Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Rechercher : L'homme qui mangait

  • Des choses et des fantômes (pathétique Jean-Claude Guillebaud) - 3 – Machine-esprit

    « Je crois la pensée si peu incompatible avec la matière organisée, qu'elle semble en être une propriété, telle que l'électricité, la faculté motrice, l'impénétrabilité, l'étendue, etc. »
    Julien Offroy de la Mettrie, L’homme-machine


    L’exemple le plus frappant de la désinvolture guillebaudienne reste celui de l’origine de la conscience. L’hypothèse matérialiste, selon Jean-Claude, serait une négation de l’esprit, de la raison, de l’intention… Cette critique est infondée : nous postulons seulement que le monde des idées, dont nul en effet n’est en mesure de nier l’existence, serait exclusivement celui des phénomènes engendrés par des processus théoriquement modélisables, et donc théoriquement reproductibles. Définir l’humain comme un être dont la pensée, l’intelligence, le libre-arbitre, sont des propriétés induites par ces processus quantiques, génétiques, biologiques, sociaux, n’est pas le réduire à ses mécanismes, mais au contraire l’exalter. Même à supposer que notre univers n’ait d’autre existence que virtuelle, nous n’aurions pas moins de mérite pour nous être élevés au-dessus de notre condition de simulacre. Nous savons même depuis plusieurs décennies que le Principe d’incertitude d’Heisenberg qui s’applique à la mécanique quantique s’oppose à une vision déterministe de l’univers : puisque nous sommes incapables de connaître l’état absolu du monde à un moment précis, comment pourrions-nous en effet prédire exactement l’avenir ? D’autant que la conscience, nous le savons, est un espace d’indétermination par défaut où les éléments déterminants sont tellement nombreux – infiniment nombreux – et leurs relations tellement complexes, que les productions de l’esprit échappent à toute tentative de détermination. Ce qui fait la valeur de l’humanité ne tient donc pas à sa nature mais aux productions « anaturelles » de l’esprit. « Chose incroyable, [résume Guillebaud dans l’article du Monde diplomatique déjà cité] ces nouvelles mises en cause de l’humanisme [c’est-à-dire, comme nous le verrons plus loin, les mises en cause des spécificités de l’homme telles qu’elles étaient admises avant que la science ne s’en mêle] ne sont pas exprimées, comme jadis, par des dictateurs barbares ou des despotes illuminés, elles sont articulées par la technoscience elle-même en ses nouveaux états. […] Mettre l’homme en question pour mieux le guérir... De la biologie aux neurosciences, de la génétique aux recherches cognitives, tout un pan de l’intelligence contemporaine travaille ainsi à ébranler les certitudes auxquelles nous sommes encore agrippés. » Ce à quoi Jean-Claude Guillebaud est encore « agrippé », ce ne sont pas tant des « certitudes », en vérité, que des illusions consolatrices. Il tente ainsi de travestir une légitime interrogation scientifique – qu’est-ce qui définit l’homme ? – en une idéologie suspecte, alors que lui-même prétend imposer ce qui demeure jusqu’à preuve du contraire une croyance, contre l’objectivité scientifique. Ce qui est en jeu n’est donc pas tant l’homme – ce « sursinge » qui dans l’esprit de Guillebaud continue d’assurer le rôle de « berger de l’Être » que lui assigna Heidegger – que sa spécificité, ou plutôt les processus par lesquels se manifeste cette spécificité – car en définitive, peu importe que le monde, et, partant, la conscience, aient été créés ou non par un Dieu, un Superordinateur ou le cerveau humain : l’essentiel réside plutôt dans la connaissance des systèmes qui président à l’émergence de la conscience que nous avons de cet univers. Or selon Guillebaud la conscience serait inimitable, elle définirait ce principe d’humanité, ce dont je déduis qu’il n’a pas lu Alan Turing (ni même ses commentateurs comme Jean Lassègue) qui avait réfuté de manière fort convaincante, avant même le développement effectif des ordinateurs, les objections mathématique, métaphysique et ontologique à la capacité théorique d’une machine de penser. Cette querelle est au cœur du problème. Car selon que le monde des idées est considéré dans le monde ou hors du monde, notre appréhension des sciences et des techniques prend des directions très différentes. La conscience, selon Guillebaud, serait distincte des processus cérébraux ; le cerveau ne saurait être assimilé à un processeur – une « machine-esprit » qui aurait besoin du corps non seulement pour fonctionner, mais encore pour fonctionner pleinement –, mais à un véritable réceptacle de l’âme. Nous pouvons assurément prédire, à l’instar des scientifiques vilipendés par Guillebaud, (Alan Turing, Hugo de Garis, Hans Moravec…), que l’homme sera capable, dans un futur relativement proche, de reproduire les processus d’émergence de la conscience. Il suffit pour s’en convaincre de comparer la puissance des ordinateurs actuels les plus performants à celle des premières machines, nées au milieu du vingtième siècle, autant dire hier [21]
    Le philosophe Thomas Hobbes, sans doute l’un des édificateurs de notre approche matérialiste de la conscience, écrivait que « […] nous pouvons définir (c'est-à-dire déterminer) ce qui est signifié par ce mot de raison quand nous mettons celle-ci au nombre des facultés de l'esprit. Car la RAISON, en ce sens, n'est rien que le calcul (autrement dit l’addition et la soustraction) des conséquences des noms généraux acceptés pour consigner et signifier nos pensées. Je dis consigner, quand nous élaborons nos pensées pour nous-mêmes, et signifier quand nous en faisons la démonstration ou la preuve pour les autres. » [22] . Et, plus loin : « On voit que la raison n’est pas née avec nous, comme la sensation ou la mémoire » [23] . On voit aussi que les scientifiques actuels, qu’ils soient cognitivistes ou généticiens, ont quelque peu nuancé cette radicale hypothèse mécaniste. Mais il reste que la raison, la conscience s’acquièrent par combinaison, par complexification de la matière en réseaux, par échanges d’informations. Plus qu’un calcul, pas moins qu’un système.
