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critique - Page 5

  • Entre les murs de Laurent Cantet

     

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    Pour peu qu’on accepte d’ôter le temps d’une projection les œillères idéologiques que nous trimballons tous plus ou moins, Entre les murs s’impose non comme un chef d'œuvre, mais comme un grand moment de cinéma. Réalisateur des remarqués Ressources humaines et L’Emploi du temps, Laurent Cantet adapte un roman de François Bégaudeau et filme une classe de quatrième d’un collège parisien classé en ZEP. Avant d’entrer plus avant dans l’analyse et l’interprétation, balayons immédiatement un malentendu : Entre les murs n’est pas un documentaire. Du reste, contrairement à ce qu’affirment certains, comme mon ami François, les auteurs n’ont jamais entretenu cette confusion : il suffit pour s’en convaincre de lire leurs entretiens, où est dévoilée la méthode d’atelier de Laurent Cantet. Certes, les acteurs sont tous des non professionnels : François Bégaudeau incarne son double François Marin, et les élèves et les autres professeurs, tous très bons (à l’exception du professeur de techno qui pète les plombs, vraiment pas convaincant !) ont été recrutés au collège Françoise Dolto, proche du collège Jean Jaurès où s’est déroulé le tournage. Certes encore, en captant avec ses trois caméras HD des scènes de classe aussi improvisées qu’encadrées – les jeunes protagonistes n’avaient pas lu le scénario –, en filmant aussi bien les dialogues que leur périphérie – un élève qui se balance sur sa chaise, une autre qui somnole, la tête posée à même sa table, etc. –, le film revêt inévitablement un caractère documentaire, évidemment renforcé par le filmage HD très neutre, au plus près des visages, des corps, des gestes et des paroles. Mais les élèves jouent des rôles prédéterminés, souvent à contre-emploi (Frank Keita par exemple, qui joue Souleymane, serait en réalité un garçon très calme). Et surtout, Laurent Cantet non seulement sait où il va – nous restons dans le cadre général du livre de Bégaudeau –, mais encore procède, comme nous le verrons, à une authentique et très habile mise en scène de la situation. Dès lors, il devient rigoureusement impossible d’identifier un discours, une idéologie, défendus par Entre les murs. Puisque nous sommes en présence non d’un documentaire mais d’une « représentation de représentation » du réel, nous nous contenterons alors de l’interpréter.

     

    Entrelesmurs1.jpgLe dispositif formel d’Entre les murs (Palme d’Or à Cannes) est extrêmement simple. Certains ont noté le positionnement des caméras, toujours du même côté de la classe, en arbitre impartial du jeu qui se déroule sous nos yeux. Nous avons d’une part le professeur, avec sa personnalité propre, ses idées, ses méthodes – bonnes ou mauvaises –, son système pédagogique, ses positions sur la discipline, ses errements et ses dérapages, un professeur, en somme, qui fait ce qu’il peut pour faire son travail, transmettre un savoir et éveiller ces adolescents à la réflexion, à la curiosité, bref, à l’intelligence en acte ; nous avons de l’autre les élèves agités, inattentifs, parfois violents, avec leur tchatche, leurs insultes, leur langage spécifique – un langage rompu aux arcanes du combat, comme le note justement Pierre Cormary dans une critique à charge par ailleurs très confuse, dont je ne partage pas du tout les conclusions –, leurs railleries incessantes et leur tragique incapacité à assimiler les leçons de leurs enseignants, mais aussi avec leur incroyable vitalité. François Marin/Bégaudeau n’incarne pas l’excellence. Il n’a même pas valeur d’exemple. À l’inverse de son collègue professeur d’histoire et géographie, il ne se drape pas dans les principes, alors il tâtonne, multipliant les erreurs, « charriant » plus qu’à son tour, jusqu’à comparer le comportement de deux greluches à celui de « pétasses », provoquant alors de sérieux remous…

     

    Entrelesmurs2.jpgAu centre, donc, la caméra. D’autres critiques ont par ailleurs évoqué le morcellement de l’espace par le montage. Au plan d’ensemble, Laurent Cantet préfère ici le plan rapproché et le gros plan : c’est avec la même neutralité que sont non pas jugés mais observés François Marin/Bégaudeau, ses élèves, ses collègues dans la salle des profs ou au conseil de classe… Observés, non froidement comme les cobayes de quelque expérience, non comme des figures générales (« prof », « élèves ») mais avec empathie, c’est-à-dire considérés comme des individus à part entière, dans toute leur singularité. S’il y a bien confrontation, donc, entre une classe et un professeur, cette classe n’en est pas moins constituée d’élèves d’origines sociales et ethniques diverses, qui eux aussi ont leur histoire, leurs préoccupations, et leur personnalité propres. Le jeu de champs et contrechamps serrés qui fusent au rythme quasi slamé des répliques, vise moins à « donner raison » aux méthodes de Marin (par exemple lors de ses face-à-face avec son rival idéologique, le prof d’histoire), dont nous avons vu qu’elles étaient pour le moins discutables – surtout en matière de discipline –, qu’à nous faire reconsidérer les débats autour de l’école – malgré toutes les réserves, souvent d’une violence hors de propos, que suscitent ses choix pédagogiques, Marin/Bégaudeau parvient parfois à ses fins mieux que quiconque –, ainsi qu’à mettre en scène un rapport de force – à chacun son territoire : s’ils tolèrent tout juste l’autorité du professeur dans l’enceinte de la salle de cours, les élèves s’opposent violemment à lui lorsque ce dernier, dans une séquence d’une rare intensité, s’en prend à eux dans la cour, leur domaine… Reste que cette fragmentation de l’espace tend à égaliser la parole (« Pour vous, enculé, c’est comme pour nous, pétasse »), à relativiser l’importance des uns et des autres, à embrasser avec la même bienveillance la parole du professeur et celle des élèves. C’est d’ailleurs le principal reproche fait au film par ses détracteurs, souvent professeurs eux-mêmes… Ils ont tort : si Entre les murs épouse le point de vue de Marin/Bégaudeau, il n’en montre pas moins ses inquiétantes impasses. À cette fragmentation paritaire et égalitaire de l’espace, qui fait clairement écho à la perte de pouvoir du professeur, s’ajoute un troisième choix essentiel de mise en scène, d’autant plus discret qu’il n’est pas visible, et décisif pour la compréhension du film : l’aplatissement temporel.

     

    Plus encore que le livre de François Bégaudeau, le film de Laurent Cantet anéantit systématiquement toute notion de durée et de temporalité. Entre les murs se déroule tout au long d’une année scolaire, du premier au dernier jour, et l’on assiste à quelques événements incontournables de la vie scolaire, comme un conseil de classes et quelques incursions en salle des profs, mais d’une scène à l’autre rien n’indique qu’une période plus ou moins longue a éventuellement pu s’écouler. Comme l’indique le titre, nous restons entre les murs du collège : ni les tenues vestimentaires, ni les événement extérieurs, ne nous donnent le moindre indice d’une quelconque progression. Il est bien fait référence à la Coupe d’Afrique des Nations, mais le football revient comme un leitmotiv dans la bouche des élèves comme l’une de leurs préoccupations majeures, et ne rompt pas avec cette impression de stase temporelle. En fait, les deux seuls événements marquants qui débordent du cadre de la vie scolaire, sont la menace d’expulsion de la mère chinoise en situation irrégulière du jeune Wei, et l’exclusion définitive de Souleymane, dont le père risque alors de le renvoyer au Mali. Or, le film ne se préoccupe plus par la suite du sort de la mère de Wei, et Souleymane doit son exclusion au comportement du professeur, qui par souci de dialoguer avec ses élèves, avec leurs propres armes, a laissé la situation s’envenimer… C’est Marin, en traitant Esmaralda et sa collègue déléguée de classe de « pétasses », qui ouvre des brèches dans l’équilibre instable qu’il avait instauré. Mais cet incident ne change rien. Pas même pour Souleymane en définitive : celui-ci sera envoyé dans un autre collège, de la même façon que Carl, exclu ailleurs, est arrivé à Dolto. Les mois passent donc sans que nous en prenions conscience, et surtout sans que le bagage scolaire et le comportement de certains élèves – la plupart… – n’ait évolué d’un iota. Oh, il y a bien cette scène inattendue, qui voit Marin/Bégaudeau estomaqué par la petite Esmeralda, lectrice improbable de La République de Platon, mais c’est sur le conseil de sa sœur, et non sous l’autorité de l’institution, que la jeune fille s’y est intéressée… Le triptyque final d’Entre les murs (le constat d’échec de la petite Henriette ; le match de foot dans la cour ; les deux derniers plans de la salle de classe vide) n’enlève rien à la bienveillance du film envers ses jeunes protagonistes, bien au contraire, mais s’avère d’un pessimisme rare. D’abord, donc, il y a Henriette, cette jeune élève effacée, qui ne pipait mot pendant les cours, et qui vient après l’ultime cours de l’année, le regard perdu, avouer à son professeur – ébranlé par la révélation – qu’elle n’a rien appris, et même rien compris, durant toute son année scolaire... Ensuite, il y a ce match de foot dans la cour, séquence magnifique, faussement anodine, qui montre une dernière fois la vitalité de ces enfants, mais aussi l’échec total d’un environnement scolaire qui n’aura pas réussi à leur faire accepter et assimiler d’autres valeurs, d’autres connaissances que les noms des clubs et des joueurs. Même en cours de français, on préfère parler de la défaite du Mali face au Maroc qu’apprendre les différents registres de langue. Enfin, les deux plans de la salle de classe vidée de ses élèves, chaises et tables sens dessus dessous, enfoncent le clou avec une simplicité exemplaire : les élèves ne sont pas là. Ils n’ont jamais vraiment été là. Ils s’agitent en tout sens sans raison, ils tchatchent dans le vide, contredisant les sages paroles tatouées en arabe sur le bras de Souleymane (« Si ce que tu as à dire n’est pas plus important que le silence, alors tais-toi »), et n’attendent strictement rien de l’école.

     

    Entre les murs est une histoire d’enfermement. Une année est passée et rien, ou presque, n’a changé. Les professeurs sont désabusés (citons de mémoire la présentation de l’un d’entre eux, lors d’un tour de table au début du film : « J’enseigne dans ce collège depuis… oumph, un certain nombre d’années déjà… Bienvenue aux nouveaux. Et bon courage… »), impuissants (ils ont perdu tout pouvoir et se raccrochent à n’importe quoi, par exemple une machine à café, mais même elle finit par leur échapper), prisonniers au sein même de leur établissement (quand Marin se réfugie dans la cantine pour y fumer une cigarette, la femme de ménage lui fait une remontrance), et contraints de voir leurs joies et satisfactions déplacées exclusivement dans le monde extérieur (l’annonce de la grossesse en salle des profs). Quant aux élèves, ils attendent la quille, sans aucun égard pour leur avenir. La cour du collège est d’ailleurs filmée d’une fenêtre en hauteur, comme du haut d’un mirador. Laurent Cantet réussit le tour de force de réaliser un film sur l’école et sur ce qui se joue de crucial entre ses murs, sans raccourci simpliste, tout en nous faisant accéder à la singularité de ses protagonistes – jusqu’à nous les faire aimer, sans pathos, sans les artifices et clichés habituels de la fiction. À la fois électrisant et terrifiant – superbe.

