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pogrom

  • Entretien avec Éric Bénier-Bürckel, troisième et dernière partie

     

     

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    Suite, et fin, de l’entretien avec Éric Bénier-Bürckel, que Juan Asensio et moi avions mené en février 2006. À l’heure où des admirateurs de Leni Riefenstahl mouillent leur treillis à la vision des muscles huilés des occidentaux combattants du film 300, qui revisite, façon Rêve de fer, la fameuse bataille des Thermopyles opposant une poignée de surhommes spartiates à des nuées de Perses, il est réconfortant de se colleter avec l’intelligence de l’auteur de Pogrom, comme avec celle de l’auteur de La critique meurt jeune – qui est aussi, vous le savez, l’infatigable patron du blog Stalker.

     

    Rappel :

    Mon article sur Un prof bien sous tout rapport.

    La critique de Pogrom par Juan Asensio.

    Ma critique de Pogrom.

    Ma critique-fiction d’ Un peu d’abîme sur vos lèvres.

    Première partie de l’entretien.

    Deuxième partie de l’entretien.

     

     

    ON : L’antisémitisme de Mourad – tellement abject, soit dit en passant, que m’a un peu gêné ce personnage d’Arabe trop caricatural, d’autant plus que déjà, le narrateur sans nom de Maniac éructait sa peur et sa haine des Arabes – ne relevait donc pas tant, comme vous le suggériez plus haut – en cela sans doute rusez-vous –, de l’expression même maladroite de votre quête spirituelle, que d’une provocation, fût-elle salutaire, utile à votre « peinture extrême » du Mal…

    Mais revenons, si vous le permettez – sans nous éloigner du problème moral posé par l’esthétique de Pogrom –, à la mort de Dieu. Je me souviens dans Un prof, de cette « omniprésence » de la mort de Dieu, qui n’était à mes yeux qu’une lucide mais très cynique justification a posteriori, par Bucadal, de son comportement monstrueux ; et dans Maniac le narrateur sans nom pouvait fort bien avoir halluciné le délire christique de son père – c’était même l’hypothèse la plus plausible puisque nous étions visiblement face à un schizophrène.

    Il se peut qu’il y ait pourtant quelque chose de beckettien dans votre œuvre – toutes proportions gardées. Le lien serait alors trouvé entre le pur nihilisme dans lequel se débattent vos personnages et ce retour au Christ que vous évoquez ici (autrement dit, entre American Psycho et le Désespéré). Dans vos trois romans en effet, Dieu ne se manifeste qu’en tant que manque, en tant que vide à combler. Mais chez Beckett, le silence qui succède au brouhaha grouillant de la foule humaine, révèle seulement le Néant… Or vous-même prenez vos distances, dans votre réponse précédente, avec l’inqualifiable de Pogrom qui, je vous cite, a « honte d’appartenir à cette humanité qui tue et qui se tue ». Incohérence ?... Comme les errants de Beckett, vos personnages sont-ils donc contraints de tourner en rond, toujours, sans jamais trouver Dieu (quoi que recouvre ce mot) ? Quelle pourrait être l’issue romanesque de ce dilemme littéraire ? Vos romans vont-ils chercher enfin la lumière, ou se complaire en enfer, indéfiniment, au risque de n’être rien de plus que des attractions supplémentaires du parc humain ?

     