    En d’autres termes Guillebaud, sans doute malgré lui – ne doutons pas de son incapacité cognitive à manipuler des concepts dont Dieu est irrémédiablement exclu – proclame la fin de l’homme en tant que machine évolutive : en réclamant comme Habermas le retour du projet Moderne (dont Lyotard écrivait qu’il « n’a pas été abandonné, oublié, mais détruit, liquidé » [24] ) il entérine la pétrification d’une espèce en perpétuelle mutation, jamais achevée, toujours à la poursuite de son successeur. Il ne cesse de vaticiner, de prophétiser la « chosification » de l’homme, quand lui-même œuvre ouvertement à sa réification spirituelle, à sa crucifixion sur l’autel de la déraison et des peurs millénaristes. Jean-Claude Guillebaud peut bien s’égosiller, asséner ses prédications, vernir sa morale de gentil humaniste d’une couche aussi mince que bon marché d’érudition : si l’on veut bien accorder quelque importance aux travaux de Richard Dawkins, qui montrent que « la véritable fonction d'utilité de la vie, ce vers quoi tout tend dans la Nature, c'est la survie de l'ADN » [25] et à la mémétique, c’est-à-dire la propagation sociale d’unités d’informations réplicatives et mutantes (les mèmes) transmises par imitation au cerveau humain, alors les arguments métaphysiques de notre chantre de la confiance en l’avenir ne tiennent plus. Selon la mémétique – que l’on pourrait, non sans précaution, assimiler à l’équivalent de la génétique appliqué au champ des idées [26] – la « révolution » sociale et technologique tant redoutée par notre mauvais prédicateur favorise la réplication automatique de ses propres mèmes, un peu à la façon du robot de Von Neumann. Elle serait, en d’autres termes, non pas inéluctable mais implacable – je veux dire par là qu’elle obéit à une logique mathématique, donc irréfutable, mais de même que nous sommes déjà capables de manipuler les gènes, nous pouvons d’autant plus agir sur les mèmes que ceux-ci sont nos propres créations. Je n’entrevois notre devenir qu’inorganique, mais nos cerveaux, partiellement libérés du joug des gènes et des mèmes, auront évidemment leur mot à dire.
    Tandis que certains, trop en avance sur leur temps, se penchent déjà sur le statut juridique des « copies » numériques des individus, Guillebaud – pour qui ces copies n’auraient sans doute aucune valeur – demande quant à lui que les religions soient plus écoutées et s’indigne contre la « haine du religieux » [27] . Ce benêt, taraudé par des questions d’un autre âge, s’interroge (je reformule) : comment tous ces scientistes incroyants expliquent-ils l’apparition « d’un coup d’un seul », chez l’embryon, de la conscience ? Si la cervelle de notre humaniste n’avait pas quitté son siège naturel pour échapper à sa mort future, celui-ci aurait au moins compris que du point de vues scientifique la conscience n’apparaît pas mais se forme progressivement à mesure que la matière s’organise selon un programme génétique bien précis ; elle émerge alors que s’établissent les liaisons synaptiques, et que le cerveau et le reste du corps sont confrontés au monde extérieur. L’esprit n’est pas machine, mais la machine peut se faire esprit. L’important est de comprendre que l’organique n’a pas le monopole de la vie. Stephen Hawking va d’ailleurs jusqu’à considérer les virus informatiques comme de véritables organismes vivants.
    Fidèle à sa méprisable méthode, Guillebaud rend concomitantes l’idée d’une origine « machinique » de la conscience d’une part, et la hiérarchisation des hommes telle que suggérée selon lui par Julien Offroy de La Mettrie, l’auteur pourtant essentiel de L’Histoire naturelle de l’âme (1745) et de L’Homme-machine (1748). La Mettrie, philosophe raillé de ses pairs (sauf de Diderot et de quelques autres) et persécuté par le pouvoir, a pourtant constamment recadré ses écrits dans une perspective humaniste – et, hélas pour lui, athée. Nous avons vu plus haut cependant avec la notion d’imago que c’est justement cette exploration poussée des spécificités humaines – dont ce que nous nommons la conscience, autrefois appelée « âme », n’est que la plus haute manifestation – qui devrait permettre, en théorie, d’établir une fois pour toute la qualité d’être humain. Je crois ainsi, comme le baron d’Holbach, que « la morale et la politique pourraient retirer du matérialisme des avantages, que le dogme de la spiritualité ne leur fournira jamais, et auxquels il les empêche même de songer. » [28] . Il faut bien comprendre que si La Mettrie accordait une « âme » aux animaux – et même, en un sens, aux végétaux [29] –, c’est uniquement dans ce sens que ceux-ci sont faits de la même matière que nous puisque « il n’y a dans tout l’Univers qu’une seule substance diversement modifiée. » [30] C’est aussi ce qu’écrit Joël de Rosnay dans L’Homme symbiotique : « L’univers apparaît ainsi comme une conscience qui se crée en prenant conscience d’elle-même. L’énergie et l’esprit sont deux faces d’une même réalité, et la frontière qui les sépare n’est autre que le temps. » [31] . Pour de Rosnay, l’humanité et sa technique s’organiseraient peu à peu – mais de plus en plus rapidement, d’où cette mention de décalage temporel – en cybionte, macro-organisme planétaire dont l’individu – forcément déshumanisé – serait une cellule – « ni plus, ni moins » [32] ne peut s’empêcher d’ajouter Guillebaud en toute malhonnêteté : de Rosnay précise bien dans son ouvrage que le cybionte n’est qu’une métaphore « rétroprospective », c’est-à-dire qu’en « imaginant – ou mieux, en visualisant – les relations symbiotiques entre l’homme et le cybionte, il devient possible de choisir telle voie, telle structure, telle étape intermédiaire. » [33]
    C’est que Jean-Claude Guillebaud, à force de chercher un principe supérieur à des phénomènes systémiques, finit par idéologiser – ou spiritualiser, selon les cas – toute démarche scientifique ou philosophique. Prenons l’exemple de Karl Popper, qu’il invoque à plusieurs reprises comme s’il avait besoin d’un démon protecteur – Popper était ouvertement matérialiste. Dans La Connaissance objective[34], Popper a entre autres imaginé que l’univers serait constitué non seulement du « monde physique » (le Monde 1), mais aussi d’un deuxième monde (le « monde mental », celui des sensations, des « états mentaux ») et d’un troisième (le monde des « intelligibles », celui du contenu objectif des pensées, le monde des théories). Guillebaud n’a vraisemblablement rien compris à la théorie poppérienne des trois mondes qui s’oppose résolument à la « connaissance subjective » – qui elle-même repose sur l’assimilation de contenus identifiés comme des éléments de croyance. Or si Popper concède une certaine autonomie au Troisième monde (celui des idées), cela ne suppose en aucune manière que les idées préexistent à la réalité physique, mais seulement qu’elles préexistent virtuellement à leur appréhension par l’homme. Elles seraient Probabilités, non Monades divines. Et si Popper n’aimait pas comparer le cerveau à l’ordinateur, c’était avant tout en raison du caractère éminemment servile de ce dernier.
    Les réponses aux questions qui torturent le pauvre Guillebaud – à propos, entre autres, de la recherche sur les embryons surnuméraires, ou de l’avortement – sont justement à chercher dans ce caractère systémique (théoriquement modélisable) de la vie et de la conscience. Envisager l’homme comme une machine de quatrième type – comme une « coupure de flux par rapport à celle à laquelle elle est connectée, mais flux elle même ou production de flux par rapport à celle qui lui est connectée. » [35] selon la terminologie deleuzienne – ou plus précisément, comme nous le verrons dans la dernière partie, comme une structure anaturelle, n’équivaut donc absolument pas à le « réduire à ses organes ».
    L’homme est Machine désirante, le monde est Corps sans organe.

