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Fin de partie - Page 29

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment XVII

     

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    Francis Bacon, Self portrait, 1973

     

     

    Le pouvoir des maravillas évaporé, il s'agit pour Villon de faire permuter les possibles, les époques, les matières, de faire du monde, littéralement, un « Corps sans Organes », sphère glissante à la surface opaque, tendue et indéterminée, sans image précise, production fluctuante du désir, sur laquelle circuleraient des intensités, où sans cesse se remodèleraient les territoires – ainsi le Nouveau Monde balayé par l'apocalypse des temps incertains en tableaux de cauchemar –, comme autant de possibles jamais appelés à véritablement advenir. Le Déchronologue, son navire modifié, ne lui est livré que pour servir ses desseins.

    Mais cette folie annihilatrice peut prendre de nombreuses formes, moins spectaculaires. Par exemple, les membres des équipages sont relativement interchangeables : ils n'ont bien souvent, nous le savons, que des noms d'emprunt généralement associés à leur fonction. Comment s'émouvoir de la disparition du Bosco, ou d'un malheureux prisonnier de Carthagène, quand un autre le remplace aussitôt, quand il s'agit toujours d'effacement et d'oubli ? « Regardez-le, soufflai-je en caressant le visage du défunt. Ce pourrait être moi, mort entre ses bras. Ou vous. Ou le contraire. Vous décédé, et lui vivant. Quelle différence, au fond. » (76). Et à Dernier-Espoir, le port de résistance des survivants, « les drapeaux et les nations n'avaient plus de sens, les langues des adversaires de naguère se mêlaient et fusionnaient autour des bassins d'eau douce en un galimatias qui n'aurait pas déplu au grand Fèfè de Dieppe » (115). Se mêler, soumettre l'ordre au chaos, perdre toute spécificité, s'anéantir dans la fusion démentielle des noms, des mots, des blasons et des chairs. Ceci, vous le savez à présent, est l'œuvre du capitaine Villon. 

     

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment XVI

     

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    Pink Floyd, Animals (Battersea Power Station)

     

     

    Quand décline le pouvoir de fascination des maravillas, ces artefacts d'époques à venir introduits au XVIIe siècle par Ceux-qui-sont-nés-du-feu et par les naufrages de navires anachroniques, quand, par leur exploitation industrielle et commerciale, par leur surabondance et par le dévoilement de leurs usines, de leur origine non plus magique ou providentielle mais technique, elles ne participent plus au réenchantement du monde mais à son désenchantement, à son devenir totalitaire et concentrationnaire, quand, pour reprendre les mots de Villon lui-même, « il n'y a plus rien » (286), c'est-à-dire plus rien pour le sauver des ténèbres grandissantes où il s'enfonce avec l'humanité, alors, alors seulement, les Targui équipent de batteries temporelles le Toujours-Debout qui devient enfin le Déchronologue. Désormais, Henri Villon s'attaquera au Temps lui-même, et les cataclysmes qui, dit-on, frappaient déjà le Vieux Monde condamné pour ses péchés millénaires, vont inévitablement se déchaîner sur les Caraïbes et sur le Yucatan, autour du capitaine Nexus, le damné.

     

     

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment I

     

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    Illustration : Corinne Billon

     

     

     

    Publié à la Volte comme les précédents livres de son auteur, Le Déchronologue est, pour beaucoup (dont votre humble serviteur) l'une des œuvres les plus marquantes de l'année dans le domaine de l'imaginaire français. Mais s'il fallait en croire Pascal Patoz de la Noosfere, comme Alice Abdaloff de la Salle 101, Le Déchronologue serait « avant tout une histoire de pirates ». Et pour le chroniqueur « W », la piraterie serait même « le vrai sujet du roman »... L'on nous permettra de trouver ces formules un peu péremptoires : si Stéphane Beauverger avait eu l'intention d'écrire avant tout une histoire de pirates, ou d'écrire avant tout  « sur » la piraterie pourquoi se serait-il compliqué la tâche avec des désordres uchroniques d'ampleur cosmique, des brèches temporelles dignes des Voies d'Anubis et, pire encore, avec une déconstruction narrative aussi sophistiquée ?... Il l'a pourtant répété sans ambiguïté dans ses interviews, à qui voulait l'entendre : son projet, son livre, c'était l'histoire d' « un équipage de pirates pris dans des déchirures temporelles ». Voilà donc avant tout ce qu'est Le Déchronologue : le souffle du récit maritime et le vertige de la science-fiction. Et, bien que le roman ait déjà reçu nombre d'éloges dans les officines spécialisées comme dans les alcôves des tavernes bien fréquentées (pas le Rat-qui-pette, hélas, désintégré par une violente explosion), personne n'a encore exprimé l'évidence, comme s'il fallait absolument la taire, par crainte peut-être d'effaroucher des lecteurs qu'on s'imagine sans doute en quête de divertissements purs – d'une littérature émolliente, nette de tout matériau susceptible d'être interprété... Certes, nos pertinents laudateurs devinent sans aucun doute que l'intérêt des aventures picarocambolesques du capitaine Villon ne tient pas qu'au charme de la reconstitution historique et au savoir-faire de l'auteur. Mais ils n'en font pas état. Cette évidence, il nous faut donc maintenant l'annoncer : Le Déchronologue, c'est le récit – à la première personne – d'un flibustier tellement hanté par la culpabilité (la sienne, comme celle des autres) que la stabilité de son monde s'en trouve dangereusement menacée. Et nous verrons que tous les éléments essentiels du roman (les maravillas ; la révolution des Itzas ; le George Washington ; les fusions permutantes qui résultent des temps conflictuels) sont étroitement liés à l'être-au-monde du capitaine Henri Villon. En bouleversant l'ordre des chapitres, Stéphane Beauverger ne cherche pas seulement à susciter l'effet de réel : la déchronologie, qui n'est jamais vraiment justifiée par les événements, témoigne aussi, à mon sens, de la volonté manifeste (et, disons-le, désespérée) du narrateur – Villon – de résoudre un tragique problème métaphysique...

