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critique - Page 4

  • Big Fan de Fabrice Colin

     

     

    Big Fan.pngÀ certains égards, Big Fan et La Mémoire du Vautour forment un évident diptyque. Big Fan, Pale Fire pop de l'ère 2.0, fausse plaisanterie postmoderne déjantée attrape-gogos, mais vrai roman, tisse comme son prédécesseur une toile de références textuelles et intertextuelles, une chambre d'échos suffisamment dense pour exciter les neurones des grands malades de mon espèce. Sentiment familier depuis quelques années : narcissique impression que ce livre a été écrit à ma seule intention, branché directement sur mon cerveau.

    Big Fan déroule trois strates narratives (les lettres de Bill Madlock à sa mère, écrites dans une maison d'arrêt psychiatrique, à la première personne et en italiques ; sa biographie, rédigée à la troisième personne avec moult gimmicks postmodernes - listes, abréviations, symboles informatiques, etc. - par un énonciateur jamais vraiment identifié, d'après une cinquantaine de feuillets écrits par le gros Bill lui-même ; un biopic du groupe Radiohead, écrit par ce même énonciateur-fantôme dans un style atrocement journalistique, belle enfilade de clichés « conventionnellement médiocres », impitoyablement commentée par une autre voix attribuée in extremis, bien qu'on s'en fût douté, à Bill) auxquelles il nous faut ajouter la vraie-fausse postface de notre énonciateur kinbotesque, pathétique imposteur qui, heureusement, ne parvient pas à occulter le génie pathologique de Madlock.

    Gros, maussade, asocial, solitaire, Bill voue un culte exclusif à Radiohead. S'il tolère tout juste qu'on puisse écouter Ride ou les Stone Roses, gare à qui avouerait posséder le moindre single d'Erasure, de Duran Duran ou de Depeche Mode. Banale chronique du fanatisme adolescent ? Pas tant que ça : nous comprenons vite que Bill Madlock n'est pas un simple fan. Son obsession pour Radiohead est telle qu'elle finit par contaminer, puis par asservir totalement sa perception du monde, jusqu'au délire psychotique.

     

    Description sommaire du délire : Le 26 avril 1986 (date officieuse de formation de Radiohead, sous le nom On a Friday, et veille de mes dix ans), la catastrophe de Tchernobyl n'était qu'une conséquence d'un cataclysme d'envergure cosmique : l'émergence d'un univers N+1, provoquée par l'apparition d'un « clone quantique », le Kid A, sur lequel la Police du Karma, l'ennemi irréductible, un consortium dont le but est de modifier notre réalité et d'asservir la population humaine, cherche par tous les moyens à mettre la main. En 2012, le Kid A entrera en dissolution : ce sera la fin du monde, l'enfermement définitif dans notre fausse réalité. Pour preuves : les innombrables correspondances kabbalistiques et numérologiques dans la vie et l'œuvre de Thom Yorke et de son groupe (comme, par exemple, l'image prophétique des Twin Towers infernales, dans le livret d'Amnesiac, paru en juin 2001, où figurait cette mention terrifiante : The Decline and Fall of the Roman Empire Volume II. Pour preuve encore, cette béance esthétique qui sépare OK Computer (1997) et Kid A (2000), marque irréfutable de la révélation quantique...

     

    S'il nous faut, bien entendu, considérer le complot cosmique de la Police du Karma contre le Kid A comme les absurdes élucubrations d'un esprit dérangé, nous ne devons pas négliger pour autant l'insistance de Bill sur le mystérieux événement survenu entre ces deux albums. Cet événement, qui en vérité constitue la clé de lecture de Big Fan, nous est raconté par la biographie du malheureux. Oubliez la révélation quantique... En décembre 1999 a lieu un miracle dans la vie de Bill : il rencontre l'âme sœur, Karen, une grosse fan de Radiohead, elle aussi. Avec elle, en ce début 2000, Bill rêve au prochain album du groupe. « C'est le bonheur d'être en elle. C'est le bonheur d'attendre ce disque avec elle, peut-être le dernier, celui qui a failli avoir raison du groupe et qui approche maintenant précédé d'un grondement inédit. C'est la joie de nous savoir unis, enfin, inatteignables, nimbés d'une joie sans égale. Le point d'équilibre est atteint. » (171-172) Et c'est précisément cet équilibre qui va se rompre brutalement : « "Karen est morte", dit-il. Et le monde s'écroule, et "je" ayant déjà cessé d'exister : la grâce fragile du présent s'évapore - s'est évaporée - en moins de temps qu'il n'en a fallu à William pour écrire cette phrase » (176). Comme dans Kathleen, comme dans La Mémoire du Vautour surtout, la mort joue encore son rôle de processeur d'histoires. Brisé, sans dieu, Bill s'enfonce définitivement dans le repli autistique et le délire paranoïaque. Sa seule échappatoire : tordre le réel, trouver une transcendance, à travers sa seule passion, son dernier lien avec Karen : Radiohead.

