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trous noirs

  • Maudit soit Andreas Werckmeister de Juan Asensio

     

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    « Des yeux fous de la tête décapitée jaillissent des larmes de cristal pur. Les Nécrophages quittent mon Corps comme à regret. Dieu semble m’avoir abandonné. »

    Anonyme

     

     

    Étrange petit livre, que ce Maudit soit Andreas Werckmeister de Juan Asensio, publié aux Éditions de la Nuit – auxquelles nous devons la magnifique revue La Nuit. Étrange, en raison moins de son style et de son propos, qui ne surprendront aucun lecteur habitué à arpenter la zone du Stalker, que de son indécise oscillation entre essai et fiction.

     

    Un homme – le dernier homme –, se tient devant une table de dissection, dans une morgue aux dimensions borgésiennes hantée par d’innombrables cadavres, qui en réalité n’en sont qu’un : celui de la littérature française, cette terre vaine et dévastée, mais aussi aseptisée – si l’on veut bien s’accommoder de cette légère odeur de vieux fromage, caractéristique de certains cadavres en pleine dessication. « […] ce petit texte tentera de montrer que la littérature, déjà parole ossifiée ou écrite, est à présent, devant nos yeux, devenue le cadavre desséché d’une baleine ou celui de la Parole, c’est-à-dire de Dieu » (p. 30) Cette posture sied parfaitement à notre ami, et permet à son double (le narrateur) de se lancer dans une méditation tantôt poétique (un peu), tantôt polémique (beaucoup), sur la littérature, son cadavre et ses légistes.

    « Si les morts hantent les livres, si, littéralement, tout grand livre est bâti sur un charnier, chacun d’entre eux est le réceptacle d’une parole morte à laquelle toute nouvelle lecture redonnera vie durant quelques heures. Nous tenons entre nos mains des multitudes de cadavres blanchis, dont la chair autrefois aimante ou douloureuse a été transformée en papier. » (p. 25) De la littérature comme un rituel de possession, donc. Les grands livres seraient ceux dont cette dimension démoniaque, ou christique, c’est selon, n’aurait pas été phagocytée par la « fausse parole » des marchands du temple du paysage éditorial français, depuis longtemps hélas presque entièrement contaminé, ainsi que le savait Julien Gracq (La Littérature à l’estomac). Or, la littérature française, nous dit Asensio, paraît aujourd’hui incapable d’un tel prodige. Et de s’en prendre, après d’autres, aux foutriquets des lettres, les Besson (lequel ?), Pennac et Beigbeider, dont les livres médicamenteux, bons ou mauvais, restent aussi loin que possible de l’abîme.

    Mais dans un chapitre intitulé « Seconde métamorphose du cadavre », le narrateur s’aperçoit que la main du cadavre, « verdâtre, crochue et fine comme une araignée desséchée, percée d’un trou », désigne de son doigt figé « un gros bloc d’ambre très sombre », mystérieux aleph où l’âme du narrateur est aspirée, comme par un trou noir, jusqu’à la lumière aveuglante du feu de la Connaissance. Ce n’est qu’au terme de cet épisode poétique, qui voit le narrateur fouler le sol d’une terre glacée, morte, couverte de ruines, puis reprendre conscience dans sa chambre (sur son bureau : une bouteille de whisky vide…), que Juan Asensio nous dévoile l’idée qui sous-tend ce livre : les plus grandes œuvres littéraires seraient semblables à des trous noirs, « véritables puits de chaos au sein d’un univers autrement impeccablement ordonné, dont les règles et les usages sont enseignés depuis quelques siècles dans les universités » (pp. 81-82). Elles seraient plis de l’espace-temps, invisibles car en définitive, pures vues de l’esprit : « L’explorateur le plus intrépide, à quelques mètres de la gueule formidable d’un trou noir, ne saurait probablement rien du monstre qui va l’engloutir, qui l’a déjà englouti, qui l’a dévoré de toute éternité. De la même façon, Kurtz et Ouine ne sont guère présents que dans quelques pages qui évoquent leurs paroles et actions énigmatiques, secrètes, comme si Conrad ou Bernanos ne pouvaient s’approcher de ces êtres repliés, occlus, qu’à une certaine distance en nous affirmant : “Voilà, je suis allé au bout de mes possibilités de créateur et, au-delà de cette limité, il n’y a plus que désordre et chaos…” » (pp. 88-89). Les œuvres essentielles seraient donc celles qui « figurent en leur propre construction la descente aux enfers annonçant le retour d’Orphée à la lumière du jour. […] Toute parole doit s’éteindre, accepter de s’éteindre, pour renaître, plus forte, au monde. […] Car ce qui meurt sous la plume de Faulkner, Broch, Conrad ou Bernanos, c’est le langage. Ce qui renaît, c’est aussi le langage […] » (p. 105) Voilà qui est intéressant, et qui concerne aussi – surtout – celui dont l’œuvre planant au-dessus de ces pages m’est désormais consubstantielle : Samuel Beckett, l’écrivain parmi tous les autres qui n’a cessé de tendre vers le silence, à qui a été confié, pour reprendre la formule de Maurice Blanchot, « ce mouvement de la fin qui n’en finit pas ». C’est aussi, me semble-t-il, ce qui est réifié, métaphorisé par la meilleure science-fiction, celle qui plonge ses lecteurs dans le vertige logique ou métaphysique du sense of wonder.

