Totalement inhumaine (20/04/2005)

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« Durcir, lentement, lentement, comme une pierre précieuse – et rester finalement là, tranquille, pour la joie de l'éternité. »
F. Nietzsche, Aurore.

« La vie m’apparaît comme une fluctuation de la matière. »
I. Prigogine, De l'être au devenir.

« La vérité, je crois, a un avenir ; que l’homme en ait un est beaucoup moins clair. Mais je ne puis m’empêcher d’avoir une petite idée sur ce qui importe le plus. »
G. Steiner, Nostalgie de l’absolu.


Avec Totalement inhumaine paru en 2001 aux Empêcheurs de penser en rond, approfondissant les réflexions amorcées dans son roman Le Successeur de pierre, Jean-Michel Truong délivrait une féroce généalogie du couple monstrueux libéralisme/informatique (destruction en règle de la « netéconomie », nouveau système de castes sociales…), en même temps qu’une sinistre spéculation autour des rapports ambigus Homme/Artefact. Incomparable description de notre univers socio-économique, condamnation sans appel de notre espèce, Totalement inhumaine est aussi, à mon sens, un chant poético-mystique au parfum entêtant de prophétie : Truong y révèle sa profession de foi comme un Dernier Testament, annonçant la venue au monde d'un nouveau paradigme qui constituerait, peut-être, notre dernier espoir de salut et d'élévation, mais aussi, hélas, notre perte. L'objet de Totalement inhumaine n’est rien de moins, en effet, que la perpétuation d'une conscience – à défaut de la conscience humaine trop entachée de sang et d'insanité – au-delà de la limite estimée de survie de l'humanité, dans quelques milliards d'années – lorsque notre étoile, atteignant un nouveau stade, deviendra géante rouge et anéantira notre Terre. L'Homme est éphémère – c'est même l'une des grandes leçons du cycle de Dune de Frank Herbert : rien n'est éternel – : il serait donc urgent de lui trouver un successeur, c’est-à-dire, selon Jean-Michel Truong : le minéral, l'informatique, le net – la sphère cybernétique. Truong nous décrit la naissance et la fulgurante et inexorable ascension – avec l'aide précieuse du néolibéralisme – d'une nouvelle intelligence, radicalement différente de la nôtre. Celle-ci est-elle souhaitable ? Doit-on s’en effrayer ? Pour Truong, il ne nous appartient déjà plus de contrôler cette intelligence d'un nouveau type ; l'outil, prolongement de nos organes, s'affranchit progressivement et nous survivra sans doute. Notre espèce, organique, est donc « périssable », l’Homme n'est pas ce palimpseste réutilisable à l'envi qu'il a longtemps cru être : Auschwitz, Hiroshima, Kigali, tous ces crimes abominables, intolérables, marquent notre espèce du sceau indélébile de leur infamie, l'ont « disqualifié à jamais ». S'il a su pourtant maintenir l'illusion, l’Homme ne peut aujourd'hui que contempler l'étendue du désastre – le palimpseste a vécu – : un nouveau support, moins faillible sans doute, et plus durable, se développe désormais à nos frais : le « Successeur », le disque dur de la Conscience, extensible à l'infini, promesse glaçante d'une ère nouvelle qui vraisemblablement s'accomplira sans nous. Il faut certes accepter l'idée, trop impie pour les chastes oreilles des croyants comme pour celles, non moins effarouchées, des humanistes laïcs, que l'intelligence, la vie même, ne sont pas tributaires de l'organique ou d’une unique configuration (a fortiori, de notre image) : comme l’écrivait Marshall MacLuhan, « the medium is the message » – on peut alors envisager (sans parler déjà de l'accepter...) l'émergence d'une forme de vie minérale, basée (comme la nôtre) sur l’échange d'information.