     

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  • L’homme de Londres de Béla Tarr et Agnès Hranitzky

     

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    « Traduire le vent invisible par l’eau qu’il sculpte en passant. »

    Robert Bresson, Notes sur le cinématographe.

     

    Il y a de quoi être sidéré par la calamiteuse réception de L’Homme de Londres, le nouveau chef d’œuvre du cinéaste hongrois Béla Tarr (coréalisé par Agnès Hranitzky) conspué après la projection de presse à Cannes en 2007. Plus que Les Harmonies Werckmeister, Damnation ou même Satantango, L’Homme de Londres traîne dans son sillage un impressionnant cortège de malentendus. Chacun souligne, comme il se doit, les difficultés presque insurmontables – décès du producteur Humbert Balsan, longue interruption du tournage, problèmes techniques liés aux exigences du réalisateur (vider le port de Bastia, construire un pont, etc.) – qui ont longtemps hypothéqué sa finalisation, mais certains en font un argument en défaveur d’une œuvre dès lors jugée, à tort, gibbeuse et malfichue !... Un certain nombre de critiques, professionnels et amateurs, ont en effet souligné le caractère définitivement « ennuyeux » du film… Philippe Azoury ouvre le bal dans Libération en 2007, évoquant son « calvaire » et sa « lutte acharnée contre le sommeil »… Pierre Murat, dans Télérama, loue la beauté plastique du film mais préfère nous faire part d’un sentiment d’« indifférence admirable »… Sur le site Yozone, le dénommé Tom Décembre est davantage préoccupé dans son affligeant compte-rendu par sa propre somnolence, que par un film qu’il n’a donc sans doute pas vraiment vu – il compare par exemple la technique du Hongrois à celle de… « Gaspard Noé » (sic), sans autre forme de procès et sans égard pour l’orthographe de Gaspar… Même constat sur le site de France 3 dans le texte de Jacky Bornet, qui évoque une « complaisance égocentrique », confondant manifestement l’égo du réalisateur avec son propre nombril outragé de cinéphile à pop-corn télépathique (selon Jacky, « L’Homme de Londres perd vite le spectateur, alors que le cinéaste pense avoir entretenu un suspense métaphysique »… Ah ? Qu’est-ce, au juste, qu’un « suspense métaphysique » ?... Et comment être sûr, au point de l’affirmer comme une vérité établie, que Béla Tarr pensait ceci ou pensait cela ?)... Même Chronic’art, par la voix de Vincent Malausa, se fourvoie allègrement, voyant en L’Homme de Londres, je cite, une « sorte de Sin City bouseux et sartrien » décevante et pontifiante !... Comment dès lors Malausa ose-il encore proclamer que Béla Tarr reste « l’un des cinéastes importants de ces trente dernières années » ?... Qu’a-t-il pu comprendre à Damnation ou à Satantango s’il s’est bidonné à la vision de L’Homme de Londres ?... Comme l’écrit fort à propos Cyril Neyrat dans les Cahiers du cinéma n° 637 (septembre 2008), il y a dans le rejet des uns, et, ajouterais-je, dans la méprise des autres, « le symptôme d’un blocage esthétique, d’une forme de beauté au cinéma qui heurte ou irrite le jugement de goût dominant ». On ne saurait mieux dire. De toute évidence, L’Homme de Londres est l’un de ces films dont la forme n’est pas conçue comme un piège destiné à plaire au public et à lui soutirer quelques euros, en satisfaisant tous ses goûts sans scrupule, mais comme une authentique expression artistique, comme la représentation plastique d’idées et d’émotions avec un matériau dont aucun langage n’assure la maîtrise, le cinématographe.

     

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    Pour Malausa, comme pour d’autres commentateurs, l’intrigue importerait peu à Béla Tarr, qui se serait donc seulement concentré sur le travail formel… C’est mal saisir, je crois, combien chez Béla Tarr la forme est au contraire inextricablement liée aux enjeux fondamentaux de l’intrigue (le scénario est co-signé par l’excellent László Krasznahorkai). Certes, L’Homme de Londres ne se préoccupe guère de maintenir un quelconque suspense, et ne présente pas les attraits d’un thriller bien « ficelé »… Une œuvre de Béla Tarr, répétons-le, n’a rien d’une machine implacable. Mais il ne s’agit pas seulement, comme le laissent entendre plusieurs critiques, que d’errance, de vide et de chaos : l’esthétique de ce film se nourrit aussi et surtout à une autre source : le cas de conscience du personnage principal, Maloin, dont L’Homme de Londres adopte clairement le point de vue (nous « voyons le monde avec ses yeux », selon les mots du réalisateur). Exit, cependant, la voix off de la version d’Henri Decoin réalisée sous l’occupation : Béla Tarr fait partie de ces trop rares cinéastes qui n’ont plus besoin des mots pour traduire une émotion ou même pour raconter une histoire, et qui, pour reprendre une formule de Robert Bresson, aux tactiques de vitesse et de bruit préfèrent des tactiques de lenteur et de silence.

     

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    Dans un port, la nuit. Du haut de sa tourelle, Maloin, aiguilleur d’une gare portuaire, surplombe les quais. Observant le ballet des passagers, il voit lutter deux silhouettes, se disputant apparemment une valise. L’un des deux hommes tombe à l’eau avec le bagage et disparaît. Ni vu ni connu, Maloin descend récupérer la valise et reprend sa routine quotidienne – son travail nocturne et solitaire, sa famille sans le sou, la convivialité fruste du bar. C’est alors qu’entrent en scène l’enquêteur anglais Morrison et la femme du meurtrier, Mrs Brown… L’Homme de Londres se déroule sur quelques jours, dans un périmètre très restreint, comprenant la tourelle de Maloin, le port, son appartement, quelques rues, un café… Cette unité de lieu, de temps et d’action – certains éléments dramaturgiques du roman de Simenon ont disparu –, de même qu’un certain respect des « règles de bienséance » rapproche le film du théâtre classique et de la tragédie – ce que la fin confirmera. Mais Béla Tarr n’est pas un cinéaste de la parole. Le cas de conscience de Maloin, au cœur du film, n’est pas exposé comme chez Decoin par la voix off, simple décalque littéraire des tergiversations du héros, mais par l’image, par le son, autrement dit par la seule mise en scène – par des moyens spécifiquement cinématographiques. « Le rythme d’un film, écrivait Andrei Tarkovski dans Le Temps scellé, ne réside […] pas dans la succession métrique de petits morceaux collés bout à bout, mais dans la pression du temps qui s’écoule à l’intérieur même des plans. Ma conviction profonde est que l’élément fondateur du cinéma est le rythme, et non le montage comme on a tendance à la croire ». Et l’individualité du réalisateur s’exprime avant tout au travers de ce « sens du temps », c’est-à-dire, en d’autres termes, de sa vision personnelle du monde. Ainsi la lenteur mortuaire de L’Homme de Londres, que d’aucuns qualifient d’extrême – le film compte une trentaine de plans mais certains journalistes, sans doute trompés par leur somnolence, n’en ont compté que dix ! –, n’est que la nécessaire expression d’une temporalité singulière, celle de l’univers de Maloin – exacerbée par ses déchirements intérieurs. Le plan-séquence qui ouvre le film, où l’on observe avec Maloin les passagers du ferry s’affairer, descendre à terre et se diriger vers le train ou vers l’autre quai, jusqu’au crime qui perce les brumes de la grisaille quotidienne, est caractéristique du rythme élégiaque du cinéma de Béla Tarr. Pour celui-ci en effet, le monde prolétarien de Maloin, dans lequel il nous fait entrer après la longue séquence initiale, n’est qu’un cercle de répétitions monotones – des gestes, des trajets, des situations –, symbolisé dans l’espace par la tourelle mais aussi, comme le remarque Cyril Neyrat dans Les Cahiers du cinéma, par la plateforme du port où est lancée la valise ; cercle routinier que traduit magnifiquement, parfois aux limites de l’excès, la musique lancinante et mélancolique de Mihály Vig. Les sons eux-mêmes, qui résonnent étrangement dans le silence de la nuit, participent pleinement à l’instauration de cette ambiance hypnotique, où le tic-tac d’une horloge coïncide avec la lourde pulsation intérieure de Maloin et de ses démons. Mais son espace-temps subjectif est avant tout caractérisé par son absence d’horizon. La nuit, il travaille – seul – dans sa tourelle. Le reste du temps il dort, partage de tristes repas avec sa femme au bout du rouleau (Tilda Swinton, étonnante) et avec sa fille Henriette au visage inexpressif (Erika Bok), ou à boire et à jouer aux échecs avec d’autres pauvres bougres dans le bar du port. Enfermé dans sa routine, Maloin n’a ni ailleurs, ni lendemain. Même la découverte de la mallette ne lui est d’aucun secours. L’argent qu’elle contient est même maudit, ainsi que le suggèrent ce passage bressionien qui montre Maloin déposer les billets détrempés sur le poêle – donc sur le feu… – pour les faire sécher… Du reste, l’on connaît le rôle décisif joué par l’argent et le matérialisme dans les films du cinéaste, comme Almanach d’automne, Damnation ou Satantango. Mais en vérité la damnation frappe Maloin (dont les trois premières lettres du nom ne sont pas gratuites) dès l’instant où il quitte les hauteurs de sa tourelle panoptique. En effet, après la scène de crime, l’aiguilleur abandonne son poste d’observation et descend sur le quai pour y récupérer la fameuse valise. Béla Tarr insiste sur ce mouvement descendant, nous montrant Maloin lentement dévaler son échelle, puis sonder les eaux du port, plus basses encore, pour y remonter la valise. Comme dans Damnation, comme dans Satantago, L’Homme de Londres multiplie les oppositions entre les hautes sphères et les bas-fonds, en les associant à d’autres, omniprésentes, entre d’une part l’ombre, la ténèbre où le mal et la mort rodent, et d’autre part la lumière céleste. Béla Tarr ne renonce pas complètement à nous montrer la violence, mais celle-ci n’est que la funeste conséquence du travail systématique de corruption qui entraîne l’humanité dans la boue de ses origines. Si l’altercation entre les deux hommes au début du film nous est inévitablement montrée, le vaincu disparaît totalement dans des eaux noires – sa mort nous est dissimulée – avant d’être repêché, sans vie, par la police. Le second meurtre, celui de Brown (désincarné par un Janos Derzsi spectral), se fera dans l’obscurité d’une cabane, hors du champ d’une caméra contrainte à filmer la cloison extérieure d’où rien ne nous parvient. Comme à l’époque du muet, nous comprenons quel acte terrible a été commis lorsque Maloin – l’homme de l’ombre – ressort de la cabane, plus sombre que jamais… Une seule fois, Béla Tarr le montre nimbé de la lumière du jour, alors qu’il s’apprête à se coucher, dans la clarté matinale. Mais quelqu’un prend soin de fermer les volets, le laissant se dans sa pénombre et ses doutes. L’exemple le plus frappant de cette opposition systématique nous est offert dans un plan d’une grande simplicité géométrique qui condense les enjeux du film. Marchant dans les traces de Brown, Maloin s’avance au centre d’une ruelle étroite, au centre de l’écran également, le long d’une rigole sombre. À gauche et à droite s’élèvent les façades d’immeubles crasseux. Soudain, la caméra s’élève par un mouvement panoramique, pour aboutir à l’image symétrique inversée de celle déjà décrite : à droite et à gauche, les immeubles ; au centre, une bande lumineuse formée par le ciel. Par ce contraste entre la ligne sombre du caniveau et celle, blanche, du ciel, Béla Tarr force l’interprétation : c’est dans les immondices que marchent Brown et Maloin – dans des bas-fonds plus sombres encore que ceux de Kurosawa. Le cinéma de Béla Tarr ne laisse, il est vrai, aucune place à l’espoir d’un monde meilleur : on ne sort pas du cercle tracé par la caméra, et au centre duquel règne Morrison (Istvan Lenart, sépulcral), le flic londonien à la voix caverneuse venu récupérer l’argent. Comme Irimias dans Satantango, comme le Prince des Harmonies Werckmeister, Morrison s’impose comme une authentique figure démoniaque et, au propre comme au figuré, corruptrice. Associé au feu – il réchauffe ses mains au-dessus du poêle qui a servi à sécher les billets –, il sillonne les lieux et tisse son œuvre maléfique, ne laissant personne indemne.

