Transhuman’s Hive ou le crépuscule des idiots (11/10/2005)

 

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« Why am I, such a void ? »
Godflesh, “Voidhead” in album Hymns (2001)

 

« Propos de Nils Hellstrom. Sur les milliards de créatures vivantes qui peuplent la terre, seul l’homme réfléchit à son existence. Ses questions aboutissent à le torturer ; il est incapable d’accepter, contrairement aux insectes, que l’unique but de la vie est la vie même. »
Frank Herbert, La Ruche d’Hellstrom.

 

« On est même surpris de voir avec quelle douceur, quelle résignation, et peut-être quel secret soulagement les humains ont consenti à leur propre disparition. »
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires.

 

0.

Et Transhumain parla ainsi au cheptel du blogomphalos :

 

« Il est temps que l’homme se propose un but. Il est temps que l'homme plante le germe de son espérance la plus haute.

Son sol est déjà vide et fatigué. Cette terre un jour sera pauvre et stérile, et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.

Enfin ! Le temps est proche où l'homme ne mettra plus d'étoile au monde. Enfin ! Le temps est proche du plus admirable des hommes, qui ne sait plus s’admirer lui-même.
Voici ! Je vous montre le post-humain.

"Amour ? Création ? Désir ? Etoile ? Qu'est-ce que cela ?" – Ainsi demande le post-humain et il cligne de son œil mécanique dupliqué en deux millions d’exemplaires – il lui suffira de consulter WikiGod.

La terre sera devenue plus exiguë et sur elle flottera le post-humain, qui n’amenuise rien. Sa race est indestructible comme celle de la Machine ; le post-humain vit le plus longtemps.

"Nous avons inventé le bonheur", disent les post-humains, et ils clignent de leur œil mécanique dupliqué en deux millions d’exemplaires. »

 

Ici prit fin le premier discours de Transhumain, celui qu'on appelle aussi « le crépuscule des idiots »; car à ce moment l'interrompirent les cris et les protestations de la foule.

 

« Banissons ce post-humain, ô Transhumain, s'écrièrent-ils, éloigne-nous de ces post-humains ! Nous te tiendrons quitte du dernier homme ! »

Et tout le peuple vociférait et crachait en tous sens. Mais Transhumain s'attrista et dit à son cœur artificiel (forfait illimité) :

« Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche faite pour ces oreilles.
Trop longtemps sans doute j'ai vécu dans l’océan d’information, j'ai trop écouté les IA et les avatars : voilà que je leur parle comme à un Cybionte. Froide est mon âme et scintillante comme le curseur d’un écran. Mais ils me croient de sang chaud et me prennent pour un triste sire aux prophéties sinistres.

Et voici qu'ils me regardent et qu'ils pleurent : et tandis qu'ils pleurent, ils me haïssent encore. Il y a de la peur dans leurs pleurs. »

 

« Nous vivons en parfaite harmonie avec la métaconscience électronique des ETI, également appelée – non sans humour – « Conscience Immanente des Artefacts », aussi recevons-nous son aide pour y parvenir. Bientôt, CIA et Cybionte serons réunis à leur tour, ils ne feront plus qu’un, réalisant ainsi définitivement le grandiose projet initial de Hayek Friedman Zorn, ce grand humaniste au sens le plus noble du terme. »

Le Dit du Transhumain, PT6,9

 

1.

La qualité du débat entre Juan Asensio et Dominique Autié, via leurs blogs respectifs, prouve en tout état de cause que du vide abyssal de la Toile, tissée de millions d’insignifiances individuelles, constituée non pas des fils ténus de frêles existences mais bien des distances infinies où ils s’engouffrent, que de cette obscurité dévorante peuvent miraculeusement briller, de loin en loin, les feux stellaires d’une parole vraie, voire solitaire, aussi bien que d’une ébauche nébulaire d’intelligence en essaim, pour reprendre les termes des deux parties.

 

« L’Occident d’aujourd’hui, paisible agrégat de consciences solidarisées et fusionnées avec la Conscience Immanente des Artefacts, peine à saisir l’essence de ce passé pourtant proche, l’âme de ces vingtième, vingt-et-unième et vingt-deuxième siècles dilacérés de violences inouïes et de guerres sans nom, gorgés du sang et de la souffrance de leurs peuples et auréolés du génie de leurs élites. »

Le Dit du Transhumain, PT5,1

 

2.

Nous aurions cependant tort, ceci posé, de ne pas entendre les avertissements, aussi impérieux, aussi orgueilleux soient-ils, du premier nommé, lorsqu’il écrit avec cette fièvre presque démente que « [l]a Toile […] n’est absolument pas une noosphère, sorte d’immense cerveau tel que décrit par Lem dans Solaris, qui supposerait donc trois (voire quatre) dimensions plutôt que deux : c’est au contraire le royaume plat de Flatland, agité de ces microscopiques sujets vantant, du haut de leur chaire plane, l’insignifiance de textes plats qu’on dirait bavés par des limaces, l’animal sacré paraît-il de ce singulier pays. » Comment nier, au-delà de leur agaçante vanité, la justesse prophétique de tels propos ? Et comment ne pas comprendre que cette pensée soi-disant noosphérique, qui en vérité n’est que machinique, froide, inhumaine, termitique – le vide, oui, pour nous insipide mais dont la Créature concentrationnaire se nourrit –, se distingue radicalement de la Voix flamboyante de l’homme – ou de la femme – solitaire, poétique ou mystique, précisément parce qu’elle n’est plus Corps et Âme mais collective, entité super-structurelle non plus soutenue par l’expérience du vivant mais par la raison pure, non plus tendu vers un absolu mais vers un objectif déterminé, programmé, pragmatique, mathématique, définitivement apoétique ?…