     

     

     

  • D’un neuneu, d’un charlatan, d’un coulis de bêtise et d’un couillon

     

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    Aujourd'hui, samedi 23 mai 2009, le Transhumain décerne la Palme d'Or des Pires Chroniqueurs du Festival de Cannes à Vincent Malausa, Jean-Philippe Tessé, Jérôme Momcilovic et Julien Abadie pour leur journal du Festival sur chronicart.com. Nous admirons en particulier leur surnaturelle capacité à sanctifier ou à conchier œuvres et cinéastes, avant même, parfois, d'avoir assisté aux projections, ainsi que leur manque total de discernement, qui leur fait afficher, par exemple, un invraisemblable mépris pour Lars von Trier ou Gaspar Noé, deux cinéastes auxquels je dois pour ma part un profond respect, après mes grandes expériences de spectateur (Europa, Breaking the Waves, Dogville, Seul contre tous, Irréversible...).

    Selon le comte Tessé, manifestement vexé d'avoir été refoulé de la projection d'Antichrist,  Lars von Trier serait un « charlatan » scatalogue, et Malausa (qui n'est certes jamais avare en formules idiotes) a décidé de se payer la tête du réalisateur de Soudain le vide la veille de sa projection : « [...], en attendant que Gaspard Neuneu vienne mettre un peu de sel dans la sélection moribonde à coups de caméra tourbillonnante, de sons assourdissants, de formules philosophiques choc ("soudain le vide", gros programme quand même) ou d'effets gros patapouf et sublimes (ou pas). Réponse demain matin. » puis une heure avant la séance : « mais le brontosaurique et tant attendu Soudain le vide du gros Nono débute dans moins d'une heure. On y revient vite. » Ces films sont peut-être mauvais. Nous le saurons après leur sortie officielle. Mais la vulgarité dont fait preuve l'équipe de Chronic'art est plus que douteuse. Momcilovic, qui lui aussi ignore que Gaspar ne s'écrit pas Gaspard, s'est dit effrayé par « cet effroyable coulis de bêtise ». Mais lisez la suite : « Pourtant, il faut bien le dire, j'étais curieux, allez savoir pourquoi. Curiosité par exemple, de voir ce qui pouvait faire suite à Irréversible, espoir mince, faut-il être naïf, de voir germer peut-être un soupçon de maturité sur ce cinéma dont ce n'est pas exactement la vertu principale. Las. Soudain le vide (titre impitoyablement comique) est formel : il s'agit ici d'une acné incurable. Le film prolonge l'horizon Googlemaps de la mise en scène de Noé, cette espèce de tangage de la caméra, moucheron ivre au-dessus du récit, qui tient lieu de mise en scène et en est la négation absolue. [...] » Enfin Julien Abadie s'en serait voulu de ne point enfoncer le clou, aussi y va-t-il de ses « audaces couillonnes », de ses effets « terroristes », et de sa « bêtise » (décidément). Immaturité ? Bêtise ? Incompétence ?... Mais oui !

    Je ne puis évidemment me prononcer sur Antichrist ou Enter the Void, mais l'on ne me convaincra pas avec ces miteux effets de manche que l'homme à qui l'on doit Seul contre tous et Irréversible n'a livré qu'un infâme salmigondis. Et il faudrait que je vous parle un jour d'Irréversible, dont les « tangages » visuels relèvent bel et bien de la mise en scène, et des plus intelligentes qui soient. Abrutis par leurs réflexes de journalistes - et peut-être par certains abus cannois -, nos Télétubbies de la critique n'y ont sans doute vu que du feu.

