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Fin de partie - Page 33

  • Farewell

     

     

     

    2008 s’achève. D’innombrables films ont été projetés, les romans pleuvent comme les grenouilles en Égypte, et une vie ne suffirait pas à ne serait-ce que télécharger tous les albums placés dans les bacs. Bien que je m’enfonce un peu plus chaque année dans l’inactualité – je ne saurais donc, en aucune manière, prétendre établir un quelconque bilan exhaustif –, je me suis néanmoins complu à fréquenter quelques unes de ces créations.

     

    Hunger.jpgJe connais peu de postures aussi agaçantes que celle du cinéphile passéiste, aux yeux duquel toute œuvre réalisée par un cinéaste vivant n’est à voir que pour mieux la compisser. Je n’ai, il est vrai, visionné en salles qu’un très petit nombre de films cette année, mais non seulement ces rares élus ne m’ont pas déçu, mais encore, ils m’ont souvent enthousiasmé. Les frères Coen, monolithiques (No Country For Old Men), Arnaud Desplechin, toujours inventif (Un conte de Noël), Béla Tarr, élégiaque (L’Homme de Londres), Laurent Cantet, imprévisible (Entre les murs) et Matteo Garrone, impressionnant (Gomorra), m’ont encore prouvé la vitalité intacte d’un cinématographe du XXIe siècle cependant élevé à sa plus haute expression par deux films d’exception, Le Silence de Lorna de Luc et Jean-Pierre Dardenne, et Hunger (en photo ici) de Steve McQueen, certes pas exempt de défauts mais d’une si stupéfiante beauté que nous ne retiendrons qu’elle.

     

    Jesu.jpgBien que guidés par ma seule intuition, mes errements dans le labyrinthe musical mondial n’ont pas été moins fructueux : l’électro dépressive de Blue Shif Emissions de Christ ; l’album éponyme, entre Tétris, punk et New Wave, de Crystal Castles ; les guitares et autres machines de Justin Broadrick (cf. photo ci-contre) et Jesu (Pale Sketches – dont j’ai pu glisser un extrait lors de mon passage dans l’émission d’Éric Vial sur Fréquence Protestante –, Why are we not perfect ?, et J2 avec l’ex-Swans Jarboe, dont le Tribal Limbo résonne encore dans mes neurones) ; Battles et leur single de la mort Atlas (l’album s’intitule Mirrored), détonnant mélange de riffs, de samples et d’Alvin et les Chipmunks (si, si) ; Person Pitch de Panda Bear et ses boucles psychédéliques qui vous font sourire connement ; Earth et son Omen’s and Portents I – The Driver (sur l’album The Bees Made Honey in the Lion’s Skull) d’une pureté étonnante, idéale (j’imagine) pour rouler dans le désert ; le dub hip hop noise de The Bug, alias Kevin Martin (London Zoo) ; le dernier Sigur Rós, plus festif mais toujours beau (Með suð í eyrum við spilum endalaust) et son Festival aux extases quasi-religieuses) ; la cosmic disco de Hans-Peter Lindstrøm (Where you go, I go too) ; l’électro-Krautrock mort-vivant de Zombie Zombie (A Land for Renegades) ; et l’ambient torturée de Portishead (Third, et sa corne finale qui me rappelle immanquablement les tripodes de War of the Worlds de Spielberg), ont tous habité mes innombrables voyages en métro ou en RER. Et les concerts de Sigur Rós (au Zénith) et de Killing Joke (au Trabendo) furent d’inoubliables moments de grâce et de furie. Et je ne passerai pas sous silence la prestation énergique des excellents Idem au Nouveau Casino (merci, sTeF) ; le concert, un peu trop lisse mais efficace, de Radiohead à Bercy, et la grandiose représentation de l’opéra de David Cronenberg et Howard Shore, The Fly au Théâtre du Châtelet, injustement désintégré par une critique qui n’y a visiblement rien entendu. Tandis que, après le spectacle, Sébastien et moi devisions tranquillement en compagnie de Philippe Curval et de sa charmante épouse Anne Tronche, un journaliste de Variety nous interrogea ; de notre mini-interview sur le trottoir, notre reporter a surtout retenu dans son article quelques mots de Philippe (« “Maybe the music's in danger of being monotonous, but the opera's a fascinating case of a director commenting on his earlier work,” said French writer Philippe Curval after the show »), non sans relever, quoique anonymement, l’enthousiasme des « Cronenberg fans » (autrement dit : Sébastien et moi). Belle moisson musicale, donc.

     

    La Route.jpgLa situation est plus nettement critique si je me tourne vers ma bibliothèque : si l’on excepte, en science-fiction, les rééditions ou nouvelles traductions (Le Temps incertain et Soleil chaud poisson des profondeurs de Michel Jeury, Sauvagerie, La Forêt de cristal, Le Monde englouti et les Nouvelles complètes vol. 1 de J.G. Ballard), pas grand-chose en effet à se mettre sous la dent – mais je n’ai lu ni 2666, ni Contre-Jour, et pas plus les Volodine/Bassmann). Bastard Battle de Céline Minard, Pixel Juice et NymphoRmation de Jeff Noon, ont réussi à me surprendre (comme, dans une moindre mesure, Lothar Blues de Philippe Curval et Lacrimosa de Régis Jauffret), mais en définitive leurs jouissives étincelles ont été totalement éclipsées par une étoile autrement plus intense : La Route de Cormac McCarthy. Depuis près d’un an en effet, le père et l’enfant poursuivent leur errance crépusculaire sur les gris sentiers de mon cortex. L’émotion est intacte : leur feu brille, miraculeux, dans la nuit littéraire contemporaine, qu’heureusement éclairent aussi d’un lustre éternel les astres du passé : Dostoïevski (Carnets du sous-sol, Le Double, Les Frères Karamazov), Gogol (Nouvelles de Petersbourg), Melville (Moby Dick et sa quête concentrique de Dieu, relu dans la sublime traduction d’Armel Guerne) ou Nabokov, dont le Lolita irradie encore, tel un soleil noir, sur mon trente-deuxième hiver, ont tout emporté sur leur passage.

