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  • Au cœur de Ténèbres de Dario Argento - 17 - Régrédience

     

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    « Il faut rechercher dans la conscience ce que le rêve nous révèle de rapports avec le présent (réalité) et ne pas s’étonner d’y retrouver gros comme un infusoire le monstre que nous a révélé le verre grossissant de l’analyse. »

    H. Sachs, cité par S. Freud, L’interprétation des rêves 

     

    Peter Neal mort, le film peut prendre fin, doit prendre fin, avec lui ce sont ses angoisses, ses pulsions de mort qui disparaissent, précisément celles qui sous-tendent l’esthétique du film ; ce sont aussi celles du spectateur qui, apaisées, sont provisoirement enterrées. Autrement dit la jouissance qu’éprouve le spectateur (mâle, essentiellement) à violer, avec la complicité de la caméra, les corps féminins du tranchant d’une lame, lui permet de se délivrer, momentanément, de ses propres désirs (amoraux, car inconscients). Ici, le spectateur, sujet d’une expérience, est bien plus qu’une simple cible commerciale, bien plus qu’un esprit à contenter ou à manipuler : il est une pièce indispensable de la mécanique du film, qui se nourrit de son inconscient pour mieux le neutraliser. À cet égard Ténèbres agit comme le rêve ou le fantasme, soupapes de sécurité de notre santé mentale. Dans son essai L’homme ordinaire du cinéma[56], Jean-Louis Schefer estime avec justesse que le film n’est pas l’accomplissement du désir, mais qu’il « ne fait que le légitimer ». Cette distinction essentielle permet à la fois de saisir les limites du film comme catharsis, mais aussi, pour nous, de mieux appréhender la réussite de Ténèbres (pour J.-L. Schefer encore, le cinéma n’opère-t-il pas une suspension du monde ?).

    Christian Metz a relevé dans Le film de fiction et son spectateur (Étude métapsychologique)[57] les différences et similarités entre film et rêve, ainsi que leur apport dans la compréhension de la relation film / spectateur. Ainsi pour l’auteur, contrairement au spectateur dont la vision du film est un acte conscient et volontaire, le rêveur ne sait pas qu’il rêve[58], par conséquent le rêve est un processus psychique endogène. Le leurre est donc plus efficace mais le rêve, produit pendant le sommeil, s’adresse directement à l’inconscient. Un film, en revanche, n’est vu qu’à l’état de veille : le leurre est donc consenti, et pour cela n’en n’est que plus redoutable (Christian Metz considère le cinéma classique comme une « pratique d’assouvissement affectif »[59]). Par ailleurs un film est le produit du fantasme d’autrui : l’accomplissement du désir du spectateur est donc moindre que s’il s’agissait de son propre fantasme, l’esprit ne peut modeler les images et les sons en fonction de ses désirs. Ceci tient évidemment au caractère exogène et progrédient du film, c’est-à-dire qu’il nous fait progresser normalement, car en état de veille, de la perception à l’inconscient (ou au préconscient), tandis que le rêve est régrédient, de l’inconscient à la perception. L’état filmique n’en amorce pas moins une régrédience partielle, grâce à la prise en compte par le spectateur du signifié comme réalité, et donc à l’éviction du signifiant (l’aspect technique). Comme le rêveur, le spectateur est en outre en état de sur-réceptivité, objet d’un arrêt, certes partiel, mais réel, de sa motricité, mais au contraire du rêveur, qui, répétons-le, ne sait pas qu’il rêve, l’élaboration secondaire (mise en forme logique), une des forces déterminantes dans la création du contenu manifeste du rêve (c’est-à-dire, la reconstruction du rêve à l’état d’éveil), est dominante lors de la réception du film. Le spectateur sait pertinemment que le film n’est qu’un film, mais il est victime d’une baisse institutionnalisée de sa vigilance (comme pendant le sommeil, mais partiellement seulement). : le film ressemble alors plus au fantasme, dont la régrédience est inachevée puisque n’atteignant pas la perception, qu’au rêve proprement dit. Comme le fantasme, le film naît de la contemplation et se regarde dans la solitude. Fantasme d’un étranger, le film admet la possibilité du dé-plaisir, mais lorsqu’il s’impose comme « bon objet » – le terme de « projection » n’est pas anodin –, au sens kleinien, alors la jonction s’opère.

     



    [56] P. Schaeffer, L’Homme ordinaire du cinéma, Gallimard, 1980.

    [57] C. Metz, Le Film de fiction et son spectateur (Etude métapsychologique) in Le Signifiant imaginaire, Christian Bourgois (choix / essais), 1993.

    [58] Sigmund Freud fait toutefois remarquer à ce propos, dans la Traumdeutung, que parfois le rêveur est parfaitement conscient d’être dans un songe.

    [59] Op. cit.,p.134.

  • Galaxies Nouvelle Série

     

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    L’ancienne revue de science-fiction Galaxies est morte, mais sous la direction de Pierre Gévart, Galaxies reprend vie, légèrement différente, certes non exempte de défauts – la maquette laisse encore à désirer, et les coquilles, inexactitudes bibliographiques et autres erreurs sont encore légion – mais incontestablement prometteuse, à mille parsecs de l’image catastrophique qu’une poignée de dindes cosmiques ont tenté de propager, sans doute pour mieux occulter leurs propres insuffisances. Certes, les nouvelles publiées dans ce premier numéro ne sont pas de l’étoffe dont on fait les impérissables chefs d’œuvre, mais « Engadine » de Xavier Mauméjean, avec ses anges destructeurs et sa chute très philosophique qui prolonge (et en quelque sorte renverse) le fameux « Au commencement était le verbe » de Jean, et « Hommes d’équipage, les papillons tissent les voiles » de vos vaisseaux » de Fred Serva, poétique et mystérieux, sont assurément de beaux textes, tandis que Georges Panchard, l’auteur de Forteresse, confirme encore son talent avec « Les cercles intérieurs », où s’opposent les hommes trop pressés de la compagnie Dechronics, qui cherchent à vaincre le temps, et l’harmonieuse temporalité végétale, magnifiquement incarnée par les monologues intérieurs d’un chêne serein et séculaire qui bien sûr n’est pas sans rappeler le légendaire Sylvebarbe du Seigneur des Anneaux. À noter aussi, un dossier Alastair Reynolds, préparé par Gilbert Millet avant sa disparition en 2006, comprenant une nouvelle, « L’histoire véritable » (sur un pionnier schizo de la colonisation martienne), un article de Gilbert et un entretien avec Reynolds peu convaincant : l’auteur donne vraiment l’impression de n’avoir strictement rien à dire, ni sur son œuvre, ni sur le monde – ce qui n’est certes pas le cas de Joëlle Wintrebert qui répond à mes questions un brin offensives (nous bataillons par exemple sur les rapports entre enfantement et féminité…)…

     

    GalaxiesNS1.jpgEnfin, signalons un article de Denis Labbé consacré à La Route de Cormac McCarthy, qui s’achève sur une conclusion discutable : « Ce côté inéluctable, écrit-il, ajoute à l’universalité du récit qui peut alors s’inscrire dans tout futur plus ou moins proche où seul demeure l’espoir de voir se reconstruire une communauté moins individualiste, moins gangrenée par son désir d’amasser. Car pour l’auteur, c’est bien la foule qui génère la violence, une foule avide, bestiale, archaïque, qui n’obéit qu’à ses bas instincts ». De la foule à la communauté, y a-t-il une telle distance ?... Il n’est question, dans La Route – comme dans L’homme de Londres de Béla Tarr, vu cet après-midi et dont je vous parlerai bientôt – que de choix individuels. Ce feu, cher Denis, dont le père et l’enfant se disent les porteurs, n’est pas tant celui de Prométhée modernes dans une ère d’obscurantisme, que celui du bien, celui de l’Amour…

     

    Le numéro deux de Galaxies Nouvelle Série sort tout juste, avec, en tête d’affiche, quelques fragments inédits (mais formellement accomplis) de La Horde du contrevent d’Alain Damasio, dont l’un, « Le conte du ventemps », pourrait constituer une merveilleuse entrée en matière dans l’univers de La Horde. Également au programme : un dossier space opera, la SF en Suède, et des nouvelles de Will McIntosh, Daniel Paris, Kevin J. Anderson, Alain le Bussy, Stephen Woodworth et Linda Nagata, auteurs dont je n’ai jamais rien lu, et qui, pour certains (Kevin J. Anderson par exemple) ne m’inspirent pas grande confiance… Espérons être surpris.