     

     

  • Nowhere Island de Fabrice Colin et Boris Beuzelin

     

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    À lire sur ActuSF, ma critique primesautière d’une bande dessinée, Nowhere Island, dont Fabrice Colin a signé le scénario. Extrait :

     

    Pour le sujet délirant, la métaphore est comme prise au pied de la lettre. Et même, ajouterons-nous ici, s’il vous plaît : au pied de la lettre H, ce fragment de l’échelle de Jacob, celle qui, pour l’ange qui la gravit, mène à Dieu ! Pour Peg, qui a choisi de la descendre (et plutôt vite !), l’affaire paraît mal engagée, mais l’âme qui brûle déjà en Enfer ne craint guère, il est vrai, les menaces de châtiment post mortem, y compris ceux du septième cercle !... Et remémorez-vous, nobles païens, ces paroles de Jésus à Nathanaël, consignées par Jean : « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez désormais le ciel ouvert, et les anges de Dieu montant et descendant sur le Fils de l’Homme. » Hosanna ! C’est aux pieds du Christ – qui lui-même chuta par trois fois – que la malheureuse s’est jetée ! Croyait-elle, seule parmi les Treize (le nombre de la transformation), pouvoir ressusciter ? L’esprit est ardent, ma douce, mais la chair est faible...

     

  • Le Silence de Lorna de Jean-Pierre et Luc Dardenne

     

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    « Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer. »

    E. Lévinas, Éthique et Infini.

     

    « Un meurtre excepté, rien ne marquera ses pas sur la terre »

    Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan.

     

    « Suis-je gardien de mon frère ? »

    Caïn.

     

    « Car sachez, mes Pères, que chacun de nous est assurément coupable ici-bas de tout envers tous, non seulement par la faute collective de l’humanité, mai chacun individuellement, pour tous les autres sur la terre entière. »

    F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov.

     

     

    Tous les trois ans, l’histoire recommence. On voit des bons films, parfois des très bons comme, cette année, L’Homme de Londres de Béla Tarr, Gomorra de Matteo Garrone – Grand Prix cannois mérité –, Entre les murs de Laurent Cantet – belle Palme d’Or – ou No country for old men de Joel et Ethan Coen, sans pour autant que l’un d’entre eux puisse revendiquer la qualification de chef d’œuvre. On s’enthousiasme comme on peut. Et puis, sans crier gare, arrive le nouveau film de Luc et Jean-Pierre Dardenne. Les cinéastes belges ayant déjà été primés plusieurs fois à Cannes (deux palmes d’or pour Rosetta et L’Enfant), on se contentera du prix du scénario obtenu par Le Silence de Lorna, même si en l’occurrence, il serait vraiment dommage de ne retenir que cela : ce nouvel opus, d'une austérité, d'une rigueur toutes bressoniennes, mais également très physique, comme chez Cassavetes, confirme en effet, s’il en était besoin, le génie des deux réalisateurs, maîtres de la mise en scène et immensément doués pour la direction d’acteurs. Jérémie Rénier (La Promesse, L’Enfant, Le Silence de Lorna), Olivier Gourmet (La Promesse, Le Fils, et des apparitions dans les deux suivants), Émilie Dequenne (Rosetta), Morgan Marine (Le Fils, Le Silence de Lorna), Deborah François (L’Enfant), et aujourd’hui la kosovar Arta Dobroshi, sont certes de « nouveaux talents », mais surtout des modèles, au sens bressonien, dont les deux frères ont su exploiter un physique, une vitalité, une présence qui leur appartiennent en propre, mais qui ne trouvent leur plus haute expression que dans ces films. Dans Le Silence de Lorna, Jérémie est stupéfiant en junkie, et Arta Dobroshi, qui n’avait jusqu’ici tourné que dans quelques films tchèques et albanais, nous hantera longtemps. Et de la qualité de leur interprétation dépend entièrement la réussite, la cohérence d’un grand film éthique centré autour du point pivotal d’une rencontre entre deux êtres – du point de vue de l'un d'entre eux. Les frères Dardenne citent souvent l’influence déterminante de la philosophie d’Emmanuel Lévinas. Il nous a donc semblé pertinent de proposer une voie d’accès à la compréhension du Silence de Lorna, à la lumière de l’éthique lévinassienne.

     

     

    Tout commence, évidemment, comme une chronique ordinaire de la vie urbaine, mais la zone industrielle de Seraing a laissé sa place aux décors plus lisses de Liège, et la caméra 35mm supplante la 16mm des précédents films : cette soudaine (et relative) distance – l’image est moins granuleuse, moins chahutée aussi – n’est évidemment pas fortuite : l’énonciateur du Silence de Lorna observe l’abjection comme la rédemption avec la même compassion. Cette fois, les Dardenne s’attaquent aux mariages blancs et aux filières d’émigrants d’Europe de l’est. Jeune Albanaise, Lorna (Arta Dobroshi, qui porte son repli sur son visage) n’a épousé Claudy (Jérémie Rénier, stupéfiant), un jeune camé, qu’afin d’obtenir la nationalité belge. Employée dans un pressing, elle partage provisoirement un appartement – mais pas son lit – avec Claudy, et rêve d’ouvrir son propre snack avec son petit-ami, qu’elle ne voit que rarement, lorsqu’il passe par la Belgique… Pour y parvenir, Lorna accepte un contrat avec un truand taximan, Fabio (Fabrizio Rongione), qui la maintient constamment sous pression : pour une somme rondelette, qui va lui permettre d’obtenir le prêt bancaire essentiel à la réalisation de son rêve, elle devra – une fois que Claudy aura succombé d’une opportune overdose… – épouser un mafieux Russe, lui aussi en quête de papiers en règle…

