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critique - Page 2

  • Tropical Malady d’Apichatpong Weerasethakul

     

    Voir Tropical Malady (Sud Pralad, 2004), le quatrième long-métrage du cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul (qu’une amie appelle affectueusement Chapichapo) après le cadavre exquis Mysterious Object at Noon, le sublime Blissfully Yours et l'inédit et musical The Adventure of Iron Pussy, et avant Syndromes and a Century et la Palme d’Or 2010 Oncle Boonmee, constitue l’une des expériences cinématographiques les plus fascinantes qui soient. Le revoir aujourd’hui n’atténue en rien son pouvoir d’envoûtement.

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    La première heure du film montre l’amour et le désir naissants d’un jeune soldat, Keng, et d’un jeune homme de la campagne, Tong, dans un climat serein, relaxant, entre dancing désuet, salle de cinéma et promenades champêtres – quiétude quasi absolue que vient seulement troubler la scène du temple, prélude à l’inquiétante étrangeté de la seconde partie. Blissfully Yours  était entrecoupé en son milieu de son générique, comme pour mieux marquer son virage sensualiste : à une première partie ancrée dans une réalité sociale, urbaine et rurale, succédait une stupéfiante escapade dans la nature sauvage – comme si le film rêvé, le seul qui vaille, devait obligatoirement échapper aux contraintes et conventions du cinéma commercial. Dans Tropical Malady, c’est une chanson pop, presque un clip – point d’orgue du ravissement des deux garçons –, qui sépare les deux parties. Coquetterie post-wong kar-waïesque ? Certainement pas.  Le rôle de cette chanson semble dépasser la simple délimitation : elle agit comme un rituel magique et vous plonge dans une torpeur, une certaine somnolence, dont vous ne sortirez plus jusqu’à la fin du film.

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    Un jeune soldat (Keng ?) – traque dans la jungle un chaman (Tong ?) capable de prendre l’apparence d’animaux. Cette deuxième heure, presque muette, que nous traversons comme sous l’effet d’une drogue douce, rythmée par les stridulations des insectes, le chant d’oiseaux exotiques, des cris mystérieux et des visions hallucinantes (le fantôme d’une vache éventrée quitte son corps et se fond dans la nature ; un arbre s’illumine ; un singe parle…) conte la traque fantastique du soldat en treillis et de l’homme-tigre, nu. Curieusement, il semble que peu de spectateurs aient compris – si tant est qu’il y ait vraiment besoin de comprendre un film d’une telle intensité sensorielle – Tropical Malady et l’articulation entre ses deux chapitres. Rien de plus simple, pourtant. Souvent présentée comme la suite certes allégorique mais bien chronologique de l’histoire d’amour entre les deux hommes, cette lente et nocturne course-poursuite n’en est en vérité qu’une variation, un point de vue – une autre manière, hors de la narration, hors des contingences, hors du temps social, de donner corps à ce qui se noue entre les deux garçons : dans cette autre réalité, celle de l’innocence originelle, peurs et pulsions, amour et désirs, arborent de bien étranges atours. Keng, dont la première partie nous laissait entrevoir les techniques de conquête, est  pris à son propre piège, dévoré par sa proie, ainsi qu’en témoigne la rencontre finale du soldat et du tigre-miroir à la voix magnétique, qui l’aspire dans son propre monde, mystérieux.

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    D’une bluette romantique, et ‘un conte pour enfants, Apichatpong Weerasethakul a fait un chef d’œuvre d’une puissance hypnotique absolument unique dans l’histoire du cinéma. 

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  • Shutter Island de Martin Scorsese

     

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    Ayant lu il y a quelques années le roman de Dennis Lehane, l’effet de surprise, voire de vertige, du twist final du Shutter Island de Martin Scorsese, était sur moi inopérant. Comment le réalisateur d’Aviator s’est-il approprié un scénario reposant, du moins en apparence, sur une supercherie semblable à celle de Fight Club (autre roman culte, lui aussi adapté sur grand écran) ?

