Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

critique - Page 6

  • Vurt sur le Ring !

     

    medium_vurt.jpg

     

    !!!!! ATTENTION !!!!!

    Aujourd’hui, sur Ring, a été mis en ligne une « critique » d’un genre assez spécial, aussi ludique qu’incompréhensible, consacrée à Vurt, premier roman de l’auteur culte anglais, Jeff Noon, dont les éditions la Volte ont entrepris de publier les principales œuvres. Je tiens à remercier David Kersan

    AH AH ! NOUS Y VOILÀ !

    et ses collaborateurs pour le soin apporté à la mise en page, et pour la belle – et amusante ! – illustration (reproduite ci-dessus) qui accompagne mon texte, pourtant pas très sérieux, en une de la revue en ligne.

    CLIQUEZ IMMÉDIATEMENT SUR CE LIEN, CECI EST UN ORDRE !

     

    medium_Vurt_la_volte_.jpg
  • Philippe Curval, « écouter le silence du monde »

     

     

    medium_billard.jpg

     

    « L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule d’elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation.

    Oui, pour le jeu de la création, ô mes frères, il faut une sainte affirmation : l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui est perdu au monde veut gagner son propre monde. »

    Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

     

     « Sourde pulsion lumineuse des quasars ; plus près des galaxies miroitent. Des astres flamboyants se perdent dans les abîmes d’antimatière, des planètes se consument autour de soleils transformés en novae. Là, des océans de néant lèchent des prairies du vide, des comètes sombrent en gerbe, des météores glissent silencieusement, vite absorbés par le noir de l’espace. Ici, des créatures invraisemblables rampent sur des lacs de boue, des fleurs aux pétales cornus vomissent des insectes-pollen, les arbres se font vivants et marchent à l’aide de racines molles, des minéraux émettent des pensées malodorantes, des madrépores de mille mètres de haut créent des musiques liquides. À travers ce fantastique carrousel de l’énergie et de la matière où tout se mêle et se confond, où les absurdes lois de l’humanité sont bafouées par la logique même de la vie, je me déploie, je gagne en puissance, je me nourris du cosmos. Je mûris. Tout est possible. »

    Philippe Curval, L’Homme à rebours.

     

     

    medium_Galaxies32.jpgEn attendant la mise en ligne, imminente – je n’attends plus qu’une autorisation de reproduction d’une œuvre photographique très particulière… –, d’une critique-fiction du dernier livre d’Éric Bénier-Bürckel, Un peu d’abîme sur vos lèvres, je vous propose un article, revu et corrigé, initialement publié dans le numéro 32 de la revue Galaxies (printemps 2004), consacré à l’œuvre remarquable de Philippe Curval, dont Lothar Blues, le prochain roman (qui réactualise le thème du robot), est annoncé chez Robert Laffont, dans la collection Ailleurs & Demain, pour le second semestre 2007. Je reproduis en préambule un portrait de ce remarquable écrivain, paru en décembre 2004 sur le défunt site Mauvais Genres en Bibliothèques.

     

     

    medium_curval_portrait.jpgS’il vous arrive d’arpenter l’asphalte parisien, d’observer la vie qui anime cette ville envers et contre tout, alors vous apercevrez peut-être, surplombant un grand boulevard du haut de son balcon, un homme immobile et barbu, dont les yeux acérés contemplent le monde avec une ironie et un amour qui sont la marque des sages. Mais prenez garde à ne point détourner le regard, ou la silhouette disparaît après un rapide haussement d’épaules, vous laissant seul avec la géométrie urbaine.

    « Je me sens plus metteur en scène qu’écrivain », m’a un jour confié cet homme, Philippe Curval. Boutade ? Pas seulement. C’est que, bien que seules ses activité d’écrivain et de critique soient connues de tous, Philippe Curval est aussi photographe, homme d’images, ou plutôt d’une dialectique, toujours à réinventer, entre image et langage. Certains de ses romans, comme Attention les yeux, ont même été écrits d’après des séries de clichés, inversant le processus habituel d’illustration. Étranges en vérité sont les photographies plasticiennes qu’il réalise à ses heures perdues, mises en scène de la réalité non pas consensuelle mais intérieure, futuriste, surréaliste. Ce goût pour l’artifice, pour le leurre, figure évidemment au premier plan dans ses romans de science-fiction. Les derniers livres de Philippe Curval, qui empruntent au polar comme au space opera, sont ceux d’un illusionniste maître de son art, d’un homme dont le plaisir de créer ne parvient pas à dissimuler tout à fait une certaine mélancolie, ne réussit pas à obombrer complètement l’éclat crépusculaire du regard lucide qu’il porte sur ses contemporains. Dans ses textes, Curval prend un malin plaisir à inventer un jeu de masques et de miroirs dont les règles ne nous sont qu’à moitié dévoilées, et dont le sens est en fait contenu dans la forme même : comme avec ses photographies, il montre la réalité telle qu’il la voit, à travers le prisme de sa perception propre. 

    Cette réalité, Philippe Curval ne la voit pas en noir, contrairement à nombre d’auteurs de science-fiction, mais plutôt – est-ce l’influence du photographe ? – avec toutes les nuances de gris, du blanc le plus virginal aux ténèbres les plus impénétrables. Car s’il ne tait pas son inquiétude devant la dispersion de la pensée au bénéfice de la consommation, et s’il n’hésite pas à vitupérer contre l’emprise de la fantasy – qu’il juge souvent réactionnaire – sur la science-fiction dans les rayons des librairies, si encore il n’apprécie que modérément l’appellation de « littératures de l’imaginaire », Philippe fait surtout preuve d’un immarcescible enthousiasme quand il s’agit d’imaginer le monde à venir, d’extrapoler les évolutions de la science et d’en inférer les possibles conséquences. Libre penseur, il ne réduit jamais son discours à quelques slogans livrés clés en main par les pourvoyeurs (politiques, religieux...) du prêt-à-penser. Les biotechnologies, par exemple, lui inspirent une éthique intransigeante, voire « radicale » ; et néanmoins, il concède volontiers que c’est la nature même de l’homme, de jouer aux apprentis sorciers : « L’heure est à la mobilisation générale de tous les esprits, écrit-il dans Galaxies n°32 (mars 2004), pour que le surhomme qui hante déjà certains esprits ne se transforme pas en sous-homme. ». Cette attitude, qui me paraît la plus saine, la plus légitime qui soit, n’étonne pas de la part de l’auteur de L’Homme à rebours, qui a toujours défendu un farouche individualisme et s’est toujours attaqué aux diverses formes d’asservissement de l’homme. Pour saisir à quel point cette position relève d’une véritable démarche intellectuelle et non d’une posture d’humanisme bien-pensant, il suffit de considérer combien cet hédoniste pourrait céder, le plus facilement du monde, aux sirènes du repli réactionnaire, se couler dans la douceâtre nostalgie d’une humanité dont il pressent non sans effroi qu’elle se transmue peu à peu en une post-humanité réifiée. Et s’il n’en est rien, si Philippe Curval bannit la nostalgie de son champ de conscience, c’est que, toute explosive qu’elle soit, cette humanité qui lui est chère, comprise comme la somme de tous les hommes et de toutes les femmes, reste encore capable des plus grandes et des plus belles choses.

    Ses prochains romans, n’en doutons pas, seront animés du même feu glacé, témoigneront de la même vivacité de ce « metteur en scène » qui se dit pourtant plus lent qu’auparavant. Plus lent peut-être, plus circonspect sans doute, mais pas moins vigoureux.