    ÉBB : Ce que j’aime bien chez les « hommes infâmes » que je décris, souvent jusqu’à la caricature pour le besoin de ma cause satiriste, vous avez raison, c’est leur univers pulsionnel.     Ce qui m’a toujours intéressé, sur un plan moins spirituel que philosophique, ce sont les rapports de forces et les relations de pouvoirs. Non pas les lieux où ils sont coagulés, les grandes instances molaires que sont l’Homme, l’État, la Famille , le Pouvoir, mais les zones diffuses et non localisables où ils naissent et qu’ils traversent. Dans Pogrom, comme dans Maniac, ce n’est pas seulement dans le visible que se déroulent les événements les plus importants, mais aussi et surtout dans l’invisible, à un niveau micro-physique. Il y a des zones d’affrontement partout, des guerres, des conflits, des luttes, mais aussi des résistances, des insurrections, des inversions de rapports, des victoires, des vaincus et des vainqueurs. Sous le calme apparent de l’amour, des tempêtes de haine. Sous la sérénité manifeste de la pensée, des idées chaotiques. Bref, il y a des rapports de forces qui se répartissent sur tous les plans, engendrant une multitude de devenirs (devenir-loser, devenir-animal, devenir-fou, devenir-amoureux, devenir-vieux, devenir-jeune, devenir-mort, devenir-raciste, devenir-antisémite, devenir-écrivain, etc.) De ces devenirs, on peut dire qu’ils se répètent à tous les niveaux, aussi bien dans les faits narrés que dans la narration elle-même, dont la forme répétitive, minimale, veut mimer les micro-événements qu’elle exprime. Le style répétitif – qui puise entre autres ses composants dans la musique de Philip Glass ou de Steve Reich – est comme l’empreinte sur la surface macroscopique de ce qui se trame à un niveau microscopique, surface scripturale où vient s’impacter le jeu micro-physique des affects et des rapports de forces qu’il contracte comme des virus. D’où un style vif, éclaté, faisant valoir au niveau du verbe les chocs et les affrontements virtuels qui le rendent possible. Le propre du bien pensant ou de l’honnête homme est de n’envisager les problèmes moraux ou philosophiques qu’en termes de bien et de mal, de vrai et de faux, de pur et d’impur, de juste et d’injuste, bref de tout rabattre sur le vieux dualisme manichéen qui quadrille l’espace bio-politique occidental en rappelant, comme le fait un Deleuze, qu’il existe un bon désir et un mauvais désir, une bonne façon de penser et une mauvaise façon de penser, une bonne volonté et une mauvaise volonté, une bonne façon de traiter les problèmes et une mauvaise. Or, dans ma perspective romanesque, quand il est question de crime, de violence, de racisme, de ce qui d’emblée est rangé par nos bien-pensants dans la rubrique de l’abjection, il s’agit moins d’émettre un jugement de valeur    négatif – en se contentant de dire, l’index dressé, que « ça n’est pas bien, ça ne devrait pas exister » – que de voir et de comprendre comment ça fonctionne. Dire : « c’est mal, c’est pas bien » ou « c’est anormal » n’élimine pas le problème, loin de là. Il le rend d’autant plus aigu et fascinant. Comment ça marche un pervers, un maniaque, un pédophile, un tueur en série, un délinquant, un violeur, un raciste, un antiraciste, un terroriste ? Voilà la question qui a été la mienne tout au long de la réalisation de mon triptyque. L’empire du bien préfère gommer la réalité qui le dérange en l’accusant d’irréelle, d’insupportable, de fasciste, de folle, de fanatique ou d’irrationnelle, bref de pathologique, que de l’interroger et d’en comprendre la géniale mécanique. De ce qu’il ne veut pas entendre parler, l’homme de bien préfère le taire en le gommant ou en l’enfermant dans un discours censé le ridiculiser ou le minimiser (c’est un phénomène mineur, c’est une pathologie rare), bref en le mettant au ban de ce qui peut et doit être dit. Ce ban doit rester imparlable. Je pense pour ma part, quitte à répéter une évidence, que le roman doit laisser parler l’imparlable, qu’il est un espace réservé à tout ce qui ne peut pas se dire ailleurs. On y donne la parole au meilleur comme au pire. Dans ce sens, mon travail dans mes romans a bien été celui-là : peindre le pire en le considérant comme une manifestation de l’humanité, serait-elle considérée comme inhumaine par la société civile. Dire « le racisme c’est pas bien, la pédophilie c’est encore pire », et les dénoncer en se positionnant contre ne les fait pas moins exister. Quand on écrit un roman, on n’est pas contre mais dans le racisme, on n’est pas contre mais dans la pédophilie, on n’est pas contre mais dans le terrorisme. Se dressant contre, opposant ses forces à d’autres forces, on en pâtit et on s’en nourrit à son insu. Être contre, ce n’est pas seulement être opposé à, mais aussi être tout contre, être attaché et emmêlé à ce à quoi on oppose sa résistance : on repousse quelque chose qui dans le même temps exerce une poussée contre et en nous, espèce de corps à corps hystérique où les forces en tension semblent oublier leur division, si bien que l’affrontement devient un lieu de mélange où les forces spécifiques des uns et des autres circulent sans distinction, se vampirisant mutuellement. Au lieu de repousser, on intériorise les forces de l’adversaire (ce qui prouve bien qu’il existe) et l’adversaire intériorise les nôtres (j’existe aussi pour lui), de telle sorte que chacun devient un peu plus fort ou un peu plus faible qu’auparavant et surtout tend à devenir celui qu’il nie, à le mimer, à parler la même langue secrète, sans rien avoir réglé pour autant. Voilà pourquoi, dans un roman, on n’est pas contre mais dans. Au cœur d’une zone où les adversaires deviennent indiscernables. La vie n’a pas besoin d’être justifiée ou autorisée pour être ce qu’elle est, c’est plutôt elle qui justifie et autorise ce qui existe, le meilleur comme le pire. L’honnête homme ne peut s’empêcher de juger la réalité en fonction de ce que lui dictent sa logique et sa bonne volonté. Quand un phénomène n’est pas conforme à sa pensée ou à ce qu’il s’autorise à penser, il préfère le dénoncer comme maladie ou comme pathologie, ce qui, non seulement le soulage sur son propre compte, mais lui permet aussi de faire l’économie d’avoir à le penser. L’honnête homme se fait le juge d’instruction et le juge de peine du réel et il a toujours déjà virtuellement mis en état d’arrestation ce qui dans la vie n’est pas conforme à son code, à ses valeurs ou à sa logique. Le romancier n’est pas un juge. Il donne la parole à ceux à qui les institutions civiles la confisquent. La vie ne se réduit pas aux seules catégories morales du bien, du vrai, du juste et du sain. Sait-elle ce qu’elle fait, la vie ? La vie, c’est aussi cette réalité « scélérate » dont parlait Sade, réalité qui met en question nos valeurs d’honnêteté et de vertu dictées par la raison normative. Si l’honnête homme considère que sa pensée et sa bonne volonté sont ce qu’il a de plus digne et de plus précieux, le « philosophe scélérat » n’accorde à la pensée d’autre valeur que de favoriser l’activité de la passion la plus forte, d’autre intérêt que de laisser parler le corps et ses affects à travers elle. Le corps a quelque chose à dire. Je me suis intéressé au corps des hommes méchants. Qu’ont-ils à nous apprendre sur nous-mêmes ? Cette scélératesse existe, et plutôt que d’en nier l’existence ou de faire comme si elle n’avait pas lieu d’être, il me paraît nécessaire de l’accueillir, du moins dans l’espace littéraire. Il est plus commode et plus rapide de qualifier de pervers celui qui n’agit pas comme tout le monde, qui n’exécute pas les mêmes figures que tout le monde, qui ne vit pas sa sexualité comme tout le monde, bref qui n’obéit pas aux codes en vigueur, que de prendre la peine d’écouter la langue instinctuelle qu’il parle ou qu’il exprime. Au lieu d’examiner le problème, d’essayer d’en saisir la logique interne, on le liquide d’une pichenette en se pinçant le nez : une façon de se rassurer sur son compte, de montrer qu’on est du bon côté, celui des normaux (des normés), de l’orthodoxie culturelle, des hommes qui pensent et vivent bien, mais aussi de se protéger en dressant un bouclier contre l’homme différent, celui qui échappe aux normes, qui les déborde, et à qui la vie a permis d’exister en tant qu’anomalie. Le romancier fait tout le contraire : le citoyen s’efface en lui pour céder la place à l’inconnu, à l’insaisissable, au hors la loi qui se tient au fond de toute humanité. La vie (les honnêtes hommes comme les scélérats) n’a peut-être pas besoin d’être justifiée par la pensée, encore moins de passer par le tribunal de la raison. L’honnête homme que je suis moi-même à titre privé est vivement intrigué par le scélérat. Peut-être l’envie-t-il secrètement. Le scélérat fait ce que l’homme de bien s’interdit de faire, ou plutôt ce qu’on lui interdit de pratiquer. S’il le traque, c’est peut-être moins pour mettre la main dessus que pour voir jusqu’où il peut aller, pour le suivre dans ses retranchements, surprendre son secret. Le propre du monstre, c’est de montrer, de rendre visible. Ce qu’il montre, c’est l’espace d’indifférence qu’il porte en lui, ce monde diffus et obscur, l’immonde dont je parlais tout à l’heure, qu’il implique et qu’il exprime, ce lieu où la loi et les codes sont suspendus, mis hors circuit, une sorte de no man’s land où tout est possible, même le meurtre, même le viol, que se refusent à explorer les honnêtes gens. Houellebecq écrit dans Rester vivant : « Soyez abjects et vous serez vrais. » Houellebecq emploie ici exprès le langage accusateur, plein de haine et de ressentiment, du gentilhomme. Il ne veut pas dire qu’il faut être méchant, mais qu’il faut laisser être ce qu’il y a de pire en nous, de plus obscur, de plus incompréhensible, afin de pouvoir saisir quelque chose du           « scélérat », de cette vérité ou de cette vie authentique qu’il y a au fond de tout homme, y compris l’honnête. La part maudite de l’être humain est ce que depuis mon premier roman je m’emploie à explorer. Je n’en fais pas l’apologie. Je la regarde en face. 

