le conduit auditif  nous y reviendrons , et d'autre part utilise un code. Mais jamais musique et langage ne se confondent. La ressemblance est de surface. Selon la neuropsychologue Isabelle Peretz, « ce qu'on appelle la musique de la langue, ou prosodie, ne comprend en fait aucun des éléments de hiérarchie entre les sons ou d'organisation métrique qui caractérisent la musique » (La Recherche). Une note, ou un agencement de notes, s'ils obéissent à certaines règles  conventions culturelles , et s'ils s'apparentent apparemment aux phonèmes du langage signifiant, ne forment jamais l'équivalent d'un morphème : réaffirmons-le, le son n'est pas porteur d'une signification. Nous dirons avec Claude Lévi-Strauss que la musique, c'est le langage, moins le sens ; ou, avec Stravinsky (qui ne confondait pas une symphonie de Beethoven avec le bruit de sa chasse d'eau), qu'elle est « par essence impuissante à expri­mer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc. L'expression n'a jamais été la propriété immanente de la musique. La raison d'être de celle-ci n'est d'aucune fa­çon conditionnée par celle-là. Si, comme c'est presque toujours le cas, la musique paraît exprimer quelque chose, ce n'est qu'une illusion et non pas une réalité. C'est simplement un élément additionnel que, par une convention tacite et invétérée, nous lui avons prêté, imposé, comme une étiquette, un protocole, bref, une tenue et que, par accoutumance ou in­conscience, nous sommes arrivés à confondre avec son essence » (source : Wikipedia). Toutefois, nous ne nous contenterons pas de ce point de vue un peu expéditif.

     

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    Écouter une œuvre musicale, c'est comme écouter un poème dans une langue étrangère, incompréhensible, mais capable de nous affecter. « Il nous arrive tous les jours d'observer, [écrit Nietzsche dans La Naissance de la tragédie, traduit de l'allemand par Jean Marnold et Jacques Morland, traduction révisée par Jacques Le Rider, in F. Nietsche, Œuvres, vol. 1, p. 53], qu'une symphonie de Beethoven pousse chacun des auditeurs à parler en images, pour fantastiquement variée, voire contradictoire, que paraisse la juxtaposition des différents mondes d'images suscités par un morceau musical. [...] Oui, même lorsque le musicien a parlé en images d'une de ses compositions, qualifiant par exemple une symphonie de "pastorale", un mouvement de "scène au bord d'un ruisseau", et un autre de "réunion joyeuse des villageois", toutes ces indications ne sont que des représentations symboliques, nées de la musique,  et non pas quelque chose comme des objets imités par la musique,  et ces représentations ne peuvent en aucune façon nous fournir le moindre éclaircissement sur le contenu dyonisien de la musique ; elles n'ont même, comparées à d'autres images, aucune valeur exclusive. » Ainsi de cette œuvre, un Prélude, qui selon François, « au moyen d'un rythme ternaire et de variations harmoniques autour de l'accord de ré mineur, [...] dit l'absolu du commencement. ». Non ! Elle ne le dit certainement pas. Elle ne le suggère même pas... Dans le passage déjà cité de La Naissance de la tragédie, Nietzsche cite Schopenhauer : « pendant que nous sommes tout occupés à écouter l'exécution d'une symphonie, il nous semble voir défiler devant nous tous les événements possibles de la vie et du monde ; pourtant, si nous y réfléchissons, nous ne pouvons découvrir aucune analogie entre les airs exécutés et nos visions » (ibid.). Les individus informés peuvent y reconnaître une structure commune à d'autres œuvres désignés comme « préludes », mais cette structure ne renvoie pas pour autant au concept de commencement, ni à rien de semblable. Une musique peut nous évoquer la tristesse, mais elle ne la représente pas, ni dans sa particularité, ni dans sa généralité  elle se présente (elle est « Volonté » pour Schopenhauer, mais le terme  et le concept d'unité qu'il recouvre  est trop ambigu pour que nous l'employions ici). Mieux : contrairement à ce que suggère la métaphysique de la musique chez Nietzsche, la musique n'exprime pas le sentiment, alors même que le sentiment en est à la fois l'origine et la fin...

     

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    La musique nous fait effectivement percevoir quelque chose, qui est en lien avec le temps. Pour Theodor W. Adorno (Quasi una fantasia, trad. J.-L. Leleu, Gallimard, Paris, 1982 [1963], cité ici), « Comme le langage, la musique se présente comme une succession dans le temps de sons articulés qui sont plus que des simples sons. Ils disent quelque chose, souvent quelque chose d'humain. Et ils le disent avec d'autant plus de force que la musique est plus élaborée. Cette succession de sons s'apparente à la logique : elle peut être juste ou fausse. Mais ce qui est dit n'est pas séparable de la musique. Elle n'est pas un système de signes. »

     

    Pas un système de signes, donc  sinon peut-être au sens religieux, mais je n'entrerai pas dans cet autre débat , mais des vocables toujours variables : une musique n'a pas de référent, et la tonalité peut être délaissée pour un autre mode. « Interpréter le langage, [écrit encore Adorno], c'est le comprendre ; interpréter la musique, c'est la jouer. On nomme " interprétation", en musique, l'exécution qui, globalement, conserve sa similitude avec le langage, tout en gommant dans le détail tout ce qui présenterait cette similitude. C'est pourquoi l'idée d'interprétation appartient en propre à la musique, et ne lui est pas accidentelle. Mais bien jouer la musique, c'est avant tout bien parler son langage. Ce langage demande à être mimé, et non déchiffré. » Mimé, non déchiffré : ce quelque chose que nous fait percevoir la musique ne lui pas extrinsèque.

     

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    Adorno encore : « Pour distinguer la musique d'une simple succession de stimuli sensibles, on l'a appelée "unité de sens" ou "de structure". Ces termes peuvent être tolérés, dans la mesure où rien, en musique, ne reste isolé, où chaque détail ne devient ce qu'il est que par le lien qui le rattache  concrètement  à ce qui l'entoure et  par l'esprit  à ce qui est loin de lui : par le souvenir et l'attente. Cependant, le sens d'une telle unité est différent de celui qui fonde le langage signifiant. Le tout musical se réalise contre les intentions, qu'il intègre en niant chaque intention particulière, insaisissable. Il accueille en lui les intentions, non en les diluant pour obtenir une intention plus abstraite et plus haute, mais en s'ouvrant, au moment où il se constitue en unité, à l'appel de l'inintentionnel. Ainsi la musique est-elle presque le contraire d'une unité de sens, même là où, en comparaison de la simple présence sensible, elle apparaît comme telle. De là la tentation qui naît en elle de se soustraire, de son propre chef, à tout sens : de faire comme si elle était bel et bien, directement, le Nom.