     

    Le Transhumain vous souhaite à tous d’excellentes fêtes.

     

  • Pollen, NymphoRmation et Pixel Juice de Jeff Noon

     

     

    « Oh, there's weirdo perversions galore ! 
    Guns, hookers and drugs by the score; 
    Critics should pan it, 
    They really should ban it, 
    Or at least put it front of the store »

     

     

    Vurt.jpgAprès les psychédélicieux Vurt et Pollen, les éditions la Volte publient aujourd’hui, avec deux nouvelles couvertures signées Corinne Billon, deux autres livres du punk de Manchester, Jeff Noon : un roman, NymphoRmation, et un recueil de nouvelles, d’histoires, bon, enfin, de fragments, dubs et remix en tout genre : Pixel Juice – respectivement traduits par Alfred Boudry et Marie Surgers. Je remets donc Jeff Noon en première page, avec d’abord un retour sur Pollen (critique parue dans Galaxies n°40 en 2006), puis avec NymphoRmation et Pixel Juice. Si vous ne vous êtes toujours pas plongés dans l’univers désaxé de ce fou-furieux, va falloir vous bouger le cul.

     

      

    En 1997, les éditions Flammarion publiaient dans leur collection de littérature étrangère un premier roman remarquable, Vurt (1993), alors auréolé d’un prix Arthur C. Clarke. Jeff Noon avait imaginé un monde futuriste totalement déjanté dans lequel le continuum des rêves et des espaces intérieurs interférait (de manière limitée) avec le Réel. Prégnant, original, Vurt était pourtant passé relativement inaperçu ; Alice automate, publié en France l’année suivante, encore plus.

    Pollen.jpgPollen (1996) est le deuxième roman situé dans l’univers du Vurt – ou plutôt, dans l’un des univers du Vurt, puisque d’un livre à l’autre, celui-ci recouvre des réalités différentes. Cette fois, Noon délaisse ses héros junkies accros aux plumes codées pour nous conter les hauts-faits d’un combat titanesque opposant le Vurt au monde réel. Au passage, nous apprenons qu’une drogue aphrodisiaque vurtuelle désormais interdite, « Fécondité 10 », avait jadis rompu les barrières génétiques qui interdisaient les accouplements entre espèces différentes. Résultat de cette gigantesque orgie : Manchester, où les « Purs » se font rares, est peuplée d’êtres hybrides de toutes sortes, comme des hommes-chiens ou ces zombies des Limbes, rejetons monstrueux d’unions nécrophiles…

    Taxi-chien à la cool, Coyote est tué par une jeune fille mystérieuse répondant au nom de Perséphone, d’une façon plus qu’étrange – d’un baiser, la tueuse a introduit dans la gorge de sa victime une fleur létale dont les racines s’implantent dans les poumons – alors qu’il la convoyait à Manchester. Tandis que Sibyl l’Ombre-flic (qui peut capter les dernières pensées d’un mort) et Zéro le chien flic enquêtent sur ce meurtre – sous le regard désapprobateur du chef de la police, Kracker –, Boda, malheureuse conductrice d’Xcab, fuit les sbires de Colombus chargés de l’éliminer. Heureusement, le DJ hippy Gombo Yaya, défoncé 24h/24, entreprend d’aider Boda au nez et à la barbe d’une police un peu dépassée par les événements – d’autant que, pour couronner le tout, le taux de pollen dans l’atmosphère mancunienne ne cesse d’augmenter… Peu à peu la fièvre gagne les habitants, les éternuements se multiplient, la morve coule à flot. Seuls les « Dodos » (celles et ceux qui ne peuvent rêver et n’ont donc pas accès au Vurt), semblent immunisés : ce pollen empoisonné serait-il d’origine vurtuelle ?

    L’enjeu de ces « futurs mystères de Manchester » (le Vurt de Pollen, contemporain de La balle du néant, est assez semblable à la Psychosphère de Roland C. Wagner) n’est rien de moins que la tentative d’invasion du Réel par l’une des plus puissantes créatures du Vurt, John Barleycorn, et son épouse Perséphone. Dans ce réservoir d’inconscient collectif qu’est le Vurt, Barleycorn est la représentation personnifiée du Mal ; il est Satan, il est Lucifer, il est Hadès.

    On a souvent comparé Jeff Noon à William Gibson. Ce n’est pas immérité, mais nous dirions plutôt que Noon serait un Gibson sous acide, amateur – comme Ballard – de Dali plutôt que d’informatique, et qui aurait laissé libre cours à son imagination. Dans Pollen les standards du rock se succèdent, des Stones au premier album des Pink Floyd ; les éternuements s’étalent sur trois pages ; les hommes baisent tout ce qui bouge, y compris des plantes vertes… Bref, Jeff Noon invente le flowerpunk. Certes, le récit, qui commence comme un roman noir extravagant pour nous plonger ensuite dans un véritable tourbillon d’images surréalistes, menace plusieurs fois de se perdre dans les limbes du n’importe quoi. Mais Jeff Noon déploie un tel talent narratif, une telle maîtrise des dialogues, que jamais la frontière du ridicule n’est franchie.

