VI
Jésus leur dit : « Je voyais Satan tomber du ciel comme l'éclair ! Voici que je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds serpents, scorpions et toute la puissance de l'Ennemi, et rien ne pourra vous nuire. » (Luc, 10:18-19)
Longue rêverie douce-amère de Hugh, nostalgique de ses deux amours, la mer et la guitare, où l'on apprend qu'il fut philo-, puis anti-, puis à nouveau philosémite. Hugh est arraché à ses souvenirs au mitan du chapitre (qui est aussi, nous rappelle Lowry dans sa lettre à Jonathan Cape, celui du livre) par l'appel au secours de Firmin, incapable de se raser à cause de sa tremblote. L'occasion pour Lowry de nous donner un aperçu de la bibliothèque du Consul. Hugh note bien la présence de classiques littéraires (Gogol, Shakespeare, Blake, Tolstoï…), philosophiques (Spinoza, Berkeley, Duns Scot…), hindouïstes (les Upanishad, le Mahabharata) ou anthropologiques (Le Culte de Shiva et du Serpent en Amérique Centrale) sans oublier un improbable Jeannot Lapin, mais porte surtout son attention sur des ouvrages occultes et ésotériques (« une foule de traités d'alchimie et de Kabbale »), au nombre de sept, très précisément : Dogme et Rituel de la Haute Magie d'Eliphas Lévi, Goetia du Lemegaton du roi Salomon, un Traité du soufre par Michall Sandovigius, le Triomphe hermétique ou la Pierre Philosophale Victorieuse, les Secrets Révélés ou l'Entrée Ouverte conduisant au Palais Souterrain du Roi, le Musaeum Hermeticum (une anthologie de grands textes alchimiques), et les Mondes Suburbains, ou Principes Ėlémentaires de la Kabbale, réédition du texte de l'Abbé de Villars : Physio-Astro-Mystique.
Bien entendu, comme tout herménaute qui se respecte, Malcolm Lowry n'abat ses cartes que pour mieux dissimuler ses sources véritables. « Mais je vois que tu t'intéresses à mes livres, tout à coup », dit le Consul... « Dommage… J'ai oublié mon Boehme à Paris. » Il se pourrait que Sous le Volcan ait puisé chez Jakob Böhme, un grand gnostique chrétien, d'importants éléments de son imaginaire occulte – ses réflexions sur le Jardin d'Eden, ses obsessions septénaires – jusqu'à l'impuissance du Consul, qui pourrait renvoyer à un désir d'androgynie, c'est-à-dire, pour Böhme, à l'innocence sophianique de l'homme pré-adamique (le sexe comme conséquence de la chute – autrement dit du détachement d'Adam de sa Jungfrau Sophia, objectivation de son désir terrestre : après qu'il a cédé à la tentation de la Connaissance, Eve apparaît devant lui – et Adam de céder à une seconde tentation, celle de retrouver son unité perdue, en s'unissant charnellement à elle).
Mais, faisant fi des conseils avisés d'Yvonne, Geoffrey Firmin erre comme un damné sur les chemins de l'Enfer. Ce scorpion – non imaginaire – mais à « l'œil proustien polygonal » – qu'il aperçoit sur un mur, symbolise à lui seul le poison qui coule dans ses veines (« De toute façon un jour ou l'autre il se piquera à mort » annonce Yvonne), mais encore : ce sur quoi Firmin abat sa canne n'est pas seulement le rappel piquant de son D.T. et son désir de pureté originelle (ou de castration), c'est aussi sa renaissance attendue (Dictionnaire des Symboles : « Le Scorpion [à la « nature volcanique »] évoque la nature au temps de la Toussaint, de la chute des feuilles, du glas de la végétation, du retour au chaos de la matière brute, en attendant que l'humus prépare à la renaissance de la vie »). Sa quête hermétique vers l'illumination éthylique semble vouée à l'échec et ne le mener qu'à sa mort prochaine… Ainsi résonnent comme le glas les dernières lignes du chapitre, alors que la petite troupe, augmentée de Laruelle, se dirige vers Tomalin, Firmin recevant d'un étrange petit facteur une carte postale représentant un pont reliant deux déserts au pied du Signal Peak envoyée par Yvonne un an auparavant, et lui témoignant son indéfectible amour : « À un virage dans le lointain, la route disparaissait. »