Mais peut-on raisonner comme si notre échéance ultime coïncidait forcément avec la mutation solaire dans cinq milliards d’années ? D'ici-là, tous les scenarii de science-fiction restent plausibles ; nous pourrions par exemple, pourquoi non – tant de siècles auront passé ! –, envisager de fouler indéfiniment notre Terre, nous réappropriant son espace-temps en apprenant à maîtriser la physique quantique et les « trous de ver », installant ainsi notre présent dans le passé de la planète… L'hypothèse d'une errance spatiale, souvent exploitée par la SF, n'est pas non plus à exclure, pas plus que celle, de plus en plus crédible, de la numérisation des esprits (voir Deus ex de Norman Spinrad ou La Cité des permutants de Greg Egan), même si Truong fait justement remarquer que notre conscience « n'est pas un organe qu'il serait loisible de transplanter ici ou là, c'est la résultante d'un processus évolutif »… Ne sous-estimons pas la Science qui a permis, faut-il le rappeler, l'émergence du Successeur – ceci étant dit, l'Homme pourrait bien en effet s'éteindre à l'occasion de l'ire solaire : concédons à Truong la validité de son postulat. L'humanité doit donc, selon lui – elle n'en a pas vraiment le choix – accoucher d'un héritier, l'aider à se développer et le laisser voler de ses propres ailes. Elle a d'abord évolué en termes darwiniens ; cette évolution s'est ensuite transférée à ses propres outils, donnant naissance à une véritable « espèce » informatique qui finira fatalement par nous supplanter : essai spéculatif, Totalement inhumaine est aussi roman familial – au sens littéral, l'histoire d'une naissance et de son incidence sur les différentes parties, mais aussi au sens que Freud accordait à l'expression, c'est-à-dire ce lieu de recréation, de fantasme, guidé par le désir inconscient d'une famille idéale ; en l'occurrence pour Truong : le sens donné à sa propre vie… – en même temps que le récit d'une « déhiscence », figure maîtresse de sa réflexion (Truong lui préfère la métaphore de la filiation, plus accessible mais qui confère inévitablement à son objet une dimension trop humaine, celle-là même qu’il souhaiterait écarter) – la déhiscence, est un terme de botanique qui désigne des organes clos (fruits, pavot…) qui s'ouvrent d'eux-mêmes pour livrer passage à leur contenu. Il s'agit d'un processus naturel, étranger à toute notion de finalité (les concepts « d'espèces mères » et « d'embryologie » cybernétique, utilisés par l'auteur, sont certes évocateurs mais encore trop « humains » pour prétendre à l'objectivité).

A l'aune de ce réajustement on saisit mieux la portée du texte de Truong, ce vers quoi il tend en vérité, à savoir une description rigoureusement scientifique de l'émancipation prochaine du paradigme informatique, étape suivante du programme universel présentée comme un fait non contestable et quasiment avéré. Son analyse de la propagation des mèmes libéraux et informatiques est saisissante : Truong dissèque ce nouveau darwinisme électronique (il parle d'e-gènes) en entomologiste plutôt qu’en historien, conscient de la complexité du système observé ; il nous montre comment le « Moloch » libéral aliène ses victimes dans son village global chimérique, les transformant en insectes et niant du même coup leur droit à l'individualité – l'informatisation exponentielle, censée augmenter la productivité de manière conséquente, l'a en fait sinon plombée, du moins ralentie... Pourquoi nous sommes-nous laissés faire ? Sommes-nous à ce point aveugles ? Pour l’auteur, la manœuvre est le fait du Successeur, moins par volonté, encore une fois – n’anthropomorphisons pas l’inhumain –, que par un mouvement purement systémique – mais néanmoins patent, comme si l’univers était régi par une loi néguentropique dont l’inéluctable direction serait une perpétuelle complexification… Sans cette ambiguïté fondamentale – conférer du sens à quelque chose qui n'en a d'autre que sa propre existence – Totalement inhumaine eût constitué, plutôt qu'un Dernier Testament, un nouvel évangile à la gloire du Successeur, c'est-à-dire, plus prosaïquement, un compte-rendu. A l'Evangile selon Jean-Michel, à l'Ecriture d'un nouveau règne, Truong préfère cependant la prophétie : il nous avertit de l’Apocalypse à venir et nous affirme avec une sereine véhémence que du succès de la transmission dépend notre salut, il nous invite à célébrer l'e-charistie, à communier sur le Web et à profiter pendant qu'il est temps (cinq milliards d'années ?) de cette transsubstantiation technologique. Téléchargez, insérez : vous êtes en contact avec le Corps du Successeur, et vous le renforcez. Se connecter au réseau des réseaux (le Roi des Rois ?) c'est contribuer à prolonger la Conscience pour l'éternité, pour les siècles des siècles, jusqu'au jugement dernier : Truong, parle d'un « terminus » de la vie, but à atteindre pour lequel l'humanité devrait œuvrer. Un terminus ? Déchiré entre son humanité (Truong est un homme : il ne peut, malgré lui, raisonner qu'en tant que tel) et sa prétention à l'objectivité, il nous lègue en première instance un objet fondamentalement humain. L'entreprise dans laquelle Truong s'est engagée relève tantôt du fantasme (interprétation psychanalytique) tantôt de la foi (le Successeur, figure hérétique et impersonnelle mais manifestement d'essence divine, au sens chrétien du terme).