     

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    Dans cette première partie, Lorna est d’abord entièrement dévouée à ses objectifs : obtenir la nationalité belge, une carte d’identité en règle, et toucher l’argent d’un deuxième mariage blanc. Cette Lorna est toujours dans la satisfaction du besoin, elle entretient avec le monde un rapport exclusivement économique, utilitariste, qui ne porte que sur la quiddité de l’être : l’Autre est un objet, un être sans visage, un phénomène auquel on attribue un prix – un outil, qui a une valeur, mais uniquement commerciale. Le truand, le futur mari russe et, bien sûr, Claudy – dont elle cautionne le meurtre –, représentent tous une certaine somme quantifiable, d’ailleurs figurée dans le film par les liasses du taximan, ou l’enveloppe du junkie, qui leur sont systématiquement associés. Même Sokol, son petit ami, apparaît surtout comme un point d’ancrage, pour Lorna, dans une réalité morale acceptable. Même devant lui, Lorna ne se met pas à nu – ne dévoile pas le total dénuement de son âme.

     

    Lévinas signale qu’en présence de l’autre, « il faut parler de quelque chose », de la pluie ou du beau temps, ou de n’importe quoi. Parler, et accueillir la parole, c’est reconnaître cette présence. Lorsque aucune parole n’est échangée, la gêne s’installe. Mais Lorna, qui n’est que volonté de puissance, voudrait nier la présence de Claudy. S’il la fait revenir en urgence du pressing, c’est juste qu’il a « besoin de parler ». Mais Lorna n’en a cure. Dans leur appartement, il l’appelle, encore et encore, tandis qu’elle cherche à s’endormir, mais elle ne répond pas, sourde à ses supplications. Lorna vit perpétuellement dans la dissimulation, le mensonge, la feinte, le simulacre et, bien sûr, le silence. Elle se réfugie en elle-même pour ne pas avoir à subir le jugement de l’autre, envers sa conduite immorale ou, plutôt, indifférente – irresponsable. Son propre visage ne laisse transparaître aucune émotion, sinon la contrariété. Tout l’enjeu de cette première partie – dont le lieu central est évidemment l’appartement, le lieu privilégié, naturel, de l’hospitalité – est une révélation, celle du Désir métaphysique, celle de l’Infini, celle de sa responsabilité irrésiliable et démesurée envers l’Autre. À mesure que se concrétisent ses espoirs d’une vie normale, Lorna en effet va enfin commencer à voir Claudy sous un nouveau jour, jusqu’à l’épiphanie de leur étreinte – « l’accueil du visage », dans le face-à-face. Cette rencontre inattendue avec l’Autre, qu’enfin elle écoute, qu’enfin elle regarde, à qui enfin elle parle et à qui elle se manifeste, lui révèle son incommensurabilité – l’Infini dont il est la trace –, et fait naître en elle la honte et le sentiment de responsabilité. Lorna passe donc du besoin, qui la constituait en tant que Même, au Désir, qui la constitue en tant que dépendant de l’Autre. Or la demeure est le lieu naturel où se fait la première rencontre de l’altérité, cette brèche ouverte dans la jouissance d’un Moi solipsiste : c’est naturellement dans ce lieu nu du quotidien, que se manifeste, dans le film, la révélation.