     

    Elle est, en somme, "réalité spirituelle". »

     

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    La musique n'est pas Volonté. Mais elle est. Ce qu'elle dit n'est qu'elle-même (la substance)  et s'articule à nos désirs.

     

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    « La révélation, ce fut West End Blues. Billie raconte qu'elle croyait que les onomatopées (pour cause d'oubli des paroles)  de Louis Armstrong étaient de vrais mots et elle en inventait le sens, imaginant sur eux des significations aussi fantaisistes que les mots en vrai anglais qu'elle parvenait à choper au vol. Sa façon de comprendre changeait selon son humeur. Parfois le disque la faisait ruisseler de larmes ou éclater de rire. »

    (Marc-Édouard Nabe, L'âme de Billie Holiday, La Table Ronde, « La petite vermillon », 2007 [1996], p. 68)

     

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    « C'est donc toujours sous la forme d'un langage, arbitraire ou non, que se présente la musique, affirme François. La difficulté réside plutôt dans la question de la finalité de ce langage : la musique vise-t-elle à produire un discours, ou tend-elle uniquement à stimuler les sens de l'auditeur, à lui procurer du plaisir ? L'horizon ultime de cet art serait alors la musicothérapie : la musique, ça fait du bien par où ça passe. Ça détend, ça réveille ou ça soigne ; mais ça ne dit rien. Voilà le jazz ravalé au rang de "musique d'ambiance", voire pour certains de "musique d'ascenseur". »

     

    Réduire ainsi l'univers des affects à la stimulation du plaisir est un erreur. Il ne s'agit pas d'actionner un levier, de mobiliser un neurone, mais bien un réseau de neurones infiniment complexe. Notre inconscient n'est pas un théâtre de marionnettes. Une musique triste ne rend pas forcément triste  elle peut nous renvoyer cependant, par une certaine analogie temporelle dans une culture donnée (le caractère universel du « langage musical » est très douteux), à notre expérience de la tristesse. Elle n'est pas (nous en conviendrons tous) une simple architecture, un jeu de formes, produisant seulement de la jouissance esthétique (le seul discours légitime serait alors en effet un discours sur la forme, c'est-à-dire sur l'organisation mélodique, harmonique, rythmique, etc.). En réalité la musique n'est ni langage signifiant « visant à produire un discours », ni, évidemment, simple production de stimuli sensoriels. Elle fonctionne moins, semble-t-il, comme des variations autour d'hypothétiques règles unifiées ou unifiantes, que comme l'articulation de « molécules sonores en couplage capables de traverser des couches de rythmicité, des couches de durées tout à fait hétérogènes » ainsi que le suggérait Deleuze dans une conférence sur le temps musical. Le son ne renvoie pas à une personne, à un lieu ou à une idée. La musique crée son propre monde, qui cependant ne peut jamais être traduit en langage signifiant. Ce que nous fait percevoir la musique, pour Deleuze, ce sont des « forces imperceptibles qui ne deviennent perceptibles que par ce matériau. Elle a pour élément l'ensemble des forces non sonores que le matériau sonore élaboré par le compositeur va rendre perceptibles, de telle manière que l'on pourra même percevoir les différences entre ces forces, tout le jeu différentiel de ces forces. » Ces « forces » ne sont pas extérieures à la musique : je les conçois comme des affects en devenir, irréductibles aux intentions du créateur ou aux émotions du récepteur.

     

    Mais je pressens que cette image d'« affect en devenir » est encore impropre. L'on pourrait peut-être aussi parler de « devenirs moléculaires », comme Pinhas et Deleuze, mais nous serions encore à côté de notre objet. Je crois que la musique est à peine pensable.

     

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    Lorsque j'écrivais plus haut que la musique n'était pas représentation, mais présentation, je ne voulais pas dire qu'elle ne se présentait qu'en tant que catégorie générique. Chaque œuvre, chaque segment  chaque note  se présente à nous dans toute sa singularité, ouverte à notre perception subjective.

     

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    La musique n'exprime rien, avons-nous dit. Nous dirons plutôt qu'elle imprime - impressions en devenir. Ce qu'exprime le musicien se trouve, dans la musique, systématiquement dissout en une manifestation purement sensible et phénoménale. Entre les deux, il n'y a qu'une analogie de structure.

     

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    Il en va, en apparence, de la musique comme des autres arts. D'abord, une œuvre musicale provoque des émotions. On peut aimer Coltrane plutôt que Django. C'est une question de goût. Ensuite, une œuvre musicale est caractérisée par un style, une structure, une technique qui lui sont propres. C'est une question de description musicologique. Or le jugement esthétique ne peut être réduit ni au sentiment, ni à la structure. L'absence de significations, fussent-elles métaphoriques, a poussé Nietzsche, dans sa période dite « de la maturité », à concevoir une « physiologie de la musique » qui mesure la valeur des œuvres à l'aune de la conception de la vie qu'elles exprimeraient par leur structure. Mais cette conception de la vie n'est pas à comprendre comme un « sens » extra-musical, « comme un au-delà ou un en-deçà de la musique auxquels celle-ci renverrait » (Éric Dufour, L'esthétique musicale de Nietzsche, Presses universitaires Septentrion, 2005, p. 321), mais simplement comme « la loi d'organisation qui régit la succession des sons ».