     

     

    medium_elduo.jpgDès ses premiers écrits dans les années cinquante, Philippe Curval mêle des thèmes très dickiens – perception du réel, univers parallèles – et une sensibilité volontiers surréaliste. « L’œuf d’Elduo » (1955) par exemple, est un texte assez caractéristique de sa démarche : une créature d’un autre monde, métaphysique, trouve en l’homme le moyen de s’incarner enfin. C’est l’esprit fertile d’un amateur de science-fiction qu’elle choisit de féconder, pour son imagination à nulle autre pareille ! Et dans « C’est du billard » (1959), une simple compétition de flipper acquiert une dimension cosmique avant d’exploser en une rêverie surréaliste, où faire Tilt a des conséquences inimaginables... Dionysiaques, animés par une authentique et positive volonté de puissance, les personnages curvaliens ne peuvent supporter l’immobilisme, le conformisme, le triomphe nihiliste de la réaction, comme l’idée même de déterminisme. Pour eux la stase est synonyme de mort, au sens métaphorique comme au sens propre. Philippe Curval n’est pas un âne, ou un chameau, il n’est pas encore un enfant : il est un lion qui, au « Tu dois ! » du dragon de Zarathoustra, répond « Je veux ! ». Notre auteur redoute, et combat avec acharnement, la muséification des choses, des êtres – de l’Être – et de son propre acte créatif.

    medium_FleursdeVenus.jpgJulia, l’héroïne candide des Fleurs de Vénus (1960) ne désire rien tant que fuir son carcan familial et faire exploser le système de castes qui régit la planète. Les Marais-Océan vénusiens, cette « zone du dehors » où se terrent les rebelles autochtones, sont à la fois un lieu de mort (la nuit, ces fleurs mystérieuses qui hantent les marais exhalent des spores extrêmement toxiques, au point que les humains doivent s’en protéger sous des dômes) et de renaissance (il est en fait possible d’accoutumer son organisme à la toxicité des fleurs, qui deviennent ainsi un vecteur inattendu de réconciliation des deux peuples). En dépit de dialogues exagérément dramatiques et de quelques raccourcis maladroits, Les Fleurs de Vénus déclinait déjà, sous une forme romanesque très classique, certains thèmes qui sous-tendront l’œuvre de l’auteur, au premier rang desquels ces velléités anticonformistes, ce rejet de l’ordre établi, cette expérience intime de l’éternel Retour nietzschéen (« Le Même ne revient pas, c’est le revenir seulement qui est le Même de ce qui devient. »[1]) que La Forteresse de coton et L'Homme à rebours illustreront si bien.

    medium_Ressacdel_espace.jpgPhilippe Curval franchit ensuite un cap d’importance avec Le Ressac de l’espace (1962, Prix Jules Verne), où il préfère la précision du style aux atermoiements psychologiques. La Terre est envahie par les Txalqs, des extraterrestres parasitiques qui se servent des humains comme de supports symbiotiques – la symbiose restant sous leur contrôle absolu, les hommes ayant abdiqué toute volonté propre. Cette acculturation forcée aboutit rapidement à l’érection d’une société utopique, où, comme plus tard dans Congo Pantin, l’abandon du libre-arbitre est le prix à payer pour un bonheur illusoire. Pour Philippe Curval, l’individualisme est un humanisme. Jacques Dureur, le héros, porté par son besoin de liberté et par une mauvaise réceptivité (une immunisation) à l’emprise télépathique des Txalqs, encouragera les résistants à exterminer les extraterrestres, avant d’enfin réaliser son rêve : l’exploration spatiale. Les Txalqs, métaphore des forces négatives qu'encouragent nos États modernes, sont les premiers extraterrestres marquants, importants, de l’œuvre curvalienne. Beaucoup d’autres suivront. Notre auteur leur a en effet toujours manifesté un vif intérêt. L’alien lui permet de mettre notre réel en perspective, de décliner la « gamme des possibles »[2], mais aussi d’exprimer sa liberté fondamentale de « créateur de formes », dans tous les sens du terme. Les nombreux êtres insolites qui hantent les pages de ses textes, jusqu’au récent Rasta solitude (les Diamoniens masochistes de Ovni soit qui mal y pense, l’entité polymorphe du Sourire du chauve ou encore l’extraordinaire machine-créature de Barre/Watis) en témoignent largement.

    medium_ForteressedeCoton1.gifLa Forteresse de coton, chef d’œuvre baroque, inclassable, ode au désir et à l’amour fou portée par un souffle dont fort peu d’écrivains peuvent aujourd’hui se réclamer, délaisse les extraterrestres pour nous plonger dans les profonds abîmes intérieurs du cerveau d’un homme, victime d’un dédoublement de personnalité. De retour de Turquie, dans l’ombre d’une Venise glauque, matricielle et mortifère[3], un géologue, Blaise Canehan – à moins qu’il ne s’appelle Julien Cholle –, rencontre une femme, Sarah, dont il lui semble avoir de très intimes souvenirs. Les circonstances les éloignent, mais même inaccessibles l’un à l’autre, Sarah et Canehan paraissent liés par un même fil mystérieux – la passion. C’est au sein des eaux fangeuses des canaux vénitiens, matrice pernicieuse, à la fois lieu de genèse et de mort (comme les Marais-Océan des Fleurs de Vénus) où l’on se suicide, où l’on est assassiné, et où Cholle/Canehan accouche de sa nouvelle identité, c’est au sein de ces eaux, donc, que Canehan, confronté à l’étrange blessure au ventre de Sarah qui leur interdit de s’aimer, enfin débarrassé d’un passé trop encombrant, accouchera littéralement de sa nouvelle identité, assassiné par son propre double… Lisons alors La Forteresse de coton comme un urgent manifeste esthétique ; de la nécessité pour l’artiste de tuer son œuvre pour sans cesse la réinventer. L’art comme déhiscence éternellement recommencée, ou la folie – et la mort… La vie selon Philippe Curval est une grossesse dangereuse et permanente. Roman après roman, il accorde à ses personnages les moyens de leurs ambitions ; leur individualisme absolu, leur haine de l’habitude, leur besoin de faire table rase du passé, les amène à modeler le réel selon leurs désirs – ce qui a fait dire à Denis Guiot[4], non sans raison, s’appuyant sur les références explicites contenues entre autres dans l’admirable nouvelle « Un souvenir de Pierre Loti » (in Utopies 75, 1975), que Curval était un écrivain existentialiste. Philippe Curval semble en effet croire fondamentalement en ce pouvoir créateur de l’esprit humain – sa volonté de puissance. La Forteresse de coton inaugurait ainsi une nouvelle esthétique – issue du mariage inattendu des expérimentations formelles du Nouveau Roman et de la science-fiction moderne – qui sera désormais développée dans tous ses textes majeurs. Il faut remarquer que La Forteresse de coton, comme la plupart des romans de Philippe Curval, est écrit à la troisième personne, ce qui n’a évidemment rien de fortuit : ses personnages doivent s’affranchir de leur créateur. Ils existent indépendamment de leur auteur, tout démiurge soit-il...

    medium_SablesdeFalun.jpgDès lors, Philippe Curval évolue dans une interzone littéraire où la frontière qui sépare science-fiction et littérature générale est inopérante, où science-fiction et littérature deviennent quasiment synonymes. Notre auteur a compris qu’écrire, c’est non pas représenter le monde, mais le créer, littérairement (« réelliser des idées », dirait aujourd’hui Alain Damasio, l’autre grand romancier de la vie en mouvement). Pour Roland Barthes, « [l]’écrivain est un homme qui absorbe radicalement le pourquoi du monde dans un comment écrire. »[5] La spéculation de Philippe Curval, précisément, ne concerne pas seulement son imaginaire : elle est au cœur de son langage, elle est plus formelle que scientifique – en cela, sa démarche est à rapprocher du mouvement surréaliste, comme l’auteur le fit remarquer lui-même[6]. Curval s’attaque aux structures mêmes de son art et cherche à transmuer le réalisme mimétique en réalisme littéraire. Ce travail de sape du matériau littéraire est d’ailleurs l’un des enjeux du rocambolesque space opera Les sables de Falun (1970), dont la structure déroutante, inspirée de Raymond Roussel, conduisit l’auteur à en proposer une version plus linéaire. Mais c’est surtout avec Attention les yeux et L’Homme à rebours que Philippe Curval va trouver la pleine mesure de ses ambitions et confirmer le génie à l’œuvre dans La Forteresse de coton.

    medium_AttentionlesYeux.jpgGuillaume Coiranne, le photographe de Attention les yeux (1972), éprouve comme les autres personnages curvaliens une peur compulsive de contracter la moindre habitude, la moindre routine ; il voue alors sa vie à se réinventer lui-même – et à réinventer le monde – en déambulant dans le Paris des années soixante (on pense souvent aux films de la Nouvelle Vague), rendu ici avec une rare acuité. La défiance de Coiranne envers toute forme de déterminisme est telle que celui-ci attribue arbitrairement des vertus prophétiques à ses parties de flipper (comme dans « C’est du billard »), et qu’il se crée un passé fictif, engageant des acteurs pour jouer une sœur ou un oncle imaginaires – pour donner corps à son fantasme –, comme s’il désirait, à défaut, choisir ses propres contingences. Coiranne est donc un « homme à rebours » qui met en scène ses propres origines, dans le seul but de se dégager de nouveaux horizons. « Dès qu’il avait eu conscience de cette faculté de s’abstraire en totalité du monde, il avait placé en lui une petite bombe mentale à retardement qui lui permettrait de revenir à la surface. Elle s’amorçait au moindre événement extérieur. » Cette faculté – ici seulement métaphorique – de créer des univers parallèles, annonce le Félix Giarre de L’Homme à rebours et poursuit la réflexion esthétique entamée avec La Forteresse de coton. Attention les yeux, cet hommage au pouvoir de l’esprit et de l’imagination, traduit aussi un regard effrayé sur la mort : Coiranne, en se dérobant à la réalité consensuelle, veut surtout échapper à sa condition de mortel. Il est aussi, plus encore que le Cholle/Canehan de La Forteresse de coton, la figure métaphorique de l’écrivain, du créateur de fiction qui doit sans cesse réinventer le monde – sous peine de disparaître.

