Cloche du soir d'un temple enveloppé dans la brume, attribué à Muqi Fachang, XIIIe siècle.
Ce « Moi », j'en fais un bonheur pour tous les êtres.
Qu'ils me tuent, qu'ils me conspuent et me couvrent sans cesse de poussière,
Qu'ils jouent avec mon corps, s'en moquent et s'en amusent,
Mon corps leur est donné
À quoi bon m'en soucier ?
[III, 14]
Le deuxième chapitre de La Conscience à l'épreuve de l'éveil s'intéresse moins au Bodhicaryâvatâra qu'au courant du Bouddhisme dans lequel il s'inscrit : le Mahâyâna (ou Grand Véhicule). Tout l'enjeu de cet ouvrage est en effet, non d'une analyse textuelle à proprement parler du poème de Shântideva, mais d'une complète remise en perspective à la fois historique, linguistique et philosophique : quels sont les apports essentiels du Mahâyâna au Bouddhisme ? Quels en sont les principes fondamentaux (ch. 2) et, en son sein, comment définir le Madhyamaka, la voie du Milieu (ch. 3) ? Enfin, comment comprendre la Bodhicitta et les pâramitâ qui sont au coeur du Bodhicaryâvatâra (ch. 4 et 5) ? Autant de clefs pour nous préparer à la lecture de la nouvelle traduction (dont nous reparlerons en temps voulu).
S'appuyant en particulier sur le sûtra de Vimalakîrti1, qui met en scène les leçons de sagesse d'un laïc aux meilleurs disciples de Shâkyamuni, Alexis Lavis rappelle que le Mahâyâna s'est en partie construit contre le Bouddhisme ancien. Il ne s'agissait pas tant, comme le veut une idée fort répandue, d'opposer la vie monastique à la vie séculière – « la voie du boddhisattva, si elle prend pour horizon la libération de tous les êtres, n'en est pas moins une voie de méditants et non de travailleurs sociaux »2 – que d'une radicalisation de l'anâtman, le Non-Soi, « d'agrandir tout ce qu'il y a d'étroit dans l'existence »3 : le Grand Véhicule propose non plus de supprimer les klesa (ces entraves, carcans ou aliénations qu'on traduit souvent par « passions ») comme l'Arhat du Petit Véhicule, puisque cela supposerait en réalité qu'un Soi s'y attèle, mais, étant donné qu'il n'y a pas d'ego, de tolérer les klesa, (étymologiquement, comme la terre supporte ses habitants : sans peine, sans effort, sans égard particulier), autrement dit de les considérer en tant que tels, ainsi que nous y enjoignent le Bodhicaryâvatâra et le Mahâyâna.
Le bodhisattva prend donc acte de l'enseignement du Bouddha et envisage le Nirvâna (qui signifie « extinction ») non plus comme un état à atteindre pour soi, mais comme la fin de duhkha, c'est-à-dire de la souffrance (ou plutôt, selon l'étymologie du mot sanskrit, du mal-être, au sens existential d'un Dasein mé-centré qui, si je puis dire, tournerait autour du pot) pour l'ensemble des êtres sensibles. Ce n'est pas là pure spéculation : chaque pratiquant qui s'engage dans la voie du Mahâyâna prononce les quatre vœux du bodhisattva. Dans les dojos zen, ils sont récités à chaque séance de méditation, soit en japonais (le Shigu Seigan Mon) soit en français :
Si nombreux que soient les êtres, je fais le vœu de les aider tous
Si nombreuses que soient les illusions, je fais le vœu de les vaincre toutes
Si nombreux que soient les dharmas, je fais le vœu de les acquérir tous
Si parfaite que soit la voie du Bouddha, je fais le vœu de la réaliser
Ces vœux sont toujours regardés avec une certaine méfiance par les occidentaux, qui confondent l'idée bouddhiste de compassion (karunâ, qu'il serait préférable de traduire, nous suggère Alexis Lavis, par un terme comme tendresse ou affection – ou, comme chez les Chinois, cibêi, « débordement du coeur atteint »4, interprétations qui présupposent moins l'idée d'intersubjectivité du mot « compassion ») avec la charité chrétienne qui repose entièrement sur un don de Moi à l'autre. Or ce n'est pas du tout de cela dont il s'agit avec karunâ.
La doctrine du Non-Soi selon le Mahâyâna a deux conséquences majeures : le bodhisattva à la fois renonce « à la perspective d'en finir avec les tourments, afin de rester ouvert aux mal-être des êtres sans pour autant tomber dans leur emprise »5 (c'est là l'idée centrale de karunâ mise en exergue par Nâgârjuna et Shântideva : une « disposition affective élémentaire »6) et in-différencie (indifférenciation, et non indifférence) l'expérience des tourments (c'est là l'idée, corrélative à celle de karunâ, de sûnyatâ : la « vacuité » ou, comme le propose Alexis Lavis, la « vacance » ; une « absence complète de saisie »7).
Tous les grands textes mahâyâniques de la voie médiane, tous ses enseignements, toutes ses pratiques, tendent à exprimer ces deux notions essentielles, et à en imprégner le pratiquant : l'injonction paradoxale (dans le sûtra de Vimalakîrti, chez Nâgârjuna, dans les kôan zen ou dans le sûtra du diamant par exemple), la stance poétique (le Bodhicaryavatara) ou la méditation, n'ont en vérité pas d'autre but, en utilisant l'affection comme « puissance de décloisonnement »8, que de nous faire abandonner l'idée d'un Soi véritable (l'abandonner, c'est-à-dire le jeter au feu, l'offrir en sacrifice9 à l'ensemble des êtres). Cercle vertueux s'il en est, puisqu'en retour, cette méditation sur la vacance ouvre à l'ensemble des êtres. Nous verrons plus tard comment le Madhyamaka, la voie médiane du Mahâyâna, résout de manière absolument décisive le paradoxe de l'être et du non-être, du monde phénoménal et de sûnyatâ (cette « vacance » donc, ou « liberté ouverte du vacant »10, dont le nom, nous rappelle l'auteur, est à l'origine même du zéro, chiffre d'origine et d'ouverture11) qu'il nous faut rapprocher de l'il y a12 (tathatâ).