     

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    Langage donc, si l'on veut, de l'« émotion » (et non comme simple stimuli), mais langage qui d'ailleurs, bien qu'il passe par les conduits auditifs, ne mobilise pas les mêmes circuits neuronaux que le langage parlé (on peut perdre la faculté du langage et conserver notre sens de la musique, et inversement). Le cerveau ressent bien une musique avant de la reconnaître. Émotion musicale et connaissance musicale sont dissociées, si bien qu'un enfant autiste, qui présente de graves troubles du langage, peut s'avérer un authentique virtuose musical. Dans un article intitulé « A quoi sert la musique ? », Isabelle Peretz, qui a mis en évidence l'existence de circuits cérébraux propres à la perception musicale, évoque le cas célèbre de Blind Tom qui donnait des concerts de piano à la Maison-Blanche et dans le monde entier. « Le vocabulaire de Blind Tom comportait moins de 100 mots, mais son répertoire musical plus de 5000 pièces. Son histoire avait commencé en 1850 en Géorgie, lorsqu'il fut vendu avec sa mère au colonel Bethune. Jusqu'à l'âge de 5 ans, il ne parla pas, ne manifestant pour tout signe d'intelligence qu'un vif intérêt pour la musique jouée par les filles du colonel. À l'âge de 4 ans, il jouait les sonates de Mozart qu'il avait entendues. À l'âge de 6 ans, il commença à improviser. À 7 ans, il donna son premier concert. En 1862, alors même qu'il ne savait pas lire la musique, il rejoua de mémoire et sans erreur quatorze pages d'une composition originale qu'il n'avait entendue qu'une seule fois. Blind Tom donna des concerts jusqu'à l'âge de 53 ans. Sa carrière s'arrêta le jour où le colonel, qui prenait soin de lui, mourut.

    « Le cas de figure inverse existe également : certaines personnes sont en effet incapables de distinguer quelque forme de musique que ce soit, même après avoir pris des cours  c'était le cas de Che Guevara  ou éprouvent des nausées lorsqu'ils entendent de la musique, ne comprennent pas quel agrément les autres peuvent y trouver, ont l'impression d'entendre un discours prononcé dans une langue étrangère.

    « Lors d'un bal organisé pour son anniversaire, le Che, très conscient de son infirmité musicale, demande à Alberto, son ami d'enfance, qui l'accompagnait, de lui donner un coup de coude lors du prochain tango, afin qu'il puisse inviter à danser une infirmière qu'il trouvait à son goût. Alors que la fête battait son plein, l'orchestre entama soudain une samba brésilienne, la musique favorite du Che. Alberto, oubliant le pacte conclu, donna, sans y penser, un coup de coude de connivence au Che, qui se précipita pour inviter sa belle à danser le tango... sur le rythme d'une samba endiablée. Réalisant qu'il se passait quelque chose de bizarre, le Che revint vers Alberto, littéralement mort de rire. »

     

    Isabelle Peretz donne encore un exemple frappant de cette primauté de l'émotion sur la cognition dans la réception musicale : « Céline, à qui un accident cérébral a fait perdre la compétence de reconnaître les airs musicaux, dit en écoutant le célèbre Adagio d'Albinoni sorti de sa propre collection de disques: "Je ne connais pas cette musique. Mais elle est tellement triste qu'elle me fait penser à l'Adagio d'Albinoni." Ce qui a touché le cerveau de Céline, ce n'est pas la connaissance d'un morceau familier, si souvent écouté, mais la tonalité affective du morceau, le langage émotionnel de la musique. »

     

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    Dans son ouvrage Les fondements de la musique dans la conscience humaine, Ernest Ansermet postulait que si la musique s'adresse aux sentiments et non à la cognition, c'est avant tout par son obéissance logarithmique au système tonal (selon l'auteur, l'atonalité serait une hérésie ne méritant pas l'appellation de musique, au prétexte qu'elle lui ferait perdre toute sa signification. Tout musique s'écartant des logarithmes serait ainsi « mauvaise »...). Mais Ansermet, qui parlait d'une « phénoménologie de Dieu » (et qui qualifiait la musique d'Olivier Messiaen d' « inauthentique » ou les expérimentations stochastiques de Xenakis de « farfelues » !), s'égarait. Dans Les Théories scientifiques de la musique au XIXe et XXe siècles (Vrin, 1996), Laurent Fichet démontre les incohérences et les limites de cette théorie mathématico-phénoménologico-musicale, qui amena Ansermet à inclure dans un même panier pouilleux musique atonale, dodécaphonique ou concrète, musique électronique, cubisme, surréalisme et art abstrait, nés selon lui d'idées et non de sentiments ! Mais Ansermet ne cherchait, selon ses propres mots, qu'à fournir « des "normes" objectives de jugement devant les problèmes que pose la musique et notamment celle d'aujourd'hui, et c'est le besoin de mettre au jour ces "normes" qui avait été le mobile de nos recherches »... Toutes les tentatives d'encercler le mystère musical dans un carcan totalement rationnel ont échoué (la mélodie n'est pas une simple opération mathématique  elle résonne en nous intimement).

     

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    François écrit : « La mélodie ne se limite pas à l'immanence de la sensation, elle ne se contente pas de se replier sur elle-même en signifiant sa propre apparition ; mais, découpant l'écoulement des secondes en mesures, elle s'érige en métaphore du temps. Elle s'inscrit dans le temps et finit par s'y substituer, la pulsation remplace la course de la trotteuse et entraîne l'auditeur dans une narration à part entière dont la matière paradoxale est faite d'intervalles et de silences, avec sa propre temporalité, ses accélérations et ralentissements, ses pics d'intensité et ses plages de désolation, mais sans que ce pur mouvement puisse jamais se réifier sous une forme dicible. »

     

    Le terme de métaphore me paraît inapproprié, parce qu'il signifierait que la mélodie renvoie au concept de « temps », ce qu'elle ne fait assurément pas (observons par ailleurs que la musique n'est pas toujours pulsée, ou plutôt certaines successions très rapides de notes « dépulse » le temps pulsé pour en faire un temps non pulsé, ou disons un troisième temps). La musique n'est pas abstraction. Mais elle ne se replie pas sur elle-même, c'est vrai : bien plutôt, aussitôt entendue elle se déplie dans nos espaces intérieurs et y impose en effet sa propre temporalité. La musique ne métaphorise rien, ni le « présent », ni le « temps » (dont le propre n'est pas d'être mais de devenir). Elle ne remplace pas un terme par un autre, elle produit des affects ou impressions en devenir qui peuvent être d'une infinie complexité. Pour Paul Ricœur (dans un entretien), si la musique de Messiaen ne signifie rien de mystique, du moins introduit-elle « dans une région sonore capable d'une mystique ». Et, ajoute-t-il, c'est bien suffisant. Ricœur, dans ce même entretien, a peut-être mieux que quiconque résumé cette relation que la musique entretien avec le « sens » : « L'œuvre d'art se réfère en effet à une émotion qui a disparu comme émotion, mais qui a été préservée comme œuvre ». Mais de notre point de vue, nous l'avons vu, la musique crée moins une « humeur », un « mood », qu'un mood en devenir.