    medium_L_HommeaRebours.jpgAvec L’Homme à rebours (Grand Prix de l’Imaginaire 1975), Philippe Curval ne se contente plus de cette vision métaphorique de l’individu créateur d’univers. Ce roman – que l’on peut sans peine considérer comme l’un des plus envoûtants de la SF française – est encore une histoire d’amour fou (désir et passion, manifestations patentes de l’inconscient, sont aussi au cœur de sa littérature) en même temps qu’une authentique aventure spéculative à l’imaginaire débordant et au style aussi brut qu'halluciné. Cette fois, nous quittons définitivement les rivages de la réalité conventionnelle : les émanations de l’esprit prennent ici valeur de Création pure, au sens théologique du terme ; Félix Giarre, le héros naufragé sur un monde parallèle à la suite de ses « voyages analogiques », est investi de pouvoirs divins : il comprend alors que tout cela provient de son propre esprit, qu’il en est le suprême créateur. Giarre, qui a renié son père et tué sa mère, rejette le rôle de grand ordonnateur qu’un superordinateur lui a imposé. Il hurle, revendique son libre-arbitre d’individu enfin vierge de tout souvenir et de toute attache, et explose en une infinité de possibles. Dans une critique[7], Michel Jeury, autre grand romancier de science-fiction plus connu aujourd'hui pour ses romans du terroir, reprochait à L’Homme à rebours une certaine préciosité de style qui, selon lui, phagocyterait l’impact du roman. Or ici la recherche formelle – éclatement du récit, style incandescent – est un enjeu majeur : Philippe Curval consacre la toute-puissance de l’écriture, comme il le fait la même année dans « Un souvenir de Pierre Loti », où la quête de l’harmonie universelle se heurte à l'évènement le plus égoïste et le plus beau qui soit : l’amour d’une femme. On sent bien, à la lecture de L’Homme à rebours, que son auteur l’a écrit dans un état de fièvre créatrice, comme s’il s’était momentanément confondu avec son personnage – d’où une narration à la première personne. Quelques années plus tard, en 1977, l’auteur nous offrira une version ludique et distanciée de L’Homme à rebours avec Un soupçon de néant, hommage appuyé à la science-fiction classique (Van Vogt, Asimov, Simak…) et jeu virtuose sur les rapports entre réel et fiction, sur le modèle de L’univers en folie de Fredric Brown.

    medium_CetteChereHumanite.jpgCette critique de l’utopie ébauchée dans Le Ressac de l’espace et « Un souvenir de Pierre Loti » est développée dans Cette chère humanité (1976, Prix Apollo 1977), qui reste encore aujourd’hui son plus célèbre roman. Cette chère humanité opère en quelque sorte la jonction entre les préoccupations individualistes de notre auteur, et sa volonté de puissance, son désir de soumettre le réel au feu de sa volonté (et de son inconscient). De cette rencontre naît un récit brillant et inventif qui a marqué les mémoires. Le Marcom (marché commun regroupant treize riches états européens, coupés du reste du monde par une barrière d’armes neurologiques réputée infranchissable) est une société ultraconservatrice fondée sur l’autarcie et la stabilité. Les arts n’existent plus, taxés de décadence parce qu’ils introduiraient le changement, source de dégénérescence. Au Marcom tout est aseptisé, hygiénique, régulé. C’est donc à l’implosion d’un monde muséifié (le passe-temps favoris des citoyens du Marcom est d’ailleurs l’accumulation de biens), autrement dit au spectacle du nihilisme moderne selon Nietzsche, que nous convie l’auteur. Les « cabines de temps ralenti », où les citoyens peuvent vivre un temps objectif toujours plus étiré, sont une superbe métaphore de la paresse, du protectionnisme, de la frilosité qui menacent nos sociétés occidentales de plus en plus repliées sur elles-mêmes – ce « monde d’avachis » évoqué par Antonin Artaud dans Vang Gogh le suicidé de la société. La fin du roman, apothéose surréaliste, est un véritable tour de force en même temps qu’une peinture ironique du danger qui nous guette : le Marcom, perturbé par une trop grande distorsion temporelle, se replie littéralement sur lui-même ; l’univers est alors contenu tout entier dans une cabine ! Le cycle de « l’Europe après la pluie » – qui tire son titre d’un magnifique tableau de Max Ernst et qui est constitué de Cette chère humanité, de Le dormeur s’éveillera-t-il (1979) et de En souvenir du futur (1986) –, est un plaidoyer pour un renouvellement constant du monde, un hymne baroque à l’imaginaire.

    medium_YaQuelqu_un.jpgAprès Rut aux étoiles (1979), réjouissant space opera où les hommes « croissent et se multiplient […] pour être éjaculés un jour dans la galaxie, ou ailleurs, afin de peupler l’univers. », Philippe Curval retrouve la veine schizoïde de La Forteresse de coton avec le très introspectif Y a quelqu’un ? (1979). Clément Volgré, un marginal farouchement individualiste, entrevoit une réalité parallèle où les extraterrestres envahissent Paris à notre insu. L’auteur dépeint ici un Paris déliquescent, dégénérescent, dont l’architecture adopte des formes inquiétantes, inhumaines – la ville devient un labyrinthe inextricable, reflet incertain de l’esprit instable de Volgré. En ce sens, Y a quelqu’un ? est un Solaris urbain où Volgré, hanté par ses visions fantasmatiques, est confronté à l’énigme de sa propre psyché et au souvenir de sa compagne volatilisée. Le déphasage naît à la fois des excès éthyliques de Volgré, et de l’explosion originelle de téléviseurs dans une boutique – comme si alcool et télévision lui avaient offert le refuge d’une nouvelle dimension (plus tard, dans la nouvelle « Regarde, fiston, s’il n’y a pas un extraterrestre derrière la bouteille de vin »[8], le delirium tremens ouvrira encore les portes de la perception…). Puissante métaphore de la décadence urbaine, Y a quelqu’un ? hante longtemps après sa lecture.

    medium_LaFaceCacheeduDesir.jpgNous l’avons vu, Philippe Curval n’aime rien tant qu’inventer des extraterrestres avec leur mode de vie, leurs particularités physiques et comportementales. Ils sont l’Autre, le Différent, ils augmentent le monde, ils le renouvellent. Dans La Face cachée du désir (1980), roman sous forme de trois nouvelles étroitement liées et situées sur la planète Chula, il quitte l’univers faussement réaliste de Y a quelqu’un ? pour camper un monde foncièrement original. Il y est question, entre autres, d’un rite initiatique et onirique où l’enfant s’invagine dans une matrice géante, d’où naît alors un homme nouveau, délivré de sa vie antérieure, évident symbole de la renaissance – l’éternel Retour centrifuge, ou sélectif, de Nietzsche – si chère à l’auteur. Lorsqu’ils ne sont plus en contact avec le sol, les Chulies se subliment : ils disparaissent, littéralement. Ils créent leur réel[9], et Philippe Curval, avec ses livres, nous propose lui aussi une phénoménologie singulière. Il fait siens les mots de Philip K. Dick cités épigraphe du Temps incertain de Michel Jeury : « J’ai le sentiment profond qu’à un certain degré il y a presque autant d’univers qu’il y a de gens, que chaque individu vit en quelque sorte dans un univers de sa propre création : c’est un produit de son être, une œuvre personnelle dont peut-être il pourrait être fier. ».