     

    Enfin je ne peux pas conclure, évidemment, sans évoquer la rubrique critique, que je coordonne toujours. Celle-ci accueille de nouveaux chroniqueurs doués, parmi lesquels Jérôme Lavadou et François Chauvin, qui rejoignent donc d’autres connaisseurs comme Claude Ecken, Éric Vial (qui m’avait récemment invité à son émission de science-fiction sur Fréquence Protestante), Sam Lermite, Roger Bozzetto, Sandrine Brugot Maillard et bien d’autres qui me pardonneront, j’espère, de ne les point citer.

     

     

     

    À venir sur Fin de partie, en vrac et sans engagement : Lothar Blues de Philippe Curval, Le monde englouti,  Sécheresse, La Forêt de cristal, Sauvagerie / Le massacre de Pangbourne et Nouvelles complètes vol. 1 de J. G. Ballard, L’homme de Londres de Béla Tarr, La Terza Madre / Mother of Tears de Dario Argento, Entre les murs de Laurent Cantet, Hogg de Samuel Delany…

     

  • Philippe Curval, « écouter le silence du monde »

     

     

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    « L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule d’elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation.

    Oui, pour le jeu de la création, ô mes frères, il faut une sainte affirmation : l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui est perdu au monde veut gagner son propre monde. »

    Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

     

     « Sourde pulsion lumineuse des quasars ; plus près des galaxies miroitent. Des astres flamboyants se perdent dans les abîmes d’antimatière, des planètes se consument autour de soleils transformés en novae. Là, des océans de néant lèchent des prairies du vide, des comètes sombrent en gerbe, des météores glissent silencieusement, vite absorbés par le noir de l’espace. Ici, des créatures invraisemblables rampent sur des lacs de boue, des fleurs aux pétales cornus vomissent des insectes-pollen, les arbres se font vivants et marchent à l’aide de racines molles, des minéraux émettent des pensées malodorantes, des madrépores de mille mètres de haut créent des musiques liquides. À travers ce fantastique carrousel de l’énergie et de la matière où tout se mêle et se confond, où les absurdes lois de l’humanité sont bafouées par la logique même de la vie, je me déploie, je gagne en puissance, je me nourris du cosmos. Je mûris. Tout est possible. »

    Philippe Curval, L’Homme à rebours.

     

     

    medium_Galaxies32.jpgEn attendant la mise en ligne, imminente – je n’attends plus qu’une autorisation de reproduction d’une œuvre photographique très particulière… –, d’une critique-fiction du dernier livre d’Éric Bénier-Bürckel, Un peu d’abîme sur vos lèvres, je vous propose un article, revu et corrigé, initialement publié dans le numéro 32 de la revue Galaxies (printemps 2004), consacré à l’œuvre remarquable de Philippe Curval, dont Lothar Blues, le prochain roman (qui réactualise le thème du robot), est annoncé chez Robert Laffont, dans la collection Ailleurs & Demain, pour le second semestre 2007. Je reproduis en préambule un portrait de ce remarquable écrivain, paru en décembre 2004 sur le défunt site Mauvais Genres en Bibliothèques.

     

     

    medium_curval_portrait.jpgS’il vous arrive d’arpenter l’asphalte parisien, d’observer la vie qui anime cette ville envers et contre tout, alors vous apercevrez peut-être, surplombant un grand boulevard du haut de son balcon, un homme immobile et barbu, dont les yeux acérés contemplent le monde avec une ironie et un amour qui sont la marque des sages. Mais prenez garde à ne point détourner le regard, ou la silhouette disparaît après un rapide haussement d’épaules, vous laissant seul avec la géométrie urbaine.

    « Je me sens plus metteur en scène qu’écrivain », m’a un jour confié cet homme, Philippe Curval. Boutade ? Pas seulement. C’est que, bien que seules ses activité d’écrivain et de critique soient connues de tous, Philippe Curval est aussi photographe, homme d’images, ou plutôt d’une dialectique, toujours à réinventer, entre image et langage. Certains de ses romans, comme Attention les yeux, ont même été écrits d’après des séries de clichés, inversant le processus habituel d’illustration. Étranges en vérité sont les photographies plasticiennes qu’il réalise à ses heures perdues, mises en scène de la réalité non pas consensuelle mais intérieure, futuriste, surréaliste. Ce goût pour l’artifice, pour le leurre, figure évidemment au premier plan dans ses romans de science-fiction. Les derniers livres de Philippe Curval, qui empruntent au polar comme au space opera, sont ceux d’un illusionniste maître de son art, d’un homme dont le plaisir de créer ne parvient pas à dissimuler tout à fait une certaine mélancolie, ne réussit pas à obombrer complètement l’éclat crépusculaire du regard lucide qu’il porte sur ses contemporains. Dans ses textes, Curval prend un malin plaisir à inventer un jeu de masques et de miroirs dont les règles ne nous sont qu’à moitié dévoilées, et dont le sens est en fait contenu dans la forme même : comme avec ses photographies, il montre la réalité telle qu’il la voit, à travers le prisme de sa perception propre. 

    Cette réalité, Philippe Curval ne la voit pas en noir, contrairement à nombre d’auteurs de science-fiction, mais plutôt – est-ce l’influence du photographe ? – avec toutes les nuances de gris, du blanc le plus virginal aux ténèbres les plus impénétrables. Car s’il ne tait pas son inquiétude devant la dispersion de la pensée au bénéfice de la consommation, et s’il n’hésite pas à vitupérer contre l’emprise de la fantasy – qu’il juge souvent réactionnaire – sur la science-fiction dans les rayons des librairies, si encore il n’apprécie que modérément l’appellation de « littératures de l’imaginaire », Philippe fait surtout preuve d’un immarcescible enthousiasme quand il s’agit d’imaginer le monde à venir, d’extrapoler les évolutions de la science et d’en inférer les possibles conséquences. Libre penseur, il ne réduit jamais son discours à quelques slogans livrés clés en main par les pourvoyeurs (politiques, religieux...) du prêt-à-penser. Les biotechnologies, par exemple, lui inspirent une éthique intransigeante, voire « radicale » ; et néanmoins, il concède volontiers que c’est la nature même de l’homme, de jouer aux apprentis sorciers : « L’heure est à la mobilisation générale de tous les esprits, écrit-il dans Galaxies n°32 (mars 2004), pour que le surhomme qui hante déjà certains esprits ne se transforme pas en sous-homme. ». Cette attitude, qui me paraît la plus saine, la plus légitime qui soit, n’étonne pas de la part de l’auteur de L’Homme à rebours, qui a toujours défendu un farouche individualisme et s’est toujours attaqué aux diverses formes d’asservissement de l’homme. Pour saisir à quel point cette position relève d’une véritable démarche intellectuelle et non d’une posture d’humanisme bien-pensant, il suffit de considérer combien cet hédoniste pourrait céder, le plus facilement du monde, aux sirènes du repli réactionnaire, se couler dans la douceâtre nostalgie d’une humanité dont il pressent non sans effroi qu’elle se transmue peu à peu en une post-humanité réifiée. Et s’il n’en est rien, si Philippe Curval bannit la nostalgie de son champ de conscience, c’est que, toute explosive qu’elle soit, cette humanité qui lui est chère, comprise comme la somme de tous les hommes et de toutes les femmes, reste encore capable des plus grandes et des plus belles choses.