    Néanmoins, quand Vurt et sa bande de junkies pathétiques émouvaient, et évoquaient non sans génie les conséquences de la possible convergence, dans un avenir proche, des drogues et des réalités virtuelles, Pollen se veut davantage ludique – lire : davantage superficiel. Noon s’amuse visiblement comme un fou à inventer un univers littéraire avec ses lois et sa logique propres, qui s’impose moins, ici, comme une allégorie ou une réflexion sur le Mal, que comme un pur exercice de style, brillant mais un peu vain. Ça manque donc un peu de rationalité et de profondeur, c’est un peu gratuit sur les bords, mais c’est du concentré d’imaginaire, c’est délirant, c’est destroy, c’est poétique, c’est psychédélique et complètement barré : c’est Pollen.

     

    *

     

    NymphoRmation (Nymphomation en version originale) opère une synthèse réussie entre la langue explosive et ludique de Pollen, et l’équilibre romanesque – à peine moins fou mais plus attachant – de Vurt.

     

    JOUEZ POUR GAGNER

     

    1999. c’est l’heure de l’AnnoDomino à Manchester. Partout vrombissent les publimouches (les blurbflies, en VO), qui assènent leurs slogans.

     

     « C’est l’heure du domino !

                                       L’heure du domino !

                L’heure du dom, dom, dom, dom, domino ! »

     

    NymphoRmation.jpgToute la ville vit au rythme du grand jeu AnnoDomino. Oubliez le Loto. Oubliez le derby City-United. Chaque semaine, la même frénésie. Les dominos sont la seule réalité. Domino=Maître=Dieu. Jazir Malick, étudiant, hacker et serveur dans le restaurant indien de son père, le Samosa doré ; Daisy Love, étudiante en théorie des jeux ; Tite Miss Celia et sa plume dans les cheveux, alias Celia Hobart ; Maximus Hackle, professeur d’université inventeur du « labyrinthe d’amour » et rédacteur en chef de Gombo de nombres ; et toute la clique de la Fractale Noire, avec Benny le Tendre, DJ Dopejack et Joe Crocus ; même ce faf de Nigel Zuze et ses potes rugbymen (« L’école anglais aux cons d’anglais ! »), même les Burgers (c’est comme ça qu’on appelle les flics, sponsorisés par la chaîne de fast-foods Whoomphy et son mythique « W »), même les mendiants publiexcités dans leurs trous officiels, tous ne jurent que par leurs jetons. JOUEZ POUR GAGNER ! Achetez vos osselets, matez la danse lascive de la belle Cookie Luck, et laissez la magie opérer : si vos dominos correspondent aux points qu’affiche la combinaison de miss fortune quand elle s’immobilise, alors vous devenez M. Million ! Mais gare au Bouffon-Double… « C’est l’heure du domino ! L’heure du domino ! L’heure du dom, dom, dom, dom, domino ! » Bien qu’ils soient sérieusement accros, Daisy Love, Jaz et leurs compères de la Fractale Noire vont essayer de percer les secrets du jeu, qu’ils jugent dangereux, et de remonter à sa source… Leur quête mathémagique va les propulser au cœur de la nymphoRmation (un protocole d’accouplement des nombres, ou la sexualité appliquée à l’information...).  La chance au jeu a-t-elle une origine génétique ? Jaz va-t-il se métamorphoser en Jaz-publimouche ? Qui se cache derrière M. Million ? Comment faire un bon poulet Dhansak ?

    Vous le saurez en lisant NymphoRmation, roman de la guerre des pubs et du jeu divisé en sept manches, souvent interrompu par les slogans des publimouches comme par les règles du jeu (règle 3a : Le jeu est sacro-saint), qui s’attaque pour notre plaisir aux paradis artificiels médiatiques. Jeff Noon cède parfois à quelques facilités (la fin, un peu trop grandguignolesque) mais reste un incroyable littérateur (chaque chapitre commence par un survol de la ville, où s’entrechoquent et fusionnent les mots ; la 45ème manche est ainsi introduite : « Petit matin gris du Jungement dernier. Azimutée. Nonchester la moisie. Lèche tes n’ombres. Manche 45, ô tochtones aux 0ssements éloquents. Faites des bourgeons à la fêlévision. Regardez tout miel le généfric digitastiqué. » etc.) et nous propose une nouvelle galerie de personnages savoureux, qui en dépit du caractère hautement chaotique des événements, parviennent à nous émouvoir. C’est que, si son inventivité éclate à chaque page, NymphoRmation bénéficie d’une construction solide, et d’un art certain de la narration empruntant certains codes et son suspense au polar. C’est aussi parce qu’il nous parle du réel. Les mots se mélangent comme les populations, comme les quartiers, comme les technologies. Peaux brunes, noires, blanches. Pauvres, riches, classes moyennes. Homos, bis, hétéros. Filles, garçons, mouches. Curry, coriandre et morceaux d’information. NymphoRmation, c’est ici, et c’est maintenant.