     

    JA : « Voilà pourquoi, dans un roman, on n’est pas contre mais dans » écrivez-vous. Bernanos était dans Ouine, durant plusieurs années d’un labeur angoissé, acharné, halluciné. La fin du podagre est étrange et, de fait, littérairement, le grand romancier ne se prononce pas sur le sort énigmatique de l’âme de son diabolique personnage : il ne le condamne ni ne le sauve. Pourtant, Bernanos n’avait point une bien grande opinion du type ou du surtype que représente à ses yeux Ouine : l’intellectuel gidien, donc aussi insaisissable qu’une anguille, l’homme creux incapable d’affirmer ou de nier. Certes mais, vous le savez, le plus dur n’est pas tant descendre en Enfer, les portes d’entrée sont nombreuses, que d’en sortir. Autre exemple, cette fois cinématographique, de la facilité, pour un homme intelligent, de s’identifier avec tel abject meurtrier : le superbe Manhunter de Michael Mann. La difficulté est donc moins de contempler, parqués dans leurs malebolge, l’innombrable et fascinante diversité des monstres que de revenir comme Marlow à la surface, sans plus même de cicérone, afin de révéler aux hommes un savoir ténébreux mais aussi de réconciliation (Trakl, T. S. Eliot, Sabato, etc.), à tout le moins d’espérance, d’où ma question relative à ce que vous pensiez être votre horizon d’attente, après ce triptyque.