    Ses prochains romans, n’en doutons pas, seront animés du même feu glacé, témoigneront de la même vivacité de ce « metteur en scène » qui se dit pourtant plus lent qu’auparavant. Plus lent peut-être, plus circonspect sans doute, mais pas moins vigoureux.

     

     

    medium_elduo.jpgDès ses premiers écrits dans les années cinquante, Philippe Curval mêle des thèmes très dickiens – perception du réel, univers parallèles – et une sensibilité volontiers surréaliste. « L’œuf d’Elduo » (1955) par exemple, est un texte assez caractéristique de sa démarche : une créature d’un autre monde, métaphysique, trouve en l’homme le moyen de s’incarner enfin. C’est l’esprit fertile d’un amateur de science-fiction qu’elle choisit de féconder, pour son imagination à nulle autre pareille ! Et dans « C’est du billard » (1959), une simple compétition de flipper acquiert une dimension cosmique avant d’exploser en une rêverie surréaliste, où faire Tilt a des conséquences inimaginables... Dionysiaques, animés par une authentique et positive volonté de puissance, les personnages curvaliens ne peuvent supporter l’immobilisme, le conformisme, le triomphe nihiliste de la réaction, comme l’idée même de déterminisme. Pour eux la stase est synonyme de mort, au sens métaphorique comme au sens propre. Philippe Curval n’est pas un âne, ou un chameau, il n’est pas encore un enfant : il est un lion qui, au « Tu dois ! » du dragon de Zarathoustra, répond « Je veux ! ». Notre auteur redoute, et combat avec acharnement, la muséification des choses, des êtres – de l’Être – et de son propre acte créatif.

    medium_FleursdeVenus.jpgJulia, l’héroïne candide des Fleurs de Vénus (1960) ne désire rien tant que fuir son carcan familial et faire exploser le système de castes qui régit la planète. Les Marais-Océan vénusiens, cette « zone du dehors » où se terrent les rebelles autochtones, sont à la fois un lieu de mort (la nuit, ces fleurs mystérieuses qui hantent les marais exhalent des spores extrêmement toxiques, au point que les humains doivent s’en protéger sous des dômes) et de renaissance (il est en fait possible d’accoutumer son organisme à la toxicité des fleurs, qui deviennent ainsi un vecteur inattendu de réconciliation des deux peuples). En dépit de dialogues exagérément dramatiques et de quelques raccourcis maladroits, Les Fleurs de Vénus déclinait déjà, sous une forme romanesque très classique, certains thèmes qui sous-tendront l’œuvre de l’auteur, au premier rang desquels ces velléités anticonformistes, ce rejet de l’ordre établi, cette expérience intime de l’éternel Retour nietzschéen (« Le Même ne revient pas, c’est le revenir seulement qui est le Même de ce qui devient. »[1]) que La Forteresse de coton et L'Homme à rebours illustreront si bien.

    medium_Ressacdel_espace.jpgPhilippe Curval franchit ensuite un cap d’importance avec Le Ressac de l’espace (1962, Prix Jules Verne), où il préfère la précision du style aux atermoiements psychologiques. La Terre est envahie par les Txalqs, des extraterrestres parasitiques qui se servent des humains comme de supports symbiotiques – la symbiose restant sous leur contrôle absolu, les hommes ayant abdiqué toute volonté propre. Cette acculturation forcée aboutit rapidement à l’érection d’une société utopique, où, comme plus tard dans Congo Pantin, l’abandon du libre-arbitre est le prix à payer pour un bonheur illusoire. Pour Philippe Curval, l’individualisme est un humanisme. Jacques Dureur, le héros, porté par son besoin de liberté et par une mauvaise réceptivité (une immunisation) à l’emprise télépathique des Txalqs, encouragera les résistants à exterminer les extraterrestres, avant d’enfin réaliser son rêve : l’exploration spatiale. Les Txalqs, métaphore des forces négatives qu'encouragent nos États modernes, sont les premiers extraterrestres marquants, importants, de l’œuvre curvalienne. Beaucoup d’autres suivront. Notre auteur leur a en effet toujours manifesté un vif intérêt. L’alien lui permet de mettre notre réel en perspective, de décliner la « gamme des possibles »[2], mais aussi d’exprimer sa liberté fondamentale de « créateur de formes », dans tous les sens du terme. Les nombreux êtres insolites qui hantent les pages de ses textes, jusqu’au récent Rasta solitude (les Diamoniens masochistes de Ovni soit qui mal y pense, l’entité polymorphe du Sourire du chauve ou encore l’extraordinaire machine-créature de Barre/Watis) en témoignent largement.

    medium_ForteressedeCoton1.gifLa Forteresse de coton, chef d’œuvre baroque, inclassable, ode au désir et à l’amour fou portée par un souffle dont fort peu d’écrivains peuvent aujourd’hui se réclamer, délaisse les extraterrestres pour nous plonger dans les profonds abîmes intérieurs du cerveau d’un homme, victime d’un dédoublement de personnalité. De retour de Turquie, dans l’ombre d’une Venise glauque, matricielle et mortifère[3], un géologue, Blaise Canehan – à moins qu’il ne s’appelle Julien Cholle –, rencontre une femme, Sarah, dont il lui semble avoir de très intimes souvenirs. Les circonstances les éloignent, mais même inaccessibles l’un à l’autre, Sarah et Canehan paraissent liés par un même fil mystérieux – la passion. C’est au sein des eaux fangeuses des canaux vénitiens, matrice pernicieuse, à la fois lieu de genèse et de mort (comme les Marais-Océan des Fleurs de Vénus) où l’on se suicide, où l’on est assassiné, et où Cholle/Canehan accouche de sa nouvelle identité, c’est au sein de ces eaux, donc, que Canehan, confronté à l’étrange blessure au ventre de Sarah qui leur interdit de s’aimer, enfin débarrassé d’un passé trop encombrant, accouchera littéralement de sa nouvelle identité, assassiné par son propre double… Lisons alors La Forteresse de coton comme un urgent manifeste esthétique ; de la nécessité pour l’artiste de tuer son œuvre pour sans cesse la réinventer. L’art comme déhiscence éternellement recommencée, ou la folie – et la mort… La vie selon Philippe Curval est une grossesse dangereuse et permanente. Roman après roman, il accorde à ses personnages les moyens de leurs ambitions ; leur individualisme absolu, leur haine de l’habitude, leur besoin de faire table rase du passé, les amène à modeler le réel selon leurs désirs – ce qui a fait dire à Denis Guiot[4], non sans raison, s’appuyant sur les références explicites contenues entre autres dans l’admirable nouvelle « Un souvenir de Pierre Loti » (in Utopies 75, 1975), que Curval était un écrivain existentialiste. Philippe Curval semble en effet croire fondamentalement en ce pouvoir créateur de l’esprit humain – sa volonté de puissance. La Forteresse de coton inaugurait ainsi une nouvelle esthétique – issue du mariage inattendu des expérimentations formelles du Nouveau Roman et de la science-fiction moderne – qui sera désormais développée dans tous ses textes majeurs. Il faut remarquer que La Forteresse de coton, comme la plupart des romans de Philippe Curval, est écrit à la troisième personne, ce qui n’a évidemment rien de fortuit : ses personnages doivent s’affranchir de leur créateur. Ils existent indépendamment de leur auteur, tout démiurge soit-il...