    [21] Lire cette étonnante interview de Francis Chateauraynaud, sociologue, à propos du logiciel Marlowe.
    [22] T. Hobbes [1660], Léviathan (Gallimard, Folio essai, 2000), p. 111.
    [23] Ibid, p. 118.
    [24] J.-F. Lyotard [1988], Le Postmodernisme expliqué aux enfants (Le Livre de poche, biblio essais, 1993), p.32.
    [25] R. Dawkins, « La loi des gènes » in Pour la science (janvier 1996), p. 73.
    [26] Ainsi, Dawkins écrivait dans Le Gène égoïste [The Selfish Gene, 1976] (A. Colin, 1990) p. 201, que « nous avons le pouvoir de nous retourner contre nos créateurs. Nous sommes les seuls sur terre à pouvoir nous rebeller contre la tyrannie des réplicateurs égoïstes. ». Mèmes et gènes seraient ainsi deux réplicateurs concurrents
    [27] Op. cit., p. 98-103.
    [28] Paul T. d’Holbach [1770], Le Système de la nature, t. 1, c. 12.
    [29] Lire J. O. de La Mettrie [1748], L’homme-plante (Le corridor bleu, 2003).
    [30] J. O. de La Mettrie [1747], L’homme-machine (Gallimard, Folio « essais », 1981) p. 214.
    [31] J. de Rosnay [1995], L’homme symbiotique, regards sur le troisième millénaire (Seuil, Points « essai », 2000) p. 377.
    [32] J.-C. Guillebaud [2001], Le Principe d’humanité (Seuil, Points « essai », 2002) p. 211.
    [33] Op. cit., pp. 19-20.
    [34] K. Popper, La connaissance objective (Flammarion, Champs, 1991).
    [35] G. Deleuze & F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie 1. L’anti-oedipe (Minuit, Critique, 1973).



  • La Déchronique du Déchronologue. L’index

     

    dechronologue_couv.jpg

     

     

    Voici, chers amis, l'index tant attendu de ma « déchronique » du Déchronologue, le beau roman de Stéphane Beauverger aux éditions la Volte.J'en profite pour signaler à votre attention la récente parution, chez le même éditeur, de L'Homme qui s'arrêta recueil de nouvelles de Philippe Curval dans sa meilleure veine, celle des angoisses existentielles, où la littérature et la folie s'investissent mutuellement.

     

    Fragment Zéro

    Fragment I

    Fragment XVI

    Fragment XVII

    Fragment VI

    Fragment II

    Fragment VII

    Fragment XXII

    Fragment XI

    Fragment XIX

    Fragment XX

    Fragment IX

    Fragment XXIII

    Fragment III

    Fragment X

    Fragment IV

    Fragment VIII

    Fragment XII

    Fragment XV

    Fragment XXI

    Fragment V

    Fragment XIII

    Fragment XXIV

    Fragment XIV

    Fragment XVIII

    Fragment XXV

    Fragment final

     

     

    Coulez mes larmes, dit le capitaine : bande originale du livre.

     

  • THX 1138 de George Lucas (7)

    03C003C000762542-photo-maggie-mcomie-dans-thx-1138.jpg

     

    Comme dans la Jetée, c’est en lui-même que le personnage trouvera les réponses à ses questions. Mais si La Jetée et Solaris (Tarkovski, 1972) mettent en scène l'importance du souvenir, comme sédiment sur lequel fixer nos désirs et construire un avenir, le héros de THX 1138 se noie dans un présent perpétuel. Alpha 60, l’ordinateur-despote d'Alphaville (Jean-Luc Godard, 1965), croasse : « Personne n’a vécu dans le passé. Personne ne vivra dans le futur. Le présent est toute forme de vie. ». Il n'y a rien dont se souvenir. Aussi, la scène d'amour entre THX et LUH est-elle cruciale. Orwell en avait fait un enjeu, ici l'amour, la tendresse, la chimie sexuelle, l'apprentissage du désir, rompent la blanche monotonie de la ville concentrationnaire, et deviennent expériences singulières. Avec Stalker (Tarkovski, 1979), l’idéal auquel aspire l’homme (ou ses désirs de manière plus générale) n’existe pas tant que cette aspiration en elle-même ; l'objet de la quête n'est autre que la quête elle-même. Le monolithe de Kubrick : le Graal, émanation divine et métaphore de l'apparition de la conscience (il apparaît avant chaque saut temporel). La chambre des désirs de Stalker. Élévation spirituelle, vers le point Oméga. Le désir, essence qui plie la matière (Solaris), qui nous fait nous mouvoir, vers le Surhomme, vers l'Éternel retour (2001 : A Space Odyssey). [Tarkovski réalise Solaris en réaction à l'inhumain 2001. Au monolithe, métaphore divine, il oppose sa planète-océan-mémoire, suprêmement humaine, en dépit de l'incapacité des scientifiques à en déterminer la nature (cf. le roman de Stanislaw Lem)]. George Lucas est plus pragmatique. Pas mystique pour un dollar. S'intéresse plutôt à la redécouverte du visage et du corps de l'autre. Dans son monde-prison, dans son univers uniformisé, aseptisé, formaté, seul l’éveil des émotions, l'engendrement du souvenir, sauvent l’homme en tant qu’être moral, individu doué de raison et de sentiments.