     

    *

     

    Pixel Juice.jpgAvec ses cinquante fragments, dubs et (tout de même) nouvelles, souvent liés entre eux (par un personnage, un thème ou un sample…), le kaléidoscopique Pixel Juice, grand mix d’imaginaire, nous fait lui aussi passer à travers le(s) miroir(s) labyrinthiques de notre société de l’information et du virtuel, où tout se confond, où tout peut arriver, et arriver de mille façons – surtout dans nos crânes et dans les réseaux informatiques. Et dans les livres de Noon. Dans le prologue et l’épilogue du recueil, l’auteur évoque un événement marquant (authentique ou pas) de son enfance, lorsqu’il avait sept ans : un camarade lui propose d’échanger sa superbe maquette d’Aston Martin contre une montre invisible. Le petit garçon accepte, bien sûr. Trop naïf aux yeux des autres, il semble pourtant avoir gagné au change : le pouvoir de l’imagination est illimité.

    La preuve, dans Pixel Juice, il est question : du légendaire dixième magasin, d’un boisson addictive aux six parfums d’ABSOLU, de paroles qui suicident, de la « Métaphorazine » (ou comment s’envoyer du langage dans les veines), d’allergies alphabétiques, de macs en pagaille, de publimouches, de scaraboussoles, d’une « Cabine Fetish », du projet Alice de Chromosoft et de sa technologie Mirrors, de pubs qui tuent (d’ailleurs la mort devient la pub ultime), de clones-miroirs, d’un mode d’emploi incomplet pour un appareil douteux dont on se saura rien, de la joie d’être pixélisé dans un reportage TV, du système antivol Stigmatica, de la castration numérique, d’une charismachine, d’une chasse à on ne sait trop quoi, du dangereux système Muse, d’une promo exceptionnelle, et même de quelques plumes. Entre autres.

    Et ça fonctionne. Jeff Noon excelle dans la forme courte, voire très courte, dans la fulgurance comme dans la forme romanesque. Certains fragments (comme chez Ballard, dans Fièvre guerrière notamment) sont même constitués de lexiques, de modes d’emplois, d’annonces publicitaires. Mais, si l’on peut juger les « dubs » et autres « remix » poétiques un peu légers – du moins dans leur traduction française –, et si les nouvelles plus conventionnelles dans leur forme (« Mini Mac ») sont généralement moins excitantes, c’est dans sa cohérence d’ensemble que Pixel Juice, aux influences multiples (Borges, Gibson, Carroll, Ballard, Burroughs, Cronenberg, Lee Scratch Perry…) impressionne vraiment. A priori, rien de commun entre, par exemple, le récit de « Mini Mac », qui nous décrit l’ascension et la chute d’un mac d’une dizaine d’années, et la promo spéciale pour le modèle Hyper Alice, ou le Dogga dub du DJ Robochien J-Loop… Et si chaque texte en appelle un autre, c’est toujours de façon imprévisible. Tout s’emboîte, mais si l’on oublie le prologue/épilogue, il n’y a ni début, ni fin, comme un Rubik’s Cube qui n’aurait pas de solution, mais aux combinaisons infinies – comme autant de visions, entre dystopie et conte de fée, de notre monde.

     

    Son esthétique singulière, cette manière bien à lui (métaphorisée par la nymphoRmation), de « mixer » les mots et les idées, de les laisser s’accoupler en toute liberté, sied parfaitement à ses récits-miroirs : dans la vie, comme sur le dance-floor ou en littérature, rien ne vaut un bon mix. Vivement la traduction de l’expérimental Cobralingus

     

  • J.G. BALLARD

    Duchamp.jpg
    Marcel Duchamp, Nu descendant un Escalier No.2, 1912
    huile sur toile, 147,5 x 89 cm

     

     

    « Mais ce n’était pas seulement sur le monde extérieur que la douceur du temps répandait les prestiges de tant de charmes neufs et de vertus nouvelles et puissantes : le monde intérieur aussi en était visité et l’âme caressée, surtout à la suave approche des calmes heures du soir ; de même que la glace dessine de préférence ses floraisons et ses arborescences dans le silence des crépuscules, de même la mémoire découvre alors ses cristaux. »

    Herman Melville, Moby Dick (texte français par Armel Guerne)

     

     

    Sans que l’on sache s’il s’agit d’un hasard ou d’une invisible coordination, plusieurs éditeurs mettent en cette fin d’année l’auteur anglais J.G. Ballard à l’honneur, avec de nouvelles traductions (La Forêt de cristal chez Denoël, Le Massacre de Pangbourne, rebaptisé Sauvagerie chez Tristram), le premier tome de l’intégrale des Nouvelles (Tristram) et un recueil d’articles et d’interviews (J.G. Ballard, hautes altitudes, aux éditions è®e). C’est donc en toute logique que le site ActuSF lui consacre aujourd’hui un dossier rassemblant diverses critiques et chroniques signées par Éric Holstein (Millénaire mode d’emploiVermilion SandsLa Trilogie de béton), Jérôme Vincent (Le Monde englouti / Sécheresse), Ketty Steward (Le Monde englouti / Sécheresse également) et moi-même.

     

    Tout d’abord, je vous invite dans « Inner Space : J.G. Ballard : Biographie » à un petit survol de la vie et de l’œuvre de celui que l’on surnomme parfois l’Oracle de Shepperton. Extrait :

     