    medium_SablesdeFalun.jpgDès lors, Philippe Curval évolue dans une interzone littéraire où la frontière qui sépare science-fiction et littérature générale est inopérante, où science-fiction et littérature deviennent quasiment synonymes. Notre auteur a compris qu’écrire, c’est non pas représenter le monde, mais le créer, littérairement (« réelliser des idées », dirait aujourd’hui Alain Damasio, l’autre grand romancier de la vie en mouvement). Pour Roland Barthes, « [l]’écrivain est un homme qui absorbe radicalement le pourquoi du monde dans un comment écrire. »[5] La spéculation de Philippe Curval, précisément, ne concerne pas seulement son imaginaire : elle est au cœur de son langage, elle est plus formelle que scientifique – en cela, sa démarche est à rapprocher du mouvement surréaliste, comme l’auteur le fit remarquer lui-même[6]. Curval s’attaque aux structures mêmes de son art et cherche à transmuer le réalisme mimétique en réalisme littéraire. Ce travail de sape du matériau littéraire est d’ailleurs l’un des enjeux du rocambolesque space opera Les sables de Falun (1970), dont la structure déroutante, inspirée de Raymond Roussel, conduisit l’auteur à en proposer une version plus linéaire. Mais c’est surtout avec Attention les yeux et L’Homme à rebours que Philippe Curval va trouver la pleine mesure de ses ambitions et confirmer le génie à l’œuvre dans La Forteresse de coton.

    medium_AttentionlesYeux.jpgGuillaume Coiranne, le photographe de Attention les yeux (1972), éprouve comme les autres personnages curvaliens une peur compulsive de contracter la moindre habitude, la moindre routine ; il voue alors sa vie à se réinventer lui-même – et à réinventer le monde – en déambulant dans le Paris des années soixante (on pense souvent aux films de la Nouvelle Vague), rendu ici avec une rare acuité. La défiance de Coiranne envers toute forme de déterminisme est telle que celui-ci attribue arbitrairement des vertus prophétiques à ses parties de flipper (comme dans « C’est du billard »), et qu’il se crée un passé fictif, engageant des acteurs pour jouer une sœur ou un oncle imaginaires – pour donner corps à son fantasme –, comme s’il désirait, à défaut, choisir ses propres contingences. Coiranne est donc un « homme à rebours » qui met en scène ses propres origines, dans le seul but de se dégager de nouveaux horizons. « Dès qu’il avait eu conscience de cette faculté de s’abstraire en totalité du monde, il avait placé en lui une petite bombe mentale à retardement qui lui permettrait de revenir à la surface. Elle s’amorçait au moindre événement extérieur. » Cette faculté – ici seulement métaphorique – de créer des univers parallèles, annonce le Félix Giarre de L’Homme à rebours et poursuit la réflexion esthétique entamée avec La Forteresse de coton. Attention les yeux, cet hommage au pouvoir de l’esprit et de l’imagination, traduit aussi un regard effrayé sur la mort : Coiranne, en se dérobant à la réalité consensuelle, veut surtout échapper à sa condition de mortel. Il est aussi, plus encore que le Cholle/Canehan de La Forteresse de coton, la figure métaphorique de l’écrivain, du créateur de fiction qui doit sans cesse réinventer le monde – sous peine de disparaître.

    medium_L_HommeaRebours.jpgAvec L’Homme à rebours (Grand Prix de l’Imaginaire 1975), Philippe Curval ne se contente plus de cette vision métaphorique de l’individu créateur d’univers. Ce roman – que l’on peut sans peine considérer comme l’un des plus envoûtants de la SF française – est encore une histoire d’amour fou (désir et passion, manifestations patentes de l’inconscient, sont aussi au cœur de sa littérature) en même temps qu’une authentique aventure spéculative à l’imaginaire débordant et au style aussi brut qu'halluciné. Cette fois, nous quittons définitivement les rivages de la réalité conventionnelle : les émanations de l’esprit prennent ici valeur de Création pure, au sens théologique du terme ; Félix Giarre, le héros naufragé sur un monde parallèle à la suite de ses « voyages analogiques », est investi de pouvoirs divins : il comprend alors que tout cela provient de son propre esprit, qu’il en est le suprême créateur. Giarre, qui a renié son père et tué sa mère, rejette le rôle de grand ordonnateur qu’un superordinateur lui a imposé. Il hurle, revendique son libre-arbitre d’individu enfin vierge de tout souvenir et de toute attache, et explose en une infinité de possibles. Dans une critique[7], Michel Jeury, autre grand romancier de science-fiction plus connu aujourd'hui pour ses romans du terroir, reprochait à L’Homme à rebours une certaine préciosité de style qui, selon lui, phagocyterait l’impact du roman. Or ici la recherche formelle – éclatement du récit, style incandescent – est un enjeu majeur : Philippe Curval consacre la toute-puissance de l’écriture, comme il le fait la même année dans « Un souvenir de Pierre Loti », où la quête de l’harmonie universelle se heurte à l'évènement le plus égoïste et le plus beau qui soit : l’amour d’une femme. On sent bien, à la lecture de L’Homme à rebours, que son auteur l’a écrit dans un état de fièvre créatrice, comme s’il s’était momentanément confondu avec son personnage – d’où une narration à la première personne. Quelques années plus tard, en 1977, l’auteur nous offrira une version ludique et distanciée de L’Homme à rebours avec Un soupçon de néant, hommage appuyé à la science-fiction classique (Van Vogt, Asimov, Simak…) et jeu virtuose sur les rapports entre réel et fiction, sur le modèle de L’univers en folie de Fredric Brown.

    medium_CetteChereHumanite.jpgCette critique de l’utopie ébauchée dans Le Ressac de l’espace et « Un souvenir de Pierre Loti » est développée dans Cette chère humanité (1976, Prix Apollo 1977), qui reste encore aujourd’hui son plus célèbre roman. Cette chère humanité opère en quelque sorte la jonction entre les préoccupations individualistes de notre auteur, et sa volonté de puissance, son désir de soumettre le réel au feu de sa volonté (et de son inconscient). De cette rencontre naît un récit brillant et inventif qui a marqué les mémoires. Le Marcom (marché commun regroupant treize riches états européens, coupés du reste du monde par une barrière d’armes neurologiques réputée infranchissable) est une société ultraconservatrice fondée sur l’autarcie et la stabilité. Les arts n’existent plus, taxés de décadence parce qu’ils introduiraient le changement, source de dégénérescence. Au Marcom tout est aseptisé, hygiénique, régulé. C’est donc à l’implosion d’un monde muséifié (le passe-temps favoris des citoyens du Marcom est d’ailleurs l’accumulation de biens), autrement dit au spectacle du nihilisme moderne selon Nietzsche, que nous convie l’auteur. Les « cabines de temps ralenti », où les citoyens peuvent vivre un temps objectif toujours plus étiré, sont une superbe métaphore de la paresse, du protectionnisme, de la frilosité qui menacent nos sociétés occidentales de plus en plus repliées sur elles-mêmes – ce « monde d’avachis » évoqué par Antonin Artaud dans Vang Gogh le suicidé de la société. La fin du roman, apothéose surréaliste, est un véritable tour de force en même temps qu’une peinture ironique du danger qui nous guette : le Marcom, perturbé par une trop grande distorsion temporelle, se replie littéralement sur lui-même ; l’univers est alors contenu tout entier dans une cabine ! Le cycle de « l’Europe après la pluie » – qui tire son titre d’un magnifique tableau de Max Ernst et qui est constitué de Cette chère humanité, de Le dormeur s’éveillera-t-il (1979) et de En souvenir du futur (1986) –, est un plaidoyer pour un renouvellement constant du monde, un hymne baroque à l’imaginaire.