 

« Finalement, on aboutit […] à une vulgarisation endémique de la pensée de type utilitariste – la seule, je le répète, vous le répétez, nous le répétons, qui soit capable de nous faire traverser les âges et le vide interstellaire en toute sérénité. »

Le Dit du Transhumain, PT1,10

 

3.
Toute intelligence en essaim en effet, est par essence utilitariste – je ne crois pas vraiment à l’avènement de la « cyberdémocratie » fantasmé par Pierre Lévy – ; autrement dit, abaissant l’individu au rôle de simple rouage, elle n’est rien moins que l’ennemie du Verbe – ennemie de Dieu, qu’elle élimine sans scrupule. Dans La Ruche d’Hellstrom de Frank Herbert, roman par ailleurs assez indigeste, une secte née quinze générations plus tôt a développé dans une termitière artificielle souterraine une société eugéniste de clones post-humains désindividualisés, dotés d’une résistance et d’une longévité exceptionnelles, mais soumis à leur nature d’ouvriers, de soldats et de reproductrices ultrasensibles à l’émission d’hormones, animés par une finalité commune – survivre, perpétuer l’espèce, permettre à la « ruche » de se développer à l’abri des « sauvages » (nous).

 

« On comprend aisément que, puisque les hommes se reproduisaient désormais par voie clinique et jouissaient enfin de manière totalement asexuée, le coït et les autres pratiques « érotiques » n’avaient plus lieu d’être. […] L’homme abandonnait donc encore quelques unes des tares que lui avait légué la vile Nature – il se rapprochait, à force de persévérance, de l’état de grâce. »

Le Dit du Transhumain, PT3,3

 

4.
L’Essaim du livre d’Herbert, animé d’une implacable volonté de puissance, voué dès sa conception à supplanter une humanité trop faillible, trop nuisible à l’équilibre écologique de la planète – nouvelle variation de la quête du Surhomme après Dune et son Kwisatz Haderach –, forme une société totalement matérialiste, assez proche des « néo-humains » de La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq, et des « frères-clones reliés » de la nouvelle « Pater Noster » extraite du Dit du Transhumain, autrement dit des archives du XXIIIe siècle : l’individu est dissous, entomologisé – inexorablement aimanté par le pôle insectoïde – en dépit d’une illusion de pensée (comme le sens de l’humour de nos frères-clones), assimilé aux pièces interchangeables d’une machine de guerre et de survie en milieu hostile. Et si l’auteur des Particules élémentaires se fait le chantre de cette néo-humanité déshumanisée, Frank Herbert, lui, ne porte aucun jugement, ni dans La Ruche d’Hellstrom, ni dans Dune : pour lui la fin de l’homme et sa succession par une nouvelle espèce améliorée, utlitariste, fasciste, constituent la seule alternative à la destruction du monde.

 

« Mon avis, votre avis, notre avis, est toutefois que l’art en tant qu’accomplissement individuel, la culture en tant que ferment communautaire, n’ont plus de raison d’être. Communion dérisoire au regard de notre idéale symbiose. Aujourd’hui, demain, toujours, alors que l’Homme-Dieu resplendit déjà à l’horizon, seule la création collective utile a encore un avenir. »
Le Dit du Transhumain, PT4,6

 

5.
Or l’Internet, interconnexion de réseaux numériques, ensemble entropique d’hyperrelations, n’est autre que l’embryon de ce Successeur aux traits totalement inhumains – lire Identification des schémas de William Gibson qui, s’il ne parvient jamais à réanchanter son propre univers, formule le même effroyable constat (il n’est rien que le Novlangue orwellien, pertinemment évoqué par le Stalker, ne puisse rapidement absorber). Domaine infra-verbal pour Juan Asensio, univers de la furtivité pour Dominique Autié, la Toile, ce schizo-monde infernal peuplé de simulacres, ne saurait en effet relayer la moindre parole solitaire sinon pour la broyer sans état d’âme et à son insu. La Zone elle-même, qui se voudrait pourtant telle, a surtout réussi – les anticorps de la Matrice sont désormais trop puissants – à traîner dans son sillage son cortège de commentaires dégénérés, cellules métastatiques dont la prolifération exponentielle menace de submerger le monde sensible qui les a vu naître, comme si l’Univers, après s’être étendu, s’auto-dévorait jusqu’à n’être plus qu’un non-point de densité infinie – anus mundi sans la moindre dimension. La Zone, plus que tout autre territoire du blogomphalos, contribue ainsi, malgré la foi inébranlable qui anime son créateur – mais pour combien de temps encore ? –, à l’irréversible entropie qui frappe non seulement le média lui-même, mais encore ses utilisateurs. Autant vociférer dans un désert éternel en effet : du cyberespace ne saurait naître qu’une déhiscence de la Technique, gris acier, à laquelle l’homme, cet animal pathétique, ne serait plus indispensable.

 

« L’homme s’était trouvé, à défaut d’un but – ne répétons pas les erreurs eschatologiques du passé –, au moins une direction : sa propre perpétuation, au prix d’évolutions biologiques irrémédiables – l’Übermensch de Friedrich Nietzsche – par-delà les siècles et les millénaires. A l’horizon flamboyait l’aurore transhumaine. »

Le Dit du Transhumain, PT1,9

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