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L'Esprit du Zen d'Alan Watts

Déjà familier d’Alan Watts avec la découverte, plusieurs années auparavant, des rêveries philosophiques d’Amour et connaissance (1958), et parce qu’il était l’Arthur Wayne des Clochards célestes de Jack Kerouac, c’est naturellement vers son Esprit du Zen (The Way of Zen, 1936) que je me suis tourné en 2015 lorsque j’ai commencé à fréquenter un dojo et à m'asseoir sur un zafû.

Taisen Deshimaru, dont je venais de lire et de relire les Questions à un maître Zen, avait ouvert une porte dans laquelle je ne désirais rien d’autre que de m’engouffrer. Je ne savais rien encore des enseignements du Bouddha : introduit à la logique paradoxale du Zen par Deshimaru, qui vous retourne l’esprit à la manière d'un kôan, je cherchais l’appui d’un regard occidental légèrement plus distancié.  

Dans cet ouvrage de jeunesse (Alan Watts avait à peine 20 ans), je trouvais la confirmation de ce que j’avais pressenti chez Deshimaru :

En un sens, le Zen perçoit la vie et non un concept sur la vie. Il ne s’arrête jamais pour considérer la sagesse d’autrui, ou la description d’une expérience spirituelle faite par une tierce personne, ou encore pour analyser de simples concepts et croyances. […] Si subtiles sont les façons dont une description peut s’imposer à nous comme la vérité elle-même, que le Zen se traduit souvent en une sorte d’iconoclasme, de destruction de toutes les images intellectuelles de la réalité vivante, connaissable par la seule expérience personnelle.” (p. 18)

En effet, c’est non par l’étude et par l’enseignement spéculatif, que par la pratique, que par l’expérience, que le Zen fait toucher à l’Adepte cette vérité : 

“Le Nirvana est présent dans le Samsara à chaque instant et n’est nullement un état d’unité par opposition à un état de multiplicité. Notre perception des choses dépend de notre propre réalisation intérieure”. (p. 32) 

Même si l’on peut trouver à redire à cette formulation (dans le Bouddhisme Mahâyâna, et à fortiori dans le Zen, il ne saurait s’agir de “se réaliser” mais de retrouver notre “nature de Bouddha”), l’on comprend aisément où le jeune Alan Watts voulait en venir : la vérité ne se révèle précisément qu’au retrait du Soi à l’expérience de , c’est-à-dire Sûnyatâ (la vacuité) ou le Tathatâ (l’ainsité ou l’Il y a), qu’il rapproche fort justement du Tao, par essence intangible et insaisissable comme la vie : 

“Si l’on s’arrête, même un seul instant, pour philosopher ou réfléchir, la vie pendant ce temps suit son cours et la réalité vivante de l’instant nous échappe. C’est la raison pour laquelle les maîtres zen ne faisaient preuve d’aucune indulgence pour les concepts. La pensée discursive érige une barrière entre notre être et le Tao, d’où son absurdité. Le Tao est éternellement présent, visible à chaque instant, mais il n’interrompra jamais son cours pour nous permettre d’y réfléchir.” (p. 40) 

Et la nouveauté du Zen, c’est Satori. Satori, ce n’est pas tout à fait l’Éveil c’est une soudaine illumination, mais que rien ne distingue en vérité de la vie quotidienne. En quelque sorte, le Zen pousse la logique mahâyânique jusqu’à ses plus extrêmes retranchements – jusqu'à ce qu’il se replie sur lui-même : pour le Zen, Sûnyatâ, Nirvâna, Samsâra, Tathatâ, sont tous équivalents. Satori, c’est le soudain basculement de la conscience, ou de la non conscience, vers l’Éveil : pas tant, donc, une illumination, comme le décrit Alan Watts, qu’une ouverture, comme cet infinitésimal instant où l’obturateur de l’appareil photographique s’ouvre pour exposer le dispositif argentique au flux photonique. Alan Watts insiste d’ailleurs sur l’instantanéité : 

L’égoïsme, écrit-il, disparaît au moment où le contact entre le soi et la vie est si intime qu’ils avancent tous les deux au même rythme.” (p. 54) 

