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Fin de partie - Page 42

  • Entretien avec Stéphane Beauverger, deuxième partie

     

     

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    Suite de l’entretien avec Stéphane Beauverger (lire la première partie).

     

     

    ON : Tes romans sont très rythmés. Les chapitres sont courts, souvent entrecoupés d’étranges monologues intérieurs, ça percute, tu recoures souvent à l’ellipse, les dialogues fusent… Rien d’étonnant à ce que tu cites les Young Gods, ou que tu confies la création de la « bande originale » de La Cité nymphale à Hint ! Peux-tu nous parler de ta manière d’écrire ? La musique joue-t-elle un rôle important ?... Le cinéma ?...

     

    SB : Je ne sais pas si j’ai une « manière » d’écrire. J’avoue avoir un côté un peu casanier, « quand faut y aller, faut y aller ». Prosaïquement, au quotidien, j’écris parce que ça doit être fait. Non, plus vicelard, j’écris parce que j’ai hâte de voir ce qui se passe après. Le chapitre suivant. Le livre suivant. Après, j’ai quelques rituels, qui passent par le sifflement de la bouilloire et l’odeur du café chaud. Le besoin de silence aussi, qui fait que j’écris soit la nuit, soit avec des boules Quies. La musique est bannie – j’en écoute énormément par ailleurs – sauf si je cherche à atteindre une émotion particulière que je sais que tel ou tel air ou chanson me procure à chaque fois. Mais c’est un exercice limité, qui demeure marginal. Je me souviens d’avoir relu récemment une intervention de Jean-Claude Dunyach sur un forum, à propos du style, acquis ou inné ? Il faisait une différence que je trouve assez juste entre la « voix » et le « style », toutes deux composantes à part égale de la manière d’écrire. La première étant immatérielle, impalpable, peut-être inscrite dans chaque auteur depuis son premier texte, et le second, plus charnel, physique, inscrit dans une confrontation au temps, au rythme, à la cadence. Ce point de vue me parle. Cette espèce de point de convergence, presque quantique, entre l’objectif souhaité et les moyens mis en œuvre pour l’atteindre et le cerner. Ensuite, je dirais aussi qu’en tant qu’enfant de la culture de l’image (cinéma, publicité, télévision, jeu vidéo), j’ai la chance de pouvoir puiser dans un inconscient collectif – décidément, on y revient – afin de susciter facilement des images dans l’esprit du lecteur. J’aime bien jouer de références croisées pour générer des images inédites. La culture de l’image, la connaissance implicite de la technique du montage audiovisuelle par le public, me permettent aussi de manipuler plus facilement des ellipses ou des inserts. Notre cerveau, qui baigne dans ce jus narratif depuis notre naissance ou presque, est habitué à ce genre de gymnastique. J’en suis gavé, je le régurgite à mon tour. Après, je ne peux que constater mon vieillissement ou ma fatigue croissante, quand je visionne des films récents, visiblement montés et rythmés pour séduire un public ado en quête de montage « clipesque », et qui me donnent la nausée. Je pense par exemple à Moulin Rouge qui change de plan toutes les deux secondes. Je suis physiquement malade, j’ai du mal à le regarder jusqu’au bout. La transgression technique, oui, la débauche foutraque d’effets gratuits, non.

     

    ON : Nous sommes bien d’accord ! Ce n’est d’ailleurs pas le nombre de plans qui est cause (je me souviens d’un stupéfiant court-métrage de Guy Maddin, peut-être « The Heart of the world », au montage tellement frénétique qu’il devait compter plus de plans que les plus insupportables productions Bruckenheimer), que leur agencement inepte, « gratuit » en effet. De la production de sens, censée naître de la succession de deux plans, on passe, dans ces longs-métrages de la génération MTV, à une soustraction : il ne reste rien d’autre que l’effet… Tout le contraire, en somme, de films pourtant aussi différents (quoique tous deux tournés en vidéo) que Honor de Cavalleria, le beau premier film d’Albert Serra (un Don Quichotte minimaliste, en catalan), et Inland Empire, la dernière œuvre, splendide, de David Lynch. Mais, quelles sont tes références cinématographiques ?...