     

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    « [La musique] dessine donc un devenir temporel continu dans lequel le temps apparaît dans sa caractéristique véritable, comme un changement incessant, comme un flux. Partant, le rythme, pour autant qu'il spatialise le temps et qu'il immobilise le devenir, reste quelque chose d'extérieur à la musique qui déforme la temporalité véritable. C'est pourquoi l'élément essentiel de la musique reste la mélodie, qui apparaît comme le devenir dans lequel advient une forme qui reste en métamorphose constante sans pouvoir trouver des contours clairs et distincts. » (Éric Dufour, L'esthétique musicale de Nietzsche, op. cit., p. 91)

     

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    Mystère, et non énigme, la musique n'est pas porteuse de sens, mais nous dévoile quelque chose d'indicible et qui n'est pas extra-musical  quelque chose qui a sans doute à voir avec une certaine musicalité de la vie. Dès lors, si l'improvisation  qui du point de vue du créateur est un mode de production éminemment singulier  se singularise du point du récepteur, ce ne peut être que par une production d'affects qui lui seraient spécifiques.

     

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    Je veux bien admettre avec André Suarès et Marc-Edouard Nabe, étant moi-même amateur de jazz, que « l'homme qui improvise est le musicien en amour ». Mais au moment où l'artiste crée, il est toujours plus ou moins (selon les conditions) en situation d'improviser : il choisit une note plutôt qu'une autre, selon une logique qui lui appartient en propre.

     

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    « Le langage signifiant voudrait dire l'absolu de façon médiate, et cet absolu ne cesse de lui échapper, laissant chaque intention particulière, du fait de sa finitude, loin derrière lui. La musique, elle, l'atteint immédiatement, mais au même moment il lui devient obscur, tout comme l'œil est aveuglé par une lumière excessive, et ne peut plus voir ce qui est parfaitement visible. » (T.W. Adorno, op. cit.)

    Dès qu'elle est jouée et entendue, la musique ne rend perceptibles, par sa manière très spécifique de se « substituer » au temps, que des forces inintentionnelles, indicibles et imperceptibles. Il n'y a aucune raison rationnelle de n'attribuer ces propriétés qu'au jazz et à l'improvisation – ce que ne fait d'ailleurs pas notre ami , d'autant que les genres s'interpénètrent : le jazz n'est pas né de nulle part, et a lui-même innervé la musique rock, pop et électro.

     

    « Time on my hands interprété par Django Reinhardt n'est pas ontologiquement équivalent à un enregistrement de Radiohead, Leonard Cohen ou Paul Tortelier. » nous dit François. Se place-t-on du point de vue de l'artiste ou de l'auditeur ? Génétiquement, ils ne sont pas équivalents. Mais ontologiquement ?... Chaque œuvre musicale, improvisée ou non, a sa temporalité propre, ses forces internes (ses intervalles, ses « syntagmes » propres). Une chanson de Radiohead ou de Leonard Cohen, une suite pour violoncelle interprétée par Tortelier ou Anner Bylsma, ne sont jamais « réalisation d'un discours prédéfini », parce que même dans le cas de J.-S. Bach, la partition n'est pas l'œuvre. Et si, dans ce dernier cas, la note suivante est déjà connue, la qualité de l'interprétation pourra faire surgir de nouveaux affects. Et encore, la musique classique constitue une forme d'exception : toute œuvre musicale enregistrée forme « la trace d'un présent inaccessible en tant que tel à l'auditeur ». En gravant ce « présent », la musique enregistrée n'en devient pas la métaphore : elle le dissout, l'oublie et se présente.

     

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    S'il y a bien singularité de l'improvisation, en tant que mode de production qui laisse le musicien tracer sa voie parmi un champ de possibles, il nous faut étendre cette singularité à toute production musicale qui n'est pas conçue comme simple architecture mathématique et automatique. Le jazz en ayant fait l'un de ses principes de bases, il n'est guère surprenant qu'il produise cette impression. Mais tous les spectateurs de bons concerts de rock savent que chaque interprétation est toujours réinterprétation, surgissement d'un hapax. Les musiciens d'exception, qu'ils aient pour nom Wolfgang Amadeus Mozart, Django Reinhardt, Olivier Messiaen, John Coltrane, Lester Young, Philip Glass, John Zorn ou Michael Gira, produisent des musiques plus vivantes que les autres.

     

     

  • Hapax, improvisation et divagations

     

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    Sur son blog Three Views of a Secret, l’excellentissime Shalmaneser, alias François – auteur entre autres d’une remarquable analyse du Quatuor de Jérusalem d’Edward Whittemore – s’est récemment fendu d’un passionnant éloge du jazz et de l’improvisation musicale. Je laisserai à d’autres, plus qualifiés que moi – François, ou Montalte – les plaisirs de la théorie musicale à proprement parler : nous discuterons seulement ici d’un point particulièrement intéressant soulevé par notre ami, pour qui « l’événement originel constitué par chacune [des œuvres de Django Reinhardt] est accessible par le biais d’enregistrements, sans la médiation approximative du papier, alors que de l’événement qui donna lieu au Prélude à L’Après-midi d’un faune on ne possédera jamais qu’une transcription, un code auquel il faut à chaque fois redonner vie, tant bien que mal, en l’interprétant. […] au moment où la bande tourne, Django interprète un grille bien connue, certes ; mais il n'interprète pas sa propre création, il la crée précisément au moment où il joue. Voilà la grande force du jazz ; et si on avait perdu tous ces enregistrements de Django, si on ne disposait plus que de partitions, alors on n'aurait plus accès à ce surgissement d'un discours en tant que tel, et on en viendrait peut-être à l'interpréter, au sens "classique" du terme. Il s’agit bien de la nature du support et de son utilisation : un support classique s'interprète, tandis qu'un morceau de jazz, une fois interprété et enregistré, devient l'œuvre à part entière d'un artiste, d'un lieu et d'un moment, autrement dit un hapax. Le même musicien peut refaire une prise du même morceau cinq minutes plus tard : ce ne sera déjà plus la même œuvre. »