     

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    Que l’on se rappelle alors les étranges premières images du film, au début du plan-séquence inaugural : sur une bande-son que n’aurait pas reniée le Lynch d’Eraserhead, la caméra remonte très lentement par un travelling ascendant le long de la proue du ferry, dont les deux côtés, l’un sombre, l’autre lumineux, scindent l’écran en deux ; l’image est cependant traversée à intervalles réguliers par des ombres effilées – les barreaux d’une grille ? Les montants de fenêtres ?... (pour Cyril Neyrat, cette grille, ou les vitres du plan suivant, forment comme une membrane qui « divise l’espace dans la profondeur et fait coexister dans le plan intérieur et extérieur »). Verticalité, ombres et lumière : tout était annoncé dans ce premier plan. L’Homme de Londres est ainsi entièrement construit autour du dilemme moral de Maloin – magnifiquement campé par Miroslav Krobot, dont le visage déjà monolithique se durcit de plus en plus –, désireux de garder l’argent, d’offrir de beaux vêtements à sa fille, de l’arracher à sa condition de bonne à tout faire à la boucherie, mais rongé par le doute et la culpabilité, hanté par sa conscience du bien et du mal qui lui fait rendre l’argent in extremis, pour un illusoire salut… Pour Maloin, il n’y a sans doute aucune rédemption. Vivre, pour Béla Tarr, c’est choisir, en toute conscience. Une affaire de morale, en somme. L’une des conséquences esthétiques de la voie sans issue, du voyage au bout de la nuit – la route – où s’engagent les personnages de Béla Tarr, est qu’ils évoluent dans des villes, dans des univers intemporels, détachés du présent. Rien ne distingue vraiment le village des Harmonies, par exemple, du port de L’Homme de Londres, censé être situé à Dieppe mais filmé à Bastia. Partout, les mêmes bougres, les mêmes mines renfrognées, les mêmes danses d’ivrogne (joués par les mêmes acteurs) qui tournoient comme des planètes ou comme des boules de billard. Ce sentiment d’étrangeté, voire d’étrangéité, est renforcé dans L’Homme de Londres par le doublage en français, le plus souvent altéré par des accents slaves (mais pas toujours : ainsi le patron du bar-hôtel est-il doublé par le grand Michael Lonsdale). En France, en Hongrie ou dans un pays imaginaire, nous sommes toujours en terre étrangère, au royaume du mal. En Enfer ! Et si l’ombre est son domaine, la lumière est un privilège réservé aux justes, comme la malheureuse veuve de Brown (Agi Szirtes), dont le visage défait, en gros plan, s’efface dans un fondu au blanc final – tandis que Maloin, tiraillé entre les bas-fonds du crime et les valeurs transcendantes, restera toujours l’homme de l’ombre. Ce fondu au blanc désigne Mrs Brown comme l’innocente, celle qui a tout perdu et qui ne mérite pas l’obscurité, mais ne nous renvoie in fine qu’à la surface vierge de l’écran, comme si après le noir terminal de Satantango – caveau scellé qui nous ferme la vue, selon Guillaume Orignac – Béla Tarr voulait briser la frontière qui sépare en théorie le spectateur de l’univers du film. Comme si, après tout, nous étions tous foutus. 

     

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  • Maudit soit Andreas Werckmeister de Juan Asensio

     

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    « Des yeux fous de la tête décapitée jaillissent des larmes de cristal pur. Les Nécrophages quittent mon Corps comme à regret. Dieu semble m’avoir abandonné. »

    Anonyme

     

     

    Étrange petit livre, que ce Maudit soit Andreas Werckmeister de Juan Asensio, publié aux Éditions de la Nuit – auxquelles nous devons la magnifique revue La Nuit. Étrange, en raison moins de son style et de son propos, qui ne surprendront aucun lecteur habitué à arpenter la zone du Stalker, que de son indécise oscillation entre essai et fiction.

     

    Un homme – le dernier homme –, se tient devant une table de dissection, dans une morgue aux dimensions borgésiennes hantée par d’innombrables cadavres, qui en réalité n’en sont qu’un : celui de la littérature française, cette terre vaine et dévastée, mais aussi aseptisée – si l’on veut bien s’accommoder de cette légère odeur de vieux fromage, caractéristique de certains cadavres en pleine dessication. « […] ce petit texte tentera de montrer que la littérature, déjà parole ossifiée ou écrite, est à présent, devant nos yeux, devenue le cadavre desséché d’une baleine ou celui de la Parole, c’est-à-dire de Dieu » (p. 30) Cette posture sied parfaitement à notre ami, et permet à son double (le narrateur) de se lancer dans une méditation tantôt poétique (un peu), tantôt polémique (beaucoup), sur la littérature, son cadavre et ses légistes.

    « Si les morts hantent les livres, si, littéralement, tout grand livre est bâti sur un charnier, chacun d’entre eux est le réceptacle d’une parole morte à laquelle toute nouvelle lecture redonnera vie durant quelques heures. Nous tenons entre nos mains des multitudes de cadavres blanchis, dont la chair autrefois aimante ou douloureuse a été transformée en papier. » (p. 25) De la littérature comme un rituel de possession, donc. Les grands livres seraient ceux dont cette dimension démoniaque, ou christique, c’est selon, n’aurait pas été phagocytée par la « fausse parole » des marchands du temple du paysage éditorial français, depuis longtemps hélas presque entièrement contaminé, ainsi que le savait Julien Gracq (La Littérature à l’estomac). Or, la littérature française, nous dit Asensio, paraît aujourd’hui incapable d’un tel prodige. Et de s’en prendre, après d’autres, aux foutriquets des lettres, les Besson (lequel ?), Pennac et Beigbeider, dont les livres médicamenteux, bons ou mauvais, restent aussi loin que possible de l’abîme.

    Mais dans un chapitre intitulé « Seconde métamorphose du cadavre », le narrateur s’aperçoit que la main du cadavre, « verdâtre, crochue et fine comme une araignée desséchée, percée d’un trou », désigne de son doigt figé « un gros bloc d’ambre très sombre », mystérieux aleph où l’âme du narrateur est aspirée, comme par un trou noir, jusqu’à la lumière aveuglante du feu de la Connaissance. Ce n’est qu’au terme de cet épisode poétique, qui voit le narrateur fouler le sol d’une terre glacée, morte, couverte de ruines, puis reprendre conscience dans sa chambre (sur son bureau : une bouteille de whisky vide…), que Juan Asensio nous dévoile l’idée qui sous-tend ce livre : les plus grandes œuvres littéraires seraient semblables à des trous noirs, « véritables puits de chaos au sein d’un univers autrement impeccablement ordonné, dont les règles et les usages sont enseignés depuis quelques siècles dans les universités » (pp. 81-82). Elles seraient plis de l’espace-temps, invisibles car en définitive, pures vues de l’esprit : « L’explorateur le plus intrépide, à quelques mètres de la gueule formidable d’un trou noir, ne saurait probablement rien du monstre qui va l’engloutir, qui l’a déjà englouti, qui l’a dévoré de toute éternité. De la même façon, Kurtz et Ouine ne sont guère présents que dans quelques pages qui évoquent leurs paroles et actions énigmatiques, secrètes, comme si Conrad ou Bernanos ne pouvaient s’approcher de ces êtres repliés, occlus, qu’à une certaine distance en nous affirmant : “Voilà, je suis allé au bout de mes possibilités de créateur et, au-delà de cette limité, il n’y a plus que désordre et chaos…” » (pp. 88-89). Les œuvres essentielles seraient donc celles qui « figurent en leur propre construction la descente aux enfers annonçant le retour d’Orphée à la lumière du jour. […] Toute parole doit s’éteindre, accepter de s’éteindre, pour renaître, plus forte, au monde. […] Car ce qui meurt sous la plume de Faulkner, Broch, Conrad ou Bernanos, c’est le langage. Ce qui renaît, c’est aussi le langage […] » (p. 105) Voilà qui est intéressant, et qui concerne aussi – surtout – celui dont l’œuvre planant au-dessus de ces pages m’est désormais consubstantielle : Samuel Beckett, l’écrivain parmi tous les autres qui n’a cessé de tendre vers le silence, à qui a été confié, pour reprendre la formule de Maurice Blanchot, « ce mouvement de la fin qui n’en finit pas ». C’est aussi, me semble-t-il, ce qui est réifié, métaphorisé par la meilleure science-fiction, celle qui plonge ses lecteurs dans le vertige logique ou métaphysique du sense of wonder.

    Juan Asensio ne profère pas des paroles de fou, comme il espère qu’on le lui reprochera, en écrivant que ces trous noirs formeraient une constellation, une communauté dont les membres communiqueraient entre eux, comme, par exemple, Kurtz et Macbeth – d’autres ont déjà souligné la parenté de ces deux personnages, au point même de les faire fusionner (lire ma critique de Chronique des jours à venir de Ronald Wright). Nous savons que les plus grandes œuvres se nourrissent d’autres œuvres, qui se réincarnent alors sans cesse, sous d’autres traits. Qu’il me soit donc permis d’imaginer mon propre réseau de trous noirs, où les Carnets du sous-sol de Dostoïevski, tout Beckett, Le château, Le Procès et autres nouvelles de Franz Kafka, Moby Dick et Bartleby, les contes de Borges, les hallucinations de William Burroughs, mais aussi La forêt de cristal de J. G. Ballard, Camp de concentration de Thomas M Disch et la Trilogie divine de Philip K. Dick, et bien d’autres, résonnent tous entre eux, plus ou moins visiblement, de quelque manière que ce soit. Et tous, à leur façon, nous font plonger dans un gouffre sans fond, hors de la trame bien ordonnée du monde sensible.