    JGBallard Nouvelles.jpgNé le 15 novembre 1930 dans une vaste zone internationale de Shanghai (son père travaille dans le textile), Ballard fréquente l’English Cathedral School jusqu’au déclenchement de la Seconde guerre sino-japonaise (1937) : sa famille est alors contrainte de déménager dans un quartier à l’abri des affrontements. Après l’attaque de Pearl Harbour en 1941, les Japonais occupent la zone internationale et, en 1943, commencent à interner les civils des pays Alliés : James passe deux ans de son adolescence au camp de Longhua – au Bloc G, avec ses quarante chambres qui chacune abritaient une famille –, en compagnie de deux mille prisonniers, avec ses parents et sa jeune sœur, assistant aux cours donnés par les professeurs du camp. Ballard s’inspirera largement de cette expérience marquante (illusion de normalité masquant une situation critique) pour son roman L’Empire du soleil, adapté à l’écran par Steven Spielberg, et influencera son œuvre spéculative, comme en témoignent ses obsessions pour l’enfermement, les enclaves communautaires (en 1992, Ballard retournera à Longhua, qu’il trouvera inchangé :« Debout entre les couchettes, je compris que c’était là que j’avais été le plus heureux et m’étais senti le plus chez moi, alors même que j’étais un prisonnier soumis à la menace d’une mort prématurée », racontera-t-il dans un texte publié dans le Sunday Times en 1995) et le devenir-banlieue d’un monde civilisé qu’il perçoit comme un camp, lieu entropique aussi riche en menaces qu’en potentialités (l’une de ses premières nouvelles s’intitulera d‘ailleurs « La Villeconcentrationnaire »). « [Les] événements dont Ballard fut témoin, transmis à Jim de L’Empire du soleil, préfigurent les scènes de ses autres fictions fantastiques plus explicites. », écrit Luc Sante.« Les piscines asséchées, les banlieues désertées et les autoroutes vidées de Shanghai mutèrent en monde de dévastation hantant les nouvelles catastrophistes de Ballard ». (cf. J.G. Ballard, hautes altitudes, p. 121)

    Lire la suite.

     

    L’essai J.G. Ballard, hautes altitudes, s’intéresse surtout au Ballard visionnaire de la postmodernité. On doit à Bruce Bégout le texte le plus remarquable. Extrait :

     

    JGBallard hautes altitudes.jpg[…] dans « Suburbia », lumineux article initialement publié dans le catalogue de l’exposition Airs de Parisdu Centre Georges Pompidou, le philosophe Bruce Bégout, fin observateur de le périurbanisation du monde (lire l’excellent Zéropolis aux éditions Allia), analyse d’abord l’émergence des « sous-villes », c’est-à-dire de ces banlieues décentrées, qui ne sont plus « une simple extension périphérique de la ville », mais « une nouvelle manière de penser et de constituer l’espace urbain », puis tente de la définir par un surprenant poème phénoménologique (extrait :« Nous sommes dans la suburbia là où les parkings désertés constituent des lieux de sociabilité nocturne. / Nous sommes dans la suburbia si un centre commercial représente un pôle d’attraction hebdomadaire dans votre quotidien. »), avant de conclure en beauté avec les visions ballardiennes de cette nouvelle forme d’occupation de l’espace : « L’angoisse de l’homme suburbain devant les espaces infiniment désolés de la banlieue infinie correspond […] traits pour traits au sentiment inquiétant de perte de la position centrale de l’homme dans un monde non géocentrique. La pensée d’errer dans une immensité sans bornes éveille alors une “horreur secrète”, pour reprendre la formule de Kepler. Or, la suburbia n’est plus effectivement un espace centralisé, fini et ordonné, mais l’univers illimité de places disséminées, le continu infini de lieux qui ne sont plus liés par une hiérarchie fixe et immuable. »

    Lire l’article.

     

    Le très remarquable Sauvagerie s’intéresse justement aux prémices de ce glissement suburbain dans l’hyperréalité. Résumé :

     

    JGBallard Sauvagerie.jpgPangbourne Village est un enclos résidentiel du Berkshire, non loin de Londres. Dix familles aisées – banquier, assureur, courtier en bourse, psychiatre, PDG, anciennes gloires du sport, pianiste de concert et autres riches propriétaires – vivaient dans cette édénique enceinte de seize hectares, surprotégée, clôturée, munie d’alarmes électriques, parcourue par des patrouilles régulières et aux avenues et allées privées surveillées vingt-quatre heures sur vingt-quatre par des caméras vidéo. On y nageait dans un tel bonheur qu’une équipe de la BBC s’apprêtait à y tourner un édifiant documentaire. Alors, comment expliquer l’assassinat de trente-deux personnes (tous les résidents adultes, les gardiens et des membres du personnel domestique), et la soudaine disparition de douze enfants et adolescents ?... C’est ce que cherche à comprendre Richard Greville, consultant psychiatre adjoint mandé par le Home Office, auteur du journal médico-légal que nous lisons. Toutes les hypothèses sont examinées, des moins inconcevables (tueur fou, groupe de déséquilibrés…) aux plus improbables (expédition punitive d’un cartel de drogue, erreur de parachutage d’une unité de commandos soviétiques, chute accidentelle d’un gaz neurotoxique expérimental qui aurait provoqué un dérèglement mental chez les habitants d’une agglomération voisine, manipulation inconsciente par des puissances étrangères, élimination par des extraterrestres en quête de jeunes spécimens humains, parents assassinés par leurs propres enfants…) mais aucune n’est jugée réaliste par les autorités. Deux mois après les événements, la police ignore encore tout de l’identité des coupables, et n’a trouvé aucune trace des enfants kidnappés. Le docteur Greville, chargé du dossier, est d’abord incrédule lui aussi, mais à mesure qu’en compagnie du sergent Payne il s’imprègne de l’atmosphère doucement concentrationnaire de la résidence, il finit par reconstituer les faits, et par entrevoir une vérité extrêmement dérangeante…

    Lire la critique complète.