    Revenons donc à des questions plus banales : quels sont vos maîtres en littérature, en philosophie, si vous en avez dans ce domaine ? Vous avez évoqué Bloy, Dantec, Sade et Houellebecq : d’autres noms encore ?

     

    ÉBB : Monsieur Ouine est un très beau roman, j’y songe comme à un remous monstrueux après que le monde se soit effondré sur lui-même. Mais vous, Juan Asensio, en parlez mieux que personne, je crois…

    Vous étonnerai-je si je vous dis que mes premiers maîtres sont les furieux imprécateurs de l’Ancien Testament ? Viennent ensuite, philosophes en tête, Schopenhauer, Nietzsche et Heidegger. J’ai commis jadis un mémoire de maîtrise sur l’intuition catégoriale chez Husserl, sous la direction de Jean-Luc Marion, après avoir suivi les cours de Pierre Jacerme, heideggerien exceptionnel, au lycée Henri IV, en khâgne (avec Aude Lancelin dans la même classe !). En littérature, il y a Céline, bien sûr, mais aussi Beckett et Thomas Bernhard. Mais je suis de plus en plus persuadé que nos plus grands auteurs français sont Joseph de Maistre, Chateaubriand, Baudelaire et Bloy ! Bref, à l’instar d’un Antoine Compagnon, c’est à la langue des grands Antimodernes du 19e siècle que je voue ma plus vive admiration, à son exigence.

     

    ON : Un prof bien sous tout rapport n’aurait sans doute pas existé sans American psycho de Bret Easton Ellis, n’est-ce pas ? Que pensez-vous de vos contemporains comme Ellis, Murakami Ryû ou Chuck Palahniuk, que l’on évoque plus volontiers, à vous lire, que Joseph de Maistre ou Chateaubriand ?

     

    ÉBB : Dans son excellent roman Défaut d’origine, Oliver Rohe explique qu’il a vécu la lecture de Thomas Bernard comme un viol, un terrible pillage de son propre imaginaire : Bernhard avait volé son œuvre ! J’ai éprouvé la même rage stupéfaite à la lecture d’American Psycho : ce gredin de Bret Easton Ellis me ravissait mon livre ! Le moindre des hommages à lui rendre était d’aller jusqu’au bout d’un projet identique médité et entrepris depuis ma naissance ! Les deux autres auteurs que vous citez, surtout celui de Fight Club, font partie de ceux que je n’ai pas manqué de phagocyter avec grand plaisir lorsque je m’encanaillais la langue du côté des écrivains américains. Je pourrais dire la même chose de l’auteur du Démon et de la Geôle , le très prophétique Hubert Selby Jr. Mais c’est un choc bien moins viscéral que Mort à crédit et Histoire de Juliette, découverts à l’âge où j’allais encore débagouler ma fierté de premier de la classe au collège, alors que, dans le même temps, bienheureusement chevelu, je hurlais et je jouais furieusement de la guitare dans un groupe de Trash Metal – on ne disait pas Black Metal à l’époque –, prêchant la Mort et le Mal à qui voulait bien l’entendre. Mon parcours, mes goûts et mes dégoûts m’ont donc toujours reconduit au génie de la langue française, m’obligeant au fil des années à me corriger violemment le style, encore si cafouilleux dans mes deux premiers romans. Qu’est-ce qu’écrire, sculpter, peindre, composer, danser, sinon se mettre sur la piste de sa propre grandeur ? Oserais-je dire que tout est dans Pascal ? N’est-il pas notre véritable contemporain ? À quoi bon aller chercher l’inspiration en dehors de nos frontières, puisqu’elle est là, en France, au cœur de notre langue piétinée par de sombres crétins analphabètes omniprésents dans la presse et dans l’édition parisiennes, cette dévastation de  cervelle, en attente d’un nouveau souffle !       

     

  • Entretien avec Éric Bénier-Bürckel, première partie

     

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    En février 2006, Éric Bénier-Bürckel avait accordé à la revue en ligne Ring un dense entretien – disparu depuis dans les limbes de la Toile … –, mené par Juan Asensio et moi, au cours duquel l’auteur de Pogrom, peu avare de ses mots, jetait un nouvel éclairage sur une œuvre secrètement hantée, depuis son premier roman Un prof bien sous tout rapport, par l’absence de Dieu. Si nous doutâmes parfois de sa sincérité, son dernier livre, Un peu d’abîme sur vos lèvres, le montre (lui ou son narrateur, mais ici la frontière est instable) hargneux, amer, puis comme brisé, totalement nu, pathétique et, in extremis, apaisé. Force nous est de reconnaître, aujourd’hui, certaine cohérence dans les chemins empruntés par sa littérature. Sans doute, comme il me l’a confié plus tard, était-il, à l’époque, sous le choc d’une véritable révolution intérieure. Relisons ses réponses d’alors, où nous trouverons tour à tour la roublardise de l’opportuniste, la fièvre d’une pensée en mouvement, et la promesse, sous-jacente mais toujours brûlante, d’une œuvre à venir d’où surgira, j’en suis sûr, un rayon de lumière pure. Qu’il soit ici remercié de nous avoir permis de reproduire nos échanges.