    Je regrette vivement que Juan Asensio n’ait pas bridé son penchant naturel pour la polémique et le concassage des nains littéraires et de leurs « coprophages », de Gérard Genette (« cet exégète infatigable du point-virgule ») au « doge de la bêtise » Philippe Sollers, en passant par Tzvetan Todorov, François Meyronnis, Richard Millet (encore récemment épinglé sur Stalker), Yannick Haenel et même Pierre Jourde qui, s’il n’avait cette odeur de fromage à maudire publiquement, n’aurait selon notre auteur « rien à nous révéler, donc : rien à nous dire ». Cette dimension pamphlétaire que les lecteurs du Stalker connaissent bien, certes toujours réjouissante et non dénuée de pertinence, mais aussi la surabondance de citations, nuisent cependant à la hauteur d’un livre qui, dès lors, peine à imposer une « réelle présence », une voix qui ne serait pas celle du Stalker, ou de son auteur, mais celle d’un être nouveau, poétique. La parole d’Asensio en effet, sitôt incarnée par son narrateur, sitôt mise en fiction, se désincarne et revêt les atours agressifs du critique littéraire, alors même que pour faire mouche, son idée directrice exigeait d’être pleinement assumée comme brûlot polémique, ou, mieux, véritablement incorporée. On comprend ce qui a pu motiver pareille prudence (« […] mon échec est patent, je ne parviens pas à écrire ce livre qui ne peut-être lui-même que monstrueux », p. 88) : passer de l’essai à la fiction, c’est non seulement se mettre à nu, tendre le fer pour se faire battre, c’est se confronter à ses propres maîtres, mais c’est encore laisser sa parole s’échapper, divaguer et n’en faire qu’à sa tête. Prendre des directions que vous ne soupçonniez pas. Et, à son tour, construire une œuvre, dont ce livre atypique ne présente que les linéaments.

    Quel dommage, donc, que Maudit soit Andreas Werckmeister (dont le titre renvoie inévitablement au chef d’œuvre de Béla Tarr) ne soit finalement qu’un long billet du Stalker, implacable diatribe, souvent brillante, mais illuminée seulement de loin en loin (en particulier dans le beau chapitre « Seconde métamorphose) par une veine allégorique et symbolique certes pas toujours maîtrisée mais soutenue par une plume de talent, une fréquentation assidue de livres exigeants, et une volonté de feu que même ses ennemis acharnés ne lui enlèveront pas.

     

    Un mot, encore. Cette idée de la littérature comme trou noir ne suppose pas forcément que la littérature, même française, soit déjà morte – elle ne l’est pas. Dans son roman Temps, Stephen Baxter imagine qu’à l’origine de notre univers – de chaque univers –, il y aurait un trou noir dans un autre univers évolutionniste de la même famille, créatrice de singularités primordiales… Si la littérature est morte, elle ne cesse de renaître.

     

     

    Découvrez les premières pages de Maudit soit Andreas Werckmeister.

     

  • Entretien avec Éric Bénier-Bürckel, première partie

     

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    En février 2006, Éric Bénier-Bürckel avait accordé à la revue en ligne Ring un dense entretien – disparu depuis dans les limbes de la Toile … –, mené par Juan Asensio et moi, au cours duquel l’auteur de Pogrom, peu avare de ses mots, jetait un nouvel éclairage sur une œuvre secrètement hantée, depuis son premier roman Un prof bien sous tout rapport, par l’absence de Dieu. Si nous doutâmes parfois de sa sincérité, son dernier livre, Un peu d’abîme sur vos lèvres, le montre (lui ou son narrateur, mais ici la frontière est instable) hargneux, amer, puis comme brisé, totalement nu, pathétique et, in extremis, apaisé. Force nous est de reconnaître, aujourd’hui, certaine cohérence dans les chemins empruntés par sa littérature. Sans doute, comme il me l’a confié plus tard, était-il, à l’époque, sous le choc d’une véritable révolution intérieure. Relisons ses réponses d’alors, où nous trouverons tour à tour la roublardise de l’opportuniste, la fièvre d’une pensée en mouvement, et la promesse, sous-jacente mais toujours brûlante, d’une œuvre à venir d’où surgira, j’en suis sûr, un rayon de lumière pure. Qu’il soit ici remercié de nous avoir permis de reproduire nos échanges.

    La deuxième partie de cet entretien sera publiée dans la foulée sur Stalker.

    La troisième et dernière partie sera mise en ligne ici-même.

    Ensuite, je vous réserve une petite surprise, avec une longue interview d’un auteur un peu libertaire sur les bords, déjà largement commenté en ces pages…

     

     

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    Juan Asensio : Éric Bénier-Bürckel, je dois vous dire que vous m’avez surpris en m’ayant déclaré que votre troisième roman, Pogrom, était un incalculable ratage, vous m’écriviez même : « un désastre ». Dans le texte que je lui ai consacré, tout en pointant les défauts de ce roman, je parvenais tout de même à une conclusion beaucoup plus nuancée que la vôtre : m’y attirait sa rage d’expression si je puis dire, cette volonté d’acculer le réel par la seule force des mots. Si désastre il y a donc, ce ne peut être qu’au sens où Blanchot emploie ce mot dans l’expression, bien connue, d’« écriture du désastre ». Dès lors, j’ai du mal à expliquer votre sévérité à l’égard de votre propre livre : serait-ce une forme de modestie déplacée ou bien, effectivement, ce qui est tout de même assez rare de nos jours de la part d’un écrivain, la réelle conscience d’un fourvoiement ? Si échec de ce roman il y a, voulez-vous nous dire en quel sens ? Si échec encore il y a, pourquoi, alors, avoir accepté de le publier tel quel ?

     

    Éric Bénier-Bürckel : Pogrom est le mot essentiel, le titre par lequel l’auteur indique au lecteur dans quel univers il s’introduit, à quel type d’épreuve il doit s’attendre, à quelle violence catastrophique il va être confronté, il est par lui-même un signe de chaos, de désastre, celui qui a eu lieu, celui dans lequel on vit, celui qui vient. On respire dans un désastre, un écart terrible, une brèche incolmatable, un glossaire de calamités : la séparation de l’homme avec son origine, la séparation des hommes entre eux, la séparation du profane et du sacré, de l’immanence et de la transcendance, la séparation des juifs et de leur terre, les chrétiens qui voulaient séparer les juifs du Texte vivant pour les soumettre au Christ vivant, les musulmans qui voudraient séparer juifs et chrétiens du Livre pour les soumettre à Mohamad, la technique qui sépare l’homme de son mystère, la lutte à mort pour l’Origine. Le monde et la parole en portent la cicatrice. Désastre, je le rappelle, signifie étymologiquement être privé de l’astre, source de lumière, de chaleur, de plénitude. Il est à l’origine du mot désir. Et le désir est le lieu d’une déchirure en même temps que la tension qui veut réunir les bords décousus. Une disjonction, et la recherche d’une conjonction, c’est le plan du roman, mais dans la réalité c’est la nature de cette conjonction qui fait problème. Avec quel fil allons-nous recoudre les hommes ensemble ? Plus crucial encore : avec quel fil allons-nous nous recoudre à l’origine ? La technique s’y emploie, rejetant le fil du sacré dans les limbes de l’inutilisable. Entrer dans Pogrom, c’est pénétrer dans l’entre-deux de la déchirure qui sépare la créature de ce qui l’a engendré, qui ampute le monde de la lumière, l’homme de Dieu, la parole humaine du Verbe, l’étant de l’être, l’homme de sa Question.. Depuis la chute, si je puis dire, la réconciliation avec l’astre dont on est privé est vouée à l’échec. Le désastre commence avec la chute d’Adam, se poursuit avec la mort du Christ, se transmet comme une maladie jusqu’à Auschwitz, se montre à nouveau le 11 septembre. Il y a du péché originel dans ce désastre, et la première faute, aux yeux d’une laïcité honteuse de ses origines, consiste à rappeler ce défaut d’origine, la distance infinie qu’il y a entre l’homme et son origine, le fait qu’elle lui échappe ou qu’elle lui résiste, qu’elle se retire précisément là où il veut l’obliger à se dire, dans le texte, puisque c’est là qu’elle doit avoir lieu, le livre ne s’ouvre t-il pas pour permettre à l’origine de s’ouvrir à lui ? Mais l’origine se refuse à se trahir dans le texte où, cela dit, elle brille par son absence ; et à trop la forcer à se dire on la dit de travers, on la dit mal, on la maudit ! Nous vivons sous le signe des pogroms, c’est en cela que nous sommes peu ou prou désastrés. Pogrom signifie : destruction totale, charnier, engloutissement de l’homme et de la bête ensemble, confusion des genres, l’indifférenciation comme résultat final, la médiocrité, le relativisme, l’égalité formelle parfaitement creuse. Désastre, lieu d’un constat, c’est déchiré là où nous sommes, nous habitons cette déchirure, nous sommes désastrés, et lieu d’un appel, d’un cri de détresse : il faut crier vers l’Étoile qui manque, crier vers l’extrême bord de soi, crier vers le vide qui le cerne, vers le lieu où ça s’est retiré, vers Dieu, et par conséquent, c’est inéluctable, vers les juifs, le peuple du Nom de Dieu ! Le désastre, c’est le monde plongé dans la nuit, l’immonde si l’on veut, et la parole dans Pogrom est une plaie creusée dans l’immonde qui attend la grâce, la grâce qui ne vient pas, qui la laisse grandir, pourrir dans sa disgrâce, terreau du ressentiment qui massacre les juifs pour s’en débarrasser et enterrer la question, pour biffer le problème de l’origine et à travers lui celui de toute identité. J’ai le regret d’affirmer que Pogrom n’est pas un livre antisémite. Et si j’ai raté Pogrom, c’est sur ce point, puisqu’on y a vu, au pire : un appel à un nouveau génocide ; au meilleur : de la propagande pro-arabe. Comme en écho à l’antisémitisme occidental, c’est l’antisémitisme musulman qui est pointé, brossé, rossé même par la façon dont j’en dresse la caricature. Je rappelle que le Coran revendique pour lui le Livre des Hébreux : les juifs ont falsifié le message divin, les chrétiens se sont fourvoyés avec cette nouvelle idole qu’est le Christ (quelle stupidité de croire que Dieu peut engendrer un fils), seul l’Islam, qui réussit quand même ce tour de force extraordinaire de désavouer celui qu’il pille et de fonder sa « légitimité » sur ce désaveu, accomplit le Texte et détient la vérité de l’origine à laquelle les infidèles et vilains pervers juifs et chrétiens n’ont plus qu’à se soumettre (muslim). C’est au nom de cette vérité confisquée de l’origine que le monde musulman, pour réparer sa blessure identitaire, non seulement veut séparer le peuple juif de son Texte fondateur, mais veut aussi l’écarter de sa patrie d’origine, comme si accepter Israël c’était reconnaître la légitimité de la Torah considérée par les musulmans comme un Faux. Si l’inqualifiable ne s’élève pas contre les propos de Mourad dans le fameux passage incriminé, c’est parce qu’il représente un système de pensée en faillite, le nôtre, qui a attendu la Shoah pour s’effondrer complètement et remettre en question son rapport avec le Livre et ses dépositaires, Moïse et les siens. Le christianisme a longtemps été jaloux de ceux qui avaient élu Dieu et lui seul parmi les dieux, un Dieu énothéiste au tout début, puis définitivement monothéiste ; aujourd’hui, il reconnaît l’énorme dette qu’il a envers lui, bien après Léon Bloy et son Salut par les juifs. Le montage antisémite actuel est moins chrétien que musulman, même s’il reste quelques crétins en voie d’extinction pour prendre au sérieux les délirants Protocoles des sages de Sion. Ce que l’Islam ne pardonne pas à la Bible et à son peuple, c’est d’être l’original de ce qu’il répète, c’est de ne pas être lui-même l’original. Et c’est de ce complexe qu’a souffert aussi pendant longtemps l’Occident chrétien : il l’a assez fait payer aux juifs. Ce n’est pas l’idée de Dieu qui pousse au crime, c’est l’obsession de le posséder, l’impuissance à le partager, l’envie de devenir Dieu soi-même ou d’être avec ses lieutenants les plus proches. Je crois que les hommes s’affrontent au nom de Dieu pour donner un nom à leur propre narcissisme. Mon roman voulait dire l’entre-deux de la grâce et de la disgrâce, l’appel et le rejet désappointé du Lointain, du coup la tentation de se laisser aller à faire le malin, à faire ami-ami avec le Mal, à jouer son jeu, celui de la discorde, du divorce, de l’oblique, du dia-bolon, laissant rôder autour de lui quelques voix dissonantes, stylistiquement inégales, du fascisme à la française (Rebatet, Brasillach, Céline) semant le trouble dans l’esprit de celui qui me lirait : mais de quel bord est-il ? C’était maladroit, je le reconnais. Mon roman raconte la genèse du roman, et le roman comme tel ne vient jamais, la parole ne trouve pas son souffle, son inspiration, elle erre, elle s’enterre dans son enfer viscéral, tel un fauve en cage dans sa propre chair, en quête de sa voix, le livre reste à l’état de projet et le narrateur, l’inqualifiable, raconte la faillite de ce livre impossible à écrire, comme il narre la faillite de sa propre vie, son impossible conciliation avec l’autre, sa clôture narcissique, son naufrage, figure de l’interminable errance de l’exilé qu’est l’homme depuis que lui et sa parole sont tombés de l’infini, figure déjà à l’œuvre dans mes précédents romans, Un Prof bien sous tout rapport (dont le titre originel est L’air de Rien) et Maniac. L’hôtesse, c’est le monde déchu sûr de ses valeurs, envasé dans son narcissisme, c’est l’empire du Bien nihiliste, c’est la tentation démoniaque d’une vie facile dont l’horrible mot d’ordre est : sors de ta béance, oublie-là, coupe toute liaison avec Ceux d’en haut et profite de la vie ! L’hôtesse, c’est l’oubli de l’être, si je puis dire, l’oubli de l’oubli, l’énorme trou de mémoire, le profit parasitaire, la bêtise uniformisée. Le problème vient de ce que je couds mal les bords ensemble, j’ai voulu dire trop de choses, laisser hurler trop de mauvais instincts, j’ai corrompu le Mystère, c’est pour cela que c’est raté !