    medium_YaQuelqu_un.jpgAprès Rut aux étoiles (1979), réjouissant space opera où les hommes « croissent et se multiplient […] pour être éjaculés un jour dans la galaxie, ou ailleurs, afin de peupler l’univers. », Philippe Curval retrouve la veine schizoïde de La Forteresse de coton avec le très introspectif Y a quelqu’un ? (1979). Clément Volgré, un marginal farouchement individualiste, entrevoit une réalité parallèle où les extraterrestres envahissent Paris à notre insu. L’auteur dépeint ici un Paris déliquescent, dégénérescent, dont l’architecture adopte des formes inquiétantes, inhumaines – la ville devient un labyrinthe inextricable, reflet incertain de l’esprit instable de Volgré. En ce sens, Y a quelqu’un ? est un Solaris urbain où Volgré, hanté par ses visions fantasmatiques, est confronté à l’énigme de sa propre psyché et au souvenir de sa compagne volatilisée. Le déphasage naît à la fois des excès éthyliques de Volgré, et de l’explosion originelle de téléviseurs dans une boutique – comme si alcool et télévision lui avaient offert le refuge d’une nouvelle dimension (plus tard, dans la nouvelle « Regarde, fiston, s’il n’y a pas un extraterrestre derrière la bouteille de vin »[8], le delirium tremens ouvrira encore les portes de la perception…). Puissante métaphore de la décadence urbaine, Y a quelqu’un ? hante longtemps après sa lecture.

    medium_LaFaceCacheeduDesir.jpgNous l’avons vu, Philippe Curval n’aime rien tant qu’inventer des extraterrestres avec leur mode de vie, leurs particularités physiques et comportementales. Ils sont l’Autre, le Différent, ils augmentent le monde, ils le renouvellent. Dans La Face cachée du désir (1980), roman sous forme de trois nouvelles étroitement liées et situées sur la planète Chula, il quitte l’univers faussement réaliste de Y a quelqu’un ? pour camper un monde foncièrement original. Il y est question, entre autres, d’un rite initiatique et onirique où l’enfant s’invagine dans une matrice géante, d’où naît alors un homme nouveau, délivré de sa vie antérieure, évident symbole de la renaissance – l’éternel Retour centrifuge, ou sélectif, de Nietzsche – si chère à l’auteur. Lorsqu’ils ne sont plus en contact avec le sol, les Chulies se subliment : ils disparaissent, littéralement. Ils créent leur réel[9], et Philippe Curval, avec ses livres, nous propose lui aussi une phénoménologie singulière. Il fait siens les mots de Philip K. Dick cités épigraphe du Temps incertain de Michel Jeury : « J’ai le sentiment profond qu’à un certain degré il y a presque autant d’univers qu’il y a de gens, que chaque individu vit en quelque sorte dans un univers de sa propre création : c’est un produit de son être, une œuvre personnelle dont peut-être il pourrait être fier. ».

    medium_Livred_Or.jpgDurant les années 80 furent publiés pas moins de cinq recueils de nouvelles (Le Livre d’or de Philippe Curval, 1980, Regarde, fiston, s’il n’y a pas un extraterrestre derrière la bouteille de vin, 1980, Debout, les morts ! le train fantôme entre en gare, 1984, Comment jouer à l’homme invisible en trois leçons, 1986, et Habite-t-on réellement quelque part ?, 1989), une anthologie (Superfuturs, 1986) et cinq romans. Tous vers l’extase (1981) d’abord, où notre auteur érige le désir en principe esthétique (ouvertement érotique – mais sur un mode ludique –, Tous vers l’extase est une réponse hédoniste à la pudibonderie qui marquait alors la SF ; faut-il rappeler que « Curval » est, à l’origine, le nom d’un des psychopathes sexuels des 120 jours de Sodome, du Marquis de Sade ?...) ; L’odeur de la bête (1981)  ensuite, dans lequel un homme s’éprend d’un Naonyth, sorte de kangourou intelligent et sensuel ; Ah ! que c’est beau New York (1986), roman dépressif sur la dérive états-unienne d’un schizophrène ; En souvenir du futur, déjà évoqué, et Akiloë (1988), beau roman sur un jeune indien guyanais confronté au monde moderne, que Philippe Curval considère comme son Grand Œuvre inachevé (et dont nous devrions peut-être découvrir la version intégrale dans les années qui viennent). De ces années, nous retiendrons surtout la consécration d’un nouvelliste d’exception. Son Livre d’or en particulier, présenté par André Ruellan, réunit les meilleurs textes de l’auteur depuis ses débuts, et figure parmi les plus belles réussites de la prestigieuse collection.

    medium_CongoPantin.jpgLa déconvenue éditoriale d’Akiloë explique peut-être le silence radio de Philippe Curval durant la première moitié des années 90. Il revient cependant sur le devant de la scène en 1995 avec L’éternité n’est pas la vie, roman intéressant mais inabouti sur l’Égypte, et surtout avec une œuvre inclassable : Les évadés du mirage (réédité en Folio SF sous le titre Congo Pantin). Un vaisseau extraterrestre s’est écrasé sur Pantin, en banlieue parisienne. Les aliens pixellisés, les « Neutres », prodiguent des flashes oniriques aux humains, par simple contact ; ces flashes agissent comme les shoots d’une drogue dure : ils provoquent un choc proche de l’orgasme, entraînant une véritable dépendance et annihilant toute volonté. Philippe Curval, nous le savons, ne déteste rien tant que le confort de la servitude volontaire. C’est pourquoi l’ambivalence règne sans partage sur le roman – dont le territoire latent est sans aucun doute l’inconscient (celui de l’auteur, celui des personnages, celui du lecteur). Ainsi Congo et Zaïre – ce dernier est aussi noir que Congo est albinos – sont les deux faces d’un même individu. Ils incarnent non pas le réel et la fiction, mais deux facettes d’une même réalité – ou d’une même fiction. Mieux : ils sont eux-mêmes explicitement confrontés à leur statut de créatures fictionnelles, ce que l’auteur n’avait jamais osé jusque là. En existentialiste facétieux, Curval prend ainsi Descartes à la lettre et illustre son cogito par l’absurde : « je pense donc je suis » signifie pour lui : j’existe parce qu’au préalable, je me suis pensé (paradoxe déjà développé magistralement dans « Un souvenir de Pierre Loti »). Congo Pantin est une œuvre totalement surréaliste, virtuose, où l’extraterrestre, figure emblématique de l’œuvre de Philippe Curval, joue un rôle éminemment symbolique de révélateur de l’inconscient, avec tout ce que cela suppose de désirs et de peurs refoulés.

    Notre infatigable écrivain publie ensuite deux romans mineurs, Macno emmerde la mort (1998) et Voyance aveugle (1998). Passons rapidement sur le premier, plutôt dispoensable (mais lisez sans crainte la nouvelle, excellente, dont il est tiré, « Permis de mourir »[10]). L’idée de base de Voyance aveugle était autrement intéressante : le monde des rêves (l’univers du « rêve incréé ») serait gouverné par les anciens dieux aztèques, qui ne seraient autres que des extraterrestres bannis de leur monde originel…. Hélas, passée une première partie dépaysante, qui rappelle les meilleurs textes courts de l’auteur, le récit ne tient pas toutes ses promesses et s’enlise dans une intrigue confuse.

