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hapax

  • Hapax, improvisation et divagations

     

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    Sur son blog Three Views of a Secret, l’excellentissime Shalmaneser, alias François – auteur entre autres d’une remarquable analyse du Quatuor de Jérusalem d’Edward Whittemore – s’est récemment fendu d’un passionnant éloge du jazz et de l’improvisation musicale. Je laisserai à d’autres, plus qualifiés que moi – François, ou Montalte – les plaisirs de la théorie musicale à proprement parler : nous discuterons seulement ici d’un point particulièrement intéressant soulevé par notre ami, pour qui « l’événement originel constitué par chacune [des œuvres de Django Reinhardt] est accessible par le biais d’enregistrements, sans la médiation approximative du papier, alors que de l’événement qui donna lieu au Prélude à L’Après-midi d’un faune on ne possédera jamais qu’une transcription, un code auquel il faut à chaque fois redonner vie, tant bien que mal, en l’interprétant. […] au moment où la bande tourne, Django interprète un grille bien connue, certes ; mais il n'interprète pas sa propre création, il la crée précisément au moment où il joue. Voilà la grande force du jazz ; et si on avait perdu tous ces enregistrements de Django, si on ne disposait plus que de partitions, alors on n'aurait plus accès à ce surgissement d'un discours en tant que tel, et on en viendrait peut-être à l'interpréter, au sens "classique" du terme. Il s’agit bien de la nature du support et de son utilisation : un support classique s'interprète, tandis qu'un morceau de jazz, une fois interprété et enregistré, devient l'œuvre à part entière d'un artiste, d'un lieu et d'un moment, autrement dit un hapax. Le même musicien peut refaire une prise du même morceau cinq minutes plus tard : ce ne sera déjà plus la même œuvre. »

     

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    Deux choses caractériseraient donc a priori un enregistrement de Django (ou de Coltrane, ou de Miles Davis…) : premièrement le jazzman y interprète lui-même sa propre musique ; et deuxièmement sa musique étant (en partie) improvisée, l’acte de création coïncide plus ou moins avec l’enregistrement. Même s’il nous faudra en relativiser l’importance, le premier terme nous paraît effectivement pertinent : une création musicale porte davantage la marque de son auteur lorsque celui-ci est son propre interprète. Disons alors, pour le moment, qu’un enregistrement de Django Reinhardt, comme tout enregistrement original, contient la trace de la création elle-même – tandis que l’enregistrement d’une pièce classique (par exemple, André Isoir jouant une fugue de Jean-Sébastien Bach) ne contient que la trace (l’interprétation) de la trace (la partition) de sa création (que l’on ne se méprenne pas : comme Gadamer cité par Systar cité par Shalmaneser, nous nous garderons bien de chercher dans telle version « canonisée » d’une œuvre une quelconque vérité de l’œuvre. Comme notre ami, nous nous intéressons ici à cette trace de l’acte créateur lui-même, cet événement unique de la création – l’hapax – reproduit par l’enregistrement). Une trace, donc. Rejouer une pièce – c’est-à-dire une œuvre dont une version ou une transcription préexistent à l’interprétation – relève toujours de la « reprise », dans le sens du remake cinématographique : Johnny Cash interprétant Hurt de Nine Inch Nails, ou Pierre Boulez dirigeant La Mer, nous transmettent leur vision personnelle et singulière de ces œuvres – bien que la musique composée, dans le cas de Debussy, autorise moins de libertés qu’une folk song –, mais n’en restituent pas la genèse, l’acte créateur lui-même. Seulement la trace d’une trace (il en va de même, du reste, avec Bireli Lagrène lorsqu’il enregistre My Favorite Django…). Bien évidemment, l’enregistrement ne restitue de surcroît qu’une représentation de l’œuvre et ne saurait se confondre avec elle (et Django n’y échappe pas). Mais oublions les reprises – dont le jazz instrumental est, par nature, peu friand – et revenons aux créations originales. Ce qui paraît évident pour la musique dont la création est antérieure aux techniques d’enregistrement – le « classique », dont l’interprétation est coupée de sa création par le temps et l’absence irrémédiable d’enregistrement –, l’est beaucoup moins pour les musiques créées à l’ère de la reproductibilité (jazz, rock, musique contemporaine…). Aujourd’hui tous les artistes enregistrent leurs propres œuvres. Le premier terme de Shalmaneser que nous avons isolé (sur l’enregistrement Django interprète lui-même sa propre musique) s’applique désormais à la plupart des musiciens : nous pouvons en 2009 apprécier les voix de la Callas ou de Jacques Brel, ou plutôt leur reproduction (nous allons y revenir).