    medium_Livred_Or.jpgDurant les années 80 furent publiés pas moins de cinq recueils de nouvelles (Le Livre d’or de Philippe Curval, 1980, Regarde, fiston, s’il n’y a pas un extraterrestre derrière la bouteille de vin, 1980, Debout, les morts ! le train fantôme entre en gare, 1984, Comment jouer à l’homme invisible en trois leçons, 1986, et Habite-t-on réellement quelque part ?, 1989), une anthologie (Superfuturs, 1986) et cinq romans. Tous vers l’extase (1981) d’abord, où notre auteur érige le désir en principe esthétique (ouvertement érotique – mais sur un mode ludique –, Tous vers l’extase est une réponse hédoniste à la pudibonderie qui marquait alors la SF ; faut-il rappeler que « Curval » est, à l’origine, le nom d’un des psychopathes sexuels des 120 jours de Sodome, du Marquis de Sade ?...) ; L’odeur de la bête (1981)  ensuite, dans lequel un homme s’éprend d’un Naonyth, sorte de kangourou intelligent et sensuel ; Ah ! que c’est beau New York (1986), roman dépressif sur la dérive états-unienne d’un schizophrène ; En souvenir du futur, déjà évoqué, et Akiloë (1988), beau roman sur un jeune indien guyanais confronté au monde moderne, que Philippe Curval considère comme son Grand Œuvre inachevé (et dont nous devrions peut-être découvrir la version intégrale dans les années qui viennent). De ces années, nous retiendrons surtout la consécration d’un nouvelliste d’exception. Son Livre d’or en particulier, présenté par André Ruellan, réunit les meilleurs textes de l’auteur depuis ses débuts, et figure parmi les plus belles réussites de la prestigieuse collection.

    medium_CongoPantin.jpgLa déconvenue éditoriale d’Akiloë explique peut-être le silence radio de Philippe Curval durant la première moitié des années 90. Il revient cependant sur le devant de la scène en 1995 avec L’éternité n’est pas la vie, roman intéressant mais inabouti sur l’Égypte, et surtout avec une œuvre inclassable : Les évadés du mirage (réédité en Folio SF sous le titre Congo Pantin). Un vaisseau extraterrestre s’est écrasé sur Pantin, en banlieue parisienne. Les aliens pixellisés, les « Neutres », prodiguent des flashes oniriques aux humains, par simple contact ; ces flashes agissent comme les shoots d’une drogue dure : ils provoquent un choc proche de l’orgasme, entraînant une véritable dépendance et annihilant toute volonté. Philippe Curval, nous le savons, ne déteste rien tant que le confort de la servitude volontaire. C’est pourquoi l’ambivalence règne sans partage sur le roman – dont le territoire latent est sans aucun doute l’inconscient (celui de l’auteur, celui des personnages, celui du lecteur). Ainsi Congo et Zaïre – ce dernier est aussi noir que Congo est albinos – sont les deux faces d’un même individu. Ils incarnent non pas le réel et la fiction, mais deux facettes d’une même réalité – ou d’une même fiction. Mieux : ils sont eux-mêmes explicitement confrontés à leur statut de créatures fictionnelles, ce que l’auteur n’avait jamais osé jusque là. En existentialiste facétieux, Curval prend ainsi Descartes à la lettre et illustre son cogito par l’absurde : « je pense donc je suis » signifie pour lui : j’existe parce qu’au préalable, je me suis pensé (paradoxe déjà développé magistralement dans « Un souvenir de Pierre Loti »). Congo Pantin est une œuvre totalement surréaliste, virtuose, où l’extraterrestre, figure emblématique de l’œuvre de Philippe Curval, joue un rôle éminemment symbolique de révélateur de l’inconscient, avec tout ce que cela suppose de désirs et de peurs refoulés.

    Notre infatigable écrivain publie ensuite deux romans mineurs, Macno emmerde la mort (1998) et Voyance aveugle (1998). Passons rapidement sur le premier, plutôt dispoensable (mais lisez sans crainte la nouvelle, excellente, dont il est tiré, « Permis de mourir »[10]). L’idée de base de Voyance aveugle était autrement intéressante : le monde des rêves (l’univers du « rêve incréé ») serait gouverné par les anciens dieux aztèques, qui ne seraient autres que des extraterrestres bannis de leur monde originel…. Hélas, passée une première partie dépaysante, qui rappelle les meilleurs textes courts de l’auteur, le récit ne tient pas toutes ses promesses et s’enlise dans une intrigue confuse.

    medium_Voyageal_envers.jpgPlus complexe est le cas de Voyage à l’envers (2000), qui propose quelques réflexions sur les médias et la civilisation occidentale moderne. L’absence de grand conflit fédérateur et la mort des religions, la fin des phénomènes de rassemblement populaire, auraient causé une névrose schizophrénique de la société, comme chez J.G. Ballard, que seule la menace d’une invasion extraterrestre sauve in extremis de la catatonie générale Notre auteur exploite également la dépendance de notre civilisation à la technologie. Les rayonnements extraterrestres parasitent en effet les systèmes informatiques, si bien que le chaos menace la planète. Les gouvernements lancent alors le programme spatial Colomb : quelques hommes triés sur le volet iront résoudre le problème à sa source, vers Proxima du Centaure. À son retour sur Terre, après un voyage périlleux mais infructueux, l’équipage découvre que les extraterrestres ont déjà envahi la planète et ont soumis l’humanité à leur contrôle. Curieusement, les Centaures semblent avoir reconstitué le monde des années 70, mais sous une forme pervertie, comme s’il était contemplé à travers le miroir déformant de nos fantasmes. Le roman s’achève (trop) abruptement, alors que Piscop, le héros et narrateur, organise la résistance.

    medium_BlancCommel_Ombre.jpgBlanc comme l’ombre (2003), son dernier roman en date, laisse une toute autre impression. Dans ce roman élégiaque, l’auteur développe les thèmes du double et de la multiplicité du réel, comme dans Congo Pantin, mais avec un style épuré à l’extrême. Blanc comme l’ombre débute comme un roman noir. Un détective désabusé, Robert Crive, enquête sur Victor Berre, homme de l’ombre du gouvernement dont les traits sont flous, comme si son visage etait illuminé de l’intérieur. Peu à peu, Crive découvrira le secret qui le lie irrémédiablement à Victor Berre. Les deux personnages aux noms en anagramme seraient-ils un seul et même individu ?... Philippe Curval a parsemé son récit d’allusions ludiques et poétiques à la l’ambivalence du réel (cette réplique, prononcée par un personnage qui a écrit une nouvelle, vaut pour manifeste : « Je l’ai écrite pour que le lecteur se sente mal à l’aise, perturbé, qu’il doute de ses convictions, de son environnement, de la société, je souhaiterais qu’il soupçonne une autre réalité. »). L’homme qui a trouvé Victor enfant dans une forêt, guidé par une étoile filante, se prénomme Marie, ce qui ne manque pas d’ajouter à l’ambiguïté générale, et confère une dimension christique à Victor Berre – indice de sa véritable nature. Dans un final éblouissant, Berre se révèle, en effet, être notre Créateur, pas moins ! L’univers tel que nous le connaissons serait ainsi le fruit de son imagination – et de celle d’autres « voyageurs imprudents ». Blanc comme l’ombre ne cesse d’étonner par sa tonalité métaphysique et poétique. Il est vrai que la peur de la mort, sous-jacente dans toute l’œuvre de notre auteur, enveloppe ce récit d’une lueur mélancolique. Que faire de notre vie, avant de disparaître ?... Découvrir, aimer, et jouir, répond Philippe Curval ! Vivre ! Il suffit pour s’en convaincre d’admirer cet authentique alexandrin, facétieusement glissé au cœur du texte : « Danaé cessa de se poudrer le corps dont le velouté faisait bander Victor. »…

    medium_RastaSolitude.jpgNous nous sommes peu étendus sur les nouvelles, exercice où Philippe Curval excelle pourtant. Qu’il nous soit néanmoins permis d’évoquer brièvement Rasta solitude, magnifique recueil de onze « fictions rastaquouères » traversées par la solitude de l’apatride, la solitude de celui que l’auteur désigne, dans sa préface, comme un « étranger en terre étrangère ». La nouvelle « La vie est courte, la nature hostile et l’homme ridicule », par exemple, par sa langue précise comme un scalpel, par sa poésie de l’étrange, par sa construction impeccable, suscite un fort sentiment d’inquiétante étrangeté. La nouvelle est à l’image de son auteur : discrète (un homme, une plage, des méduses), toute en nuances, mais aussi ambitieuse et porteuse de toute une philosophie « rastaquouère ». Une philosophie plutôt contemplative au demeurant, que l’auteur avait jadis anticipé : « Alors ensemble, nous pourrions nous taire, afin d’écouter le silence du monde. »[11]. Avec Philippe Curval, levons les yeux vers le ciel étoilé, ou bien fermons-les sur notre espace intérieur, et, ensemble, écoutons le silence du monde.