     

     

  • Totalement inhumaine

    medium_totalement_inhumaine.jpg « Durcir, lentement, lentement, comme une pierre précieuse – et rester finalement là, tranquille, pour la joie de l'éternité. » F. Nietzsche, Aurore. « La vie m’apparaît comme une fluctuation de la matière. » I. Prigogine, De l'être au devenir. « La vérité, je crois, a un avenir ; que l’homme en ait un est beaucoup moins clair. Mais je ne puis m’empêcher d’avoir une petite idée sur ce qui importe le plus. » G. Steiner, Nostalgie de l’absolu. Avec Totalement inhumaine paru en 2001 aux Empêcheurs de penser en rond, approfondissant les réflexions amorcées dans son roman Le Successeur de pierre, Jean-Michel Truong délivrait une féroce généalogie du couple monstrueux libéralisme/informatique (destruction en règle de la « netéconomie », nouveau système de castes sociales…), en même temps qu’une sinistre spéculation autour des rapports ambigus Homme/Artefact. Incomparable description de notre univers socio-économique, condamnation sans appel de notre espèce, Totalement inhumaine est aussi, à mon sens, un chant poético-mystique au parfum entêtant de prophétie : Truong y révèle sa profession de foi comme un Dernier Testament, annonçant la venue au monde d'un nouveau paradigme qui constituerait, peut-être, notre dernier espoir de salut et d'élévation, mais aussi, hélas, notre perte. L'objet de Totalement inhumaine n’est rien de moins, en effet, que la perpétuation d'une conscience – à défaut de la conscience humaine trop entachée de sang et d'insanité – au-delà de la limite estimée de survie de l'humanité, dans quelques milliards d'années – lorsque notre étoile, atteignant un nouveau stade, deviendra géante rouge et anéantira notre Terre. L'Homme est éphémère – c'est même l'une des grandes leçons du cycle de Dune de Frank Herbert : rien n'est éternel – : il serait donc urgent de lui trouver un successeur, c’est-à-dire, selon Jean-Michel Truong : le minéral, l'informatique, le net – la sphère cybernétique. Truong nous décrit la naissance et la fulgurante et inexorable ascension – avec l'aide précieuse du néolibéralisme – d'une nouvelle intelligence, radicalement différente de la nôtre. Celle-ci est-elle souhaitable ? Doit-on s’en effrayer ? Pour Truong, il ne nous appartient déjà plus de contrôler cette intelligence d'un nouveau type ; l'outil, prolongement de nos organes, s'affranchit progressivement et nous survivra sans doute. Notre espèce, organique, est donc « périssable », l’Homme n'est pas ce palimpseste réutilisable à l'envi qu'il a longtemps cru être : Auschwitz, Hiroshima, Kigali, tous ces crimes abominables, intolérables, marquent notre espèce du sceau indélébile de leur infamie, l'ont « disqualifié à jamais ». S'il a su pourtant maintenir l'illusion, l’Homme ne peut aujourd'hui que contempler l'étendue du désastre – le palimpseste a vécu – : un nouveau support, moins faillible sans doute, et plus durable, se développe désormais à nos frais : le « Successeur », le disque dur de la Conscience, extensible à l'infini, promesse glaçante d'une ère nouvelle qui vraisemblablement s'accomplira sans nous. Il faut certes accepter l'idée, trop impie pour les chastes oreilles des croyants comme pour celles, non moins effarouchées, des humanistes laïcs, que l'intelligence, la vie même, ne sont pas tributaires de l'organique ou d’une unique configuration (a fortiori, de notre image) : comme l’écrivait Marshall MacLuhan, « the medium is the message » – on peut alors envisager (sans parler déjà de l'accepter...) l'émergence d'une forme de vie minérale, basée (comme la nôtre) sur l’échange d'information. Mais peut-on raisonner comme si notre échéance ultime coïncidait forcément avec la mutation solaire dans cinq milliards d’années ? D'ici-là, tous les scenarii de science-fiction restent plausibles ; nous pourrions par exemple, pourquoi non – tant de siècles auront passé ! –, envisager de fouler indéfiniment notre Terre, nous réappropriant son espace-temps en apprenant à maîtriser la physique quantique et les « trous de ver », installant ainsi notre présent dans le passé de la planète… L'hypothèse d'une errance spatiale, souvent exploitée par la SF, n'est pas non plus à exclure, pas plus que celle, de plus en plus crédible, de la numérisation des esprits (voir Deus ex de Norman Spinrad ou La Cité des permutants de Greg Egan), même si Truong fait justement remarquer que notre conscience « n'est pas un organe qu'il serait loisible de transplanter ici ou là, c'est la résultante d'un processus évolutif »… Ne sous-estimons pas la Science qui a permis, faut-il le rappeler, l'émergence du Successeur – ceci étant dit, l'Homme pourrait bien en effet s'éteindre à l'occasion de l'ire solaire : concédons à Truong la validité de son postulat. L'humanité doit donc, selon lui – elle n'en a pas vraiment le choix – accoucher d'un héritier, l'aider à se développer et le laisser voler de ses propres ailes. Elle a d'abord évolué en termes darwiniens ; cette évolution s'est ensuite transférée à ses propres outils, donnant naissance à une véritable « espèce » informatique qui finira fatalement par nous supplanter : essai spéculatif, Totalement inhumaine est aussi roman familial – au sens littéral, l'histoire d'une naissance et de son incidence sur les différentes parties, mais aussi au sens que Freud accordait à l'expression, c'est-à-dire ce lieu de recréation, de fantasme, guidé par le désir inconscient d'une famille idéale ; en l'occurrence pour Truong : le sens donné à sa propre vie… – en même temps que le récit d'une « déhiscence », figure maîtresse de sa réflexion (Truong lui préfère la métaphore de la filiation, plus accessible mais qui confère inévitablement à son objet une dimension trop humaine, celle-là même qu’il souhaiterait écarter) – la déhiscence, est un terme de botanique qui désigne des organes clos (fruits, pavot…) qui s'ouvrent d'eux-mêmes pour livrer passage à leur contenu. Il