    La deuxième partie de cet entretien sera publiée dans la foulée sur Stalker.

    La troisième et dernière partie sera mise en ligne ici-même.

    Ensuite, je vous réserve une petite surprise, avec une longue interview d’un auteur un peu libertaire sur les bords, déjà largement commenté en ces pages…

     

     

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    Juan Asensio : Éric Bénier-Bürckel, je dois vous dire que vous m’avez surpris en m’ayant déclaré que votre troisième roman, Pogrom, était un incalculable ratage, vous m’écriviez même : « un désastre ». Dans le texte que je lui ai consacré, tout en pointant les défauts de ce roman, je parvenais tout de même à une conclusion beaucoup plus nuancée que la vôtre : m’y attirait sa rage d’expression si je puis dire, cette volonté d’acculer le réel par la seule force des mots. Si désastre il y a donc, ce ne peut être qu’au sens où Blanchot emploie ce mot dans l’expression, bien connue, d’« écriture du désastre ». Dès lors, j’ai du mal à expliquer votre sévérité à l’égard de votre propre livre : serait-ce une forme de modestie déplacée ou bien, effectivement, ce qui est tout de même assez rare de nos jours de la part d’un écrivain, la réelle conscience d’un fourvoiement ? Si échec de ce roman il y a, voulez-vous nous dire en quel sens ? Si échec encore il y a, pourquoi, alors, avoir accepté de le publier tel quel ?

     