     

     

    JA : Vous n’avez pas répondu à ma toute dernière question, que je vous rappelle : « Si échec encore il y a, pourquoi, alors, avoir accepté de le publier tel quel ? ». Vos réponses appellent bien des commentaires, soulèvent, comme toute bonne réponse, une foule de nouvelles questions. D’abord, vous nous dites que Pogrom a été incapable, dans son écriture, de tenter une anamnèse qui aurait consisté à retrouver l’origine ; comme vous le dites bellement : « l’origine se refuse à se trahir dans le texte ». En êtes-vous bien certain ? Je choisis deux exemples, parmi bien d’autres. Vous devez probablement connaître Absalon, Absalon ! de William Faulkner ou La Mort de Virgile d’Hermann Broch, deux romans que l’on peut lire comme des tentatives, désespérées et géniales dans leur inflexible volonté de dire, de forer, pour retrouver une origine mythique que nous content, avec une constance qui devrait tout de même nous troubler, les vieilles sagas légendaires de bien des peuples anciens. Virgile, étrangement, paraît retrouver mais une fois mort, cette Parole première, que du reste il avait compris devoir annoncer par son œuvre, qu’il désira brûler. Sutpen et ses héritiers maudits sombrent dans la violence et la folie mais c’est le lent œuvre commun des différents narrateurs du roman qui nous indique je crois, dans une polyphonie admirable, quelque peu des échos d’une écriture première, chargé de mystère, de fureur et d’étonnement devant la beauté fulgurante.

    Nous reviendrons sur l’accusation d’antisémitisme qui accable Pogrom à la lumière de cette dénonciation à laquelle vous procédez d’un nouvel antisémitisme, qui ne vient pas mais qui, au contraire, est déjà là, est toujours-déjà-là selon l’expression de Paul Ricœur, que votre roman aurait voulu stigmatiser, celui de plus en plus de musulmans. M’intéresse avant tout la dernière partie de votre longue réponse : Léon Bloy justement. Estimez-vous que manquent, actuellement, de grands esprits capables de faire réfléchir les chrétiens au mystère juif qui serait encore, en somme, celui de l’Origine du monothéisme ? Et, pour le romancier que vous êtes, trouver, retrouver, revenir, choisissez l’expression qui vous conviendra, revenir au Christ donc, peut-être par le truchement d’un Bloy, d’un Bernanos ou d’un Claudel, n’est-ce pas, en revenant à la Parole , en La retrouvant, sortir ipso facto de la littérature ? Trouver l’Origine serait, aussi… se taire.

     

    ÉBB : Pour répondre d’abord à votre première question, je crois qu’on ne possède pas toute l’intelligence de son texte au moment de sa publication. On a une idée fixe, un climat, une atmosphère obsédante en tête, celle qu’on veut clouer dans les mots, on est attentif à certaines choses, inattentif au reste, on réfléchit toujours à l’unité de ce qu’on écrit par fragments, et le livre, aussi chancelant soit-il, finit par nous congédier, il se poursuit sans nous, dans le silence de sa propre intelligence, de plus en plus inintelligible pour celui qui l’a arraché à la nuit. Alors on regarde le labeur accompli et on se dit, même si c’est toujours insuffisant, qu’on s’est dépassé soi-même, et qu’on s’est fait doubler en même temps. C’est un équilibre vacillant ou un déséquilibre stabilisé qu’on rend à l’éditeur, un ballon rapiécé, déglingué, pourri, un bastringue, un branle-bas, le fameux Zélé de Mort à crédit, ça menace de s’écraser, tant pis, il faut en sortir avant que ça ne se referme sur vous et que vous vous abîmiez avec. Pogrom correspond à un état d’esprit, il fallait que j’aille au bout d’une certaine horreur, en glissant et en sautant sur des mots minés, entreprise orphique à tout point de vue, descendre au plus bas, avec la surprise de découvrir qu’à l’intérieur même de la nuit se tient un jour sidérant qui en fait trembler la noirceur. On contemple cette chose avec effroi. Elle peut nous détruire, comme dans Absalon, Absalon ! ou dans les Élégies de Duino. J’écris en transe, et dans cette transe du premier jet, sur laquelle on revient tant de fois après, on sent qu’on n’est plus seul à écrire, que quelque chose nous secoue la plume par en dessous, veut écrire à notre place, cherche à se matérialiser, un mystère qu’on ne contrôle pas et dont on devient à nos dépends le sismographe, un sourd grondement tapi au cœur de l’obscurité, ce noyau de lumière, de « beauté fulgurante » comme vous dites, c’est cette chose terrible qui nous congédie, qui nous dépossède en même temps qu’elle nous possède si on se laisse atteindre par elle. Est-ce cela, la grâce ? L’échec laisse entendre qu’on a échoué, qu’on s’est engravé la langue dans quelque lourdeur de sa propre corruption mentale, qu’on a touché le fond, et non le sans-fond, qu’on a été interrompu dans sa descente, qu’on s’est pétrifié dans un manque, qu’on n’a pas atteint le but qu’on s’était fixé ou tout simplement que le but en question n’a pas voulu de nous. Mais je ne vois pas l’écriture autrement que comme une errance, une déshérence, un effondrement consenti, il n’y a pas de but pas plus que de début, il y a un appel, on ne sait trop d’où ça vient, sans doute pas uniquement de la littérature, même si on écrit parce que c’est là qu’on s’est senti interpellé, on se précipite là où l’on croit que cet appel nous convoque, le livre, la musique, la peinture, mais aussi la politique, pour finir par se rendre compte que ça nous convie ailleurs, comme vous le dites, au cœur du silence, dans sa plénitude secrète, son amertume. A l’appel on a répondu à côté : on a répondu là où on l’attendait sans tenir compte de là où ça nous attendait. On a manqué à l’appel, c’est sans doute le cas de Pogrom, et c’est cela échouer. Mais l’échec est important pour l’écrivain, quelque chose doit venir et quand cela vient on se rend compte qu’un seul fragment est venu et qu’on n’a pas épuisé l’à venir. Le livre, morceau d’infini, se referme sur une ouverture : le prochain livre. L’échec dit la clôture et l’ouverture en même temps. Voilà pourquoi l’échec peut être souriant et pas seulement cuisant. Dans mon roman, l’inqualifiable, mon double, mon envers, lui-même échoue, il s’enfonce, il tombe, le livre se dérobe, la parole se blâme, c’est la catastrophe, et je voulais que Pogrom soit la caisse de résonance de cette catastrophe, l’impossibilité d’écrire, d’apposer sa signature sur la parole silencieuse, une catastrophe pas trop médiocre, si possible, un bouleversement des sens et du sens qui exhale, comme l’exige Artaud, une haleine de « vertige comprimé. » C’en fut une sur le plan de l’incompréhension : on a dit que c’était mal écrit, qu’il n’y avait pas de style, que c’était du sous-Céline, etc. Il y a des redites, certes, mais elles devaient figurer pour moi la chute en forme de spirale dans laquelle le narrateur du roman s’embourbe. On tourne en rond, comme dans mes deux autres romans, on tourne en rond autour de l’origine qui nous refoule durement, on échoue à l’accueillir, mais l’écueil brille lui-même de ce qu’il a manqué, il en révèle à chaque fois l’empreinte, dans son nerf. On a dit de Pogrom que c’était de la provocation. Mais provoquer, c’est chahuter dans l’indifférence, c’est appeler dehors, non pas inciter à la bestialité, surtout pas, mais pousser hors de soi, inviter à être hors de soi, à se dépasser vers son dehors, inciter à l’extase, à être en infraction, non pas avec la loi, mais avec ses propres bornes, avec sa bêtise, l’insignifiance de l’époque, avec ce faux repos qu’aucun combat n’a précédé, qu’aucun effort de conquête n’a entériné, il s’agit de réveiller, d’exciter en soi tout ce qui gît dans l’accablement, tout ce qui veut mourir, se taire, quitte à se donner des coups dans les parties basses, tout ce qui veut renoncer à grandir, à sortir du parc d’attraction – je n’ose dire du Camp – dans lequel nous autres judéo-chrétiens nous sommes séquestrés et dont le brouhaha nous bouche les oreilles et nous coupe la langue. C’est bien pour cette raison qu’on entre en littérature pour en sortir, mais après avoir fraternisé avec la chair du silence que la littérature, et avec elle la musique, nous apprend à goûter. Or, comme nous n’avons jamais fini d’en sonder la saveur, nous n’en sortons jamais, c’est le suprême paradoxe. Au terme du voyage, il y a le Texte, dont il est la source et l’horizon. Le Livre des Livres, c’est bien la Bible. C ’est de là qu’on part et c’est là qu’on finit toujours par revenir. Se tourner vers le Christ, c’est se tourner vers la Parole , et l’horizon de la Parole , c’est la Torah. Il me semble que Maurice Dantec, après Léon Bloy, nous montre bien que le Salut vient par les juifs.