     

    medium_Galaxies32.2.jpg


    [1] G. DELEUZE, Nietzsche, P.U.F., coll. Philosophes, 1990 [1965], p. 36.

    [2] Cf. « Lorsque le rêve est fort, il ignore les modes », entretien réalisé par O. NOËL in Galaxies n°32.

    [3] Il est significativement précisé, en fin d’ouvrage, que La Forteresse de coton fut composé entre 1963 et 1965 à Etretat, Paris et Corfou…

    [4] D. GUIOT, « Axes de la perspective curvalienne » in Fiction n°268.
    [5] R. BARTHES, « Écrivains et écrivants » in Essais critiques, Seuil, coll. Tel Quel, 1964.
    [6] P. CURVAL, « Surréalisme et science-fiction » in Europe n°870, octobre 2001.

    [7] M. JEURY, « L’Homme à rebours » in Fiction n°255.

    [8] Dans le recueil du même nom.
    [9] On pense beaucoup, à la lecture de La Face cachée du désir, au Monde inverti de Christopher Priest.
    [10] Dans Le Livre d’or de Philippe Curval.
    [11] Ces mots ferment le recueil Debout les morts ! le train-fantôme entre en gare.
  • So tell the girls that I am back in town

     

    medium_infrequentables.jpg

     

    Ce mois de silence, sur Fin de Partie, n’a pas été chômé. Si une partie importante de mon énergie a été accaparée par ma vie professionnelle et, surtout, par l’attention dévorante exigée par mes deux adorables bambins, je l’ai également employée à d’autres activités littéraires, pour la revue Galaxies d’abord (entre autres, la préparation d’un conséquent article – rédaction en cours – sur l’œuvre exceptionnelle d’Alain Damasio, l’auteur de La Zone du Dehors et de La Horde du contrevent), pour la revue en ligne Ring ensuite (une critique pas ordinaire, un peu expérimentale – et sans doute, peu ou prou, illisible ! – du premier roman de Jeff Noon, Vurt, qui devrait être mise en ligne dans les jours qui viennent, à moins que les responsables du Ring ne me jugent bon pour l’asile, ce qui n’est pas impossible…), pour l’Arlésienne du monde de la science-fiction, sans cesse actualisé mais jamais publié, le Dictionnaire Encyclopédique des Littératures de l’Imaginaire dirigé par Jacques Goimard (aux éditions de L’Atalante), mais aussi pour Fin de Partie (une critique-fiction – mise en ligne mercredi –, encore plus expérimentale que celle de Vurt, d’Un peu d’abîme sur vos lèvres d’Éric Bénier-Bürckel, où j’adresse la réponse véhémente et passablement tordue d’un « critique-foreuse » à « l’écrivain-trou » narrateur du livre…), ou encore pour un projet plus personnel dont je ne veux rien dire.

    Vous pourrez par ailleurs découvrir mercredi, dans les kiosques, un numéro spécial de La Presse Littéraire , exceptionnellement dirigé par Juan Asensio, consacré aux « écrivains infréquentables », où sont évoqués, entre autres, Dominique de Roux, Renaud Camus, Pierre Corneille (eh, oui !), Carl Schmitt, Philippe Muray, ou encore Robert Brasillach. J’y ai signé un article, intitulé « Maurice G. Dantec et les enfants mort-nés de Babylone », qui se concentre sur les premiers romans de l’auteur des Racines du Mal, et plus particulièrement, sur Babylon Babies, sa dernière œuvre véritablement ouverte au monde – celle où le Successeur de l’homme n’est pas encore condamné d’avance –, avant la dangereuse (mais logique) contraction qui s’opère dans ses opus ultérieurs, y compris dans le troisième tome du Théâtre des Opérations.

    medium_Noire_de_rage.jpgÀ propos d’American Black Box, je vous encourage vivement à lire la critique de Bruno Gaultier, mon ami de Systar, sur Ring, dans le cadre d’un dossier sur « la littérature noire de rage » qui s’intéresse également à Muray, Céline, Bataille, Artaud, Bloy, Houellebecq ou encore Drieu La Rochelle – et qui rehausse enfin, après une poignée de bons textes de la rubrique littéraire, le niveau d’un webzine encombré, ces dernières semaines, de papiers pamphlétaires ou polémiques de piètre valeur, sans talent, et sans nuance. L’article de Bruno, donc, est excellent, mais je m’interroge : comment peut-il, dans un commentaire aussi remarquable de rigueur – et de style –, qui aurait mérité, si l’on s’en tient à la forme, de figurer au sommaire des « infréquentables » en lieu et place de mon propre article, comment peut-il oblitérer avec tant de soin les irrémissibles faiblesses et contradictions d’un livre où la beauté, comme le feu bloyen, n’affleurent guère, et par un habile tour de passe-passe, habiller le livre d’un fin vernis de subtilité ? Ludovic Maubreuil, du blog Cinématique, avait déjà résumé mon sentiment à propos d’American Black Box : « Ses journaux demeurent […] de formidables stimulants bibliographiques (et son dernier incite par exemple à lire autrement certains Pères de l'Eglise), mais s'affoler toutes les deux pages que l'ombre islamique s'étend sur le monde, que l'Armaggueddon est tout proche et que c'est la faute aux Inrocks, cela finit par lasser même le plus enragé des déclinistes. Ne peut-on donc qu'être marxiste pour tenter ne serait-ce qu'une lichette de dialectique, même aux pires instants de désarroi, lorsqu'on est écrivain ? ».

     

    À venir, donc, sur Fin de Partie : d’abord, dès demain, une version augmentée de l’étude de A History of Violence de David Cronenberg, par Sébastien Wojewodka ; ensuite, la critique d’Un peu d’abîme sur vos lèvres d’Éric Bénier-Bürckel et, dans la foulée – sauf accident postal –, un retour sur les « écrivains infréquentables » de La Presse Littéraire (disponible sur  tous les points de vente dès le 21 février). Et plus tard, du cinéma, des entretiens, de la science-fiction, la revue La Nuit , et bien d’autres choses encore.

     

  • Millenium Mambo de Hou Hsiao-hsien (2)

     

    medium_Millenium_Mambo6.3.jpg

     

    « Ici, il n’y a pas plus mais moins de rythme que là où il n’est pas fétichisé ; on trouve seulement des translations d’éléments toujours identiques et entièrement statiques, du sur-place où l’irrégularité du retour remplace le nouveau. […] Leur seul but, c’est d’inculquer à la danseuse et aux auditeurs une inaltérable raideur par des secousses convulsives, des chocs, sur lesquels aucune angoisse flottante ne peut anticiper. »

    Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique.

     

    Selon Olivier Joyard et Jean-Marc Lalanne[1], « [d]ans Millenium Mambo, Hou retravaille au corps le cinéma de son supposé rival Wong Kar-wai. […] les images de Wong reviennent à travers celles de Hou, mais vidées de leur énergie hoquetante, tirées vers une atonalité comateuse. » C’est que, aux boucles nostalgiques de Wong Kar Wai, puissantes images-cristaux d’un ancien amour pertinemment soulignées d’entêtantes mélodies, Hou Hsiao-hsien oppose un présent bouclé sur lui-même, sur une bande-son d’où la mélodie est quasiment absente, remplacée par la house atmosphérique, répétitive, de Lim Giong. Dans la séquence d’ouverture de Millenium Mambo, Shu Qi est un avenir fantasmé comme Maggie Cheung était un souvenir exalté dans In the mood for love – notons d’ailleurs que les deux films partagent le même chef opérateur, Lee Ping-Bing (en collaboration avec Christopher Doyle chez Wong).