     

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    Ce qui distinguerait Django Reinhardt et les jazzmen des autres musiciens, serait alors l’improvisation (« il n'interprète pas sa propre création, il la crée précisément au moment où il joue »). Entre exécuter une partition créée par un compositeur – sans, donc, qu’il soit possible d’en répéter la genèse –, et improviser autour d’un thème, c’est-à-dire faire coïncider conception et exécution, il y a tout un monde, c’est entendu (et il est vrai que l’improvisation est toujours, par nature, interprétée par son auteur). Mais Leonard Cohen enregistrant Suzanne exécute-t-il une partition gravée dans le marbre ? Certes non. Le Suzanne de 1967 et le Suzanne de l’Olympia en 2008 constituent même, à mon sens, deux œuvres différentes [1], au même titre que deux variations de Django autour d’un même thème. Une chanson, un morceau pop ou rock, une pièce de musique contemporaine, se créent aussi, comme le morceau de jazz, au moment même où les musiciens les jouent dans une salle de concert ou dans un studio ! Même une partition de type classique, interprétée à la note près, donne lieu à d’infinies variations.

     

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    Qu’entendons-nous au juste par « œuvre originale » ? Les Variations Goldberg jouées par un pianiste débutant sont-elles toujours l’œuvre de Bach ? Non, nous l’avons dit : l’œuvre originale est à jamais perdue, nous ne jouissons que de la trace, certes sublime si Glenn Gould est au piano ou Keith Jarrett au clavecin, de sa trace. Bach, Mozart, étaient paraît-il de grands improvisateurs, mais malheureusement, nous n’avons pas d’enregistrement d’époque : même si certains interprètes ont prétendu savoir comment pensait le compositeur, nous pouvons en douter : quelque chose est irrémédiablement perdu (et cette quête impossible de ce manque originel est sans doute l’un des attraits fondamentaux de cette musique). Rien de tel, au contraire, depuis l’avènement des techniques d’enregistrement. N’est-ce pas d’abord interprétée devant un public, et éventuellement enregistrée lors de cette création, qu’une œuvre naît vraiment ? C’est, du moins, le propos de notre ami à propos du jazz. Rappelons à ce propos que le terme même de « création » désigne, dans le domaine des arts du spectacle et de la musique, la première interprétation d’une œuvre en public ! Mais en quoi la première d’une œuvre contemporaine, et son enregistrement – par exemple, telle pièce de Philip Glass – diffère-t-elle d’un enregistrement de Django ?... Dans les deux cas il y a création live, dans les deux cas l’enregistrement capte l’événement pour en restituer la trace.

     

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    Si un disque de Django est une œuvre à part entière, (« d'un artiste, d'un lieu et d'un moment, autrement dit un hapax »), pourquoi les disques d’Arvo Pärt, de Ryuichi Sakamoto ou de Jay Jay Johanson ne le seraient-il pas ? Du moins, tout enregistrement d’une prestation scénique, ou jouée en studio dans des conditions live, peut prétendre à ce statut. Mais en vérité, qu’il soit improvisé ou minutieusement préparé, qu’il soit enregistré d’un seul tenant ou qu’il juxtapose plusieurs pistes, un morceau (Hurt par exemple) contient la trace de sa création, puisque, avant son enregistrement, nul ne l’avait entendu tel qu’il nous apparaît, achevé ; et puisque celui qui écoute l’enregistrement n’écoute que la trace de l’événement.