     

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    Deux choses caractériseraient donc a priori un enregistrement de Django (ou de Coltrane, ou de Miles Davis…) : premièrement le jazzman y interprète lui-même sa propre musique ; et deuxièmement sa musique étant (en partie) improvisée, l’acte de création coïncide plus ou moins avec l’enregistrement. Même s’il nous faudra en relativiser l’importance, le premier terme nous paraît effectivement pertinent : une création musicale porte davantage la marque de son auteur lorsque celui-ci est son propre interprète. Disons alors, pour le moment, qu’un enregistrement de Django Reinhardt, comme tout enregistrement original, contient la trace de la création elle-même – tandis que l’enregistrement d’une pièce classique (par exemple, André Isoir jouant une fugue de Jean-Sébastien Bach) ne contient que la trace (l’interprétation) de la trace (la partition) de sa création (que l’on ne se méprenne pas : comme Gadamer cité par Systar cité par Shalmaneser, nous nous garderons bien de chercher dans telle version « canonisée » d’une œuvre une quelconque vérité de l’œuvre. Comme notre ami, nous nous intéressons ici à cette trace de l’acte créateur lui-même, cet événement unique de la création – l’hapax – reproduit par l’enregistrement). Une trace, donc. Rejouer une pièce – c’est-à-dire une œuvre dont une version ou une transcription préexistent à l’interprétation – relève toujours de la « reprise », dans le sens du remake cinématographique : Johnny Cash interprétant Hurt de Nine Inch Nails, ou Pierre Boulez dirigeant La Mer, nous transmettent leur vision personnelle et singulière de ces œuvres – bien que la musique composée, dans le cas de Debussy, autorise moins de libertés qu’une folk song –, mais n’en restituent pas la genèse, l’acte créateur lui-même. Seulement la trace d’une trace (il en va de même, du reste, avec Bireli Lagrène lorsqu’il enregistre My Favorite Django…). Bien évidemment, l’enregistrement ne restitue de surcroît qu’une représentation de l’œuvre et ne saurait se confondre avec elle (et Django n’y échappe pas). Mais oublions les reprises – dont le jazz instrumental est, par nature, peu friand – et revenons aux créations originales. Ce qui paraît évident pour la musique dont la création est antérieure aux techniques d’enregistrement – le « classique », dont l’interprétation est coupée de sa création par le temps et l’absence irrémédiable d’enregistrement –, l’est beaucoup moins pour les musiques créées à l’ère de la reproductibilité (jazz, rock, musique contemporaine…). Aujourd’hui tous les artistes enregistrent leurs propres œuvres. Le premier terme de Shalmaneser que nous avons isolé (sur l’enregistrement Django interprète lui-même sa propre musique) s’applique désormais à la plupart des musiciens : nous pouvons en 2009 apprécier les voix de la Callas ou de Jacques Brel, ou plutôt leur reproduction (nous allons y revenir).

     

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    Ce qui distinguerait Django Reinhardt et les jazzmen des autres musiciens, serait alors l’improvisation (« il n'interprète pas sa propre création, il la crée précisément au moment où il joue »). Entre exécuter une partition créée par un compositeur – sans, donc, qu’il soit possible d’en répéter la genèse –, et improviser autour d’un thème, c’est-à-dire faire coïncider conception et exécution, il y a tout un monde, c’est entendu (et il est vrai que l’improvisation est toujours, par nature, interprétée par son auteur). Mais Leonard Cohen enregistrant Suzanne exécute-t-il une partition gravée dans le marbre ? Certes non. Le Suzanne de 1967 et le Suzanne de l’Olympia en 2008 constituent même, à mon sens, deux œuvres différentes [1], au même titre que deux variations de Django autour d’un même thème. Une chanson, un morceau pop ou rock, une pièce de musique contemporaine, se créent aussi, comme le morceau de jazz, au moment même où les musiciens les jouent dans une salle de concert ou dans un studio ! Même une partition de type classique, interprétée à la note près, donne lieu à d’infinies variations.

     

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    Qu’entendons-nous au juste par « œuvre originale » ? Les Variations Goldberg jouées par un pianiste débutant sont-elles toujours l’œuvre de Bach ? Non, nous l’avons dit : l’œuvre originale est à jamais perdue, nous ne jouissons que de la trace, certes sublime si Glenn Gould est au piano ou Keith Jarrett au clavecin, de sa trace. Bach, Mozart, étaient paraît-il de grands improvisateurs, mais malheureusement, nous n’avons pas d’enregistrement d’époque : même si certains interprètes ont prétendu savoir comment pensait le compositeur, nous pouvons en douter : quelque chose est irrémédiablement perdu (et cette quête impossible de ce manque originel est sans doute l’un des attraits fondamentaux de cette musique). Rien de tel, au contraire, depuis l’avènement des techniques d’enregistrement. N’est-ce pas d’abord interprétée devant un public, et éventuellement enregistrée lors de cette création, qu’une œuvre naît vraiment ? C’est, du moins, le propos de notre ami à propos du jazz. Rappelons à ce propos que le terme même de « création » désigne, dans le domaine des arts du spectacle et de la musique, la première interprétation d’une œuvre en public ! Mais en quoi la première d’une œuvre contemporaine, et son enregistrement – par exemple, telle pièce de Philip Glass – diffère-t-elle d’un enregistrement de Django ?... Dans les deux cas il y a création live, dans les deux cas l’enregistrement capte l’événement pour en restituer la trace.