    Pour Jean-Michel Durafour, le titre Millenium Mambo peut lui-même être entendu comme un écho au tango d’In the mood for love, bien que, précise-t-il, « on ne trouve aucun mambo dans le film »[2]. « Là-encore, poursuit l’auteur, il s’agit d’un détour : “mambo” pour mouvement pur, élégance du geste, suavité du style, glissement sans heurt. C’est d’ailleurs le sens de l’original, manbo, formé à partir de deux caractères chinois, qui n’ont initialement rien avoir avec notre mambo, man et bo, et que l’on peut traduire, en respectant les tons, par “onde gracieuse”[3]. Ondes, fréquences, beats… « La mélodie, écrit encore Durafour, c’est la négation de l’instant. L’instant n’y compte que pour être relevé dans la note à venir qui va prolonger la note actuelle, et la lie, tout comme la note précédente l’avait préparée, également dans la continuité : “rétention” et “protention” dans le vocabulaire de Husserl… […] La musique techno, a contrario, et au-delà du phénomène physiologique de l’écoute, est une musique du pur présent, qui nécessite d’oublier ce qui précède et de ne pas anticiper sur l’avenir. Elle est, ainsi, parfaitement représentative d’une jeunesse aliénée qui n’a plus de mémoire ni de projets »[4]. Bien entendu, Jean-Michel Durafour se fait le porte-parole d’une réception réactionnaire de la musique techno (une musique totalitaire aurait dit Philippe Muray, qui aurait sans doute repris à son compte l’inquiétude de Nietzsche : « Je souffre de ce que la musique ait perdu son pouvoir de dire oui au monde, de le transfigurer, je souffre de ce qu’elle soit une musique de décadence et non plus la flûte de Dionysos »[5]), dont d’autres, comme Richard Pinhas, ont cependant montré qu’elle était aussi un art, en tant que « pure concrétion de temps, bloc temporel » – du moins quand elle est expérimentation et non seulement répétition ad nauseam du même – dont l’origine remonte bien avant la reconnaissance populaire des musiques acousmatiques. La musique électronique « intelligente » possèderait en outre, toujours selon Pinhas, « un rapport idiosyncrasique à la répétition du même indifférent, mais aussi à la répétition différenciante. […] La répétition sait être une transvaluation et un saut vers une dimension supérieure et inouïe, transcendante à toute répétition identique. ». Si elle se garde bien de porter le moindre jugement de valeur, la caméra de Hou Hsiao-hsien n’en capte pas moins ce qui relie avec tant de force la jeunesse désorientée du vide moderne, et cette musique machinique (ou transhumaine ?) qui est aussi, pensons-y, une tentative désespérée de résister au désenchantement, de s’accrocher à un ordre au cœur du chaos. Nul doute, cependant, que le maître taïwanais pourrait faire siens ces propos tirés de Tarkovski : « Comparez la musique orientale et la musique occidentale. L’Occident s’écrie : “Me voilà ! Regardez-moi ! Ecoutez comme je souffre, comme j’aime ! Comme je suis malheureux, comme je suis heureux ! Je ! Moi ! Mon ! Mien !” L’Orient, quant à lui, ne souffle mot sur lui-même, totalement ouvert à Dieu, à la Nature , au Temps. »[6] Or la musique techno, qu’elle soit trance, goa, house ou ambient s’écoute précisément en club, en boîte, lieu privilégié du lien simulé, ou bien seul, isolé du monde par de larges écouteurs comme ceux de Hao-hao, le petit-ami (et jaloux compulsif) de Vicky (les personnages s’isolent également par d’autres moyens, ainsi Vicky, au Japon, symboliquement coupée de ses camarades par un cache-oreilles rose).

    Techno, le film l’est aussi, donc, répétant « ad libidum les mêmes motifs », comme s’en plaint Yann Gonzales sur le site de Chronic’art, qui condamne un « montage éclaté, au sein duquel l’espace et le temps répondent moins à des critères logiques qu’à un souci de nostalgie sensuelle ». Si le constat est juste, la conclusion est erronée – et le flou dont le critique accuse le film, est surtout le signe de sa propre incompréhension. Nous l’avons vu, l’image de Millenium Mambo est plus dépressive que nostalgique. Les copies multiples de Vicky, ses répliques, ont une vie trop creuse pour susciter la nostalgie. Au contraire, c’est au contact de Jack et de la grand-mère des frères Takeuchi, au Japon (c’est-à-dire en-dehors de son environnement aliénant), autrement dit au contact d’une famille, d’une tradition, au contact du lien, que, entrevoyant son avenir de femme vieillissante – et ce n’est alors qu’une autre image de Vicky, l’aperçu quasi surnaturel d’un pli futur –, Vicky rompt enfin la boucle de présent au sein de laquelle elle tourbillonnait jusque lors. Ne compare-t-elle pas Hao-hao, en voix off, à un « bonhomme de neige » qui, avec le soleil, « allait disparaître », comme si chaque nuit était une répétition de la précédente ? L’essentiel du film se déroule en nocturne. De fait, Vicky, Hao-hao, Doza et leurs semblables vivent seulement au rythme des spots, des néons, des clignotements de lumières. Ils s’éteignent, s’allument, s’éteignent, sans cesse, sans que la nouvelle extinction, le nouvel éclairage, puisse être considéré différemment du précédent (dès lors, il n’est pas anodin que le second voyage japonais de Vicky nous montre enfin la lumière du jour). Ils passent d’un beat à l’autre, d’un clignotement à l’autre, d’un lieu à l’autre (d’une boîte de nuit à l’autre), sans que le voyage, le trajet, aient la moindre importance – ceux-ci ne nous sont d’ailleurs jamais montrés, pas plus que la ville elle-même du reste. Le temps, pour eux, est une telle contrainte qu’ils n’ont de cesse de s’en débarrasser (or, le temps n’est-il pas, selon Tarkovski, « la condition d’existence du “moi” »[7] ?).

    Le neuvième plan du film, qui suit immédiatement la première séquence de discothèque, témoigne magistralement de ce ballet de corps étrangers les uns aux autres. La caméra cadre l’intérieur de l’appartement de Hao-hao (notons au passage que Vicky ne possède quasiment rien, et le peu qu’elle possède, comme son sac à main et son contenu, est régulièrement inspecté par son petit ami), flou, réduit à de gros points lumineux. Bruit de clés, de porte qu’on ouvre. Panoramique. La caméra fait le point à l’approche de Vicky, qui se déshabille (de la chambre, vue à travers un « cadre dans le cadre » de l’extérieur, nous ne voyons qu’une mince bande). L’œil du spectateur est attiré par une lampe jaune, un papier peint rouge et noir, et divers cadrans lumineux bleutés. Vêtue d’une minijupe et d’un soutien-gorge, elle enfile un gilet rouge marqué « Army ». Panoramique gauche quand Vicky repasse au premier plan pour gagner la salle de bains. Une autre pièce est à présent visible entre deux murs, comme précédemment. Cette fois il s’agit du studio de Hao-hao, baigné d’une lumière bleue semblable à celle de la boîte de nuit. Un peu plus tard, dans le même plan-séquence, Hao-hao et Vicky se disputent. L’écran est alors coupé en deux par les éléments du décor : à gauche, Vicky, encadrée par le bleu électrique du studio ; à droite, Hao-hao, dans la froide blancheur du réel. Image de leur immaturité ? Enclos dans leur temporalité suspendue (Hao-hao n’a-t-il pas volé la Rolex de son père ? Ici, c’est moins le père en tant qu’individu qui est visé, que le symbole du temps – de l’argent), ces jeunes n’ont plus le moindre désir[8] (Vicky voudrait quitter Hao-hao, qui est manifestement incapable de la rendre heureuse, mais elle ne parvient pas à s’y résoudre). Ni heureux, ni malheureux, ils pourraient tout aussi bien disparaître comme les personnages de Kairo de Kyoshi Kurosawa, sans qu’aucun de leurs camarades ne s’en formalise[9]. Ils n’ont aucune conscience de la mort – encore que Vicky s’inquiète sincèrement de la santé de Hao-hao, au point de lui lancer, bouleversée, que la drogue, « cette merde » (dont la voix off nous a dit plus tôt qu’elle en a elle-même beaucoup consommé) le tuera –, ils sont des enfants, mais des enfants désenchantés.