     

    La deuxième partie de cet entretien est en ligne sur le blog de Juan Asensio, ici : http://stalker.hautetfort.com/archive/2007/03/27/entretien-avec-eric-benier-burckel-2.html.

  • Un peu d’abîme sur vos lèvres d’Éric Bénier-Bürckel - Anus Dei

     

     

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    Joel Peter Witkin, "Le Baiser", 1982 

    © tout droit réservé galerie baudoin lebon 

     

     À Éric Bénier-Bürckel

     

     

    « Si je vous écorche avec ma langue râpeuse et brûlante, c’est pour rappeler à la vie le malheureux Lazare qui se putréfie dans les vagues mourantes et les élans brisés de vos entrailles ! Qu’il se lève et marche, ce dépossédé, et qu’il prenne part au monde, dans tout ce qui se fait sous le soleil ! Dieu n’est pas dieu de morts, mais dieu de vivants !

    Enivrez-vous d’infini, levez-vous et allez à la beauté ! N’avez-vous donc pas compris ce que signifie le miracle de la résurrection ? Il suffit d’un peu d’abîme sur vos lèvres, sur vos yeux et sur vos oreilles, pour que, merveille des merveilles, renforcés jusqu’aux entrailles, vous en recouvriez aussitôt l’usage ; oui, il suffit d’un peu de souffle auroral dans vos charognes attaquées de toutes parts par le ver de la désespérance pondu par le Mal pour que, relancés à votre pointe du jour offerte comme une femme aux puissantes fontaines du plus que possible, ce oui déferlant et primordial qui pourrait aussi bien vous briser, vous reveniez à la vie, méchamment libres et ardents comme la foudre. »

    Éric Bénier-Bürckel, Un peu d’abîme sur vos lèvres.

     

    « Pah, ils sont tranquilles, je suis emmuré de leurs vociférations, personne ne saura jamais ce que je suis, personne ne me l’entendra dire, même si je le dis, et je ne le dirai pas, je ne pourrai pas, je n’ai que leur langage à eux, si si, je le dirai peut-être, même dans leur langage à eux, pour moi seul, pour ne pas avoir vécu en vain, et puis pour pouvoir me taire, si c’est ça qui donne droit au silence, et rien n’est moins sûr, c’est eux qui détiennent le silence, qui décident du silence, toujours les mêmes, de mèche, de mèche, tant pis, je m’en fous du silence, je dirai ce que je suis, pour ne pas ne pas être né inutilement, je le leur arrangerai leur sabir, après je dirai n’importe quoi, tout ce qu’ils voudront, avec joie, pendant l’éternité, enfin avec philosophie. »

    Samuel Beckett, L’Innommable.

     

     

    « C’est l’esprit libre qu’on blâme en moi, le briseur d’idoles, la méchanceté sans tabou, le vaurien, que dis-je, la canaille sans foi ni loi à qui la douleur ne fait pas froid au verbe »

     

    Ah ! Ce sont là tes premiers mots ! Tes premières armes ! Tout un programme, vraiment, ton plan anti-larbins textuels ! J’ai vite compris, en les lisant, que j’allais, d’abord, devoir subir l’harassante complainte d’un Marchenoir en papier calque, sa complaisante étreinte, sa litanie de bile, de rage, de haine au ras des pâquerettes… Un Everest d’ordures entassées pêle-mêle, avec talent mais sans génie, en toute hâte, d’où, cependant, miraculeusement surgirait – peut-être – une flamme, aussi pure que ténue, aussi pâle qu’inextinguible, le vif acéré de ton être ! Une âme d’écorché, à nu ! À cru ! Toute crasse décrochée, plus rien à reluire… J’en aurai mis ma main au feu, vois-tu, je l’aurai cuite, ma main, et me serais tranché l’oreille en sus, et, autant m’en vanter, je ne me suis pas trompé... Enfonçons-nous donc dans tes précipices intérieurs, dévalons dans tes enfers, sans crainte de ce qui affleure, sans peur de ce qui suinte. Et commençons par t’écouter....

     

    « Examiner l’infamie sous toutes les coutures et, inlassablement, en développer le caractère, loin des rigueurs hivernales de la science, tout près de la chaleur tropicale des fortes fièvres ; favoriser l’activité de la passion la plus forte, élever la température, enflammer, consumer, être généreux avec tout ce qui en l’homme réclame l’esprit par le feu ; sensibiliser les hommes aux charmes inqualifiables de leur méchanceté, les initier à ce qu’il y a de formidablement sain en elle, de vivant, de luxuriant, de fabuleusement prodigue ; hisser le mystère viscéral dans la pensée, en révéler le corps convulsif, qu’il se conjugue à tout ce qui en eux étouffe sous la trop grande retenue des idées pâlissantes ; retenir la page qui traite de leurs travers d’un ferme index, au lieu de la tourner rapidement avec ce doigt méprisant rempli de l’austère bonne conscience du vertueux que se plaît à lever fièrement l’homme de bien quand il aperçoit la plus petite ombre de saleté en lui et que, pour ne point se souiller l’âme de son opprobre, il balaye d’une pichenette, voilà tout le sens de mon humble ouvrage. »

     

    Voilà précisément ce que le premier roman de ton créateur, L’Air de rien, publié, sans qu’il y soit pour quelque chose, sous le titre bien pâlot d’Un prof bien sous tout rapport, réussissait si bien. Et si Maniac et Pogrom, ces autoportraits monstrueux, dorianesques, miroirs de leur époque, s’ils creusaient la même veine, leur plongée dans l’abject, le sordide le plus trivial, le moins transcendant, avait surtout le don de m’attrister, de me toucher, mais certes pas celui de m’allumer les entrailles – ah, ça non ! –, et de me consumer en-dedans ! Et puis, il y eût l’affaire Pogrom, lamentable, livre injustement conspué, compissé, conchié par les vertueux gardiens du moralement correct, les Rolin, les Comment, les Bourmeau, les Raffarin, les crieurs d’orfraie, les obstrués du cul – puis attaqué en justice, avant que ton créateur soit, heureusement, relaxé. « Tout créateur au premier mot se trouve à présent écrasé de haines, concassé, vaporisé. Le monde entier tourne critique, donc effroyablement médiocre. Critique collective, torve, larbine, bouchée, esclave absolue », écrivait Céline dans Mea culpa. C’est son lot, à ton créateur ! Il est voué à être haï ! Et souviens-toi, il n’y a que des malheurs dans l’existence… Intelligemment, parce qu’il croit encore, malgré tout, au Verbe vivant et rédempteur, ton créateur a choisi de répondre à ses agresseurs par la fiction. Louable et courageuse décision. Mais toi, mon ami ! Toi, mon trou ! De quel côté es-tu ? Dans quel camp ? Du côté du Verbe qui sauve, ou de celui du verbe qui « rapetisse », « qui anéantit, une parodie de Verbe ; celui de la haine et du ressentiment, celui du cynisme, celui du populisme, celui du fanatisme, celui du nihilisme » ?...

     

    Car enfin ! Croyais-tu m’enivrer, croyais-tu m’amouracher, croyais-tu m’amenuiser la vigilance, avec ta saignée verbale, avec ta logorrhée, avec ton suintant logos ?... Ah, mais j’en ai encaissé moi aussi des vitupérations véhémentes, des orages, des horreurs à n’en plus pouvoir dormir ! Mais c’est comme ça qu’on s’éloigne de la glace brûlante, qu’on oublie les exquises voluptés ! C’est comme ça qu’on renonce à embrasser la beauté… « C’est le monde », dis-tu, « l’immense charnier des pauvres ». La pauvreté, le malheur, la mort, anéantissent toute beauté, tout projet littéraire, toute idée même d’esthétique… La réalité t’écœure, nous y sommes ! Elle a fini par avoir raison du roman, dis-tu. Les fictions sont partout, hein ?... Partout, sauf dans ton livre ! Non !... C’est faux !... C’est vrai !... J’ai tort !... Arrête donc !... Mais pour qu’enfin la fiction jaillisse, il m’a fallu attendre ! Arriver à mi-parcours ! Admets que c’est fâcheux…

     

    « C’est dans l’immonde que j’ai connu la grâce d’écrire. […] Épingler le Mal sur la langue, sur son verbe, voilà la tâche de l’écrivain, du romancier ; agenouiller la bêtise et la bassesse dans le Verbe, humilier l’abjection dans le Bien qui l’illumine, noyer le péché dans la Lumière qui le subsume, voilà le défi, la vocation et le sacerdoce de l’écrivain, du romancier. »

     

    Sur des dizaines et des dizaines de pages, tu craches tes glaires, le trou ! Tu vomis ton verbe rauque ! Tu glougloutes ! Tu transpires ton amertume ! Tu pleures ta défaite ! Tu nous englues dans tes humeurs jusqu’à la glotte ! Tu nous aspires dans tes déclivités ! Tu chantes pour les ordures !... Ta parole n’est qu’une horrible dégoûtation. Oh, je sais, tu voulais m’énucléer, m’aveugler pour m’asservir à ta vision concave, mais c’est un échec ! Sais-tu pourquoi ?... Les trous j’en fais mon affaire, moi, c’est ma spécialité. Je les creuse, les trous, je les crée, je suis une perceuse, un marteau-piqueur, je suis une foreuse ! Une excavatrice ! Qu’une surface plane se présente, lisse, et je m’y précipite, je m’y vrille, féroce, je coupe, je tranche, je perce, je pénètre, j’écartèle, j’écarte, j’élargis, je dilate, je déchire ! Alors, quoi ?... Tu me crois perdu, condamné à conforter ta nature ignoble d’homme-trou ? Erreur ! Je suis plus malin que ça… Les trous, quand ça me chante, je les rebouche. Facile : il me suffit de creuser un autre trou, au bon endroit. Regarde autour de toi, regarde ! Le vois-tu ? Quelque part dans ta grisaille, là, juste à ta gauche ? Pas le Christ, imbécile ! Mais ce petit tertre boueux ! Tu le vois ? À mesure que ta voix s’épanche hors de tes parois, chacun de mes ricanements muets suffit à faire dégringoler une pincée de terre, et bientôt, mon trou, ta voix ne m’atteindra plus, étouffée par mon œuvre, emmurée vivante – mais n’était-elle pas déjà morte ? –, anéantie. D’autres trous surgiront sous mes coups de boutoir, mais ces trous-là, je les aurai appelés de mes vœux, je les aurai accouchés, je les aimerai !