     

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    Ce qui frappe, quasiment d’emblée, c’est une certaine grandiloquence, un certain baroque un peu trop m’as-tu-vu pour être honnête, et un maniérisme de tous les instants. Si l’on s’en tient à une lecture purement linéaire, Shutter Island est en effet une succession de clichés cinématographiques, de gimmicks pompiers, de références plus ou moins évidentes – et, surtout, très appuyées, comme la musique, qui nous en évoque d’autres, herrmanno-hitchcockiennes. Et Pascal Zamor, sur son blog, a raison d’évoquer à son sujet la grand question hitchcockienne, celle du point de vue, et de signaler cet élément capital du scénario, absent dans le roman : à la fin, Teddy Daniels (excellent Leonardo Di Caprio) semble endosser, cette fois en toute conscience le rôle de l’inspecteur. Tel est le grand paradoxe de ce nouveau Cabinet du Docteur Caligari, dont le maniérisme semble ne jamais devoir faiblir, jusqu’à cette dernière séquence qui lui donne enfin sens, in extremis. Pourquoi cette musique tonitruante, un peu pénible ? Pourquoi cette scène éculée des appartements somptueux du directeur, sur l’inévitable grande musique ? Pourquoi la séquence du bloc C, à la limite du grotesque ? Pourquoi ce médecin allemand sinistre (Max von Sydow, impeccable) ? Pourquoi l’orage, le phare phallique Vertigo-like, l’onirisme pompier des apparitions de Dolores ? Pourquoi la grotte utérine de Rachel Solando (et pourquoi les rats) ? Pourquoi, surtout, ces flashes-back de Dachau, indécents à force d’être esthétiques ?...

     

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    Certes, les décors, les situations, sont un mélange de mise en scène (stratagème du corps médical pour le ramener à la réalité contingente), et des créations de son inconscient. Mais cela ne saurait suffire. L’on ne peut réellement comprendre l’esthétique  de Shutter Island qu’à la lumière de la phrase (absente du roman) prononcée par Daniels (« Mieux vaut-il vivre comme un monstre ou mourir en homme de bien ? » et de cet ultime regard jeté par Di Caprio à Ben Kingsley. Par cette phrase, et par ce regard, donc, Daniels prend acte de la fin du mirage : les images qui précèdent, chère madame, cher monsieur, n’étaient pas seulement qu’hallucinations, fantasmes et forclusion… Non, c’était du cinéma, un spectacle dont la fonction première est de divertir. Ainsi que je l’écrivais dans un petit article malheureusement toujours orphelin, « [les] images d’images, les sons de sons, affectent notre inconscient comme s’il s’agissait d’images et de sons co-présents, directement perçus, de la même façon, quoique dans un cadre institutionnel et codifié – le spectateur assiste volontairement à la projection –, que le rêveur ou le schizophrène. » Pour un homme comme Scorsese, sans la magie du schizomatographe, point de salut. Daniels – double évident du réalisateur – est un cinéphile soudain privé de son psychotrope le plus puissant.

     

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  • Revue aléatoire, 5 : Grande Dame d'un jour de Frank Capra

     

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    Probablement vu sur petit écran, au Cinéma de minuit de France 3 présenté par le légendaire Patrick Brion, Grande Dame d'un Jour (Lady for a day, USA, 1933), matrice des programmes de téléréalité contemporains, où la mascarade et les apparences font loi, m'a plutôt laissé un bon souvenir. S'il n'est pas encore aussi maîtrisé que les chefs d'oeuvre du réalisateur (Vous ne l'emporterez pas avec vous, La Vie est belle...), Grande dame d'un jour possède en effet tout le charme de la comédie à la Capra – sens du rythme (en dépit de quelques lourdeurs), questions sociales traitées avec humour et souci permanent de l'entertainment –, sans l'insistance moralisatrice de certains de ses grands films, comme le néanmoins excellent Mr Smith au Sénat.

     

     

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    L'argument est des plus simples : Apple Annie, une clocharde, qui vend des pommes à Time Square et vit dans un taudis, s'apprête à recevoir sa fille de retour d'Espagne, fiancée à un aristocrate. Problème : Apple Annie a toujours fait croire à sa fille, dans ses lettres, qu'elle appartenait à la haute société new-yorkaise... Un de ses clients, le caïd Dave the Dude, pour qui ses pommes portent chance, va lui permettre, juste le temps d'une soirée, de passer pour une grande dame – entraînant même in extremis, après d'abracadabrantes péripéties, l'authentique bourgeoisie dans la supercherie. Loin de tirer sur la corde misérabiliste – hormis dans une ou deux scènes trop larmoyantes –, Frank Capra joue du contraste entre les intérieurs bourgeois, luxueux mais toujours sombres, et les rues des moins nantis, indigentes mais lumineuses. Ariane Beauvillard note très justement, sur Critikat, que « [dès] qu’Annie apparaît dans le cadre, la lumière se fait plus visible, plus éclatante, contrastant avec la situation sociale de la bonne "Apple Annie". »

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    Capra réalisera en 1961 un remake plus glamour (et plus drôle) de son propre film, sous le titre Pocketful of miracle (Milliardaire pour un jour), avec Glenn Ford et une Bette Davis dont la métamorphose, de pauvresse à belle lady, n'est pas la moindre réussite.