     

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    Si un disque de Django est une œuvre à part entière, (« d'un artiste, d'un lieu et d'un moment, autrement dit un hapax »), pourquoi les disques d’Arvo Pärt, de Ryuichi Sakamoto ou de Jay Jay Johanson ne le seraient-il pas ? Du moins, tout enregistrement d’une prestation scénique, ou jouée en studio dans des conditions live, peut prétendre à ce statut. Mais en vérité, qu’il soit improvisé ou minutieusement préparé, qu’il soit enregistré d’un seul tenant ou qu’il juxtapose plusieurs pistes, un morceau (Hurt par exemple) contient la trace de sa création, puisque, avant son enregistrement, nul ne l’avait entendu tel qu’il nous apparaît, achevé ; et puisque celui qui écoute l’enregistrement n’écoute que la trace de l’événement.

     

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    Et dans tous les cas l’enregistrement qui nous parvient (Suzanne, Hurt, Glassworks ou ce que vous voudrez) vaut comme l’œuvre à part entière. Les partitions instrumentales, les paroles écrites d’une chanson, sont comme le storyboard du film : elles ne sont que des indications plus ou moins précises (selon le degré d’improvisation, qui d’ailleurs n’est pas toujours décelable) vers l’aboutissement que constituera l’œuvre proposée à l’écoute. Et d’une certaine manière, l’opéra classique interprété par une soprano d’exception, dont la voix vous transperce, devient création – œuvre à part entière qui cependant diffère inévitablement de l’œuvre originale. Toujours est-il que l’hapax est atteint. Qui a déjà vibré lors de la représentation d’un opéra le sait intimement (j’en ai encore fait l’expérience samedi dernier à l’Athénée avec Les Enfants terribles, opéra de Philip Glass d’après Jean Cocteau, et je me souviens de l’exceptionnel Neither de Beckett par Morton Feldman à la Cité de la Musique, dont le final m’arracha d’inoubliables frissons d’extase).

     

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    En grand lecteur de Borges (« Pierre Ménard auteur du Quichotte »), François Shalmaneser aurait dû considérer que chaque écoute – de Django ou Coltrane, Bach ou Debussy, Swans ou Sonic Youth – constitue pour l’auditeur un événement unique. L'improvisation n'existe en effet que pour le musicien (et l’improvisation est un art difficile : loin de moi l’idée d’en amoindrir la valeur intrinsèque) : l'auditeur, lui, n'est pas a priori dans la position surplombante qui lui ferait comparer l'œuvre écoutée avec une œuvre originelle ( ?) figée, mais dans celle de l’accueil, de la réception – nous sommes dans l’événement (nous oublierons volontairement l’amateur de « grande musique » traquant la moindre variation d’une partition classique…), et l’enregistrement n’est jamais que la trace de l’événement de la création. Aussi réfutons-nous les deux dernières phrases de notre ami, dont nous proposons la reformulation suivante : toute pièce musicale, quel qu’en soit le genre (et non uniquement le jazz), une fois interprétée – donc par un ou plusieurs musicien(s) particulier(s), dans un lieu donné, à une époque donnée – et enregistrée – dans telle ou telle condition, plus ou moins bien produit, etc. –, devient l'œuvre à part entière d'un artiste, d'un lieu et d'un moment, autrement dit un hapax. Le fait qu’il y ait improvisation ou pas n’entre pas en ligne de compte. Et d’ailleurs, le fait même que l’œuvre enregistrée soit originale ou pas n’est guère plus importante : écouter Anner Bylsma interpréter les Suites pour violoncelle de Bach, c’est être en contact avec l’écho d’un hapax, et peu importe qu’il ne s’agisse pas de l’acte de composition de l’œuvre mais d’une interprétation particulière : j’écoute la trace d’Anne Bylsma enregistrant les Suites avec son Stradivarius « Servais » et son piccolo à cinq cordes, à l’American Academy of Arts and Letters, New York, du 29 au 31 janvier 1992.

     

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    De la même façon, l’auditeur qui réécoute un enregistrement de Django est exactement dans la situation que celui qui réécoute un enregistrement des Beatles, ou d’une interprétation de Bach ou de Debussy. Cette supériorité ontologique de l’improvisation, en terme d’hapax, sur la simple interprétation, m’apparaît comme purement théorique – autant dire inutilisable. Pour l’auditeur non fétichiste (cf. plus haut), l’improvisation, qui ressort du seul domaine de la pratique et non de l’écoute, n’existe déjà plus. Le reste est affaire de technique, de talent (Django ne manque ni de la première, ni du second) – et, bien entendu, de goût (Django m’ennuie). À l’hapax du dernier slam d’Abd al Malik ou de Petit Corps Sain, il est permis de préférer les traces laissées par Arthur Rimbaud…



     

    [1] L’exemple est probablement mal choisi, Judy Collins ayant enregistré une première version de la chanson, tirée d’un poème de Leonard Cohen, en 1967. Mais l’idée est là, et l’envie d’écouter Suzanne, irrépressible.

  • La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin - 7 - Temps, récit et schizophrénie, deuxième partie

     

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    « Quoi encore, des jugements, des comparaisons, ça vaut mieux que de rire, tout aide, ne peut qu’aider, à franchir la mauvaise passe, qu’est-ce qu’il fat entendre, quelle mauvaise passe, ce n’est pas moi qui parle, est-ce moi qui entends, passons, faisons comme si j’étais seul au monde, alors que j’en suis le seul absent, ou avec d’autres, qu’est-ce que ça change, d’autres présents, d’autres absents, ils ne sont pas obligés de se montrer, il n’y a qu’à errer, de mot en mot, qu’à être ce lent tourbillon sans bornes et chacune de ses poussières, c’est impossible. »

    Samuel Beckett, L’Innommable.

     

    Voici l’avant-dernière partie de mon dossier consacré à la Mémoire du Vautour de Fabrice Colin. Le huitième et dernier chapitre suivra dans quelques jours.