     

    « Le propre du roman, » écrivait Philippe Muray, « ça devrait être de s’acharner à dévoiler, dans cette néo-réalité, tout ce qui tend maintenant à rendre les romans impossibles. Le roman ne peut réussir à “incarner” le présent caché par les médias qu’au prix d’une hostilité aussi ferme que constante et sereine. » Pas instable, pas enragée ! Mais constante ! Et sereine ! Admets que tes arguments sont bien légers, tout de même... C’est à peine si je ne t’entends pas penser, mon trou : Ah, mais, ma foreuse chérie ! J’ai lu Muray, et plus, et mieux que toi encore ! Toi qui te crois critique, toi en qui je faisais confiance, écoute la voix de mon maître : « Ça pourrait être cela, en fin de compte, le propre de la critique : repérer ce qui tend à rendre le roman impossible. » Oui, mais, tu sais quoi ? Muray n’avait pas toujours les yeux en face des trous ! Ah ! Le roman n’est pas impossible, c’est une évidence, à condition, précisément, de se sortir du vortex, de s’extraire de la centrifugeuse. « Sérieusement », avançait-il encore, « comment écrire aujourd’hui un roman sans raconter, d’une façon ou d’une autre, la métamorphose des moindres événements en sitcom ou en soap ? ». Bien sûr, mon trou, évidemment, honorable intention ! J’admire ton courage, si si, hurler dans le désert n’est pas donné à tout le monde, et aussi pathétique soit-elle, ton écume d’abîme vaut mieux que la prose angotique de bon nombre de tes pairs, aimables et fins, ces bateleurs, ces écumeurs de pots de chambre. Il en faut du courage, mon ami, ma crevasse, pour ainsi se mettre à nu, pour s’écorcher sur la place publique, dans le seul but, pourtant dérisoire, de donner des cauchemars à tes ennemis. Ça fait rire, mais ça force le respect ! Mais le projet murayien, n’est autre que le roman comme boîte noire, comme trou noir, comme trou, comme toi ! Le roman doit élever nos âmes, pas les emporter par le fond ! Un chef d’œuvre ne « poétifie » pas le réel, ni ne le poétise, il ne fait pas comme si les grandes aventures, les grands espaces, existaient encore : il les suscite, il les enracine dans nos chairs, il les crée, tout puissant, par la seule force du verbe !... Il « réellise » !... Toi, tu es le narrateur paradoxal d’un roman du roman impossible – du roman indésiré, charnier immonde parmi d’autres que Ducasse rougissait de nommer.

     

    Et souviens-toi de l’injonction des Poésies : « Si vous êtes malheureux, il ne faut pas le dire au lecteur. Gardez cela pour vous. »

     

    Que ne prends-tu ton courage à deux mains, mon ami, si tant est qu’un trou en possède – des mains, pas du courage – ! Pourquoi écrire, dis-moi ?... Pourquoi hurler ?... Pourquoi montrer tes dents ?... Si ce n’est, précisément, pour surmonter ce dégoût et entretenir, envers et contre tout, la beauté, le feu divin, la vie ?... Tu es comme le tableau d’Edvard Munch, tu cries mais personne ne t’entend puisque tu n’es qu’un trou, une minuscule anfractuosité, de celles que je creuse à tout crin, quand d’autres, qu’anime un esprit à nul autre pareil, créent avec toute leur rage, mais aussi tout leur amour, avec la gniaque, mon trou ! La gniaque ! La volonté, inébranlable, terrifiante, de changer le monde, de bouleverser l’ordre établi, de nous transformer ! Nous ébranler ! En travaillant la langue au corps ! En écrivant la chair ! Dis-nous le sens de la vie, petite fosse ! Réapprends-nous ce qu’exister veut dire ! Fais-moi mal, mais pas comme ça mon trou ! Abandonne le vice morne et normé de la provocation, et invente de nouvelles formes ! De nouvelles tortures ! Équarris-moi ! Vitrifie-moi ! Avec pour seules armes, ton cerveau incandescent, et ton verbe ! Crée un monde, crée notre monde ! Renverse les montagnes !

     

    Mais… qu’entends-je ?... Écoute, trou, écoute la voix d’Antonin ! « C’est que Van Gogh en était arrivé à ce stade de l’illuminisme, où la pensée en désordre reflue devant les décharges envahissantes de la matière, / et où penser, n’est plus s’user, / et n’est plus, / et où il ne reste que de ramasser corps, je veux dire / ENTASSER DES CORPS. / Ce n’est plus le monde de l’astral, c’est celui de la création directe qui est repris ainsi par delà la conscience et le cerveau. / Et je n’ai jamais vu qu’un corps sans cerveau ait été fatigué par d’inertes trumeaux. »

     

    Ne pense plus ! Assez de récriminations ! Assez de tes odieuses brutalités ! Nous n’en pouvons plus de tes blessures narcissiques – ou solipsistes – ! Tu t’en prends, avec une colère dont on ne saurait dire, jamais, si elle est sincère ou calculée, aux « envoûteurs », aux « Merlins véreux » qui nous « grisent aux sodomies » et nous coloscopent à la croissance, à la richesse, à la démocratie, à la mondialisation… « Contre la faim dans le monde ? La croissance ! Contre le licenciement en masse et la baisse du pouvoir d’achat par tête de pipe ? La croissance ! Contre la pollution et le réchauffement de la planète ? La croissance ! Contre la mort du roman ? La croissance ! Contre la connerie universelle ? La croissance ! / C’est le nouveau Dieu de l’univers, la Croissance , la revanche de toutes les dégradations, le diabolique antidote au péché originel. » Charitable avertissement, mais, de grâce, contrôle tes sphincters ! Tu es dans un roman, mon trou, pas sur la table de dissection du cadavre de la littérature ! Tu brandis le glaive à la face de Mammon, tu lui vomis dans la gueule, à Mammon ! Ah, bravo ! Écris donc au Monde Diplo ! Postule à Charlie Hebdo, à la rubrique des Grands Fauves ! Soutiens José Bové ! Rédige ses tracts ! Prépare ses discours ! Fais-toi aduler au forum de Davos ! Comment ça, « non » ?... Pourquoi, « non » ?... Ah, j’ai compris, fourbe ! Tu mens ! Tu affabules ! Tu ruses ! Tu louvoies, traître ! Félon ! Sombre mystificateur ! Langue de vipère ! Tu simules ! Tu nous entourloupes aux artifices ! Tu tapines ton verbe ! Tes impuissances, tes trous d’air, tes déflagrations cérébrales, tes lamentations, tes sanglots de bad lieutenant, c’est la faute du Capital ?...  Pas celle des Juifs, tout de même !... « C’est riche qu’on veut devenir. Ni homme, ni citoyen, ni catholique, ni protestant, ni rien, mais domestique de la finance, violemment maniaque de la marchandise, accroché à sa voiture, sa maison, son téléphone, sa télé, son apéritif, comme un chien à son maître. Atome sans attache. Sans mystique. Sans Idéal. […] Le voilà le sens de l’histoire : que tous les temps courent au pognon. Il n’y en a pas d’autre. L’avenir est aux riches, le pauvre n’a qu’à s’enrichir. La fin des temps, c’est le début de la fortune pour tous. » Mais, va donc dire ça au nain présidentiable, à la greluche et à leurs roitelets ! Merde ! Qu’est-ce que tu veux ? Buter une classe ?... Comme disait Céline, « fusiller les privilégiés, c’est plus facile que des pipes !... » Ah, et puis, on s’en fout ! Écris ton Crime et châtiment, ton Roman avec cocaïne, ta Famille royale ! Écoute la prophétie d’Antonin, mon trou, et franchis l’horizon de la folie, pour nous illuminer, tous, de ton génie ! Écoute, aussi, les vibrations de mon rotor, qui s’apprête à en finir avec toi !

     

    À force de faire du rappel dans tes gouffres, « là où se décide le temps qu’il fait dans la chair », ta langue, cette chienne retorse, finit en effet par t’étouffer !... Ta vie était vouée dès la naissance à la lumière, mais le Verbe t’a plongé dans la nuit où tu erres, damné, dans la fosse que tu as toi-même creusée. « C’est à la pauvre lueur de nos cécités que nous voyons les choses », dis-tu. Alléluia ! Mais qui est aveugle ici ? Moi ?... Toi, plutôt, toi, le trou ! Toi,  la caverne ! Toi, qui n’a pas d’yeux pour voir, pas d’oreilles pour entendre, seulement tes muqueuses nécrosées !

     

    Tu peux bien vitupérer, personne ne t’entend ! La faute à mon moteur de foreuse ?... Tais-toi donc ! « La provocation pique comme l’aiguille pour faire passer le fil de la colère dans la chair de la bêtise. » Ah ! La provocation, oui, « une façon de remettre la réalité sur ses pieds », comme le disait Brecht… C’est vrai que tu sens le pourri ! Que ton souffle nous oppresse d’un relent odieux. Mais ne crois surtout pas, coquin, que le moindre d’entre nous fasse dans son froc, comme tu te plais à l’imaginer ! Tu n’es pas une lame, mon ami, tu n’es pas un pieu, pas même une épine, encore moins un désespéré !... Seulement un trou ! Un pore indélicat d’où nous pouvons t’extirper comme un vulgaire comédon !

     

    Et cette façon mesquine de te présenter en victime ! « Ah, oui, c’est moi, je l’avoue, c’est bien moi, ç’a toujours été moi, tous les crimes, tous les massacres, tous les génocides, tous les charniers, c’est moi, moi le trébuché des abîmes ! / J’ai gazé les Juifs, j’ai tués les Kurdes, j’ai anéanti les Arméniens, j’ai vendu des Nègres, j’ai empalé des Indiens, j’ai torturé des résistants, j’ai égorgé des enfants, j’ai ouvert des ventres de femmes avec leurs fœtus à l’intérieur, j’ai coupé des têtes et des membres à la hache, j’ai mangé du vagin de fillette, bu du sang de trisomique, j’ai brûlé vivants des tziganes et des homosexuels, j’ai tiré sur la pape, j’ai poignardé Abel, j’ai accusé Socrate, j’ai livré Jésus aux grands prêtres, je l’ai lapidé, mutilé, supplicié, je l’ai cloué sur la croix, je lui ai transpercé la poitrine et j’ai pouffé de rire en voyant le Roi des Juifs crever comme un chien ! / Le Massacre des Innocents, c’est moi ! Les martyrs de Lyon, c’est moi ! La Saint-Barthélemy , c’est moi ! Auschwitz, c’est moi ! Hiroshima, c’est moi ! Sabra et Chatila, c’est moi ! Le génocide Tutsi, c’est moi ! Le 11 septembre, c’est encore moi ! » Ah, elle est belle, ta provocation, elle est efficace, ta prose de combat ! Du name-dropping !... Personne ne t’accuse plus de rien, mon pauvre, surtout pas moi ! Tu jouis, en aparté, de te croire honni, mais tu t’es cuit la main tout seul ! Alors, plutôt que de te couper l’oreille, pourquoi verses-tu encore ces larmes salopes ? Un croisé du Verbe, toi ? Non. Un trou de ver, au mieux…

     

    Tu t’es donné comme mission – non : le Fils de l’Homme (« Une main naguère s’est posée sur mon épaule […]. Je me suis retourné. C’était Lui, le sublime Hébreu, avec sa face douloureuse. […] C’est le lendemain de cette rencontre décisive que ma métamorphose en trou a commencé. »), le Christ donc, Dieu le fils en personne, Celui qui t’a fait Trou –, t’a confié la mission, de « remonter les bretelles à ceux qui ont pourri l’âme » de ton pays… Quoi, j’affabule ?... Bas les pattes, la cuvette ! Ça va finir l’imposture ! En l’air l’abomination ! Mais qui sont-ils, ces démons, ces Nazgûls, ces corrupteurs ?... Et, soyons sérieux, quelles bretelles peux-tu bien voir, autour de toi, trou trônant dans ton tas d’ordures ? Tu veux encore enlever les péchés du monde, « donner la paix » ! Tu n’es qu’un creux, un « immonde siphon vide » ! Un vagin fripé ! Mais tu le sais bien, au fond : tu es conscient de ton insignifiance, tu la sens : « je suis normal », tu dis, « normal et trou » ! Mais tu n’es jamais plus lucide que quand tu t’avoues, dans un souffle, que « [l]a France n’a aucune raison de se fasciner pour [tes] vanités. » Elle a même toutes les raisons de s’en battre la Gaule, la France, de tes vanités, de tes humanités, de tes insanes  inanités !