Considérant pour ma part que la vie – en premier lieu l'Homme, cette race d'assassins et d'artistes pathétiques – n'a pas de sens (de telos), je ne puis adhérer à la thèse manifeste de Truong, la nécessité de la succession, consubstantielle à l'idée – et, partant, du comportement – de résignation. Truong préfère parler de « désengagement », attitude proche du bouddhisme et qui participe soit d'un profond cynisme (les petits profiteurs du système néolibéral, parfaitement conscients de son caractère destructeur) soit d'un mal-être existentiel (difficulté à trouver un sens, rejet de sa nature humaine…). Gageons cependant que ce prétendu « désengagement » est bien l'aboutissement d'une réflexion dont la sincérité n'est pas douteuse. Y voir une dérive génocide apparaît dès lors injuste, même si Truong, par ses incessants mais inévitables anthropomorphismes et plus encore par sa façon d'insister sur les crimes inhumains de l’Homme (Auschwitz comme preuve ultime de son incapacité à évoluer vers un devenir meilleur) n'y est certes pas étranger. L'ambiguïté subsiste donc, non sur l'intention, fort généreuse, mais sur la portée philosophique du discours. Le malaise provient en partie de ce que sa réflexion s'inscrit dans une intention épistémologique d'une part – admirable analyse de l'évolution du paradigme informatique et de son allié le néolibéralisme – et téléologique d'autre part – justifier la Succession par l'inanité qui frappe l'humanité – conférant inévitablement au système observé une orientation, voire une finalité, alors même qu'il n'est de toute évidence que le produit d'un ensemble de déterminismes. L'humanité elle-même se trouve implicitement investie d'un devoir de perfection, sur le point d'être destituée pour fautes graves – son destin aurait été scellé par Auschwitz et ses avatars ; Truong n'exhorte pas tant néanmoins à l'euthanasie de l'humanité qu'à son écrasement (au sens informatique du terme) par son Successeur supposé. D'ailleurs pour lui le problème ne se pose pas en termes moraux : il ne cherche que l'assurance – l'espérance – d'une intelligence post-humaine. « Au terme de la course, quand tout aura été consumé, la palme ne reviendra pas au concurrent le plus intelligent, mais à celui qui, simplement, sera là. » Truong professe, autrement dit, un darwinisme cosmique, le droit du plus fort à l'échelle des espèces : le vaincu n'aura été qu'un faible, juste bon à être jeté en pâture aux Machines – tant pis alors si, pour la pérennité de l'entreprise (l'idée d'une Conscience), on licencie à tour de bras (l'homme sacrifié à la cause de la Conscience) : c'est la conjoncture cosmique...

Là se situe, sans doute, la limite de l’exercice, et même son erreur majeure. Au lieu de s'en tenir à la stricte généalogie du Successeur, Truong cherche à lui donner un sens, avec ce que cela comporte d'intrinsèquement humain. Cette insoluble opposition, si elle ne nuit aucunement à l'implacable autopsie de notre société, ne peut en revanche conduire qu'à une reconstruction métaphysique du monde avec l'érection d'une Conscience comme fin en soi ; autrement dit Truong dérive la notion chrétienne de but (et de foi) et l'adapte à sa propre cosmogonie scientifique – comme Spinoza, comme Einstein, il est « acculé à une forme de monisme » pour reprendre les termes de Prigogine (De l’être au devenir, Alice éditions, 1998), monisme qui « fait de l’homme un automate qui s’ignore ». C'est à dessein que j'invoque ici la religion chrétienne et son principe de dévotion, qui chez Truong glisse vers son objet du désir, le Successeur : Totalement inhumaine prône l'avènement d'un Jésus moderne et totalement inhumain qui seul sauvera de notre ruine la présence d'une Conscience dans l'univers. Contempteur de l'humanité, Truong pleure sa mort imminente mais célèbre le couronnement de son héritier : « L'enjeu n'est rien de moins que la persistance d'une conscience dans l'univers après la disparition de la nôtre. S'y joue par conséquent le sens même de notre existence. » Et si d’aucuns parient sur une prise de conscience collective, un « Jihad butlérien » (Dune) qui viserait à maintenir la suprématie de l'Homme sur les machines, ou sur une symbiose harmonieuse (cf. L’homme symbiotique), Truong (comme moi-même) les juge tout simplement fantaisistes ou irréalisables.