     

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment Zéro

     

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    Wassily Kandinsky, Improvisation 31 (Sea Battle)
    1913, National Gallery of Art, Washington D.C.
    Ailsa Mellon Bruce Fund

     

     

     « La direction du Temps, la flèche du Temps, le Temps à sens unique, voilà quelque chose qui me paraît utile un instant, mais se réduit bien vite à une illusion liée par des liens obscurs aux mystères de la croissance et de la gravitation. L'irréversibilité du Temps (qui ne mène nulle part, disons-le tout de suite) est une affaire de clocher : si nos organes et nos orgitrons n'avaient pas été symétriques, nous aurions pu avoir une vision du Temps amphithéâtrale et parfaitement grandiose, comme ces montagnes aux contours hachés dans la nuit tout en loques entourant un hameau clignotant et satisfait. »

    Vladimir Nabokov, Ada ou l'ardeur

     

     

    Ce n'est pas le Temps en tant que Temps vrai, en tant que Temps mien, Temps immobile, qu'aurait dû briser le capitaine Villon, mais le Temps-fleuve, le Temps peintre de nos « paysages chronographiques », Temps accusateur qui lie entre eux les fragments du souvenir et leur confère l'illusoire apparence du mouvement et de la cohérence. Se fondre dans le Corps sans Organes, s'abandonner en synthèses disjonctives inclusives, était au-dessus de ses forces : il ne réussit qu'à soumettre son monde à sa folie permutative. Lui-même, l'homme-épicentre, l'homme-nexus coupable de tout devant tous, était condamné à la croix. Alors, pour conjurer sa malédiction, Villon a mis ses carnets sens dessus dessous. Il nous faut lui rendre hommage, chers lecteurs. Suivons-le sur la voie du Temps schizoïde.

     

     

  • D’un neuneu, d’un charlatan, d’un coulis de bêtise et d’un couillon

     

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    Aujourd'hui, samedi 23 mai 2009, le Transhumain décerne la Palme d'Or des Pires Chroniqueurs du Festival de Cannes à Vincent Malausa, Jean-Philippe Tessé, Jérôme Momcilovic et Julien Abadie pour leur journal du Festival sur chronicart.com. Nous admirons en particulier leur surnaturelle capacité à sanctifier ou à conchier œuvres et cinéastes, avant même, parfois, d'avoir assisté aux projections, ainsi que leur manque total de discernement, qui leur fait afficher, par exemple, un invraisemblable mépris pour Lars von Trier ou Gaspar Noé, deux cinéastes auxquels je dois pour ma part un profond respect, après mes grandes expériences de spectateur (Europa, Breaking the Waves, Dogville, Seul contre tous, Irréversible...).

    Selon le comte Tessé, manifestement vexé d'avoir été refoulé de la projection d'Antichrist,  Lars von Trier serait un « charlatan » scatalogue, et Malausa (qui n'est certes jamais avare en formules idiotes) a décidé de se payer la tête du réalisateur de Soudain le vide la veille de sa projection : « [...], en attendant que Gaspard Neuneu vienne mettre un peu de sel dans la sélection moribonde à coups de caméra tourbillonnante, de sons assourdissants, de formules philosophiques choc ("soudain le vide", gros programme quand même) ou d'effets gros patapouf et sublimes (ou pas). Réponse demain matin. » puis une heure avant la séance : « mais le brontosaurique et tant attendu Soudain le vide du gros Nono débute dans moins d'une heure. On y revient vite. » Ces films sont peut-être mauvais. Nous le saurons après leur sortie officielle. Mais la vulgarité dont fait preuve l'équipe de Chronic'art est plus que douteuse. Momcilovic, qui lui aussi ignore que Gaspar ne s'écrit pas Gaspard, s'est dit effrayé par « cet effroyable coulis de bêtise ». Mais lisez la suite : « Pourtant, il faut bien le dire, j'étais curieux, allez savoir pourquoi. Curiosité par exemple, de voir ce qui pouvait faire suite à Irréversible, espoir mince, faut-il être naïf, de voir germer peut-être un soupçon de maturité sur ce cinéma dont ce n'est pas exactement la vertu principale. Las. Soudain le vide (titre impitoyablement comique) est formel : il s'agit ici d'une acné incurable. Le film prolonge l'horizon Googlemaps de la mise en scène de Noé, cette espèce de tangage de la caméra, moucheron ivre au-dessus du récit, qui tient lieu de mise en scène et en est la négation absolue. [...] » Enfin Julien Abadie s'en serait voulu de ne point enfoncer le clou, aussi y va-t-il de ses « audaces couillonnes », de ses effets « terroristes », et de sa « bêtise » (décidément). Immaturité ? Bêtise ? Incompétence ?... Mais oui !

    Je ne puis évidemment me prononcer sur Antichrist ou Enter the Void, mais l'on ne me convaincra pas avec ces miteux effets de manche que l'homme à qui l'on doit Seul contre tous et Irréversible n'a livré qu'un infâme salmigondis. Et il faudrait que je vous parle un jour d'Irréversible, dont les « tangages » visuels relèvent bel et bien de la mise en scène, et des plus intelligentes qui soient. Abrutis par leurs réflexes de journalistes - et peut-être par certains abus cannois -, nos Télétubbies de la critique n'y ont sans doute vu que du feu.