     

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    Et dans tous les cas l’enregistrement qui nous parvient (Suzanne, Hurt, Glassworks ou ce que vous voudrez) vaut comme l’œuvre à part entière. Les partitions instrumentales, les paroles écrites d’une chanson, sont comme le storyboard du film : elles ne sont que des indications plus ou moins précises (selon le degré d’improvisation, qui d’ailleurs n’est pas toujours décelable) vers l’aboutissement que constituera l’œuvre proposée à l’écoute. Et d’une certaine manière, l’opéra classique interprété par une soprano d’exception, dont la voix vous transperce, devient création – œuvre à part entière qui cependant diffère inévitablement de l’œuvre originale. Toujours est-il que l’hapax est atteint. Qui a déjà vibré lors de la représentation d’un opéra le sait intimement (j’en ai encore fait l’expérience samedi dernier à l’Athénée avec Les Enfants terribles, opéra de Philip Glass d’après Jean Cocteau, et je me souviens de l’exceptionnel Neither de Beckett par Morton Feldman à la Cité de la Musique, dont le final m’arracha d’inoubliables frissons d’extase).

     

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    En grand lecteur de Borges (« Pierre Ménard auteur du Quichotte »), François Shalmaneser aurait dû considérer que chaque écoute – de Django ou Coltrane, Bach ou Debussy, Swans ou Sonic Youth – constitue pour l’auditeur un événement unique. L'improvisation n'existe en effet que pour le musicien (et l’improvisation est un art difficile : loin de moi l’idée d’en amoindrir la valeur intrinsèque) : l'auditeur, lui, n'est pas a priori dans la position surplombante qui lui ferait comparer l'œuvre écoutée avec une œuvre originelle ( ?) figée, mais dans celle de l’accueil, de la réception – nous sommes dans l’événement (nous oublierons volontairement l’amateur de « grande musique » traquant la moindre variation d’une partition classique…), et l’enregistrement n’est jamais que la trace de l’événement de la création. Aussi réfutons-nous les deux dernières phrases de notre ami, dont nous proposons la reformulation suivante : toute pièce musicale, quel qu’en soit le genre (et non uniquement le jazz), une fois interprétée – donc par un ou plusieurs musicien(s) particulier(s), dans un lieu donné, à une époque donnée – et enregistrée – dans telle ou telle condition, plus ou moins bien produit, etc. –, devient l'œuvre à part entière d'un artiste, d'un lieu et d'un moment, autrement dit un hapax. Le fait qu’il y ait improvisation ou pas n’entre pas en ligne de compte. Et d’ailleurs, le fait même que l’œuvre enregistrée soit originale ou pas n’est guère plus importante : écouter Anner Bylsma interpréter les Suites pour violoncelle de Bach, c’est être en contact avec l’écho d’un hapax, et peu importe qu’il ne s’agisse pas de l’acte de composition de l’œuvre mais d’une interprétation particulière : j’écoute la trace d’Anne Bylsma enregistrant les Suites avec son Stradivarius « Servais » et son piccolo à cinq cordes, à l’American Academy of Arts and Letters, New York, du 29 au 31 janvier 1992.

     

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    De la même façon, l’auditeur qui réécoute un enregistrement de Django est exactement dans la situation que celui qui réécoute un enregistrement des Beatles, ou d’une interprétation de Bach ou de Debussy. Cette supériorité ontologique de l’improvisation, en terme d’hapax, sur la simple interprétation, m’apparaît comme purement théorique – autant dire inutilisable. Pour l’auditeur non fétichiste (cf. plus haut), l’improvisation, qui ressort du seul domaine de la pratique et non de l’écoute, n’existe déjà plus. Le reste est affaire de technique, de talent (Django ne manque ni de la première, ni du second) – et, bien entendu, de goût (Django m’ennuie). À l’hapax du dernier slam d’Abd al Malik ou de Petit Corps Sain, il est permis de préférer les traces laissées par Arthur Rimbaud…



     

    [1] L’exemple est probablement mal choisi, Judy Collins ayant enregistré une première version de la chanson, tirée d’un poème de Leonard Cohen, en 1967. Mais l’idée est là, et l’envie d’écouter Suzanne, irrépressible.