    Éric Bénier-Bürckel : Pogrom est le mot essentiel, le titre par lequel l’auteur indique au lecteur dans quel univers il s’introduit, à quel type d’épreuve il doit s’attendre, à quelle violence catastrophique il va être confronté, il est par lui-même un signe de chaos, de désastre, celui qui a eu lieu, celui dans lequel on vit, celui qui vient. On respire dans un désastre, un écart terrible, une brèche incolmatable, un glossaire de calamités : la séparation de l’homme avec son origine, la séparation des hommes entre eux, la séparation du profane et du sacré, de l’immanence et de la transcendance, la séparation des juifs et de leur terre, les chrétiens qui voulaient séparer les juifs du Texte vivant pour les soumettre au Christ vivant, les musulmans qui voudraient séparer juifs et chrétiens du Livre pour les soumettre à Mohamad, la technique qui sépare l’homme de son mystère, la lutte à mort pour l’Origine. Le monde et la parole en portent la cicatrice. Désastre, je le rappelle, signifie étymologiquement être privé de l’astre, source de lumière, de chaleur, de plénitude. Il est à l’origine du mot désir. Et le désir est le lieu d’une déchirure en même temps que la tension qui veut réunir les bords décousus. Une disjonction, et la recherche d’une conjonction, c’est le plan du roman, mais dans la réalité c’est la nature de cette conjonction qui fait problème. Avec quel fil allons-nous recoudre les hommes ensemble ? Plus crucial encore : avec quel fil allons-nous nous recoudre à l’origine ? La technique s’y emploie, rejetant le fil du sacré dans les limbes de l’inutilisable. Entrer dans Pogrom, c’est pénétrer dans l’entre-deux de la déchirure qui sépare la créature de ce qui l’a engendré, qui ampute le monde de la lumière, l’homme de Dieu, la parole humaine du Verbe, l’étant de l’être, l’homme de sa Question.. Depuis la chute, si je puis dire, la réconciliation avec l’astre dont on est privé est vouée à l’échec. Le désastre commence avec la chute d’Adam, se poursuit avec la mort du Christ, se transmet comme une maladie jusqu’à Auschwitz, se montre à nouveau le 11 septembre. Il y a du péché originel dans ce désastre, et la première faute, aux yeux d’une laïcité honteuse de ses origines, consiste à rappeler ce défaut d’origine, la distance infinie qu’il y a entre l’homme et son origine, le fait qu’elle lui échappe ou qu’elle lui résiste, qu’elle se retire précisément là où il veut l’obliger à se dire, dans le texte, puisque c’est là qu’elle doit avoir lieu, le livre ne s’ouvre t-il pas pour permettre à l’origine de s’ouvrir à lui ? Mais l’origine se refuse à se trahir dans le texte où, cela dit, elle brille par son absence ; et à trop la forcer à se dire on la dit de travers, on la dit mal, on la maudit ! Nous vivons sous le signe des pogroms, c’est en cela que nous sommes peu ou prou désastrés. Pogrom signifie : destruction totale, charnier, engloutissement de l’homme et de la bête ensemble, confusion des genres, l’indifférenciation comme résultat final, la médiocrité, le relativisme, l’égalité formelle parfaitement creuse. Désastre, lieu d’un constat, c’est déchiré là où nous sommes, nous habitons cette déchirure, nous sommes désastrés, et lieu d’un appel, d’un cri de détresse : il faut crier vers l’Étoile qui manque, crier vers l’extrême bord de soi, crier vers le vide qui le cerne, vers le lieu où ça s’est retiré, vers Dieu, et par conséquent, c’est inéluctable, vers les juifs, le peuple du Nom de Dieu ! Le désastre, c’est le monde plongé dans la nuit, l’immonde si l’on veut, et la parole dans Pogrom est une plaie creusée dans l’immonde qui attend la grâce, la grâce qui ne vient pas, qui la laisse grandir, pourrir dans sa disgrâce, terreau du ressentiment qui massacre les juifs pour s’en débarrasser et enterrer la question, pour biffer le problème de l’origine et à travers lui celui de toute identité. J’ai le regret d’affirmer que Pogrom n’est pas un livre antisémite. Et si j’ai raté Pogrom, c’est sur ce point, puisqu’on y a vu, au pire : un appel à un nouveau génocide ; au meilleur : de la propagande pro-arabe. Comme en écho à l’antisémitisme occidental, c’est l’antisémitisme musulman qui est pointé, brossé, rossé même par la façon dont j’en dresse la caricature. Je rappelle que le Coran revendique pour lui le Livre des Hébreux : les juifs ont falsifié le message divin, les chrétiens se sont fourvoyés avec cette nouvelle idole qu’est le Christ (quelle stupidité de croire que Dieu peut engendrer un fils), seul l’Islam, qui réussit quand même ce tour de force extraordinaire de désavouer celui qu’il pille et de fonder sa « légitimité » sur ce désaveu, accomplit le Texte et détient la vérité de l’origine à laquelle les infidèles et vilains pervers juifs et chrétiens n’ont plus qu’à se soumettre (muslim). C’est au nom de cette vérité confisquée de l’origine que le monde musulman, pour réparer sa blessure identitaire, non seulement veut séparer le peuple juif de son Texte fondateur, mais veut aussi l’écarter de sa patrie d’origine, comme si accepter Israël c’était reconnaître la légitimité de la Torah considérée par les musulmans comme un Faux. Si l’inqualifiable ne s’élève pas contre les propos de Mourad dans le fameux passage incriminé, c’est parce qu’il représente un système de pensée en faillite, le nôtre, qui a attendu la Shoah pour s’effondrer complètement et remettre en question son rapport avec le Livre et ses dépositaires, Moïse et les siens. Le christianisme a longtemps été jaloux de ceux qui avaient élu Dieu et lui seul parmi les dieux, un Dieu énothéiste au tout début, puis définitivement monothéiste ; aujourd’hui, il reconnaît l’énorme dette qu’il a envers lui, bien après Léon Bloy et son Salut par les juifs. Le montage antisémite actuel est moins chrétien que musulman, même s’il reste quelques crétins en voie d’extinction pour prendre au sérieux les délirants Protocoles des sages de Sion. Ce que l’Islam ne pardonne pas à la Bible et à son peuple, c’est d’être l’original de ce qu’il répète, c’est de ne pas être lui-même l’original. Et c’est de ce complexe qu’a souffert aussi pendant longtemps l’Occident chrétien : il l’a assez fait payer aux juifs. Ce n’est pas l’idée de Dieu qui pousse au crime, c’est l’obsession de le posséder, l’impuissance à le partager, l’envie de devenir Dieu soi-même ou d’être avec ses lieutenants les plus proches. Je crois que les hommes s’affrontent au nom de Dieu pour donner un nom à leur propre narcissisme. Mon roman voulait dire l’entre-deux de la grâce et de la disgrâce, l’appel et le rejet désappointé du Lointain, du coup la tentation de se laisser aller à faire le malin, à faire ami-ami avec le Mal, à jouer son jeu, celui de la discorde, du divorce, de l’oblique, du dia-bolon, laissant rôder autour de lui quelques voix dissonantes, stylistiquement inégales, du fascisme à la française (Rebatet, Brasillach, Céline) semant le trouble dans l’esprit de celui qui me lirait : mais de quel bord est-il ? C’était maladroit, je le reconnais. Mon roman raconte la genèse du roman, et le roman comme tel ne vient jamais, la parole ne trouve pas son souffle, son inspiration, elle erre, elle s’enterre dans son enfer viscéral, tel un fauve en cage dans sa propre chair, en quête de sa voix, le livre reste à l’état de projet et le narrateur, l’inqualifiable, raconte la faillite de ce livre impossible à écrire, comme il narre la faillite de sa propre vie, son impossible conciliation avec l’autre, sa clôture narcissique, son naufrage, figure de l’interminable errance de l’exilé qu’est l’homme depuis que lui et sa parole sont tombés de l’infini, figure déjà à l’œuvre dans mes précédents romans, Un Prof bien sous tout rapport (dont le titre originel est L’air de Rien) et Maniac. L’hôtesse, c’est le monde déchu sûr de ses valeurs, envasé dans son narcissisme, c’est l’empire du Bien nihiliste, c’est la tentation démoniaque d’une vie facile dont l’horrible mot d’ordre est : sors de ta béance, oublie-là, coupe toute liaison avec Ceux d’en haut et profite de la vie ! L’hôtesse, c’est l’oubli de l’être, si je puis dire, l’oubli de l’oubli, l’énorme trou de mémoire, le profit parasitaire, la bêtise uniformisée. Le problème vient de ce que je couds mal les bords ensemble, j’ai voulu dire trop de choses, laisser hurler trop de mauvais instincts, j’ai corrompu le Mystère, c’est pour cela que c’est raté !