s'agit d'un processus naturel, étranger à toute notion de finalité (les concepts « d'espèces mères » et « d'embryologie » cybernétique, utilisés par l'auteur, sont certes évocateurs mais encore trop « humains » pour prétendre à l'objectivité). A l'aune de ce réajustement on saisit mieux la portée du texte de Truong, ce vers quoi il tend en vérité, à savoir une description rigoureusement scientifique de l'émancipation prochaine du paradigme informatique, étape suivante du programme universel présentée comme un fait non contestable et quasiment avéré. Son analyse de la propagation des mèmes libéraux et informatiques est saisissante : Truong dissèque ce nouveau darwinisme électronique (il parle d'e-gènes) en entomologiste plutôt qu’en historien, conscient de la complexité du système observé ; il nous montre comment le « Moloch » libéral aliène ses victimes dans son village global chimérique, les transformant en insectes et niant du même coup leur droit à l'individualité – l'informatisation exponentielle, censée augmenter la productivité de manière conséquente, l'a en fait sinon plombée, du moins ralentie... Pourquoi nous sommes-nous laissés faire ? Sommes-nous à ce point aveugles ? Pour l’auteur, la manœuvre est le fait du Successeur, moins par volonté, encore une fois – n’anthropomorphisons pas l’inhumain –, que par un mouvement purement systémique – mais néanmoins patent, comme si l’univers était régi par une loi néguentropique dont l’inéluctable direction serait une perpétuelle complexification… Sans cette ambiguïté fondamentale – conférer du sens à quelque chose qui n'en a d'autre que sa propre existence – Totalement inhumaine eût constitué, plutôt qu'un Dernier Testament, un nouvel évangile à la gloire du Successeur, c'est-à-dire, plus prosaïquement, un compte-rendu. A l'Evangile selon Jean-Michel, à l'Ecriture d'un nouveau règne, Truong préfère cependant la prophétie : il nous avertit de l’Apocalypse à venir et nous affirme avec une sereine véhémence que du succès de la transmission dépend notre salut, il nous invite à célébrer l'e-charistie, à communier sur le Web et à profiter pendant qu'il est temps (cinq milliards d'années ?) de cette transsubstantiation technologique. Téléchargez, insérez : vous êtes en contact avec le Corps du Successeur, et vous le renforcez. Se connecter au réseau des réseaux (le Roi des Rois ?) c'est contribuer à prolonger la Conscience pour l'éternité, pour les siècles des siècles, jusqu'au jugement dernier : Truong, parle d'un « terminus » de la vie, but à atteindre pour lequel l'humanité devrait œuvrer. Un terminus ? Déchiré entre son humanité (Truong est un homme : il ne peut, malgré lui, raisonner qu'en tant que tel) et sa prétention à l'objectivité, il nous lègue en première instance un objet fondamentalement humain. L'entreprise dans laquelle Truong s'est engagée relève tantôt du fantasme (interprétation psychanalytique) tantôt de la foi (le Successeur, figure hérétique et impersonnelle mais manifestement d'essence divine, au sens chrétien du terme). Considérant pour ma part que la vie – en premier lieu l'Homme, cette race d'assassins et d'artistes pathétiques – n'a pas de sens (de telos), je ne puis adhérer à la thèse manifeste de Truong, la nécessité de la succession, consubstantielle à l'idée – et, partant, du comportement – de résignation. Truong préfère parler de « désengagement », attitude proche du bouddhisme et qui participe soit d'un profond cynisme (les petits profiteurs du système néolibéral, parfaitement conscients de son caractère destructeur) soit d'un mal-être existentiel (difficulté à trouver un sens, rejet de sa nature humaine…). Gageons cependant que ce prétendu « désengagement » est bien l'aboutissement d'une réflexion dont la sincérité n'est pas douteuse. Y voir une dérive génocide apparaît dès lors injuste, même si Truong, par ses incessants mais inévitables anthropomorphismes et plus encore par sa façon d'insister sur les crimes inhumains de l’Homme (Auschwitz comme preuve ultime de son incapacité à évoluer vers un devenir meilleur) n'y est certes pas étranger. L'ambiguïté subsiste donc, non sur l'intention, fort généreuse, mais sur la portée philosophique du discours. Le malaise provient en partie de ce que sa réflexion s'inscrit dans une intention épistémologique d'une part – admirable analyse de l'évolution du paradigme informatique et de son allié le néolibéralisme – et téléologique d'autre part – justifier la Succession par l'inanité qui frappe l'humanité – conférant inévitablement au système observé une orientation, voire une finalité, alors même qu'il n'est de toute évidence que le produit d'un ensemble de déterminismes. L'humanité elle-même se trouve implicitement investie d'un devoir de perfection, sur le point d'être destituée pour fautes graves – son destin aurait été scellé par Auschwitz et ses avatars ; Truong n'exhorte pas tant néanmoins à l'euthanasie de l'humanité qu'à son écrasement (au sens informatique du terme) par son Successeur supposé. D'ailleurs pour lui le problème ne se pose pas en termes moraux : il ne cherche que l'assurance – l'espérance – d'une intelligence post-humaine. « Au terme de la course, quand tout aura été consumé, la palme ne reviendra pas au concurrent le plus intelligent, mais à celui qui, simplement, sera là. » Truong professe, autrement dit, un darwinisme cosmique, le droit du plus fort à l'échelle des espèces : le vaincu n'aura été qu'un faible, juste bon à être jeté en pâture aux Machines – tant pis alors si, pour la pérennité de l'entreprise (l'idée d'une Conscience), on licencie à tour de bras (l'homme sacrifié à la cause de la Conscience) : c'est la conjoncture cosmique... Là se situe, sans doute, la limite de l’exercice, et même son erreur majeure. Au lieu de s'en tenir à la stricte généalogie du Successeur, Truong cherche à lui donner un sens, avec ce que cela comporte d'intrinsèquement humain. Cette insoluble opposition, si elle