     

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    Le moment de cette révélation, Lévinas le nomme « épiphanie du visage », une forme d’hospitalité, si l’on veut, qui « coïncide avec le Désir d’Autrui absolument transcendant », et qui n’est possible que dans la droiture du face-à-face (comme le dit Derrida, « la face n’est visage que dans le face-à-face »). Autrui n’est plus alors un objet, purement « phénoménal », il ne se présente pas sous l’aspect d’une forme liée à une valeur numéraire : le visage fait naître dans le Même la Bonté, et l’interdiction éthique du meurtre. Tu ne tueras point. C’est ça, l’épiphanie du visage. « Tenu en éveil par le visage, par ce contact plus intime que celui de la caresse sur une peau et plus brûlant que le plus ardent Désir, le Moi assigné à responsabilité témoigne prophétiquement de l’Infini et fait advenir en ce monde un commencement d’humanité », écrit Simone Plourde dans Emmanuel Lévinas : Altérité et responsabilité (Cerf, « la Nuit surveillée », 1996). La scène extraordinaire de l’étreinte entre Claudy et Lorna, qui brise la distance instaurée par les cinéastes, constitue l’acmé de la première partie du film – le but vers lequel elle tendait entièrement. Enfin, après avoir refusé de regarder ses interlocuteurs en face (voir ces deux photogrammes, qui montrent Lorna détourner le regard, respectivement, d’un Claudy implorant et du Russe qu’elle doit épouser), enfin donc, Lorna accueille Claudy, enfin elle lui manifeste sa non-indifférence, enfin elle lui parle, enfin elle sort d’elle-même, enfin elle devient « autrement qu’être », enfin elle entrevoit toute la misère, et toute la hauteur, de l’Autre, enfin elle endosse sa responsabilité (et devient gardienne de son argent), enfin, saisie par l’afflux ininterrompu de sa présence, elle s’offre à lui en face-à-face, dans toute sa nudité : « Me voici ! » Voilà ce que montre cette scène d’une intensité inouïe (comme les deux scènes d’automutilation, qui prouvent que pour Lorna son propre corps est un « objet » manipulable, un simple outil comparable au téléphone portable, omniprésent dans ce film, comme d'ailleurs dans L'Enfant), en plan-séquence, où deux corps, où les deux visages dévoilent leur dénuement et se donnent pleinement, gratuitement, l’un à l’autre, l’un-pour-l’autre. La grande réussite formelle du film est d’avoir su montrer, par la direction d’acteurs, par le saisissement des corps en plans séquences, combien la bonté, la résistance éthique au meurtre, passe par le sensible. Certes, pour Lévinas, la caresse cherche, fouille, mais ne se saisit de rien ; le rapport érotique « dé-visage », il est ambigu, équivoque, parce qu’il restreint la responsabilité au couple : un égoïsme à deux, en somme (le Moi aime l’amour que l’Autre lui porte). Ce qui permet de dépasser ce repli sur soi de l’Éros, de « re-visager » l’Autre, c’est la possibilité de l’enfantement.

     

    Dès lors la mort de Claudy ouvre une béance irrémédiable : dans le temps narratif (extraordinaire, terrible ellipse ; disjonction et confusion du temps synchronique du présent diégétique, et du temps diachronique du rapport à l’Infini), dans l’espace (Lorna déménage, le film se déplace), et, inévitablement, dans la psyché de Lorna, déchirée par une culpabilité absolue. Lorna n’avait vécu que dans le mensonge, la manipulation et la dissimulation ; c’est logiquement, morcelée par la mort de Claudy, dont elle sait être responsable devant tous, au point de se substituer à lui en quelque sorte, qu’elle accorde foi à une fiction – cet enfant, né de sa révélation, et qui n’existe que dans son imagination (comme si croire en lui suffisait à le faire exister). Le désordre schizophrénique de Lorna, dans les dernières scènes, n’est pas de nature psychanalytique (relation sujet/objet), mais éthique (relation Même/Autrui) : c’est l’Autre qu’elle porte en son sein, ou plutôt son propre être-pour­-l’autre (son corps n’est plus un outil, il porte en lui l’idée, même métaphorique, de l’Infini)  avorté : c’est aussi l’Absence qui témoigne de sa faillite, et qui exclut le reste du monde de cette nouvelle altérité entrevue et tuée dans l'oeuf. Elle en cherche la trace dans le contact avec l’écorce d’un arbre. Et elle lui parle, à cette Absence – sans qu’elle puisse répondre. La séquence finale, ponctuée par quelques notes d’une sonate de Beethoven, où Lorna se calfeutre et se recroqueville dans une cabane obscure au fond des bois en chuchotant à son enfant imaginaire (« J’ai laissé mourir ton père, je ne te laisserai pas mourir »), est bouleversante. Lorna se retire du monde sensible.

     

    Ni condamnation, ni rédemption, mais possibilité d'une rédemption : Le Silence de Lorna, en grande œuvre éthique, ne nous dit pas comment agir avec Autrui, mais nous montre ce qui se noue d’essentiel, de crucial, d’éminemment humain, dans la nécessaire révélation du face-à-face.

     

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  • D’un silence l’autre

     

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    À venir, sur Fin de partie.