    La première excursion de Vicky à Yubari au Japon (introduite par un magnifique travelling avant sur une route enneigée sur le thème musical de la séquence d’ouverture), onctuée par l’empreinte de son visage moulée dans la neige (« l’exacte matière du présent » pour Mia Hansen-Love), puis sa visite chez Jack, après une énième dispute avec Hao-hao, marquent l’avènement d’un second temps, celui d’une nouvelle naissance. Au Japon (où se déroulera le film suivant de Hou Hsiao-hsien, Café Lumière), Vicky est déjà ailleurs, hors de sa prison techno. À Taipei elle ne regardait jamais vraiment rien, ni personne, parce que tout se confondait. À Yubari, elle contemple de vieilles affiches de cinéma. Il s’agit moins d’évoquer un cinéma défunt, que d’enfin confronter Vicky au Temps. D’où son besoin de laisser son empreinte, même éphémère. Jack, lui, tandis que Vicky réclame de la sauce pimentée pour sa soupe (pour sa vie), récite des sutras. Pour Jean-Michel Durafour, cette seconde partie « sera comme la répétition inversée de la première, où l’on retrouve un certain nombre d’éléments identiques […], mais, désormais, comme niés, relevés. » En gravant ainsi la neige de son empreinte éphémère, Vicky abandonne une part d’elle-même, ou plutôt, elle s’éloigne d’elle-même – elle prend un nouveau pli qui rend enfin possible la séquence d’ouverture, à la fin de laquelle Vicky disparaît littéralement de l’écran, descendant les marches d’un escalier en sautillant tandis que la caméra, elle, s’est arrêtée. Filmée en gros plan, l’empreinte dans la neige apparaît d’ailleurs comme un négatif du visage de Vicky, ou comme un visage étranger, d’extraterrestre (et l’on se remémore alors ces mots de Hao-hao rapportées par la voix off au début du film et maintes fois illustrées par la mise en scène : « Tu es venue de ton monde et tu es tombé dans le mien. C’est pourquoi tu ne comprends pas mon monde. »[10]). L’empreinte, la grand-mère des frères Takeuchi, symbolisent l’impermanence des choses. « Seule la mort est éternelle, qu’il y ait ou qu’il n’y ait rien de l’autre côté. »[11]. C’est alors une autre Vicky, au sens littéral, plus mûre enfin, moins infantile, qui naît au monde par le regard du réalisateur. Le second voyage de Vicky, partie rejoindre Jack – qu’elle ne trouvera jamais – au Japon, la montre en intérieurs et extérieurs jour. Dans une rue. Au réveil dans un hôtel, au petit matin, avec de nombreux passages de trains en arrière-plan (fait rarissime, Hou utilise ici un jump-cut, qui renforce encre l’attente, la perception du temps). Enfin adulte, enfin vivante. Sur un magnifique travelling avant d’un chemin de fer enneigé, Vicky exprime d’ailleurs son désir de devenir une personne normale, « avec une vie ». Olivier Joyard et Jean-Marc Lalanne ont donc raison quand ils écrivent dans les Cahiers du Cinéma que Millenium Mambo, qui d’une certaine manière décrit une mue aussi radicale que celle de Mulholland Drive, appelle à être vu deux fois. Et pas seulement deux fois. Le spectateur qui revoit pour la énième fois ce film raffiné, devient malgré lui le semblable de Vicky et de ceux qui partagent son existence. Ces visions répétées, loin de nous enfermer dans une boucle de néant, nous en font pénétrer la substance et, comme par miracle, ramener les personnages à la vie. Et au Temps.

     

     

    medium_Millenium_Mambo7.jpg

     

    [1] O. Joyard et J.-M. Lalanne, « Lynch et “HHH”, l’autre avant-garde », in Cahiers du Cinéma n°562, novembre 2001.

    [2] J.-M. Durafour, op. cit., p. 46.
    [3] Ibid.

    [4] J.-M. Durafour, op. cit., p. 77.

    [5] F. Nietzsche, Ecce Homo in Œuvres II, R. Laffont, « Bouquins », 1993, p. 1184.

    [6] A. Tarkovski, Le Temps scellé, éd. des Cahiers du Cinéma, « Petite bibliothèque », 2004, p. 281.

    [7] A. Tarkovski, op. cit, p.67.
    [8] « Dans la société actuelle, il n’y a plus rien pour occuper le désir », écrivait Philippe Muray dans « Purification éthique » in Désaccord parfait, Gallimard, « Tel », 2000, p. 191.
    [9] « Finie l'apocalypse, aujourd'hui c'est la précession du neutre, des formes du neutre et de l'indifférence. [...] tout ce qui reste, c'est la fascination pour les formes désertiques et indifférentes, pour l'opération même du système qui nous annule. Or, la fascination (à l'opposé de la séduction qui s'attachait aux apparences, et de la raison dialectique qui s'attachait au sens) est une passion nihiliste par excellence, c'est la passion propre au mode de disparition. Nous sommes fascinés par toutes les formes de disparition, de notre disparition. » J. Baudrillard, Simulacres et simulation, Galilée, 1981, p. 229.

    [10] Plus tard, Hao-hao prononcera des paroles identiques, prélude à une violente dispute : « Nous venons de deux mondes différents. Comment peut-on vivre ensemble ? ».

    [11] D. de Roux, Immédiatement, La Table Ronde, « La Petite Vermillon », 1995, p. 147.
  • Millenium Mambo de Hou Hsiao-hsien (1)

     

    medium_Millenium_Mambo1.jpg

      

    « L’image est cinématographique si elle vit dans le temps et si le temps vit en elle, dès le premier plan tourné. »

    Andrei Tarkovsi, Le Temps scellé.

     

    medium_Millenium_Mambo_par_Durafour.2.jpgDans son quinzième film, Millenium Mambo (2001), Hou Hsiao-hsien immerge sa caméra et le spectateur dans l’univers figé de la jeunesse taïwanaise, sans passé, sans futur, sans autre liens qu’automatiques, au narcissisme exacerbé, sans autre communion que stroboscopique, égarée dans sa quête de sens. Il ne s’agit pas tant, cependant, d’exprimer un point de vue moral, réactionnaire, sur l’évolution des villes modernes et d’une certaine frange de leurs habitants, que d’en capter l’essence, d’en comprendre l’impasse, de l’aimer (« j’ai voulu montrer que l’existence des hommes peut être comparable à des feuilles qui tombent d’un arbre. Si je n’ai pas filmé tout l’arbre, j’en ai isolé quelques feuilles. […] Je voulais juste filmer un moment de leur vie ; et filmer également mes sentiments envers eux. »[1]). Si la plupart des critiques l’ont parfaitement compris, aucun n’analyse mieux la dynamique formelle du film que Jean-Michel Durafour dans son court mais remarquable ouvrage, Millenium Mambo, paru en novembre 2006 aux éditions de La Transparence (collection Cinéphilie). Nous pardonnerons volontiers à l’auteur – professeur d’esthétique cinématographique et de philosophie de l’art moderne et contemporain à l’Université de Lille III – son amour immodéré de la citation érudite, tant son analyse des enjeux philosophiques et esthétiques du film s’avère limpide, rigoureuse et, sinon exhaustive, du moins très complète.

    Si l’on excepte sa période commerciale (ses quatre premiers films), Millenium Mambo est le premier long-métrage à la fois contemporain et urbain de Hou Hsiao-hsien (Goodbye South, Goodbye s’intéressait déjà à la déréliction d’une certaine jeunesse taïwanaise, mais essentiellement rurale). Jean-Michel Durafour découpe la filmographie du réalisateur en quatre périodes, toutes annoncée par un film de transition. Il distingue ainsi les premiers films, de Cute Girl (1980) au sketch de L’homme-sandwich (1983) ; les chroniques adolescentes, des Garçons de Fengkuei (1983) à La Fille du Nil (1987) ; les chroniques historiques, de La Cité des douleurs (1989) aux Fleurs de Shanghai (1998) ; et la période contemporaine, de Goodbye South, Goodbye (1996) à Three Times (2005) – nous voyons que Les Fleurs de Shanghai vient s’insérer chronologiquement dans cette dernière période. Or, l’observation entomologique (mais non moins empathique) de la génération techno perdue dans les lumières de la ville[2], qui noie son oubli dans les beats, l’alcool et les drogues, méritait un traitement original, une adaptation formelle de l’esthétique particulière des œuvres précédentes (Goodbye South, Goodbye, Les Fleurs de Shanghai), de leur « vérité ontologique » bazinienne, à l’univers froid, désenchanté, fluorescent, répétitif, hors du temps, des noctambules de Taipei shootés aux spots et aux néons autant qu’aux stupéfiants illicites.

    Hou Hsiao-hsien, qui a passé plusieurs mois en compagnie des acteurs avant le tournage sur film, enregistrant des centaines d’heures d’images avec une caméra DV, ne renonce pas à son usage tarkovskien du plan-séquence, mais la fixité qui caractérisait ses films historiques, et la délicieuse – et terrifiante – torpeur où nous plongeaient les mouvements opiacés des Fleurs de Shanghai, sont remplacées par le regard désenchanté d’une caméra qui paraît se mouvoir sans volonté dans un milieu aqueux où nulle véritable rencontre n’est possible, et où le montage, loin de rompre « l’infusion » du plan, pour reprendre le mot de Durafour, n’en constitue qu’une autre version. Pour Hou Hsiao-hsien comme pour Husserl, l’art n’est pas l’expression d’une connaissance a priori, mais l’objectivation d’une perception subjective du réel. Le plan-séquence reste naturellement sa forme de prédilection, mais ici, son utilisation est moins systématique que d’ordinaire, la séquence est parfois découpée, non dans l’intention de multiplier les points de vue, ou de rendre plus accessible une narration de toute façon réduite à son strict minimum, mais seulement pour mettre l’accent sur un détail, un objet, un visage qui auraient acquis, sans raison consciente mais jamais gratuitement, un intérêt pour la caméra immergée. Jean-Michel Durafour évoque un cinéma du surpli, du « multipli », origami filmique où tout plan serait conçu comme une séquence, à l’intérieur même d’une séquence, qui elle-même ne serait qu’un pliage – ou un dépliement – du film dans son ensemble, à partir de la séquence d’ouverture – que nous évoquerons plus loin.