     

    SB : Il y en a tellement que, s’il ne devait en rester qu’un, ce serait sans doute Akira Kurosawa, à la fois pour la qualité visuelle, technique, narrative, humaine de ses œuvres. Rashomon, bien sûr, mais aussi Les Sept Samouraï, Le Chien enragé, L’Ange Ivre, Scandale, Vivre, Les Bas-Fonds, Barberousse, Le Château de l‘Araignée, La légende du Grand Judo... Bon, bref, tout, quoi… En plus, il a travaillé avec Toshiro Mifune, raaah ! Le seul reproche que je ferais à son cinéma, c’est la place et le rôle des femmes, quasi-absentes ou bien presque immanquablement mesquines, manipulatrices, forces d’entropie et sources de malheur. Il y aurait aussi Scorsese, pour La Valse des Pantins et Taxi Driver, et puis Takeshi Kitano pour L’été de Kikujiro. Côté français, Le Corbeau de Clouzot, Ça commence aujourd’hui de Bertrand Tavernier. Et tant d’autres, dont le nom m’échappe, mais dont les films m’ont touché. Ah, si, un dernier, que j’ai découvert récemment grâce à une rétrospective sur le câble : Claude Sautet, ne serait-ce que pour ses scènes de bar. Sautet filmait des bars avec de la vie, pas des décors avec des acteurs qui boivent.

     

    ON : Ah ! Si je veux voir des bars avec de la vie, je cherche plutôt du côté de Cassavetes ! Sautet a su, un temps, saisir l’essence de son époque. Je pense par exemple à Max et les ferrailleurs et à Vincent, François, Paul et les autres qui, pour ce que j’en sais, montrent superbement certaine réalité des années Pompidou et Giscard, en même temps qu’une autre, plus universelle, celle des « choses de la vie ». Mais le Sautet des décennies suivantes, de Garçon ! à Nelly et monsieur Arnaud, m’ennuie trop. Maurice Pialat m’a toujours davantage enthousiasmé. L’Enfance nue, La Gueule ouverte, c’est d’une autre trempe ! En revanche je partage sans réserve ton admiration pour Kurosawa. C’est vrai qu’il n’était pas le grand cinéaste des femmes ! Son cinéma était même aussi exclusivement masculin que celui de Mizoguchi était féminin. Mais doit-on le lui reprocher ? Si je ne m’abuse, tes livres – y compris leurs personnages féminins – sont eux-mêmes très masculins… Mais chez toi la femme n’est pas mesquine ou manipulatrice : tu la prives tout simplement de l’idée même de maternité. Tes personnages féminins sont des révoltées qui suppriment la vie bien plus qu’elles ne la donnent ! Si l’amour n’est pas absent de la trilogie, l’enfantement n’y est jamais envisagé. Cendre est condamné, Gemini castré, et les seules figures paternelles reconnaissables sont un pape iconoclaste, et Peter Lerner bien sûr, aussi puissant qu’absent, qui sera assassiné par ses « enfants », les Noctivores… Je devine d’ailleurs que ces derniers ne procréeront plus par les voies naturelles… D’ailleurs, procréeront-ils, ou se reproduiront-ils ? Et de surcroît, l’émergence de leur Gestalt n’est-elle pas menacée par leur expansion même ?... En effet, les Noctivores ne sont susceptibles d’échapper à l’intelligence machinique, en essaim, totalement inhumaine, qu’en tant qu’ils assimilent des singularités, des expériences individuelles dont le nombre diminuera jusqu’au dernier homme libre…

     