Mais au fait, comment faire le sacrifice de notre Soi, puisque nous le vivons à chaque instant dans notre propre chair, par son rapport immédiat à ce qui lui est extérieur ? Le monde phénoménal, nous a montré Husserl, est en effet intégralement perçu à travers le « corps de chair » (rûpakâya). Cependant, la phénoménologie et le Bouddhisme s'accordent sur un point absolument essentiel : même si la chair est le lieu de saisie égologique du monde, l'ego ne saurait être à l'origine de l'expérience charnelle ou de la conscience – il faut bien que lui pré-existe du non-égologique. Aussi les Bouddhistes ne rejettent-ils pas tant le corps concret en tant que corps, que la chair en tant que lieu transcendental de cristallisation ou de saisie de l'illusion égologique : pour faire l'expérience du non-Soi, il convient donc de se désaisir de cette illusion, c'est-à-dire : rejeter le corps – la chair – en tant que mon corps – en tant que ma chair.
Dès lors, le seul corps « authentique » serait le corps dharmique (Dharmakâya), que l'auteur qualifie de réelle présence (dans un sens pas si éloigné, au fond, de celui que désigne l'expression dans la phénoménologie de la rencontre chez George Steiner13) et qui n'est autre que l'Éveil lui-même (la Bodhi, que l'auteur préfère traduire par la veille), le tathatâ, l'il y a dépersonnalisé, dégagé de tout lien avec l'illusion de l'ego. Là s'arrête d'ailleurs le champ de la phénoménologie, qui par définition ne saurait décrire la vacance non phénoménale. Le Bouddhisme l'a bien compris, et particulièrement le Mahâyâna : puisque les mots sont impuissants à exprimer sûnyatâ (d'où, rappelle Alexis Lavis, le surnom du Bouddha, muni, « le Silencieux »14), il propose une autre voie, méditative, vers « l'Océan du Dharma »15.
Remarquons pour l'heure avec l'auteur que la voie du bodhisattva non seulement, nous l'avons déjà évoqué, écarte la récompense personnelle du Nirvâna tel qu'envisagé par le Bouddhisme ancien, mais encore, ne se conçoit, au sens propre, que sans fin, comme errance, ou encore, ainsi que le fait justement remarquer Alexis Lavis, comme véhicule (yâna), et même, ainsi que l'indique très explicitement le nom même du Mahâyâna, un grand véhicule (ou « véhicule du Grand »), autant dire un « transport au commun »16 pour l'ensemble des êtres (tandis que le Bouddhisme Ancien, que les mahâyânistes ont appelé Hinayâna, soit « Petit Véhicule », serait un transport individuel). Et l'auteur assimile ce véhicule à un vaisseau que le souffle de l'affection entraîne loin des côtes de l'ego, sur l'Océan de la vacance, guidé par le discernement17. Il n'y a pas d'autre destination que ce grand large. En effet, « L'Éveil ne s'atteint pas », et sa voie est une « navigation à perte de vue »18. Aussi, le Bouddha (dont le mot sanskrit exprime une valeur passive) est-il moins un « Être éveillé » comme nous avons coutume de le définir, que « Celui qui n'est plus qu'Éveil »19.
Pour lire la suite, c'est ici.
1 Alexis Lavis s'appuie sur la traduction d'Étienne Lamotte, L'Enseignement de Vimalakîrti (Peeters, 1987). Je possède une autre traduction, celle de Patrick Carré, Soûtra de la liberté inconcevable (Fayard, « Trésors du Bouddhisme », 2000).
2 A. Lavis, La conscience à l'épreuve de l'éveil, éd. du Cerf, 2019, p. 51.
3 Ibid, p. 52.
4 Op. cit., p. 93
5 Op. cit., p. 57.
6 Op. cit., p. 91.
7 Ibid.
8 Op. cit., p. 96.
9 Vimalakîrti, rappelle Alexis Lavis, parle même de sacrifice du Dharma (op. cit., p. 104).
10 Op. cit., p. 99.
11 Op. cit., p. 97.
12 Op. cit., p. 98.
13 G. Steiner, Réelles présences (Gallimard, 1991).
14 Dans L'Enseignement du Bouddha (Seuil, « Les Univers », 1961), Walpola Rahula rapporte cet échange entre Vacchagotta l'errant et le Bouddha : « ʺVénérable Gotama, y a-t-il un Âtman ?ʺ Le Bouddha reste silencieux. ʺalors Vénérable Gotama, il n'y a pas d'Âtman ?ʺ Le Bouddha reste également silencieux. Alors Vacchagotta se lève et s'en va. ». Le silence était ici le moyen pour le Bouddha de signifier qu'en réalité, soutenir l'une ou l'autre de ces assertions relève d'une même illusion. Nous verrons comment l'école Mâdhyamika traite cette question délicate.
15 A. Lavis, op. cit., p. 88.
16 Op. cit., p. 89.
17 Op. cit., p. 100.
18 Ibid.
19 Op. cit., p. 101.