     

    Rappel :

     

    La Mémoire du vautour – 1 – Introduction

    La Mémoire du vautour – 2 – Résumé

    La Mémoire du vautour – 3 – La mort impensable

    La Mémoire du vautour – 4 – JE est un autre

    La Mémoire du vautour – 5 – L'expérience intérieure

    La Mémoire du vautour – 6 – Temps, récit et schizophrénie, première partie

     

     

    Nous avons vu que La Mémoire du Vautour était le récit d’une expérience intérieure, celle de la mort de Bill Tyron, où sont enchâssés les autres personnages (Sarah Greaves, Reeltoy, Narathan, Io-Tancrede), tous schizophrènes. Nous estimons par ailleurs avoir reconnu dans l’organisation du récit un mode de pensée propre aux psychotiques : le monde de La Mémoire du Vautour nous apparaît dès lors comme la projection circulaire d’une psyché déstructurée et décentrée – qui n’est cependant pas vraiment celle de Bill Tyron. Car nous savons aussi que la mort étant impensable, aucun des narrateurs, y compris Tyron lui-même, ne peut prétendre au titre d’énonciateur, d’autant que certains événements relatés sont postérieurs à la mort objective du personnage. Mais si notre hypothèse est juste, la temporalité romanesque doit obligatoirement en rendre compte. Nous en dirons donc quelques mots aujourd’hui, avant de tenter plus hardiment, dans notre dernière partie, de comprendre comment s’articulent ces thèmes, figures, symboles et personnages.

     

     

    Dans son éminente contribution à la théorie littéraire, Temps et récit, Paul Ricœur postule que l’expérience humaine du temps et la fonction narrative sont corrélées, c’est-à-dire que « le temps devient humain dans la mesure seulement où il est articulé de manière narrative ; en retour, le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle. » Raconter notre vie, la mettre en récit, « se raconter », nous permet de structurer notre expérience du temps (et les récits que nous lisons nous ouvrent quant à eux à une expérience de la durée plus complexe) : il s’agit d’organiser une temporalité : l’écrivain dispose les événements qu’il raconte selon un ordre qui lui est propre. Le temps raconté, pour Ricœur, est « concordant discordant » (l’intrigue est le centre organisateur du récit ; elle met en relation les différents événements qui le composent. À l’ordre épisodique de leur succession, elle superpose l’ordre logique d’une « configuration »)[1].

    Comment est organisée, ici, la temporalité romanesque ? D’un point de vue narratologique, on observe dans La Mémoire du vautour une prépondérance de la discordance : l’ordre des événements du récit ne concorde pas avec leur succession chronologique hypothétique. Mieux : cette succession chronologique ne devient possible qu’à condition de ne pas tenir compte de la mort des personnages, et, pour autant, de ne pas douter de la réalité objective des faits… L’avant, le pendant, l’après sont traités avec le même égard, sans distinction : « Demain, hier, c’est la même chose : de l’information. » (21) Autrement dit, il n’y a pas à proprement parler d’analepses (flashes-back, retours en arrière), de prolepses (flashes-forward, anticipation des faits) ou d’ellipses, mais un présent perpétuel constitué de fragments qui ne s’emboîtent jamais complètement, comme un puzzle constitué de pièces d’autres puzzles, et où l’origine et la fin sont alors contigus : « Le temps n’est pas un fleuve. Le temps est un serpent enragé prêt à tout pour se dévorer lui-même. C’est ainsi que l’univers finira : quand le début aura rattrapé la fin. » (45). L’univers ? Celui du livre en tout cas. Il y a discordance, mais pas d’ordre absolu (sauf à considérer ce roman comme une simple histoire de fantômes, ce qui n’est pas notre cas). Aucune perspective. Le contraire eut été étonnant du reste, puisque, bien qu’il fasse intervenir des événements se déroulant sur plusieurs décennies, le roman est, nous le savons, entièrement enchâssé dans la mort de Tyron, autant dire dans un instant sans durée, dans l’intervalle tangentiel qui sépare l’état de la conscience « vivant », et l’état – qui n’en est déjà plus un –, « mort ». Dans ce temps descellé, la succession même des faits échappe à notre conception commune. C’est cet enchâssement qui permet à Sarah, soudain douée de prescience, de rédiger une liste de crashes aériens survenus ou à venir (113-114) ; à Reeltoy de reconnaître Sarah en Narathan, ; ou à Io-Tancrède d’être averti de la mort de Tyron. « Vous n’êtes pas là » (290) dit à Io-Tancrède la vieille femme malade d’Alzheimer. « Ceci n’est pas en train d’arriver ». C’est-à-dire que les narrateurs sont prisonniers, comme le dit Sarah, « de cette foutue notion de temporalité » (130) Rien n’est réel, mais néanmoins, tout est là…

    L’usage du présent renforce l’identification au point de vue subjectif des narrateurs – présentification d’événements vécus comme présents. Et par ailleurs l’emploi régulier de phrases nominales atténue encore l’adhérence de ces événements à une continuité temporelle. Or si nous vivons au présent, nous comprenons au passé. Le schizophrène, lui, a perdu ces repères. Et le temps narratif cher à Ricœur paraît mis à mal. William Tyron : « Je pense : notre mémoire rend le passé moins réel, mais aucune hiérarchie ne prédomine. Demain, hier, c’est la même chose : de l’information » (21). Ou Sarah, page 115, avec un brusque décrochage temporel : « J’ai dix-neuf ans. Nous sommes en 1978 et le printemps touche à sa fin. […] J’ignore ce que je fais dans cet aéroport, j’ignore ce que je fais avec cet aller simple pour Bangkok dans les mains et, plus tard, je chercherai aussi, et on me trouvera errante, au milieu des guerres et du futur vitrifié. » Enfin, le Vautour, élément central du livre : « […] je ne perçois pas le temps qui passe – un jour pour moi est un jour, pas un point sur une ligne, je me tiens au bord du cercle et de là, tout est visible – mais de cela je me souviens parfaitement […] » (133). En effet le temps n’est pour lui qu’une notion dénuée de sens : « Je vais partir ; j’aurai un fils, mon fils était mort ; quelqu’un le mange. » (138). Nous verrons dans notre dernière partie quelle fonction essentielle joue le vautour.

    Un récit absolument discordant serait illisible, ou férocement expérimental, et les îles de présent de La Mémoire du Vautour, si elles comportent des anomalies, des anachronismes narratifs – et leurs équivalents spatiaux  –, font coïncider temps du récit et temps de l’histoire. Selon la Poétique d’Aristote, pour porter des enseignements, l’intrigue tragique doit donner l’impression que les faits s’enchaînent de façon nécessaire, logique, en limitant les interventions du hasard. Or ici, la logique des enchaînements n’est pas rationnelle du point de vue de l’observateur ; l’espace-temps paraît soumis à des lois différentes du nôtre. La mort du héros n’y est pas tragique, mais absurde.