    medium_Voyageal_envers.jpgPlus complexe est le cas de Voyage à l’envers (2000), qui propose quelques réflexions sur les médias et la civilisation occidentale moderne. L’absence de grand conflit fédérateur et la mort des religions, la fin des phénomènes de rassemblement populaire, auraient causé une névrose schizophrénique de la société, comme chez J.G. Ballard, que seule la menace d’une invasion extraterrestre sauve in extremis de la catatonie générale Notre auteur exploite également la dépendance de notre civilisation à la technologie. Les rayonnements extraterrestres parasitent en effet les systèmes informatiques, si bien que le chaos menace la planète. Les gouvernements lancent alors le programme spatial Colomb : quelques hommes triés sur le volet iront résoudre le problème à sa source, vers Proxima du Centaure. À son retour sur Terre, après un voyage périlleux mais infructueux, l’équipage découvre que les extraterrestres ont déjà envahi la planète et ont soumis l’humanité à leur contrôle. Curieusement, les Centaures semblent avoir reconstitué le monde des années 70, mais sous une forme pervertie, comme s’il était contemplé à travers le miroir déformant de nos fantasmes. Le roman s’achève (trop) abruptement, alors que Piscop, le héros et narrateur, organise la résistance.

    medium_BlancCommel_Ombre.jpgBlanc comme l’ombre (2003), son dernier roman en date, laisse une toute autre impression. Dans ce roman élégiaque, l’auteur développe les thèmes du double et de la multiplicité du réel, comme dans Congo Pantin, mais avec un style épuré à l’extrême. Blanc comme l’ombre débute comme un roman noir. Un détective désabusé, Robert Crive, enquête sur Victor Berre, homme de l’ombre du gouvernement dont les traits sont flous, comme si son visage etait illuminé de l’intérieur. Peu à peu, Crive découvrira le secret qui le lie irrémédiablement à Victor Berre. Les deux personnages aux noms en anagramme seraient-ils un seul et même individu ?... Philippe Curval a parsemé son récit d’allusions ludiques et poétiques à la l’ambivalence du réel (cette réplique, prononcée par un personnage qui a écrit une nouvelle, vaut pour manifeste : « Je l’ai écrite pour que le lecteur se sente mal à l’aise, perturbé, qu’il doute de ses convictions, de son environnement, de la société, je souhaiterais qu’il soupçonne une autre réalité. »). L’homme qui a trouvé Victor enfant dans une forêt, guidé par une étoile filante, se prénomme Marie, ce qui ne manque pas d’ajouter à l’ambiguïté générale, et confère une dimension christique à Victor Berre – indice de sa véritable nature. Dans un final éblouissant, Berre se révèle, en effet, être notre Créateur, pas moins ! L’univers tel que nous le connaissons serait ainsi le fruit de son imagination – et de celle d’autres « voyageurs imprudents ». Blanc comme l’ombre ne cesse d’étonner par sa tonalité métaphysique et poétique. Il est vrai que la peur de la mort, sous-jacente dans toute l’œuvre de notre auteur, enveloppe ce récit d’une lueur mélancolique. Que faire de notre vie, avant de disparaître ?... Découvrir, aimer, et jouir, répond Philippe Curval ! Vivre ! Il suffit pour s’en convaincre d’admirer cet authentique alexandrin, facétieusement glissé au cœur du texte : « Danaé cessa de se poudrer le corps dont le velouté faisait bander Victor. »…

    medium_RastaSolitude.jpgNous nous sommes peu étendus sur les nouvelles, exercice où Philippe Curval excelle pourtant. Qu’il nous soit néanmoins permis d’évoquer brièvement Rasta solitude, magnifique recueil de onze « fictions rastaquouères » traversées par la solitude de l’apatride, la solitude de celui que l’auteur désigne, dans sa préface, comme un « étranger en terre étrangère ». La nouvelle « La vie est courte, la nature hostile et l’homme ridicule », par exemple, par sa langue précise comme un scalpel, par sa poésie de l’étrange, par sa construction impeccable, suscite un fort sentiment d’inquiétante étrangeté. La nouvelle est à l’image de son auteur : discrète (un homme, une plage, des méduses), toute en nuances, mais aussi ambitieuse et porteuse de toute une philosophie « rastaquouère ». Une philosophie plutôt contemplative au demeurant, que l’auteur avait jadis anticipé : « Alors ensemble, nous pourrions nous taire, afin d’écouter le silence du monde. »[11]. Avec Philippe Curval, levons les yeux vers le ciel étoilé, ou bien fermons-les sur notre espace intérieur, et, ensemble, écoutons le silence du monde.

     

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    [1] G. DELEUZE, Nietzsche, P.U.F., coll. Philosophes, 1990 [1965], p. 36.

    [2] Cf. « Lorsque le rêve est fort, il ignore les modes », entretien réalisé par O. NOËL in Galaxies n°32.

    [3] Il est significativement précisé, en fin d’ouvrage, que La Forteresse de coton fut composé entre 1963 et 1965 à Etretat, Paris et Corfou…

    [4] D. GUIOT, « Axes de la perspective curvalienne » in Fiction n°268.
    [5] R. BARTHES, « Écrivains et écrivants » in Essais critiques, Seuil, coll. Tel Quel, 1964.
    [6] P. CURVAL, « Surréalisme et science-fiction » in Europe n°870, octobre 2001.

    [7] M. JEURY, « L’Homme à rebours » in Fiction n°255.

    [8] Dans le recueil du même nom.
    [9] On pense beaucoup, à la lecture de La Face cachée du désir, au Monde inverti de Christopher Priest.
    [10] Dans Le Livre d’or de Philippe Curval.
    [11] Ces mots ferment le recueil Debout les morts ! le train-fantôme entre en gare.
  • Le rite selon Confucius par Alexis Lavis

    Conférence de M. Alexis Lavis, philosophe, sinologue from FFJS Fondation Franco Japonaise on Vimeo.

    Dans cette autre brillante conférence, prononcée au cours d'un colloque franco-japonais à la Fondation Sasakawa, Alexis Lavis (auteur de La Conscience à l'épreuve de l'éveil, une lecture et traduction du Bodhicaryavatara de Shantideva) évoque l'expérience de la forme en particulier à travers l'idée confucéenne du rite non comme forme vide ou comme simple ornement, mais comme art ou médiation poétique qui, à qui sait mettre son "moi" en retrait, ouvre un espace d'habitation laisse apparaître un monde. La spiritualité, dit le sinologue, a hélas trop tendance à nous faire planer. C'est que, pour notre conférencier, l'homme se doit de rester à sa juste place, "au milieu", à un niveau intermédiaire "ni trop haut, ni trop bas". Or le rite, pour Confucius, joue précisément ce rôle de mise en forme nécessaire à l'occupation de cet espace :

    « Celui qui ignore les rites, écrit le philosophe chinois dans Le Livre des rites ici cité par Alexis Lavis, ne sait ni où il doit mettre les mains et les pieds ni où il doit appliquer les yeux ou les oreilles ni quand ni comment il doit avancer, se retirer ou saluer. Quand les rites font défaut, les différents âges sont confondus, les trois classes de la parenté ne se comprennent plus, les maisons des femmes et des hommes se brouillent. Les maisons et les bâtiments n’ont plus de dimensions, les mesures ne signifient plus rien, les mets sont sans rapport aux saisons, la musique n’a plus de caractère, les moyens de transport n’ont plus de rapport à leur usage propre, et alors les esprits quittent le monde et la douleur est insensée. »

    Il s'agit bien d'une folie, d'une dé-raison, qui est aussi une forme de déréliction, tant il est vrai que, toujours selon Confucius cité par Lavis :

    « L’offrande rituelle faite au ciel et à la terre dans la campagne et celle adressée aux esprits du lieu sont un acte d’amour envers le monde ; les offrandes faites en automne et en été dans le temple des ancêtre sont un acte d’amour envers les parents défunts dont les tablettes commémoratives sont disposées comme il convient, au nord et au sud ; les cérémonies du tir à l’arc et des fêtes du canton sont le témoignage de l’amour qui règne entre les habitants d’un même lieu – les repas et les présents rituels offerts au visiteur sont encore et toujours des actes d’amour. »

     

    Gasshô.