     

     

    JA : Vous n’avez pas répondu à ma toute dernière question, que je vous rappelle : « Si échec encore il y a, pourquoi, alors, avoir accepté de le publier tel quel ? ». Vos réponses appellent bien des commentaires, soulèvent, comme toute bonne réponse, une foule de nouvelles questions. D’abord, vous nous dites que Pogrom a été incapable, dans son écriture, de tenter une anamnèse qui aurait consisté à retrouver l’origine ; comme vous le dites bellement : « l’origine se refuse à se trahir dans le texte ». En êtes-vous bien certain ? Je choisis deux exemples, parmi bien d’autres. Vous devez probablement connaître Absalon, Absalon ! de William Faulkner ou La Mort de Virgile d’Hermann Broch, deux romans que l’on peut lire comme des tentatives, désespérées et géniales dans leur inflexible volonté de dire, de forer, pour retrouver une origine mythique que nous content, avec une constance qui devrait tout de même nous troubler, les vieilles sagas légendaires de bien des peuples anciens. Virgile, étrangement, paraît retrouver mais une fois mort, cette Parole première, que du reste il avait compris devoir annoncer par son œuvre, qu’il désira brûler. Sutpen et ses héritiers maudits sombrent dans la violence et la folie mais c’est le lent œuvre commun des différents narrateurs du roman qui nous indique je crois, dans une polyphonie admirable, quelque peu des échos d’une écriture première, chargé de mystère, de fureur et d’étonnement devant la beauté fulgurante.

    Nous reviendrons sur l’accusation d’antisémitisme qui accable Pogrom à la lumière de cette dénonciation à laquelle vous procédez d’un nouvel antisémitisme, qui ne vient pas mais qui, au contraire, est déjà là, est toujours-déjà-là selon l’expression de Paul Ricœur, que votre roman aurait voulu stigmatiser, celui de plus en plus de musulmans. M’intéresse avant tout la dernière partie de votre longue réponse : Léon Bloy justement. Estimez-vous que manquent, actuellement, de grands esprits capables de faire réfléchir les chrétiens au mystère juif qui serait encore, en somme, celui de l’Origine du monothéisme ? Et, pour le romancier que vous êtes, trouver, retrouver, revenir, choisissez l’expression qui vous conviendra, revenir au Christ donc, peut-être par le truchement d’un Bloy, d’un Bernanos ou d’un Claudel, n’est-ce pas, en revenant à la Parole , en La retrouvant, sortir ipso facto de la littérature ? Trouver l’Origine serait, aussi… se taire.

     