ne nuit aucunement à l'implacable autopsie de notre société, ne peut en revanche conduire qu'à une reconstruction métaphysique du monde avec l'érection d'une Conscience comme fin en soi ; autrement dit Truong dérive la notion chrétienne de but (et de foi) et l'adapte à sa propre cosmogonie scientifique – comme Spinoza, comme Einstein, il est « acculé à une forme de monisme » pour reprendre les termes de Prigogine (De l’être au devenir, Alice éditions, 1998), monisme qui « fait de l’homme un automate qui s’ignore ». C'est à dessein que j'invoque ici la religion chrétienne et son principe de dévotion, qui chez Truong glisse vers son objet du désir, le Successeur : Totalement inhumaine prône l'avènement d'un Jésus moderne et totalement inhumain qui seul sauvera de notre ruine la présence d'une Conscience dans l'univers. Contempteur de l'humanité, Truong pleure sa mort imminente mais célèbre le couronnement de son héritier : « L'enjeu n'est rien de moins que la persistance d'une conscience dans l'univers après la disparition de la nôtre. S'y joue par conséquent le sens même de notre existence. » Et si d’aucuns parient sur une prise de conscience collective, un « Jihad butlérien » (Dune) qui viserait à maintenir la suprématie de l'Homme sur les machines, ou sur une symbiose harmonieuse (cf. L’homme symbiotique), Truong (comme moi-même) les juge tout simplement fantaisistes ou irréalisables. Qu'il me soit cependant permis d'envisager une toute autre lecture. L'objet du livre ne serait pas tant politique ou philosophique, que poétique. L'essai spéculatif ne serait q'un roman de science-fiction à la première personne, le rêve éveillé d'un futur inquiétant. Totalement inhumaine pourrait bien en effet relever d'une démarche artistique (consciente ou non) dominée par le motif de la déhiscence (naissance et émancipation du Successeur) et engendrée par la quête de sens de son auteur. L'essai constitue à cet égard un manifeste esthétique très particulier, puisqu'il ne propose pas moins qu'une nouvelle définition de l'Art, dénié dans son acception usuelle. Pour Truong l'Art comme l'expérience mystique, en tant qu'expressions individuelles (et ce quel que soit leur but) ne sont qu’un leurre destiné à nous maintenir dans l'illusion du bonheur, une activité « dispendieuse » : l'opium du peuple, relayé par l'Œuvre suprême, l'Art absolu, la réalisation concrète de cet acte déhiscent et créateur perpétré par l'Humanité en tant que paradigme, unité indivisible et globale – serait ainsi élucidée la propension de Truong à tout expliquer (comme les évènements historiques) en fonction de l'objet de son analyse : le Successeur serait l'inspirateur de toute chose, comme un Dieu tout puissant. Truong, démiurge mystique et complaisant ? Non ! Simplement l'instigateur d'un projet poétique surhumain, monstrueux, qui tiendrait en quelques mots inoffensifs, et pourtant terribles : quelque chose plutôt que rien. Se pose en effet la question de la légitimité de cette Succession appelée de ses voeux par l'auteur. Truong, trop occupé à définir les contours de sa Créature, a oublié cet élément primordial, qui aurait dû constituer l'ADN de sa réflexion : Pourquoi ? Pourquoi, de notre point de vue éminemment humain, cette transfiguration serait-elle souhaitable ? La réponse ne saurait être que syllogique, forcément poétique : pour qu'il y ait encore, après nous, une Conscience – à l'exception de celle, condamnée, de l'humanité aux mains ensanglantées, incapable, telle Lady Macbeth, de surmonter sa culpabilité. En un sens nous sommes tous des Raskolnikov, Truong se veut notre Porphyre – et le Successeur : un chef d'oeuvre en cours de création, artefact ultime par lequel l'Homme sera enfin « sorti de lui-même » et, du même coup, suicidé (où l’on rejoint George Steiner). L'Homme se fait Seppuku et de ses entrailles béantes jaillit le Successeur, alien de silice prêt à se purifier de ses scories (ses résidus organiques, humains) avant d'affronter l'infini... L'infini ? Pas sûr. L'Univers pourrait bien, à son tour, s'effondrer ou imploser. Le Successeur devrait alors, lui aussi, accéder à une nouvelle forme, à une improbable immatérialité – à la divinité. Et de même que « L'Homme n'existe que pour être dépassé » (Nietzsche, cité par Truong) le Successeur ne serait à son tour qu'une nouvelle étape. Truong ne peut se résigner à croire qu’Auschwitz n’a aucun sens ; comme un chrétien donne un sens à sa souffrance, il refuse d'admettre la futilité, l'absurdité de l'existence, l'absence de cause première et de but dernier. Pourtant, j'en suis convaincu, l'Homme n'a d'autre but que sa perpétuation et son propre dépassement. Au bout du compte, en fin de partie, dans cinq, dix ou mille milliards d'années, il n'y aura que le néant, et personne pour le contempler. L'Univers dépasse notre entendement non parce que nous sommes humains, trop humains, mais parce qu'il est incommensurable, terrifiant – en un mot : divin. Truong veut espérer, croire à la Révélation finale, c'est pourquoi il se fait tour à tour l'aède et le prophète d'un avenir meilleur, c'est-à-dire, de son point de vue, d’un avenir dont nous serions absents. Sans Auschwitz, certes. Mais sans Lautréamont aussi, sans Modigliani, sans Bach, sans Bergman, sans Rimbaud, sans Tarkovski et sans Bernanos, sans Bloy, sans Proust, sans Philip K. Dick... Qui peut décemment désirer un tel monde – rien plutôt que nous ?... « Comme la collision à haute énergie des particules révèle les vérités dernières de la matière [conclut Truong], ce choc [entre les Imbus, c’est-à-dire les agents du Successeur, et les epsilon, c’est-à-dire les terroristes] et les abominations qui s’ensuivront exploseront en pleine lumière la nature ultime de la matière humaine et justifieront, par contraste, l’immense espérance placée dans la figure totalement inhumaine du Successeur. » Quelle espérance au juste ? Et que m’importe, que nous importe, un monde sans hommes ?