     

    L’on se rend compte, à lire le premier volume des Nouvelles complètes chez Tristram, qui réunit les textes courts de Ballard de 1956 à 1962, que cette vision lucide mais fascinée du devenir-banlieue du monde, a pris très tôt naissance dans son esprit. Extrait de ma chronique :

     

    JG Ballard Nouvelles complètes.jpgLa plupart de ces nouvelles, sans doute marquées par l’internement de Ballard dans un camp de prisonnier japonais en Chine, nous parlent d’une manière ou d’une autre d’enfermement, d’aliénation, d’entropie, de surveillance et de contrôle, mais, comme dans les romans qu’il écrira par la suite, jamais l’auteur de Crash ! ne revendique ni ne dénonce : ce qui l’intéresse avant tout dans l’exercice dystopique – et même cataclysmique –, c’est d’identifier l’impact psychologique des mutations contemporaines (sociales, spatiales, biologiques, technologiques, artistiques ou architecturales) sur les individus. Il nous observe, comme l’étrange personnage du « Dernier monde de monsieur Goddard » (1960) penché au-dessus de son coffre-univers… Inquiet, peut-être ; excité, sûrement. Dès ses premiers textes des années cinquante, Ballard n’a cessé de donner à nos devenirs, aux métamorphoses de notreDasein, de nouvelles images, souvent poétiques, éminemment métaphoriques – et l’on doit ici considérer la métaphore non comme une simple figure de style, non comme l’illustration d’un concept, mais comme un phénomène de pensée poétique, l’expression multivalente, inépuisable, d’une pensée que la raison seule ne peut appréhender, mais qui éclaire une dimension ontologique de l’être. Métaphoriser, pour Aristote, c’est « mettre sous les yeux ».

    Lire la critique complète.

     

    L’influence des peintres surréalistes, déjà évidente dans les nouvelles, trouve sans doute sa plus impressionnante expression dans Le Monde englouti et, surtout, dans ce magnifique et très étrange roman qu’est La Forêt de cristal. Extrait de ma critique :

     

    JGBallard Forêt de cristal.jpgSi le roman, lumineuse inversion de Au cœur des Ténèbres, est traversé par maintes oppositions – chaque personnage semble avoir son double –, par maints contrastes propices à de splendides descriptions rappelant les plus belles toiles de Max Ernst, il est cependant rétif à toute interprétation morale. Port Matarre et le reste du monde sont comparés au purgatoire, c’est-à-dire à l’antichambre purificatrice de l’au-delà, mais comme souvent chez Ballard, nous sommes par-delà le bien et le mal : ombre et lumière ont ici un sens propre à Sanders. L’ombre : l’extérieur. Dans cette « zone grise de pénombre », si terne comparée à la forêt efflorescente – la lumière –, qui brille de mille feux au point que tous ceux qui la contemplent en sont bouleversés, hors du cristal donc, Suzanne n’est pas. Suzanne est la clé de voûte du récit.

     

    Ainsi la cristallisation – célébration finale de l’eucharistie selon le père Balthus – est-elle émanation de l’esprit de Sanders, réification dans le réel diégétique de ses désirs de repli fœtal, de paix et d’amour éternels (l’écriture de La Forêt de cristal coïncide avec la mort de la femme de Ballard en 1964, d’une pneumonie...). Désirs de communion, si l’on veut : la forêt (Jardin d’Éden chatoyant – l’auteur n’évoque-t-il pas des souvenirs archaïques ?) devient une Église où chacun est uni dans le corps mystique du Christ – ou de l’univers – ; où chacun rejoint le Royaume de Dieu après son passage dans le purgatoire du réel.

    Lire la critique complète.

     

    Et lorsque vous aurez lu cette critique de La Forêt de cristal ou, mieux, le roman lui-même, vous comprendrez pourquoi les quelques lignes de Moby Dick lues l’autre soir, et placées ici en épigraphe, ont puissamment résonné avec ma fibre ballardienne.

  • Le Silence de Lorna de Jean-Pierre et Luc Dardenne

     

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    « Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer. »

    E. Lévinas, Éthique et Infini.

     

    « Un meurtre excepté, rien ne marquera ses pas sur la terre »

    Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan.

     

    « Suis-je gardien de mon frère ? »

    Caïn.

     

    « Car sachez, mes Pères, que chacun de nous est assurément coupable ici-bas de tout envers tous, non seulement par la faute collective de l’humanité, mai chacun individuellement, pour tous les autres sur la terre entière. »

    F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov.

     

     

    Tous les trois ans, l’histoire recommence. On voit des bons films, parfois des très bons comme, cette année, L’Homme de Londres de Béla Tarr, Gomorra de Matteo Garrone – Grand Prix cannois mérité –, Entre les murs de Laurent Cantet – belle Palme d’Or – ou No country for old men de Joel et Ethan Coen, sans pour autant que l’un d’entre eux puisse revendiquer la qualification de chef d’œuvre. On s’enthousiasme comme on peut. Et puis, sans crier gare, arrive le nouveau film de Luc et Jean-Pierre Dardenne. Les cinéastes belges ayant déjà été primés plusieurs fois à Cannes (deux palmes d’or pour Rosetta et L’Enfant), on se contentera du prix du scénario obtenu par Le Silence de Lorna, même si en l’occurrence, il serait vraiment dommage de ne retenir que cela : ce nouvel opus, d'une austérité, d'une rigueur toutes bressoniennes, mais également très physique, comme chez Cassavetes, confirme en effet, s’il en était besoin, le génie des deux réalisateurs, maîtres de la mise en scène et immensément doués pour la direction d’acteurs. Jérémie Rénier (La Promesse, L’Enfant, Le Silence de Lorna), Olivier Gourmet (La Promesse, Le Fils, et des apparitions dans les deux suivants), Émilie Dequenne (Rosetta), Morgan Marine (Le Fils, Le Silence de Lorna), Deborah François (L’Enfant), et aujourd’hui la kosovar Arta Dobroshi, sont certes de « nouveaux talents », mais surtout des modèles, au sens bressonien, dont les deux frères ont su exploiter un physique, une vitalité, une présence qui leur appartiennent en propre, mais qui ne trouvent leur plus haute expression que dans ces films. Dans Le Silence de Lorna, Jérémie est stupéfiant en junkie, et Arta Dobroshi, qui n’avait jusqu’ici tourné que dans quelques films tchèques et albanais, nous hantera longtemps. Et de la qualité de leur interprétation dépend entièrement la réussite, la cohérence d’un grand film éthique centré autour du point pivotal d’une rencontre entre deux êtres – du point de vue de l'un d'entre eux. Les frères Dardenne citent souvent l’influence déterminante de la philosophie d’Emmanuel Lévinas. Il nous a donc semblé pertinent de proposer une voie d’accès à la compréhension du Silence de Lorna, à la lumière de l’éthique lévinassienne.