Mais une fois la pellicule impressionnée, elle conserve l'empreinte de la lumière. C’est pourquoi Satori, c’est aussi l’Éveil, c’est-à-dire, pour le Zen, chaque instant de la vie. Le secret du Zen, c’est la vie quotidienne. C’est en vivant, en épousant le rythme du Tao, que l’adepte retrouve sa nature de Bouddha. C'est-à-dire qu'en réalité, pour le Zen en fait, pour le Bouddhisme , la vérité ne réside pas plus dans la vénération du Bouddha que dans un acte professionnel ou domestique : pour l'adepte éveillé, tout devient zen. C'est pourquoi le Zen fait souvent figure de courant iconoclaste. Alan Watts évoque l’histoire de Tan-hsia et du Bouddha en bois : 

“Une nuit d’hiver, Tan-hsia se réfugia dans un temple et, voyant que le feu allait s’éteindre, il prit une statue en bois du Bouddha sur l’autel et la plaça dans les braises. Quand le gardien du temple découvrit ce qu’il considéra comme un sacrilège, il se mit en colère et commença de réprimander Tan-hsia pour son manque de respect envers la personne du Bouddha. Tan-hsia se contenta de remuer les cendres, disant : 

Je réunis les saintes reliques parmi les cendres. 

Comment, s'enquit le gardien, pouvez-vous recueillir des reliques saintes d’un Bouddha en bois ? 

Si ces reliques ne sont pas saintes, répliqua Tan-hsia, alors ceci n’est pas un Bouddha et je n’ai par conséquent commis aucun sacrilège. Puis-je prendre les deux Bouddhas restants pour entretenir mon feu ?” (p. 51) 

À bien des égards, donc, ce petit livre publié en 1936 témoigne d’une authentique compréhension des principes du Zen. Comment expliquer alors une telle méconnaissance de l’école Sôtô, la plus pratiquée en Occident comme au Japon, ici réduite à un “schisme”(p. 72) dont les disciples “croyaient que leur seule tâche était de s’asseoir et de demeurer immobiles, avec un esprit totalement vide”(ibid.) ? Probablement, comme le suggérait Jacques Brosse, parce qu’Alan Watts, considérant qu’il avait eu le Satori sans effort, sans recours à Zazen, n’a jamais vraiment pratiqué. Et encore L’Esprit du Zen est-il le seul ouvrage de l‘auteur où l’importance de Zazen dans les monastères, en particulier au cours des Sesshin, est reconnue à sa juste valeur ses livres suivants prendront plus encore leurs distances avec la pratique. Mais même ici, Zazen permet seulement à l’adepte de n’avoir pas à se soucier de son corps, de réduire les sources de distractions, de sorte que son attention puisse se concentrer entièrement sur une tâche donnée” (p. 81). 

Or faire Zazen, c’est précisément porter attention à son corps, qui ne se distingue pas de l’esprit. “La méditation assise”, écrivait Maître Dôgen dans le Shôbôgenzô, ne consiste pas à apprendre le Zen. Elle est la porte de la Loi qui s’ouvre vers la grande félicité, la pratique de l’Éveil sans souillure” (Maître Dôgen, La vraie Loi, Trésor de l’Oeil, textes choisis du Shôbôgenzô (Seuil, Points Sagesses, 2004), p. 60). 

Ce petit livre est certes tout à fait recommandable à qui chercherait un exposé simple, clair et fidèle de l’Esprit du Zen. Et, même si la pratique seule peut vous faire accéder à son essence, ne vous arrêtez pas aux livres érudits comme ceux de Watts ou de D.T. Suzuki, et prêtez l'oeil et l'oreille aux maîtres eux-mêmes, tels que Shunryu Suzuki et Taisen Deshimaru, dont chaque parole vous fera l’effet d’un coup de bâton. Eux seuls vous feront entrevoir le Corps du Zen. 

"Sans la pratique de zazen il n'y a pas de zen." (Deshimaru, Questions à un maître Zen, Albin Michel, “Spiritualités vivantes”, 1984, p. 150.)

 

Gasshô.

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