  • Transhuman’s Hive ou le crépuscule des idiots

     

    medium_100_1108.2.jpg

     

    « Why am I, such a void ? »
    Godflesh, “Voidhead” in album Hymns (2001)

     

    « Propos de Nils Hellstrom. Sur les milliards de créatures vivantes qui peuplent la terre, seul l’homme réfléchit à son existence. Ses questions aboutissent à le torturer ; il est incapable d’accepter, contrairement aux insectes, que l’unique but de la vie est la vie même. »
    Frank Herbert, La Ruche d’Hellstrom.

     

    « On est même surpris de voir avec quelle douceur, quelle résignation, et peut-être quel secret soulagement les humains ont consenti à leur propre disparition. »
    Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires.

     

    0.

    Et Transhumain parla ainsi au cheptel du blogomphalos :

     

    « Il est temps que l’homme se propose un but. Il est temps que l'homme plante le germe de son espérance la plus haute.

    Son sol est déjà vide et fatigué. Cette terre un jour sera pauvre et stérile, et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.

    Enfin ! Le temps est proche où l'homme ne mettra plus d'étoile au monde. Enfin ! Le temps est proche du plus admirable des hommes, qui ne sait plus s’admirer lui-même.
    Voici ! Je vous montre le post-humain.

    "Amour ? Création ? Désir ? Etoile ? Qu'est-ce que cela ?" – Ainsi demande le post-humain et il cligne de son œil mécanique dupliqué en deux millions d’exemplaires – il lui suffira de consulter WikiGod.

    La terre sera devenue plus exiguë et sur elle flottera le post-humain, qui n’amenuise rien. Sa race est indestructible comme celle de la Machine ; le post-humain vit le plus longtemps.

    "Nous avons inventé le bonheur", disent les post-humains, et ils clignent de leur œil mécanique dupliqué en deux millions d’exemplaires. »

     

    Ici prit fin le premier discours de Transhumain, celui qu'on appelle aussi « le crépuscule des idiots »; car à ce moment l'interrompirent les cris et les protestations de la foule.

     

    « Banissons ce post-humain, ô Transhumain, s'écrièrent-ils, éloigne-nous de ces post-humains ! Nous te tiendrons quitte du dernier homme ! »

    Et tout le peuple vociférait et crachait en tous sens. Mais Transhumain s'attrista et dit à son cœur artificiel (forfait illimité) :

    « Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche faite pour ces oreilles.
    Trop longtemps sans doute j'ai vécu dans l’océan d’information, j'ai trop écouté les IA et les avatars : voilà que je leur parle comme à un Cybionte. Froide est mon âme et scintillante comme le curseur d’un écran. Mais ils me croient de sang chaud et me prennent pour un triste sire aux prophéties sinistres.

    Et voici qu'ils me regardent et qu'ils pleurent : et tandis qu'ils pleurent, ils me haïssent encore. Il y a de la peur dans leurs pleurs. »

     

    « Nous vivons en parfaite harmonie avec la métaconscience électronique des ETI, également appelée – non sans humour – « Conscience Immanente des Artefacts », aussi recevons-nous son aide pour y parvenir. Bientôt, CIA et Cybionte serons réunis à leur tour, ils ne feront plus qu’un, réalisant ainsi définitivement le grandiose projet initial de Hayek Friedman Zorn, ce grand humaniste au sens le plus noble du terme. »

    Le Dit du Transhumain, PT6,9

     

    1.

    La qualité du débat entre Juan Asensio et Dominique Autié, via leurs blogs respectifs, prouve en tout état de cause que du vide abyssal de la Toile, tissée de millions d’insignifiances individuelles, constituée non pas des fils ténus de frêles existences mais bien des distances infinies où ils s’engouffrent, que de cette obscurité dévorante peuvent miraculeusement briller, de loin en loin, les feux stellaires d’une parole vraie, voire solitaire, aussi bien que d’une ébauche nébulaire d’intelligence en essaim, pour reprendre les termes des deux parties.

     

    « L’Occident d’aujourd’hui, paisible agrégat de consciences solidarisées et fusionnées avec la Conscience Immanente des Artefacts, peine à saisir l’essence de ce passé pourtant proche, l’âme de ces vingtième, vingt-et-unième et vingt-deuxième siècles dilacérés de violences inouïes et de guerres sans nom, gorgés du sang et de la souffrance de leurs peuples et auréolés du génie de leurs élites. »

    Le Dit du Transhumain, PT5,1

     

    2.