     

     

    Tout commence, évidemment, comme une chronique ordinaire de la vie urbaine, mais la zone industrielle de Seraing a laissé sa place aux décors plus lisses de Liège, et la caméra 35mm supplante la 16mm des précédents films : cette soudaine (et relative) distance – l’image est moins granuleuse, moins chahutée aussi – n’est évidemment pas fortuite : l’énonciateur du Silence de Lorna observe l’abjection comme la rédemption avec la même compassion. Cette fois, les Dardenne s’attaquent aux mariages blancs et aux filières d’émigrants d’Europe de l’est. Jeune Albanaise, Lorna (Arta Dobroshi, qui porte son repli sur son visage) n’a épousé Claudy (Jérémie Rénier, stupéfiant), un jeune camé, qu’afin d’obtenir la nationalité belge. Employée dans un pressing, elle partage provisoirement un appartement – mais pas son lit – avec Claudy, et rêve d’ouvrir son propre snack avec son petit-ami, qu’elle ne voit que rarement, lorsqu’il passe par la Belgique… Pour y parvenir, Lorna accepte un contrat avec un truand taximan, Fabio (Fabrizio Rongione), qui la maintient constamment sous pression : pour une somme rondelette, qui va lui permettre d’obtenir le prêt bancaire essentiel à la réalisation de son rêve, elle devra – une fois que Claudy aura succombé d’une opportune overdose… – épouser un mafieux Russe, lui aussi en quête de papiers en règle…

     

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    Dans cette première partie, Lorna est d’abord entièrement dévouée à ses objectifs : obtenir la nationalité belge, une carte d’identité en règle, et toucher l’argent d’un deuxième mariage blanc. Cette Lorna est toujours dans la satisfaction du besoin, elle entretient avec le monde un rapport exclusivement économique, utilitariste, qui ne porte que sur la quiddité de l’être : l’Autre est un objet, un être sans visage, un phénomène auquel on attribue un prix – un outil, qui a une valeur, mais uniquement commerciale. Le truand, le futur mari russe et, bien sûr, Claudy – dont elle cautionne le meurtre –, représentent tous une certaine somme quantifiable, d’ailleurs figurée dans le film par les liasses du taximan, ou l’enveloppe du junkie, qui leur sont systématiquement associés. Même Sokol, son petit ami, apparaît surtout comme un point d’ancrage, pour Lorna, dans une réalité morale acceptable. Même devant lui, Lorna ne se met pas à nu – ne dévoile pas le total dénuement de son âme.

     

    Lévinas signale qu’en présence de l’autre, « il faut parler de quelque chose », de la pluie ou du beau temps, ou de n’importe quoi. Parler, et accueillir la parole, c’est reconnaître cette présence. Lorsque aucune parole n’est échangée, la gêne s’installe. Mais Lorna, qui n’est que volonté de puissance, voudrait nier la présence de Claudy. S’il la fait revenir en urgence du pressing, c’est juste qu’il a « besoin de parler ». Mais Lorna n’en a cure. Dans leur appartement, il l’appelle, encore et encore, tandis qu’elle cherche à s’endormir, mais elle ne répond pas, sourde à ses supplications. Lorna vit perpétuellement dans la dissimulation, le mensonge, la feinte, le simulacre et, bien sûr, le silence. Elle se réfugie en elle-même pour ne pas avoir à subir le jugement de l’autre, envers sa conduite immorale ou, plutôt, indifférente – irresponsable. Son propre visage ne laisse transparaître aucune émotion, sinon la contrariété. Tout l’enjeu de cette première partie – dont le lieu central est évidemment l’appartement, le lieu privilégié, naturel, de l’hospitalité – est une révélation, celle du Désir métaphysique, celle de l’Infini, celle de sa responsabilité irrésiliable et démesurée envers l’Autre. À mesure que se concrétisent ses espoirs d’une vie normale, Lorna en effet va enfin commencer à voir Claudy sous un nouveau jour, jusqu’à l’épiphanie de leur étreinte – « l’accueil du visage », dans le face-à-face. Cette rencontre inattendue avec l’Autre, qu’enfin elle écoute, qu’enfin elle regarde, à qui enfin elle parle et à qui elle se manifeste, lui révèle son incommensurabilité – l’Infini dont il est la trace –, et fait naître en elle la honte et le sentiment de responsabilité. Lorna passe donc du besoin, qui la constituait en tant que Même, au Désir, qui la constitue en tant que dépendant de l’Autre. Or la demeure est le lieu naturel où se fait la première rencontre de l’altérité, cette brèche ouverte dans la jouissance d’un Moi solipsiste : c’est naturellement dans ce lieu nu du quotidien, que se manifeste, dans le film, la révélation.