  • Des choses et des fantômes (pathétique Jean-Claude Guillebaud) - 1 - Tout doit disparaître

    « Nous creusons la fosse de Babel. »
    F. Kafka, Journal


    Si l’humanité était investie d’une mission, celle-ci ne pourrait être rien d’autre que la recherche de la Vérité, la quête de l’ordre sous-jacent de l’univers. Comprenez-moi bien : non une vérité revendiquée par quelque église entremetteuse mais bien LA VERITE ou plutôt, si pour une raison qui m’échappe ce mot pourtant essentiel vous indispose : la CONNAISSANCE ; à mon sens cependant, l’unique inspiratrice de cette mission n’est autre que l’humanité – oui, l’humanité elle-même, non pas un dieu hypothétique dont les fruits de notre quête de Vérité nous prouveront peut-être l’existence. Portons plutôt notre regard plus loin, plus haut que sur nos triviales contingences animales. L’heure est au désengagement, à la contemplation visionnaire des secrets de notre monde – à commencer par les découvertes de la biologie, de la physique quantique et de l’astrophysique, sciences qui pourraient bien nous permettre, un jour, d’approcher cette impossible Vérité, je veux parler, bien sûr, de celle des origines de l’Univers et, partant, des nôtres. Songez donc que l’homme est sur le point – soyez sûrs que ce n’est qu’une question de temps – de déchiffrer la structure et la mécanique de son génome, c’est-à-dire de ce qui en fait une espèce à part entière, différente des autres ; songez aussi qu’il perce peu à peu les secrets de l’infiniment petit, identifiant les particules et les lois qui en font quelque chose plutôt que rien ; songez encore qu’il peut aujourd’hui, grâce au génie d’un Newton, d’un Einstein, d’un Hawkins, observer les corps célestes, les étudier et même y envoyer ses propres artefacts. J’ai peine à croire que d’aucuns puissent ne pas ressentir cette crainte primitive, cet effroi et cet exaltation quasi mystiques à l’écoute de ces sounds of an alien world disponibles sur le site de l’ESA, reconstitués à partir des données envoyées par la sonde Huygens à un milliard et demi de kilomètres de notre Terre. UN MILLIARD ET DEMI ! Le fichier radar conversion, en particulier, qui reproduit les signaux radars renvoyés à la sonde à son arrivée sur Titan, ouvre en moi quelque abîme métaphysique et sensitif, comme si j’avais la faculté de me projeter instantanément sur le satellite de Saturne, par le travail simultané des sens et de l’intellect. Impression vertigineuse, belle et triste à pleurer, d’une solitude infinie. L’expérience, je le sais, peut paraître dérisoire aux yeux atrophiés d’un cheptel humain trop fasciné par son Saint Nombril – quelle indifférence en effet, à l’annonce de la réussite du projet Cassini/Huygens, que celle de nos contemporains, quel sinistre désenchantement du monde ! – ; j’ai quant à moi la conscience aiguë, à chaque nouvel exploit spatial, de vivre un événement unique quelles qu’en soient les coulisses politico-financières, insignifiantes au regard de notre nouvelle compréhension –, je me fais l’avatar de chair et de sang du Bowman de 2001 : l’Odyssée de l’espace. Combien fascinantes en effet sont ces périples de l’espèce, de la matière et de l’espace. Doit-on penser, comme n’hésite pas à le faire le stalker, que les béances de l’entendement humain ne sauraient ouvrir, de toute évidence, que sur le royaume de Dieu ? Certes ! Moi, l’athée, le Transhumain, le contempteur des obscurantismes, je l’affirme à mon tour : le doute n’est pas permis. Mais Dieu, m’empressé-je d’ajouter, n’est rien de plus à mon sens qu’un concept, une idée, et son royaume est aussi le nôtre. Dieu pourrait être un être supérieur tel que le dieu des Chrétiens, comme il pourrait être une machine, superordinateur-matrice générant un univers complet, ou encore pourrait-il s’avérer n’être qu’un homme, comme le suggèrent plusieurs romans de science-fiction, à commencer par les textes de Philip K. Dick, ou L’énigme de l’univers de Greg Egan qui met en scène le paradoxe suivant (déjà mentionné en par Stephen Hawking dans Une brève histoire du temps) : si le but des scientifiques est de dégager une théorie globale, unifiant toutes les théories et permettant d’expliquer l’univers dans son intégralité, cette théorie du tout s’inclut alors elle-même dans sa propre découverte... Mais peu importe en définitive. Car ce titre tant convoité de Créateur pourrait bien revenir en définitive à l’Univers lui-même, gouffre infini de Ténèbres et de Lumière, de Néant et d’Atomes, de Galaxies et de Pulsars, de Novas et de Trous Noirs. En l’absence de preuves, c’est cette dernière définition de Dieu – qui n’est donc plus l’affaire des théologiens mais des scientifiques, comme suggéré plus haut – que je retiendrai car elle est, entre toutes, à la fois la plus raisonnable du point de vue scientifique, et la plus folle du point de vue ontologique. Car si Dieu est en tout, il ne se distingue plus de rien. Ne croyez surtout pas cependant qu’en évoquant un univers mécanique, inchoatif et déhiscent, je me contente de jouer sur les mots, car nul n’a jamais été plus sérieux. Gardez seulement ceci en mémoire : il n’y a pas de but. Il n’y a pas même, à proprement parler, de chemin, ni même de direction (sinon a posteriori), y compris si notre monde est pure création. Du Big Bang, point zéro de notre espace-temps au-delà duquel nous ne pourrons sans doute jamais remonter – ne serait-ce que parce que le temps lui-même commence avec le Big Bang, parce qu’en d’autres termes, il n’y a pas, au propre comme au figuré, d’au-delà de notre espace-temps –, à la constitution de molécules plus complexes, du minéral à l’organique, de l’amibe au cerveau humain sans qui ni vous ni moi n’existerions vraiment, tout, absolument tout, est dénué de sens.
    Et tout, absolument tout, disparaîtra.
    Aussi quand un éditorialiste mondain référencé par le Who’s Who in France, opportuniste épigone d’Edgar Morin – dont il revendique avec ostentation l’amitié et la filiation intellectuelle –, quand un essayiste prosélyte et bavard sur lequel la hiérarchie de l’Eglise romaine – « ennemie de toute pensée libre et de toute philosophie » [1] selon les mots que Raymond Abellio place dans la bouche d’un personnage de La Fosse de Babel – exerce souterrainement une influence déterminante, quand un tel bonimenteur s’autoproclame défenseur de « l’humain de l’homme », entendant séparer au moyen d’un poussiéreux attirail biblique le bon grain de l’ivraie, autant dire ce qui chez l’homme – que Guillebaud transmue en un être forclos – relève de l’humain (l’Âme) et ce qui n’en relève pas (la matière), quand il nous livre le fruit de ses cathogitations anthropocentrées dans un essai largement diffusé et présomptueusement intitulé Le Principe d’humanité sans aucun respect pour les héros de la science qui consacrent leur vie, parfois jusqu’au sacrifice, à l’ébauche d’une réponse, quand cet imbécile prétend établir un tiède consensus contre les biotechnologies, alors comment ne pas nous éveiller à la plus vive, à la plus légitime méfiance ? Sans doute avons-nous même le devoir d’utiliser les ressources de la Toile – ce Labyrinthe obscur dont il nous faut extraire la lumière – comme d’un arsenal mémétique voué à la propagation de la Pensée qui s’oppose par nature à la doxa bien-pensante prêchée par le médiocre « écrivain, journaliste » Jean-Claude Guillebaud.
    L’imposture livresque de ce dernier, dont nous allons examiner une sélection de stupides arguties, était certes de nature à renforcer son crédit auprès de médias complaisants autant qu’ignorants (au premier rang desquels Télérama, vitrine officiel des bien-pensants), organes d’information inintelligents au point de braquer leurs grossiers projecteurs sur ces verbeuses élucubrations plutôt que sur l’analyse généalogique, épistémologique et visionnaire – en d’autres termes, autrement rigoureuse – d’authentiques philosophes comme Peter Sloterdijk (libre penseur accusé à tort d’obscurcir volontairement son propos [2] par les cerveaux flétris et foraminés de journalistes de pacotille), ou, pour rester dans la sphère dite du « grand public », comme Jean-Michel Truong, l’auteur de Totalement inhumaine [3]. Une baudruche de cet acabit – gibbeuse comme la lune et boursouflée comme un furoncle – était évidemment vouée au destin de best-seller qui sied parfaitement, au demeurant, au suintant consensus fanfaronné par l’auteur, c’est dire combien il m’apparaît urgent de dégonfler une œuvre dont la substance importe peu, seulement propre à alimenter la glose mièvre et technophobe de tous les idiots qui confondent encore humanisme et sentimentalisme. Le Principe d’humanité de Jean-Claude Guillebaud, paru en 2001 aux éditions du Seuil et réédité en poche l’année suivante, ce laborieux brouillon dont les épidictiques enthymèmes se sont depuis lors abondamment répliqués sur la Toile et dans la presse, répétés ad nauseam par les bons catholiques humano-humanistes de la bourgeoisie française comme d’ailleurs (ne les oublions pas) par les altermondialistes, prétend donc humblement préserver l’être humain de ses errances et nous délivrer du Mal – le Mal, dont il nous faut redire qu’il n’est qu’un jugement moral porté sur des événements. A l’exact opposé du transhumanisme tel que je le revendique [4] – c’est-à-dire, un transhumanisme débarrassé des dogmes ineptes dont voudraient l’affubler ses zélateurs pas moins illuminés que les nouveaux Croisés, croyants ou incroyants mais tous catholiques, qui sillonnent la Toile en se prenant pour des apôtres –, à l’opposé donc de l’approche de la science sinon progressiste, du moins méliorative [5] qui est la mienne, positiviste au sens comtien du terme, dénuée de finalité comme d’idéal eudémoniste ou futurocentré, mais motivée tant par la volonté d’améliorer les conditions de vie dans des domaines donnés que par une exigence éthique inébranlable, Guillebaud entend simplement ériger d’infranchissables murailles autour de la connaissance (ou du progrès qui, selon Victor Hugo, n’est pourtant rien moins que le « mode de l’homme » [6]), non pour la protéger mais pour l’emprisonner dans une « chambre haute » où l’homme, pour reprendre la métaphore kierkegaardienne, converserait avec Dieu – car comme l’écrivait Schopenhauer : « les religions sont comme les vers luisants : pour briller, il leur faut de l'obscurité » ; le dessein occulte de ce triste prosateur est ainsi de subsumer l’évolution des savoirs au plus profond d’une forteresse ténébreuse, de terrasser la tour de Babel comme les kamikazes d’Al Qaida anéantirent les Twin Towers, de sceller la boîte de Pandore que l’homme – cet « animal qui transgresse l'interdit des portes closes » selon George Steiner – entrouvrit lors son inexorable éveil à la conscience ; Guillebaud veut ainsi figer la matière en mouvement, disperser l’énergie vitale pour mieux préparer sa retraite dans cet au-delà imaginaire et permanent qu’il espère avec tant de crainte et de conviction, trop faible pour accepter son putrescent devenir, trop aveugle aux signes abandonnés à notre intention pour envisager la mort non comme une résurrection mais comme le recyclage de la matière, la réorganisation des particules physiques dont notre esprit n’est assurément qu’une lointaine et formidable conséquence – dont la réalité métaphysique, en dernière analyse, est imputable à la Physis et à rien d’autre. Jean-Claude Guillebaud ne met plus seulement en accusation les applications scientifiques dérivées de la recherche, mais bien la recherche elle-même, par une absurde diabolisation de la science et des techniques qui succède historiquement à leur sanctification par les optimistes béats du Progrès.
    Je ne reviendrai pas sur les inquiétudes, souvent légitimes il est vrai, de notre pathétique essayiste, inquiétudes suscitées entre autres par la « brevetabilité du vivant », la main-mise du marché sur la recherche ou la prolifération des anthropotechniques ; je concentrerai donc mon attention sur cette stigmatisation sans nuance, voire outrancière sous son épais vernis d’œcuménique tolérance, des anthropotechniques, que l’auteur dresse en rempart contre sa propre angoisse. C’est cette croisade hystérique, approximative et grandiloquente contre la science – et non uniquement contre le scientisme, comme il le prétend –, où sont inconsidérément convoqués Nuremberg, Auschwitz et Primo Lévi, que je vais m’efforcer de désarticuler dans ce texte-fleuve que je conçois non seulement comme une critique, mais aussi, et surtout, comme un manifeste. Fin de partie, ai-je souhaité intituler mon blog : par cet emprunt à Beckett [7], mon dessein était d’évoquer à la fois la mort de Dieu dont l’odeur de charogne qui imprègne « tout l’univers » [8] nous rappelle que la vie se repaît de viande froide, et celle de l’attente, insupportable tourment qui interdit tout accomplissement, toute plénitude ; mais encore je veux célébrer l’extinction du monde ancien, celui de la foi et des illusions dont se bercent les croyants, et préparer l’avènement du monde blanc, froid et décharné – mais non moins fascinant – de la Connaissance. Cette critique de la doxa guillebaudienne et des fantasmes qu’elle charrie inlassablement sera ainsi pour moi l’occasion de relayer, au-delà de la simple occurrence d’un livre indigeste à la portée somme toute relative (et dont les incohérences ont déjà été recensées sur le site des Mutants) [9] , ma vision d’un monde dénué du dieu des croyants comme d’ailleurs de son absence – mais non point dénué de Dieu au sens que nous avons évoqué plus haut –, ma représentation matérialiste et immanente – et néanmoins transcendante – de l’homme, du vivant et même, pourquoi non, de l’inerte. Un monde peuplé de choses et de fantômes.