    Nous aurions cependant tort, ceci posé, de ne pas entendre les avertissements, aussi impérieux, aussi orgueilleux soient-ils, du premier nommé, lorsqu’il écrit avec cette fièvre presque démente que « [l]a Toile […] n’est absolument pas une noosphère, sorte d’immense cerveau tel que décrit par Lem dans Solaris, qui supposerait donc trois (voire quatre) dimensions plutôt que deux : c’est au contraire le royaume plat de Flatland, agité de ces microscopiques sujets vantant, du haut de leur chaire plane, l’insignifiance de textes plats qu’on dirait bavés par des limaces, l’animal sacré paraît-il de ce singulier pays. » Comment nier, au-delà de leur agaçante vanité, la justesse prophétique de tels propos ? Et comment ne pas comprendre que cette pensée soi-disant noosphérique, qui en vérité n’est que machinique, froide, inhumaine, termitique – le vide, oui, pour nous insipide mais dont la Créature concentrationnaire se nourrit –, se distingue radicalement de la Voix flamboyante de l’homme – ou de la femme – solitaire, poétique ou mystique, précisément parce qu’elle n’est plus Corps et Âme mais collective, entité super-structurelle non plus soutenue par l’expérience du vivant mais par la raison pure, non plus tendu vers un absolu mais vers un objectif déterminé, programmé, pragmatique, mathématique, définitivement apoétique ?…

     

    « Finalement, on aboutit […] à une vulgarisation endémique de la pensée de type utilitariste – la seule, je le répète, vous le répétez, nous le répétons, qui soit capable de nous faire traverser les âges et le vide interstellaire en toute sérénité. »

    Le Dit du Transhumain, PT1,10

     

    3.
    Toute intelligence en essaim en effet, est par essence utilitariste – je ne crois pas vraiment à l’avènement de la « cyberdémocratie » fantasmé par Pierre Lévy – ; autrement dit, abaissant l’individu au rôle de simple rouage, elle n’est rien moins que l’ennemie du Verbe – ennemie de Dieu, qu’elle élimine sans scrupule. Dans La Ruche d’Hellstrom de Frank Herbert, roman par ailleurs assez indigeste, une secte née quinze générations plus tôt a développé dans une termitière artificielle souterraine une société eugéniste de clones post-humains désindividualisés, dotés d’une résistance et d’une longévité exceptionnelles, mais soumis à leur nature d’ouvriers, de soldats et de reproductrices ultrasensibles à l’émission d’hormones, animés par une finalité commune – survivre, perpétuer l’espèce, permettre à la « ruche » de se développer à l’abri des « sauvages » (nous).

     

    « On comprend aisément que, puisque les hommes se reproduisaient désormais par voie clinique et jouissaient enfin de manière totalement asexuée, le coït et les autres pratiques « érotiques » n’avaient plus lieu d’être. […] L’homme abandonnait donc encore quelques unes des tares que lui avait légué la vile Nature – il se rapprochait, à force de persévérance, de l’état de grâce. »

    Le Dit du Transhumain, PT3,3

     

    4.
    L’Essaim du livre d’Herbert, animé d’une implacable volonté de puissance, voué dès sa conception à supplanter une humanité trop faillible, trop nuisible à l’équilibre écologique de la planète – nouvelle variation de la quête du Surhomme après Dune et son Kwisatz Haderach –, forme une société totalement matérialiste, assez proche des « néo-humains » de La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq, et des « frères-clones reliés » de la nouvelle « Pater Noster » extraite du Dit du Transhumain, autrement dit des archives du XXIIIe siècle : l’individu est dissous, entomologisé – inexorablement aimanté par le pôle insectoïde – en dépit d’une illusion de pensée (comme le sens de l’humour de nos frères-clones), assimilé aux pièces interchangeables d’une machine de guerre et de survie en milieu hostile. Et si l’auteur des Particules élémentaires se fait le chantre de cette néo-humanité déshumanisée, Frank Herbert, lui, ne porte aucun jugement, ni dans La Ruche d’Hellstrom, ni dans Dune : pour lui la fin de l’homme et sa succession par une nouvelle espèce améliorée, utlitariste, fasciste, constituent la seule alternative à la destruction du monde.

     

    « Mon avis, votre avis, notre avis, est toutefois que l’art en tant qu’accomplissement individuel, la culture en tant que ferment communautaire, n’ont plus de raison d’être. Communion dérisoire au regard de notre idéale symbiose. Aujourd’hui, demain, toujours, alors que l’Homme-Dieu resplendit déjà à l’horizon, seule la création collective utile a encore un avenir. »
    Le Dit du Transhumain, PT4,6

     

    5.
    Or l’Internet, interconnexion de réseaux numériques, ensemble entropique d’hyperrelations, n’est autre que l’embryon de ce Successeur aux traits totalement inhumains – lire Identification des schémas de William Gibson qui, s’il ne parvient jamais à réanchanter son propre univers, formule le même effroyable constat (il n’est rien que le Novlangue orwellien, pertinemment évoqué par le Stalker, ne puisse rapidement absorber). Domaine infra-verbal pour Juan Asensio, univers de la furtivité pour Dominique Autié, la Toile, ce schizo-monde infernal peuplé de simulacres, ne saurait en effet relayer la moindre parole solitaire sinon pour la broyer sans état d’âme et à son insu. La Zone elle-même, qui se voudrait pourtant telle, a surtout réussi – les anticorps de la Matrice sont désormais trop puissants – à traîner dans son sillage son cortège de commentaires dégénérés, cellules métastatiques dont la prolifération exponentielle menace de submerger le monde sensible qui les a vu naître, comme si l’Univers, après s’être étendu, s’auto-dévorait jusqu’à n’être plus qu’un non-point de densité infinie – anus mundi sans la moindre dimension. La Zone, plus que tout autre territoire du blogomphalos, contribue ainsi, malgré la foi inébranlable qui anime son créateur – mais pour combien de temps encore ? –, à l’irréversible entropie qui frappe non seulement le média lui-même, mais encore ses utilisateurs. Autant vociférer dans un désert éternel en effet : du cyberespace ne saurait naître qu’une déhiscence de la Technique, gris acier, à laquelle l’homme, cet animal pathétique, ne serait plus indispensable.

     

    « L’homme s’était trouvé, à défaut d’un but – ne répétons pas les erreurs eschatologiques du passé –, au moins une direction : sa propre perpétuation, au prix d’évolutions biologiques irrémédiables – l’Übermensch de Friedrich Nietzsche – par-delà les siècles et les millénaires. A l’horizon flamboyait l’aurore transhumaine. »

    Le Dit du Transhumain, PT1,9