    Juan Asensio ne profère pas des paroles de fou, comme il espère qu’on le lui reprochera, en écrivant que ces trous noirs formeraient une constellation, une communauté dont les membres communiqueraient entre eux, comme, par exemple, Kurtz et Macbeth – d’autres ont déjà souligné la parenté de ces deux personnages, au point même de les faire fusionner (lire ma critique de Chronique des jours à venir de Ronald Wright). Nous savons que les plus grandes œuvres se nourrissent d’autres œuvres, qui se réincarnent alors sans cesse, sous d’autres traits. Qu’il me soit donc permis d’imaginer mon propre réseau de trous noirs, où les Carnets du sous-sol de Dostoïevski, tout Beckett, Le château, Le Procès et autres nouvelles de Franz Kafka, Moby Dick et Bartleby, les contes de Borges, les hallucinations de William Burroughs, mais aussi La forêt de cristal de J. G. Ballard, Camp de concentration de Thomas M Disch et la Trilogie divine de Philip K. Dick, et bien d’autres, résonnent tous entre eux, plus ou moins visiblement, de quelque manière que ce soit. Et tous, à leur façon, nous font plonger dans un gouffre sans fond, hors de la trame bien ordonnée du monde sensible.

    Je regrette vivement que Juan Asensio n’ait pas bridé son penchant naturel pour la polémique et le concassage des nains littéraires et de leurs « coprophages », de Gérard Genette (« cet exégète infatigable du point-virgule ») au « doge de la bêtise » Philippe Sollers, en passant par Tzvetan Todorov, François Meyronnis, Richard Millet (encore récemment épinglé sur Stalker), Yannick Haenel et même Pierre Jourde qui, s’il n’avait cette odeur de fromage à maudire publiquement, n’aurait selon notre auteur « rien à nous révéler, donc : rien à nous dire ». Cette dimension pamphlétaire que les lecteurs du Stalker connaissent bien, certes toujours réjouissante et non dénuée de pertinence, mais aussi la surabondance de citations, nuisent cependant à la hauteur d’un livre qui, dès lors, peine à imposer une « réelle présence », une voix qui ne serait pas celle du Stalker, ou de son auteur, mais celle d’un être nouveau, poétique. La parole d’Asensio en effet, sitôt incarnée par son narrateur, sitôt mise en fiction, se désincarne et revêt les atours agressifs du critique littéraire, alors même que pour faire mouche, son idée directrice exigeait d’être pleinement assumée comme brûlot polémique, ou, mieux, véritablement incorporée. On comprend ce qui a pu motiver pareille prudence (« […] mon échec est patent, je ne parviens pas à écrire ce livre qui ne peut-être lui-même que monstrueux », p. 88) : passer de l’essai à la fiction, c’est non seulement se mettre à nu, tendre le fer pour se faire battre, c’est se confronter à ses propres maîtres, mais c’est encore laisser sa parole s’échapper, divaguer et n’en faire qu’à sa tête. Prendre des directions que vous ne soupçonniez pas. Et, à son tour, construire une œuvre, dont ce livre atypique ne présente que les linéaments.

    Quel dommage, donc, que Maudit soit Andreas Werckmeister (dont le titre renvoie inévitablement au chef d’œuvre de Béla Tarr) ne soit finalement qu’un long billet du Stalker, implacable diatribe, souvent brillante, mais illuminée seulement de loin en loin (en particulier dans le beau chapitre « Seconde métamorphose) par une veine allégorique et symbolique certes pas toujours maîtrisée mais soutenue par une plume de talent, une fréquentation assidue de livres exigeants, et une volonté de feu que même ses ennemis acharnés ne lui enlèveront pas.

     

    Un mot, encore. Cette idée de la littérature comme trou noir ne suppose pas forcément que la littérature, même française, soit déjà morte – elle ne l’est pas. Dans son roman Temps, Stephen Baxter imagine qu’à l’origine de notre univers – de chaque univers –, il y aurait un trou noir dans un autre univers évolutionniste de la même famille, créatrice de singularités primordiales… Si la littérature est morte, elle ne cesse de renaître.

     

     

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