    ÉBB : Pour répondre d’abord à votre première question, je crois qu’on ne possède pas toute l’intelligence de son texte au moment de sa publication. On a une idée fixe, un climat, une atmosphère obsédante en tête, celle qu’on veut clouer dans les mots, on est attentif à certaines choses, inattentif au reste, on réfléchit toujours à l’unité de ce qu’on écrit par fragments, et le livre, aussi chancelant soit-il, finit par nous congédier, il se poursuit sans nous, dans le silence de sa propre intelligence, de plus en plus inintelligible pour celui qui l’a arraché à la nuit. Alors on regarde le labeur accompli et on se dit, même si c’est toujours insuffisant, qu’on s’est dépassé soi-même, et qu’on s’est fait doubler en même temps. C’est un équilibre vacillant ou un déséquilibre stabilisé qu’on rend à l’éditeur, un ballon rapiécé, déglingué, pourri, un bastringue, un branle-bas, le fameux Zélé de Mort à crédit, ça menace de s’écraser, tant pis, il faut en sortir avant que ça ne se referme sur vous et que vous vous abîmiez avec. Pogrom correspond à un état d’esprit, il fallait que j’aille au bout d’une certaine horreur, en glissant et en sautant sur des mots minés, entreprise orphique à tout point de vue, descendre au plus bas, avec la surprise de découvrir qu’à l’intérieur même de la nuit se tient un jour sidérant qui en fait trembler la noirceur. On contemple cette chose avec effroi. Elle peut nous détruire, comme dans Absalon, Absalon ! ou dans les Élégies de Duino. J’écris en transe, et dans cette transe du premier jet, sur laquelle on revient tant de fois après, on sent qu’on n’est plus seul à écrire, que quelque chose nous secoue la plume par en dessous, veut écrire à notre place, cherche à se matérialiser, un mystère qu’on ne contrôle pas et dont on devient à nos dépends le sismographe, un sourd grondement tapi au cœur de l’obscurité, ce noyau de lumière, de « beauté fulgurante » comme vous dites, c’est cette chose terrible qui nous congédie, qui nous dépossède en même temps qu’elle nous possède si on se laisse atteindre par elle. Est-ce cela, la grâce ? L’échec laisse entendre qu’on a échoué, qu’on s’est engravé la langue dans quelque lourdeur de sa propre corruption mentale, qu’on a touché le fond, et non le sans-fond, qu’on a été interrompu dans sa descente, qu’on s’est pétrifié dans un manque, qu’on n’a pas atteint le but qu’on s’était fixé ou tout simplement que le but en question n’a pas voulu de nous. Mais je ne vois pas l’écriture autrement que comme une errance, une déshérence, un effondrement consenti, il n’y a pas de but pas plus que de début, il y a un appel, on ne sait trop d’où ça vient, sans doute pas uniquement de la littérature, même si on écrit parce que c’est là qu’on s’est senti interpellé, on se précipite là où l’on croit que cet appel nous convoque, le livre, la musique, la peinture, mais aussi la politique, pour finir par se rendre compte que ça nous convie ailleurs, comme vous le dites, au cœur du silence, dans sa plénitude secrète, son amertume. A l’appel on a répondu à côté : on a répondu là où on l’attendait sans tenir compte de là où ça nous attendait. On a manqué à l’appel, c’est sans doute le cas de Pogrom, et c’est cela échouer. Mais l’échec est important pour l’écrivain, quelque chose doit venir et quand cela vient on se rend compte qu’un seul fragment est venu et qu’on n’a pas épuisé l’à venir. Le livre, morceau d’infini, se referme sur une ouverture : le prochain livre. L’échec dit la clôture et l’ouverture en même temps. Voilà pourquoi l’échec peut être souriant et pas seulement cuisant. Dans mon roman, l’inqualifiable, mon double, mon envers, lui-même échoue, il s’enfonce, il tombe, le livre se dérobe, la parole se blâme, c’est la catastrophe, et je voulais que Pogrom soit la caisse de résonance de cette catastrophe, l’impossibilité d’écrire, d’apposer sa signature sur la parole silencieuse, une catastrophe pas trop médiocre, si possible, un bouleversement des sens et du sens qui exhale, comme l’exige Artaud, une haleine de « vertige comprimé. » C’en fut une sur le plan de l’incompréhension : on a dit que c’était mal écrit, qu’il n’y avait pas de style, que c’était du sous-Céline, etc. Il y a des redites, certes, mais elles devaient figurer pour moi la chute en forme de spirale dans laquelle le narrateur du roman s’embourbe. On tourne en rond, comme dans mes deux autres romans, on tourne en rond autour de l’origine qui nous refoule durement, on échoue à l’accueillir, mais l’écueil brille lui-même de ce qu’il a manqué, il en révèle à chaque fois l’empreinte, dans son nerf. On a dit de Pogrom que c’était de la provocation. Mais provoquer, c’est chahuter dans l’indifférence, c’est appeler dehors, non pas inciter à la bestialité, surtout pas, mais pousser hors de soi, inviter à être hors de soi, à se dépasser vers son dehors, inciter à l’extase, à être en infraction, non pas avec la loi, mais avec ses propres bornes, avec sa bêtise, l’insignifiance de l’époque, avec ce faux repos qu’aucun combat n’a précédé, qu’aucun effort de conquête n’a entériné, il s’agit de réveiller, d’exciter en soi tout ce qui gît dans l’accablement, tout ce qui veut mourir, se taire, quitte à se donner des coups dans les parties basses, tout ce qui veut renoncer à grandir, à sortir du parc d’attraction – je n’ose dire du Camp – dans lequel nous autres judéo-chrétiens nous sommes séquestrés et dont le brouhaha nous bouche les oreilles et nous coupe la langue. C’est bien pour cette raison qu’on entre en littérature pour en sortir, mais après avoir fraternisé avec la chair du silence que la littérature, et avec elle la musique, nous apprend à goûter. Or, comme nous n’avons jamais fini d’en sonder la saveur, nous n’en sortons jamais, c’est le suprême paradoxe. Au terme du voyage, il y a le Texte, dont il est la source et l’horizon. Le Livre des Livres, c’est bien la Bible. C ’est de là qu’on part et c’est là qu’on finit toujours par revenir. Se tourner vers le Christ, c’est se tourner vers la Parole , et l’horizon de la Parole , c’est la Torah. Il me semble que Maurice Dantec, après Léon Bloy, nous montre bien que le Salut vient par les juifs.

     

    La deuxième partie de cet entretien est en ligne sur le blog de Juan Asensio, ici : http://stalker.hautetfort.com/archive/2007/03/27/entretien-avec-eric-benier-burckel-2.html.