    Quand Marcus Altenheimer, énigmatique, dit à Sarah : « Tu n’es pas le passé » (77), il ne fait qu’énoncer une réalité vécue. La scène est située le 25 septembre 1997, soit une dizaine d’années avant sa rencontre avec Bill Tyron (qui est pourtant mort en 2002), et la veille du crash qui la verra miraculeusement survivre (vraiment ? on peut en douter). Mais nous l’avons dit, en l’absence d’un véritable point de référence, il ne peut s’agir d’une authentique analepse. Sarah est prisonnière d’un effondrement temporel. Le seul moyen de fuir cette réalité cauchemardesque, c’est l’oubli. Pour le psychiatre Eugène Minkowski, l’auteur du Temps vécu, notre vie est essentiellement tournée vers l’avenir – c’est l’oubli qui constituerait le principe vivant de la mémoire. Sarah le pressent, confusément : « Patrick pense que nous oublions volontairement des choses pour nous libérer du passé. » (121). Dans La Mémoire effacée, la notice explicative reçue par Tyron, nous apprenons que « Les souvenirs à court terme se manifestent par des augmentations d’intensité dans les processus de neurotransmission entre cellules nerveuses. Transformer des souvenirs à court terme en souvenirs à long terme implique des changements de structure dans les connexions synaptiques. Lorsque les processus de neurotransmissions s’intensifient, des protéines sont créées qui modifient en retour la structure des synapses. En bloquant la création de ces protéines, on interrompt le stockage : les souvenirs à court terme ne deviennent jamais des souvenirs à long terme. Ils se perdent en route. Disparaissent. » (43) Mais le problème est que « les souvenirs ne restent pas très longtemps dans l’hippocampe ; ils migrent rapidement vers d’autres zones du cerveau. A moins de pouvoir intervenir dans les quelques secondes ou minutes qui suivent, il est donc impératif de les « réévoquer » pour pouvoir les détruire. Autrement dit, un patient victime d’un stress post-traumatique, s’il ne peut être traité immédiatement, doit être amené à revivre la scène de son drame afin de remettre en branle les conditions initiales de la mise en mémoire. Un bloquant biochimique est ensuite injecté. Le souvenir évoqué s’évanouit alors ainsi que les facteurs de son émergence. La mémoire est définitivement lavée. » (43) Sans compter que « les effets secondaires des bloquants chimiques restent susceptibles d’engendrer chez le patient des mémoires fictives pour pallier la perte soudaine de souvenirs fondateurs et soutenir l’activité créatrice du cerveau. L’absence de survivance résiduelle de certains souvenirs dans les rêves, ou lors de stimulations involontaires, ne peut être formellement garantie. » (43)

    La mémoire de Sarah, peut-être altérée par une telle opération, n’est donc pas fiable. Mais l’est-elle moins que celle des autres narrateurs ? Non, bien sûr : nous avons vu que la temporalité de La Mémoire du Vautour est éminemment discordante et schizoïde. Le schizo, comme le rêveur – ou comme le narrateur colinien –, n’a qu’une conscience immédiate, inactuelle, de ses actes qui se succèdent dans une temporalité discontinue (il ne se représente pas lui-même agissant). La peur du schizo, qui se meut dans un cercle fermé, est « une “terreur sans fin” et non une “fin terrifiante” »[2], où la continuité est plus que menacée. « Nous ne devons pas oublier à ce propos, écrit encore Binswanger, que l’arrêt du temps est, lui aussi, un mode de la temporalité, à savoir justement ce mode dans lequel la présence, quittant ses extases, retombe sur elle-même dans le passé, le présent et l’avenir en tant que “présence nue”, “horreur nue” »[3]. Rappelez-vous : le « Je » couché sur le papier n’est jamais celui, en propre, du personnage, dont le moi se débat avec un autre, plus puissant, qui évolue dans un univers plus stable

    Ainsi la temporalité propre à La Mémoire du Vautour son temps vécu, semble confirmer notre hypothèse : quelqu’un, une instance énonciatrice qui n’est pas Bill Tyron, est à l’origine de cette organisation de type psychotique de l’espace-temps diégétique. Il n’est rien, dans le roman, jusqu’aux lieux arpentés, qui ne fasse référence, de près ou de loin, à cet espace-temps schizophrénique. Ainsi par exemple la ville de Sausalito, dans la baie de San Francisco, est-elle d’une part liée à Alan Watts et à la contre-culture américaine (les hippies, qui l’investirent dans les années soixante et soixante-dix, y vivaient, comme Watts, dans des house-boats), et d’autre part à La Dame de Shanghai (1948), avec Rita Hayworth (que nous évoque Sarah lors de sa rencontre avec Tyron). On se souvient, dans le film d’Orson Welles, de la fameuse scène du labyrinthe de miroirs, où les personnages se démultiplient, et où leurs images se brisent sous les balles… Et cette nature psychotique de l’univers diégétique de La Mémoire du Vautour – proche en cela des grands romans de Thomas Pynchon –, où la mort occupe une place primordiale, explique les liens ésotériques – hasards, coïncidences, mystérieux échos – entre les événements, les chapitres et, surtout, les personnages : Sarah, les cinq incarnations de Reeltoy, Narathan et Io-Tancrède, émanent directement de Bill Tyron (nous parlerons d’hypostases), évoluent dans son imaginaire, mais vivent leur vie propre (au point de lui survivre).

    Précisément, quels sont ces liens entre les narrateurs, et entre les narrateurs et l’instance énonciatrice qui, par ailleurs, se met elle-même en scène ?... Nous le verrons dans notre dernière partie, « La mort comme processeur d’histoires ».

     

     

    À suivre.



    [1] Le temps raconté, en médiatisant le temps phénoménologique et le temps commun, serait alors celui qui permet à l’individu mortel de ne pas s’enfermer dans la perspective absolument fermée de sa propre mort…

    [2] L. Binswanger, Le cas Suzanne Urban : un essai sur la schizophrénie, trad. de l’allemand par J. Verdeaux, Saint-Pierre de Salerne, Gérard Monfort éditeur, (1957) 2004 ibid., p. 48.

    [3] Ibid., p. 85.