    [1] Raymond Abellio, La Fosse de Babel (Gallimard, L’imaginaire, 1984), p. 88.
    [2] Il est vrai que la lecture de Règles pour le parc humain (Peter Sloterdijk, Mille et une nuits, n°262, 2000) ou de La Domestication de l’Être (Peter Sloterdijk, Mille et une nuits, n°296, 2000) exige un certain niveau de concentration, tandis que la prose glucosée de Jean-Claude Guillebaud, apôtre du genre humain, ne nécessite qu’une confiance absolue et préalable en Sa Parole.
    [3] Jean-Michel Truong, Totalement inhumaine (Les Empêcheurs de penser en rond, 2001).
    [4] Sans forcément souscrire à l’intégralité des principes extropiens tels que définis ici (en voici une traduction française).
    [5] Lire P.-A. Taguieff, Du Progrès (Librio, 2001).
    [6] Victor Hugo, Les Misérables [1862] (Livre de poche, 1972), T. III, p. 291. Nous reviendrons sur cette notion de progrès, que contrairement au poète, je n’affuble d’aucune naïve positivité, d’aucune négativité intrinsèque et, surtout, d’aucun but.
    [7] Il n’est sans doute pas anodin qu’un chercheur en intelligence artificielle se soit penché sur un texte court de Beckett, l’expérimental et ascétique Bing (in Têtes mortes, Minuit, 1972).
    [8] S. Beckett, Fin de partie (Minuit, 1957), p. 65.
    [9] Lire leur réjouissante « exécution sommaire de Jean-Claude Guillebaud ».