     

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    Le moment de cette révélation, Lévinas le nomme « épiphanie du visage », une forme d’hospitalité, si l’on veut, qui « coïncide avec le Désir d’Autrui absolument transcendant », et qui n’est possible que dans la droiture du face-à-face (comme le dit Derrida, « la face n’est visage que dans le face-à-face »). Autrui n’est plus alors un objet, purement « phénoménal », il ne se présente pas sous l’aspect d’une forme liée à une valeur numéraire : le visage fait naître dans le Même la Bonté, et l’interdiction éthique du meurtre. Tu ne tueras point. C’est ça, l’épiphanie du visage. « Tenu en éveil par le visage, par ce contact plus intime que celui de la caresse sur une peau et plus brûlant que le plus ardent Désir, le Moi assigné à responsabilité témoigne prophétiquement de l’Infini et fait advenir en ce monde un commencement d’humanité », écrit Simone Plourde dans Emmanuel Lévinas : Altérité et responsabilité (Cerf, « la Nuit surveillée », 1996). La scène extraordinaire de l’étreinte entre Claudy et Lorna, qui brise la distance instaurée par les cinéastes, constitue l’acmé de la première partie du film – le but vers lequel elle tendait entièrement. Enfin, après avoir refusé de regarder ses interlocuteurs en face (voir ces deux photogrammes, qui montrent Lorna détourner le regard, respectivement, d’un Claudy implorant et du Russe qu’elle doit épouser), enfin donc, Lorna accueille Claudy, enfin elle lui manifeste sa non-indifférence, enfin elle lui parle, enfin elle sort d’elle-même, enfin elle devient « autrement qu’être », enfin elle entrevoit toute la misère, et toute la hauteur, de l’Autre, enfin elle endosse sa responsabilité (et devient gardienne de son argent), enfin, saisie par l’afflux ininterrompu de sa présence, elle s’offre à lui en face-à-face, dans toute sa nudité : « Me voici ! » Voilà ce que montre cette scène d’une intensité inouïe (comme les deux scènes d’automutilation, qui prouvent que pour Lorna son propre corps est un « objet » manipulable, un simple outil comparable au téléphone portable, omniprésent dans ce film, comme d'ailleurs dans L'Enfant), en plan-séquence, où deux corps, où les deux visages dévoilent leur dénuement et se donnent pleinement, gratuitement, l’un à l’autre, l’un-pour-l’autre. La grande réussite formelle du film est d’avoir su montrer, par la direction d’acteurs, par le saisissement des corps en plans séquences, combien la bonté, la résistance éthique au meurtre, passe par le sensible. Certes, pour Lévinas, la caresse cherche, fouille, mais ne se saisit de rien ; le rapport érotique « dé-visage », il est ambigu, équivoque, parce qu’il restreint la responsabilité au couple : un égoïsme à deux, en somme (le Moi aime l’amour que l’Autre lui porte). Ce qui permet de dépasser ce repli sur soi de l’Éros, de « re-visager » l’Autre, c’est la possibilité de l’enfantement.

     

    Dès lors la mort de Claudy ouvre une béance irrémédiable : dans le temps narratif (extraordinaire, terrible ellipse ; disjonction et confusion du temps synchronique du présent diégétique, et du temps diachronique du rapport à l’Infini), dans l’espace (Lorna déménage, le film se déplace), et, inévitablement, dans la psyché de Lorna, déchirée par une culpabilité absolue. Lorna n’avait vécu que dans le mensonge, la manipulation et la dissimulation ; c’est logiquement, morcelée par la mort de Claudy, dont elle sait être responsable devant tous, au point de se substituer à lui en quelque sorte, qu’elle accorde foi à une fiction – cet enfant, né de sa révélation, et qui n’existe que dans son imagination (comme si croire en lui suffisait à le faire exister). Le désordre schizophrénique de Lorna, dans les dernières scènes, n’est pas de nature psychanalytique (relation sujet/objet), mais éthique (relation Même/Autrui) : c’est l’Autre qu’elle porte en son sein, ou plutôt son propre être-pour­-l’autre (son corps n’est plus un outil, il porte en lui l’idée, même métaphorique, de l’Infini)  avorté : c’est aussi l’Absence qui témoigne de sa faillite, et qui exclut le reste du monde de cette nouvelle altérité entrevue et tuée dans l'oeuf. Elle en cherche la trace dans le contact avec l’écorce d’un arbre. Et elle lui parle, à cette Absence – sans qu’elle puisse répondre. La séquence finale, ponctuée par quelques notes d’une sonate de Beethoven, où Lorna se calfeutre et se recroqueville dans une cabane obscure au fond des bois en chuchotant à son enfant imaginaire (« J’ai laissé mourir ton père, je ne te laisserai pas mourir »), est bouleversante. Lorna se retire du monde sensible.

     

    Ni condamnation, ni rédemption, mais possibilité d'une rédemption : Le Silence de Lorna, en grande œuvre éthique, ne nous dit pas comment agir avec Autrui, mais nous montre ce qui se noue d’essentiel, de crucial, d’éminemment humain, dans la nécessaire révélation du face-à-face.

     

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  • D’un silence l’autre

     

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    À venir, sur Fin de partie.