    Mais, de même que le montage chez Hou transcende la théorie bazinienne du « montage interdit », son art du plan-séquence non-fixe réintroduit une forme de montage dans le plan. La recherche de l’abstraction visuelle, de l’image non-figurative que nous avions déjà décelée dans les deux films précédents, devient systématique. Il ne convient pas seulement, pour Hou, de restituer la vision embrumée du buveur d’alcool ou du fumeur de drogue, mais aussi, et surtout, de représenter plastiquement l’irréalité de ces corps, leur état d’énergie pure, leur instabilité, leur devenir-lumière, ou, pour employer une terminologie deleuzienne, de subroger l’image-action, la situation sensori-motrice des personnages, et l’image-mouvement, par une situation optique et sonore pure (qui devient aussi image-temps – une pensée).

    Les personnages de Millenium Mambo existent, ils ont leurs clones dans nos discothèques, mais leur chair n’est pas réelle, ou plutôt, elle n’est qu’un simulacre de vie. Ils sont agis et se regardent agir, prisonniers de cristaux de temps où le présent se dédouble indéfiniment. Ils ne sont plus êtres sociaux, mais points lumineux, simples flux d’un vertigineux vortex  nihiliste et cinétique, simulacres vides de sens dont les mouvements seraient d’ailleurs totalement désordonnés si certains instincts, certains comportements ataviques, ne leur donnaient pas un semblant d’unité. Cela se manifeste à l’écran par la dissolution des formes en lumière pure, comme dans certains films expérimentaux : le visage de Vicky faisant l’amour est soudain masqué par des ronds de lumière orange, reflets de spots que nous ne saurons vraiment situer, pas plus que nous ne saurons identifier le lieu de cette étreinte (tout au long du film, mais plus particulièrement dans la première partie, Shu Qi n’est pas seulement belle : elle paraît irradier, source lumineuse plutôt que figure illuminée) ; en voiture, dans une scène au ralenti (qui renvoie à telle autre d’In the mood for love), son visage clignote au rythme des réverbères ; dans un club techno, la caméra glisse d’abord sur une surface bleue zébrée de traces lumineuses, avant de cadrer un groupe d’amies au terme du panoramique. « Lorsque, écrit Jean-Michel Durafour, au début de la deuxième scène du film, Vicky rentre chez elle après avoir fêté, en discothèque, l’anniversaire de Jenny avec la bande de Jack (ami et mafieux), la mise au point[3] tarde à se faire. »[4] L’auteur, poétiquement, appelle cela un « plan-jade », qui « ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même »[5].

    Le génie de Hou Hsiao-hsien est bien d’avoir su, avec son intuition autant qu’avec son intelligence de cinéaste, sonder le vide existentiel de ses personnages, et en extraire, malgré tout, une indicible beauté. Plutôt que de couvrir ces derniers d’une sympathie qui, au cinéma, conduit le plus souvent au pathos, il se fond dans leur milieu, il s’y faufile, il s’y identifie de manière encore plus radicale que dans Les Fleurs de Shanghai, puisque, ici, les entrelacements d’intrigues ont disparu pour ne conserver qu’un seul personnage principal, un seul être égaré dans l’abîme urbain. Or, pour Jean-Michel Durafour, l’abstraction impressionniste recherchée par les mouvements de la caméra dans un même plan permet idéalement de réconcilier les deux termes opposés par Deleuze dans L’Image-Temps, le « constat » (« vision profonde à distance tendant vers l’abstraction ») et « l’instat » (« vision proche et plane induisant une participation ») : « l’abstraction rejoint l’empathie (Einfühlung). »[6] Autrement dit, Hou Hsiao-hsien nous fait subtilement partager l’expérience subjective du personnage.

    Ce personnage, c’est Vicky, entraîneuse de bar incarnée à la perfection – car en vérité, selon Hou Hsiao-hsien, elle joue quasiment son propre rôle – par l’actrice Shu Qi, au corps et au visage aussi photogéniques que désincarnés. Shu Qi est d’une grande beauté dans Millenium Mambo, mais d’une beauté décharnée, plate (et ce qui est plat peut être plié), plane, une beauté froide de mannequin ou, précisément, de vedette de cinéma, de papier glacé, qu’on admire mais qu’on ne touche pas, qu’on contemple par automatisme, pour les esquisses lumineuses que son corps décrit en se mouvant et non pour ce qu’elle est, à l’exception notable (d’une importance essentielle) de la superbe séquence d’ouverture où la jeune femme – qu’à son invite, par le biais d’un regard caméra, nous suivons nuitamment au ralenti sous des arcades éclairées aux néons, au son d’une musique électronique aérienne – a l’air épanoui, radieux, tandis qu’elle introduit le récit en voix off. Et pourtant cette séquence, où Vicky est déjà dédoublée par la voix off (qui parle d’elle-même à la troisième personne), annonce la couleur : il contient en lui tout ce qui va suivre. Eclairages jaunes, rouges ou bleus, points lumineux flottant dans les eaux profondes d’un espace aquatique, musique répétitive, hypnotique : cette Shu Qi-là, resplendissante, discrète réponse à la Maggie Cheung iconisée par Wong Kar Wai dans In the mood for love, est la seule, parmi toutes ses représentations, à être véritablement vivante, charnelle, réelle : les autres, celles de ce que nous pouvons considérer comme un long flash-back au futur antérieur, ne sont que des coupes, des plis dont le relief, entrevu dans les séquences japonaises, ne deviendra effectif que dans ce futur, que celui-ci soit réel ou rêvé (la voix off nous parle en 2011 : « C’était il y a dix ans, en 2001 »).

    Ce plan d’une fascinante beauté, qu’on peut d’abord soupçonner, à tort, de singer l’esthétique de Wong Kar Wai avant que le film et Vicky se plient et se déplient, révélant alors toute leur complexité, ce plan irréel, donc, nous montre une Vicky pas encore advenue mais plus vivante que celle(s) du récit à venir – sortie du vide où elle se débattait/se débattra. Jean-Michel Durafour rappelle opportunément que dans la tradition chinoise classique, taoïste, le vide est « non seulement l’origine fondamentale du monde, mais aussi ce qui, dans le monde, assure le mouvement, met les êtres en relation les uns avec les autres, permet le surpassement des oppositions terme à terme, “saisit le rythme de l’espace et du temps”[7], en un mot constitue le dynamisme cosmologique. »[8] Et pour Mircea Eliade, le vide « est associé, d’une part, à la notion de fertilité et de maternité, et d’autre part, à l’absence des qualités sensibles (modalité spécifique au Tao) »[9]. Le vide de Millenium Mambo tiendrait donc moins de la vacuité que nous lui associons naturellement – et qui n’en demeure pas moins palpable, constitutive de la jeunesse dépeinte par le film –, que du blanc de la feuille attendant qu’un texte vienne la noircir.

     


    [1] Hou Hsiao-hsien, cité dans E. Burdeau, « Entretiens II (août 2005) » in J.-M. Frodon (dir.), Hou Hsiao-hsien, Cahiers du Cinéma, « Auteurs », 2005, pp. 113-114.

    [2] Chaplin sera cité par la voix off.

    [3] L’utilisation par Hou Hsiao-hsien d’une longue focale pour ses plans-séquences non-fixes rend nécessaires de fréquentes mises au point.

    [4] J.-M. Durafour, Millenium Mambo, éd. de La Transparence , « Cinéphilie », 2006, p. 29.

    [5] J.-M. Durafour, op. cit., p. 30.

    [6] Ibid.

    [7] F. Cheng, cité dans J.-M. Durafour, op. cit., p. 14.

    [8] J.-M. Durafour, op. cit., pp. 13-14.

    [9] M. Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses. 2. De Gautama Bouddha au triomphe du christianisme, Payot, 1978, p. 33.