     

    « C’est à la selle qu’on mesure la santé des vivants », dis-tu encore. Mais alors, tu me parais bien mort !... Bien crevé !... Ou plutôt non, vivant encore, mais tout jaune, tout puant ! Le miracle d’une rémission te sera peut-être accordé, si j’en crois la suite – la fin, superbe, qui rachète ta chute invraisemblable ! Dieu ! Comment ton alter ego de chair et d’os a-t-il pu, de livre en livre, dans de tels tourments, sombrer ?... Bucadal, ton baptiste, aurait-il eu raison de toi ?... Te désigne-t-il, interdit, comme l’anus de Dieu ?... Le vois-tu passer, ton monstre, cycliquement, à proximité de ton tas d’ordures, comme un fantôme ?... Et le maniaque sans nom, le schizophrène au salami, l’as-tu aperçu ?... Et ton pote, l’inqualifiable, est-il venu te narguer ?... Bien sûr, que tu les vois ! Évidemment, tu n’as pas le choix ! Ils te hantent. Ils passent et repassent, ils tournent autour de ton Golgotha de pestilence, ils ne t’accordent pas un regard. Aucun ne se penche sur ton sort – c’est ta damnation. Tu t’es pas dupe, n’est-ce pas ? Ils t’ont fait perdre ton temps… Rater ta peine, en te permettant de parler d’eux, quand il fallait seulement parler de toi, afin de pouvoir te taire !...

     

    Je n’en veux pas de ton abîme, mon ange, le mien me suffit. Ma langue hélicoïdale n’a que faire du sang de Dieu – elle préfère celui du monde. Si je perce, si je perfore, si je pénètre, c’est pour prendre la fiente par les cornes et la trouer de part en part !

     

    Tu n’as pas supporté le silence... Il fait noir… Tout est vide… Tu as peur… Dieu et les hommes… Le Verbe et l’ordure… Les élans de l’âme et le moyen de comprendre… Lâchement tu les as inventés ! Sans l’aide de personne ! Pour retarder l’heure de parler de toi… Assez, homme-trou ! N’est pas innommable qui veut ! Moi seul suis homme et tout le reste divin. As-tu jamais approché telle vérité ?... As-tu jamais compris cette phrase sublime ? T’es-tu jamais senti écrasé par son poids titanesque ?...

     

    Tu fais comme si tu étais seul au monde, alors que tu en es le seul absent.

     

    La laideur ! La beauté ! Crois-tu que l’art les ignore ?... À quoi te sert de ruer dans des brancards déjà à la poussière retournés ?... Pourris par la politique … Par la démocratie !... Par la république des lettres !... Tu t’es perdu…. Le théâtre de la cruauté, celui des opérations, ne sont pas là où tu les cherches. Crois-tu que tes maîtres, des écrivains sans peur, sans reproche, sont aussi impuissants que tes ennemis, ou que toi-même ?... Non bien sûr. Notre culture est une charogne, un tombeau, peu importe, quand eux sont définitivement vivants !

     

    « Ce ne sont pas des livres et des mouroirs qu’il faut laisser derrière soi, […] mais des énigmes, des questions généreuses, des réponses ouvertes, des sources vives, surtout pas des tombes, des impasses […] mais des pistes, des foyers, des forges, des débuts d’incendie, des commencements du monde, des divulgations de secrets terribles, des Moby Dick de parturitions à venir ! »

     

    Moby Dick ? Mais tu serais plutôt Bartleby, tu préfèrerais ne pas, tu would prefer not to, sans cesse le grand plongeon tu diffères, tu procrastines !

     

    Tu n’en veux pas de la culture des élites ! Bienheureux ! Tu veux toucher les simples d’esprit directement au cœur, mais tes provocations incessantes ne choquent que les élites, précisément ! Tu as raison : l’homme moderne est une loque ! Une lopette ! Un robot sans autres désirs, sans autres tremblements, que ceux qu’on a soigneusement sélectionnés pour lui. Tu veux réveiller notre monde d’avachis, c’est ça ! « C’est à coups de tonnerre et de feux d’artifice que l’abîme parle aux sens flasques et endormis en les crevant, en les perforant, en les pénétrant de l’intérieur avec bonté. Laissez-vous porter par lui et vous vivrez subtils comme de grands vents, voisins du soleil et des étoiles qui dansent, ennemis des petites obéissances impuissantes et des solennités qui alourdissent le monde, adversaires des petits scrupules qui sans cesse freinent la cadence de ces monstrueuses proliférations. »

     

    « Reclus dans ce cauchemar climatisé où seul est de mise le commerce avec le néant et tous les simulacres de l’autre monde qu’il engendre infatigablement, pareils à des touristes braillards en bob, tongs et bermudas face aux pyramides, vous allez toujours au devant de ce que vous vous attendez à voir, tournant le dos à ce qui vous surprend et vous désarme, incapables de sentir ne serait-ce qu’une seconde comment ce qui n’existe pas encore vous cherche. » J’applaudis de tous mes rouages, de toutes mes courroies ! Mais qu’attends-tu pour renverser la vapeur ? Crois-tu qu’il suffit de brailler pour changer le monde ?... De bramer ?... « Qui ne sent pas la bombe cuite et le vertige comprimé n’est pas digne d’être vivant », chuchote Antonin au-dessus de toi. Écoute, écoute-le.

     

    Planter des banderilles, ce n’est pas réveiller, c’est préparer la mise à mort.

     

    Et ce lyrisme grotesque avec ton Ophélie (« Fais-moi l’orage, fais-moi l’amour, ô mon homme, chuchote-t-elle comme en rêve, pénètre dans le tourbillon de mes plaisirs, empare-toi de mes trésors et démonte mes profondeurs, que je sente une à une s’effondrer mes retenues, va, cours, vole […] »), d’où le sors-tu celui-là ? De tes tréfonds ramollos ?... De tes entrailles de midinette ?... Du fondement à Christine Angot ?... Tu n’es jamais aussi mauvais que dans l’excès de sucre – ou de boue…. « Je rote l’infection de l’époque, je sens le vilain, je pue tellement de la bouche qu’on ne peut pas me sentir ! »

     

    Quand on écrit un roman – je te paraphrase –, on n’est pas contre, mais dans un trou…

     

    Et, cependant…

     

    …Cependant, quand surgit ton tas d’ordures – les tiennes comme celles de tous les hommes (« Le mal est sur la terre et j’en ramasse les répugnantes rinçures partout où il s’enorgueillit de les avoir fait triompher du bien qu’il combat sans trêve afin d’en consigner le sortilège dans le purgatoire des mots que Dieu m’a donnés ») –, quand enfin ton homélie se disloque, quand la fiction reprend ses droits, se rebiffe et tente de s’imposer, ta parole décolle, folle, et laisse espérer un feu d’artifice aussi puissant que ton voyage dans tes entrailles était, lui, pesant…. Elles t’emmènent à la décharge, tes harpies. « Où allez-vous, je hoquette, secoué, branlé, carrousel de bosses et d’ecchymoses, tout le verbe démantibulé tellement ils me voyagent vite dans la nuit.

    À la décharge, qu’on me répond, à l’endroit où tout finit par se dissiper, là où est ta place, avec toutes les ordures de ton espèce qui fatiguent la terre ! »

    « [..] J’y découvre des perles de chagrin à la décharge, ce glossaire de toutes les dévastations, mille souillures, mille traces du vécu, mille lambeaux de vie, des usures et des corrosions, des corruptions, des prostitutions, […], et bien d’autres décompositions encore, idoles pantelantes démasquées, toutes prostrées dans la désolation d’être sans lumière. »

    « […] Pourquoi là ? je demande.

    C’est ton tas d’ordures à toi. C’est là que tu règneras désormais, sur ta pourriture ! »

     

    « Illisibles, dégueulasses, crasseux, mes heures, mes rêves avortés, mes rages d’entrailles, mes paludismes de moelle, j’ai donc jeté tout ça moi, je me récapitule dans ce Golgotha d’ordures, tout ce que j’ai bouffé rendu, cette colline, cette boursouflure infecte, […] mon édifice, mon œuvre involontaire, l’ultime écho de mes errances, de mes vices, de mon égoïsme, de tous mes crimes, une cathédrale d’immondices, le tableau hideux de ma sublime sombre époque ! »

    « […] De ces ordures je ferai le temple de ma renaissance. »

     

    Enfin tu commences à voir, le trou, de tes yeux fous ! Enfin, crucifié sur l’autel de tes abîmes, tu entrevois la vérité du monde !... Sa beauté !... Celle à laquelle, désormais, tu dois sacrifier toute ton âme ! Tu me bouleverses, sais-tu, quand tu mets bas tes masques, quand enfin tu te révèles, dans toute ta nudité d’écorché vif, quand, voyant s’éloigner ton Ophélie, soudain tu paniques…

     

    « Je suis là, je hurle, je suis là, au rond-point du néant, viens par là, je hurle, regarde-moi, je sais que ça va être dur à avaler, mais c’est moi, c’est bien moi, ce trou dans la terre, cette fente entre les ordures, c’est moi, c’est bien moi ! […] Cette chose, je me dis en moi-même, cette chose affreuse que tu fixes, c’est l’homme que tu aimes, c’est l’homme qui te chérit, c’est l’homme que tu as épousé. »

     

    Enfin ! Tu n’as plus rien de ridicule, alors, desquamé, équarri jusqu’à l’âme, tu deviens splendide, tragique, alors, dans ta pudique indécence, tu deviens vrai ! Tu n’es plus trou alors, mais homme ! Et, seulement, tu peux renaître, comme mort peut-être, comme suicidé peut-être, mais vivant, enfin, et apaisé.

     

    « Je ne fais plus qu’un avec la colère de l’eau, une furie sans haine, la simple volonté d’aller de l’avant et de rompre les obstacles, avec la joie enfantine d’affirmer sa force au reste de l’univers ainsi que le plaisir innocent de triompher de l’impossible. […] Ça murmure des secrets au creux de l’oreille. Ça chante, ça houle, l’air est lourd, gluant, pourvu que de gros doigts spongieux qui se glissent tout contre le visage, s’agite autour des yeux, tâte le mou des lèvres, cajole le dur des dents. C’est mon jour de noces avec l’univers. »

     

    Dieu ! Que c’est beau ! Que j’aime ce dénouement qui est aussi renouement, si paisible, si serein, enfin. Traquer la lumière, jusque dans l’ordure, voilà ton secret dessein ! Je m’incline, l’homme, je me retire, je te laisse t’épanouir, j’irai creuser mes trous ailleurs. « C’est moi l’amoureux fou des clartés sublimes, des mille et mille prodiges du cosmos. » Et tu la trouves, la lumière, ou plutôt, elle te trouve in extremis, la lumière, à la toute fin, au dernier mot.

     

     « Je suis arrivé dans la paix du monde, là où la beauté, immense comme le ciel, se serre avec amour contre le cœur de la Lumière.  »

     

     

    Éric Bénier-Bürckel, Un peu d’abîme sur vos lèvres, L’Esprit des Péninsules, 2007.

     

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