  • Revue aléatoire, 3 : Temps sans pitié de Joseph Losey

     

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    Pour ce troisième numéro de notre revue aléatoire, le hasard facétieux choisit un autre film de Joseph Losey, le réalisateur d’Une anglaise romantique. Où et quand ai-je vu ce film (très) noir, dont le regard implacable sur la peine capitale annonçait Pour l’exemple ? Aucune idée.

     

    Adaptation d’une pièce d’Emlyn Williams. Temps sans pitié (Time without pity, GB, 1957) est le quatrième film de l’exil anglais de Joseph Losey, qui fuyait McCarthy et la commission des activités anti-américaines. Après trois films tournés sous le pseudonyme de Victor Hanbury, Losey signe celui-ci de son nom. David Graham (très bon Michael Redgrave) rentre en urgence de sa cure de désintoxication pour tenter de sauver son fils, accusé du meurtre de sa petite amie et condamné à la pendaison 24h plus tard. Sans perdre un instant, Graham enquête dans l’entourage de son fils à la recherche d’une preuve, et se remet à boire.

     

    Temps sans pitié est un film assez curieux, parfois impressionnant – grâce à des acteurs compétents (à l’exception d’Alec McCowen, qui en fait trop dans le rôle de David) et à la photographie expressionniste de Freddie Francis –, mais souvent pénible à force de musique lourde, de noirceur sans fond, de désespoir, de déchéance généralisée. Tous les personnages paraissent brisés, perturbés, victimes du temps qui détruit tout – partout des pendules, des horloges, des cadrans. Graham, plus que tout autre, semble d’avance condamné par sa pulsion d’avilissement, par cette violence qui l’habite, celle-là même, rappelait Deleuze dans L’Image-mouvement, qui conduisait M. Klein à sa destruction.

     

     

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  • L'étranger

     

    dexter

     

     

    Je réagis ici à la chronique du Jardin schizologique par Stéphane Gourjault (le même Gourjault qui qualifiait La Horde du contrevent, le magnifique livre d'Alain Damasio, de roman « moyen », « trop long », « trop complexe », « pas intéressant », « pas forcément à découvrir », « assez peu aisé à lire », avec des « tournures de phrases complexes » qui ne « servent pas le récit » et sont même « superflues », et j'en passe !), sur le site ActuSF. Si je souhaite laisser à notre ami la responsabilité de son jugement esthétique – quoique, ici les questions esthétiques en rejoignent d'autres, et quoiqu'il y aurait beaucoup à dire sur la pauvreté affligeante de la critique SF –, quelques reproches adressés au livre exigent quelque éclaircissement. Parce que, tout de même, faut pas pousser Tranzu dans les orties. Trouver nos nouvelles illisibles, soit. Il n'est pas le premier. Mais le faire en se prenant autant au sérieux, c'est un peu fort de café.

     

    D'abord, j'aurais manqué de « déontologie », en tant qu'anthologiste au sommaire de l'ouvrage que j'ai dirigé. Allons donc ! Ainsi que je l'ai déjà expliqué dans une interview accordée... au site ActuSF (!), dont Stéphane Gourjault ne peut pas ne pas avoir eu connaissance, les choses sont très claires : aucune nouvelle n'a été écartée au profit de False Reversion. Nous avons retenu tous les textes que nous jugions dignes de figurer au sommaire, et rejeté tous les autres. J'ai déjà écrit tout cela en interview, et nous assumons entièrement nos choix. Si Stéphane veut des détails, qu'il lise l'interview. N'y revenons plus, je vous prie.