Qu'il me soit cependant permis d'envisager une toute autre lecture. L'objet du livre ne serait pas tant politique ou philosophique, que poétique. L'essai spéculatif ne serait q'un roman de science-fiction à la première personne, le rêve éveillé d'un futur inquiétant. Totalement inhumaine pourrait bien en effet relever d'une démarche artistique (consciente ou non) dominée par le motif de la déhiscence (naissance et émancipation du Successeur) et engendrée par la quête de sens de son auteur. L'essai constitue à cet égard un manifeste esthétique très particulier, puisqu'il ne propose pas moins qu'une nouvelle définition de l'Art, dénié dans son acception usuelle. Pour Truong l'Art comme l'expérience mystique, en tant qu'expressions individuelles (et ce quel que soit leur but) ne sont qu’un leurre destiné à nous maintenir dans l'illusion du bonheur, une activité « dispendieuse » : l'opium du peuple, relayé par l'Œuvre suprême, l'Art absolu, la réalisation concrète de cet acte déhiscent et créateur perpétré par l'Humanité en tant que paradigme, unité indivisible et globale – serait ainsi élucidée la propension de Truong à tout expliquer (comme les évènements historiques) en fonction de l'objet de son analyse : le Successeur serait l'inspirateur de toute chose, comme un Dieu tout puissant. Truong, démiurge mystique et complaisant ? Non ! Simplement l'instigateur d'un projet poétique surhumain, monstrueux, qui tiendrait en quelques mots inoffensifs, et pourtant terribles : quelque chose plutôt que rien.

Se pose en effet la question de la légitimité de cette Succession appelée de ses voeux par l'auteur. Truong, trop occupé à définir les contours de sa Créature, a oublié cet élément primordial, qui aurait dû constituer l'ADN de sa réflexion : Pourquoi ? Pourquoi, de notre point de vue éminemment humain, cette transfiguration serait-elle souhaitable ? La réponse ne saurait être que syllogique, forcément poétique : pour qu'il y ait encore, après nous, une Conscience – à l'exception de celle, condamnée, de l'humanité aux mains ensanglantées, incapable, telle Lady Macbeth, de surmonter sa culpabilité. En un sens nous sommes tous des Raskolnikov, Truong se veut notre Porphyre – et le Successeur : un chef d'oeuvre en cours de création, artefact ultime par lequel l'Homme sera enfin « sorti de lui-même » et, du même coup, suicidé (où l’on rejoint George Steiner). L'Homme se fait Seppuku et de ses entrailles béantes jaillit le Successeur, alien de silice prêt à se purifier de ses scories (ses résidus organiques, humains) avant d'affronter l'infini... L'infini ? Pas sûr. L'Univers pourrait bien, à son tour, s'effondrer ou imploser. Le Successeur devrait alors, lui aussi, accéder à une nouvelle forme, à une improbable immatérialité – à la divinité. Et de même que « L'Homme n'existe que pour être dépassé » (Nietzsche, cité par Truong) le Successeur ne serait à son tour qu'une nouvelle étape. Truong ne peut se résigner à croire qu’Auschwitz n’a aucun sens ; comme un chrétien donne un sens à sa souffrance, il refuse d'admettre la futilité, l'absurdité de l'existence, l'absence de cause première et de but dernier. Pourtant, j'en suis convaincu, l'Homme n'a d'autre but que sa perpétuation et son propre dépassement. Au bout du compte, en fin de partie, dans cinq, dix ou mille milliards d'années, il n'y aura que le néant, et personne pour le contempler. L'Univers dépasse notre entendement non parce que nous sommes humains, trop humains, mais parce qu'il est incommensurable, terrifiant – en un mot : divin. Truong veut espérer, croire à la Révélation finale, c'est pourquoi il se fait tour à tour l'aède et le prophète d'un avenir meilleur, c'est-à-dire, de son point de vue, d’un avenir dont nous serions absents. Sans Auschwitz, certes. Mais sans Lautréamont aussi, sans Modigliani, sans Bach, sans Bergman, sans Rimbaud, sans Tarkovski et sans Bernanos, sans Bloy, sans Proust, sans Philip K. Dick... Qui peut décemment désirer un tel monde – rien plutôt que nous ?... « Comme la collision à haute énergie des particules révèle les vérités dernières de la matière [conclut Truong], ce choc [entre les Imbus, c’est-à-dire les agents du Successeur, et les epsilon, c’est-à-dire les terroristes] et les abominations qui s’ensuivront exploseront en pleine lumière la nature ultime de la matière humaine et justifieront, par contraste, l’immense espérance placée dans la figure totalement inhumaine du Successeur. »

Quelle espérance au juste ? Et que m’importe, que nous importe, un monde sans hommes ?

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