     

    Ensuite, le livre est accusé de donner une image « caricaturale » des schizophrènes, « celle de gens vraiment dérangés, qu’il faudrait peut-être enfermer, tous, sans distinction, tant ils agissent de manières particulièrement folles, voire meurtrières, en oubliant d’évoquer qu’on peut la guérir autrement qu’à l’aide de cellules capitonnées et de traitements chimiques lourds »... Ah. Nous n'avons pas dû lire les mêmes textes. Stéphane Gourjault voit des personnages fous à lier et à enfermer, je ne vois que la souffrance d'êtres désocialisés, et en quête éperdue d'unité. Mais passons. La subjectivité, tout ça. Quant à ce que nous aurions oublié d'évoquer... Ce cher Stéphane aurait dû mieux se renseigner (au fait, écrire n'importe quoi, est-ce déontologique ?). La schizophrénie, on ne la guérit pas vraiment. Certains cas parviennent à une évolution positive sans déficit (après au moins dix ans de traitement neuroleptique), mais l'évolution peut aussi mener à l'affaiblissement d'esprit, ou à la démence. On ne la guérit pas, donc, on la traite. Avec une médication lourde – principalement des antipsychotiques, et ce, pour une raison très simple : selon les hypothèses les plus communément admises, l'origine de la maladie serait neurobiologique (la principale hypothèse incrimine le système de neuromodulation dopaminergique, comme le rappellent les passages barbares de False Reversion). Ceci n'est pas une caricature, ou un fantasme, mais une dramatique réalité (ça y est, je pontifie !). Les psychothérapies individuelles, familiales ou sociales jouent un rôle essentiel aujourd'hui, mais seulement en complément du traitement pharmacologique. D'ailleurs, peu importe, puisqu'aucune des treize nouvelles ne prétend donner un aperçu, même infime, d'une thérapie, quelle qu'elle soit. Nos personnages agissent parfois comme des déments ? Certains sont même – en apparence du moins – des meurtriers ? Quelques uns se suicident ? Et alors ?!? Nous parlons de littérature, ou bien ?...

     

    À l'évidence, le problème du billet d'opinion de Stéphane Gourjault n'est pas là. Interpréter n'est pas délirer. Il n'a tout simplement jamais été question d'écrire sur la schizophrénie, avec un cahier des charges (pouah !) représentatif des symptômes, des prises en charge ou des traitements. La littérature clinique est déjà suffisante (si Stéphane le souhaite, je peux lui fournir une bibliographie abondante...). Si soit dit en passant, j'avais malgré tout voulu réunir des textes sur le sujet, j'aurais dû exclure d'emblée plusieurs des nouvelles au sommaire : Sextuor pour solo de Francis Berthelot se situe du côté des troubles dissociatifs de l'identité, Née du givre de Mélanie Fazi est une variation sur le double, M.I.T. de Philippe Curval évolue entre transmigration des âmes et personnalités multiples, le narrateur d'Effondrement des colonies souffre à mon avis d'une forme particulière d'autisme, Connect I Cut s'intéresse explicitement – il cite ses sources, à savoir le cas Joey de La Forteresse vide de Bruno Bettelheim – à l'autisme infantile, etc. Non, vraiment, c'est grotesque.

     

    denrée, dinde, stéphane gourjaultBref, rien ne laissait penser – je n'ai commis aucune préface lénifiante, et le texte de quatrième de couverture parle non pas de nouvelles sur la schizophrénie, mais bien de nouvelles schizophréniques – à un pensum didactique, ou même à de simples prétentions pédagogiques. Il n'a jamais été question de délivrer le moindre « message », cette stupide tarte à la crème de la critique du dimanche. Encore moins de prodiguer au lecteur Gourjault un « apprentissage de lecture » (sic) ou un « élargissement de sa vision de la littérature » (sic) ! Quelle étrange idée. Il s'agissait seulement, et avant tout, de restituer, par des procédés esthétiques, une certaine expérience. Déambuler avec les schizos, dans leur jardin, joindre notre regard au leur, pour reprendre une belle image employée tout à l'heure par un volté. Abandonner la distance clinique. Voir avec eux, et non les voir, eux. « Le lecteur a plutôt l’impression d’avoir été placé sur le seuil d’un univers flou et lointain qu’il n’a pas envie de franchir. » écrit Stéphane Gourjault. Sans le savoir, notre top critique a touché du doigt l'essence même de cette anthologie. Ne s'est-il donc pas interrogé sur le sens du titre du livre, et sur celui de la phrase de Francis Berthelot citée en couverture ?... Le Jardin schizologique est une « invitation au passage », selon les mots du mystérieux volté. Un passage en effet, celui d'une rive – celle où évoluent les bien portants – à l'autre – celle, floue et lointaine (du moins tant qu'on se tient à distance), des schizos. Refuser ce geste, se détourner de leur univers parce qu'il est trop hermétique, et se contenter d'attendre qu'ils s'invitent dans le vôtre, bien consensuel, c'est, à jamais, et sciemment, rester un étranger.