    medium_Chapitre20.2.jpgSB : En fait, j’ai envisagé fortement pendant quelques temps de faire avoir un enfant à Lucie et Cendre. J’étais intéressé par l’idée de « valider » leur couple en leur offrant une progéniture – puisque, n’est-ce pas, ma bonne dame, les enfants, tout de même, ah, quelle joie… Finalement, je n’ai conservé cet hypothétique personnage que sous la forme d’un fœtus mort-né. Ils ont failli avoir un enfant, au moins ils ont essayé. Mais ça n’a pas marché. Deux raisons principales m’ont poussé vers ce choix narratif : d’abord, un bébé viable aurait amené explicitement la notion de combat « pour les générations futures » et ce genre de bêtises, ça faussait ce que je voulais raconter dans cette trilogie. Je ne voulais pas leur accorder cet espoir-là. Justification trop facile de trop d’actes et de décisions. Ensuite, la mort du bébé ramenait Cendre à sa réalité de viande trafiquée et vérolée, capable seulement de donner la mort. Par contre, si j’avais exploré cette voie, j’avoue que ça aurait pu être amusant de confronter le « messie » à son héritier, certainement aussi porteur d’espoir que son papa, jusqu’à peut-être lui voler la vedette dans l’esprit des fidèles. Voilà un aspect du rapport filial, dans le cadre de la société dévastée de l’univers du Chromozone, que j’aurais aimé explorer. Une autre fois, peut-être. Pour ce qui est de la sexualité des Noctivores, j’avoue que je n’ai pas creusé le sujet. À mon avis, ils se tapent une partouze planétaire et cérébrale permanente, si on en croit ce que Justine a pu percevoir de leur monde quand elle s’est infiltrée dans leur champ de perception. Le plaisir du partage et le partage du plaisir, comme je le disais plus haut, sont les meilleures carottes proposées par la Synthèse pour fidéliser ses membres. Pour ce qui est de la question du point critique d’expansion de leur Gestalt, n’est-ce pas la nature de toute entreprise (in)humaine ? Atteindre l’apogée, et commencer à dévaler l’autre versant vers le point de départ. Puis recommencer. L’effondrement, s’il est pénible à vivre et expérimenter, n’est pas la dernière étape. C’est le terreau où puiser l’énergie nécessaire à la progression suivante. C’est aussi pour ça, peut-être, qu’il n’y a pas d’apocalypse à la fin de la trilogie. Au début de Chromozone, la civilisation connaît ses derniers soubresauts avant la pulvérisation. À la fin de La Cité nymphale, de nouvelles forces ont émergé, prêtes à disputer une nouvelle partie. Bon, ensuite, ma nature cynique va prendre le dessus sur ce que je viens de dire, et je ne pourrai m’empêcher de susurrer que c’est bien joli, le « terreau fertile où puiser les forces nécessaires à la prochaine glorieuse élévation », mais la loi de l’épuisement des sols, c’est pas pour les chiens, non plus. Des efforts de plus en plus rudes pour une récolte de plus en plus maigre, c’est une constatation qui n’est pas pour me déplaire, hé, hé, hé… Mais, ma bonne dame, tant qu’il y a de la vie, hein, n’est-ce pas, il y a de l’espoir, tout ça, et trois qui nous font un kilo. Au suivant !

     

    ON : L’humanité serait donc au bout du rouleau… Considérant cela, est-ce que chercher à faire entendre sa Voix a encore un sens ?... Non, je ne te crois pas si cynique. D’ailleurs, de l’apaisement, à la fin de la trilogie, j’ai une autre interprétation, plus pessimiste : la nouvelle domination des Noctivores. Et, en un sens, c’est une Apocalypse, la révélation de la Cité nymphale, la fin du monde humain, le triomphe de nouveaux élus. Et si je pousse le bouchon plus loin, à travers la communion des Noctivores (leur partouze planétaire, si tu préfères !), ce pourrait être le corps – sans organe – du Christ qui est reconstitué, à la fois Un, indivisible, et Multiple, infiniment divisé… À chaque nouvelle « absorption », c’est une Eucharistie que célèbreraient donc les Noctivores… Sauf que, en l’occurrence, il s’agirait plutôt de la chair de l’Antéchrist ! Les Noctivores ont beau montrer un  certain sens de l’humour, et se prétendre « éthiquement viables », ils n’en rappellent pas moins les légions de l’Anome de Grande Jonction, le dernier roman de Maurice G. Dantec : si l’entité est constituée de chaque individu, l’individu n’existe plus en tant que tel, et ne contient plus l’entité – il devient le rouage d’une machine ! J’en reviens donc à ma question. Puisque tu écris, puisque tu entends nous faire partager tes visions, c’est que tu imagines, d’une manière ou d’une autre, que ta Voix est importante… N’est-ce pas ?

     

    SB : Est-ce que c’est si important que cela, la survie de l’individu ? Qu’est-ce qu’il y aurait donc de si noble, de si beau, de si unique et sacré, qui mériterait de ne pas sacrifier son individualité à l’extirpation de la bêtise abyssale qui semble définir notre espèce ? Je me souviens d’un trait d’esprit d’un cartooniste américain – Bill Watterson, je crois – qui disait « la meilleure preuve de l’existence d’une intelligence extra-terrestre, c’est qu’elle n’a pas essayé de nous contacter. » Je souris et j’opine. Je vomis les hommes et ce dont ils sont capables, je méprise notre bassesse congénitale – oui, oui, je me compte dans le lot – parfois traversée par un éclair d’abnégation ou de bonté. Je n’ai pas lu Grande Jonction, mais s’il s’agit de faire entrer chaque individu dans une petite alvéole de ruche, au sein d’une conscience d’essaim ou d’une machine biologique dont chaque élément constituerait un rouage, ce n’est pas mon propos. La Synthèse n’a pas de plan, pas de dessein, pas de politburo. Son créateur échoue quand il tente de la plier à Sa volonté. Elle est de nature « cerveau droit », intuitive, sensible, instinctive. Je la crois capable de création artistique – si tant est que le geste de création soit la définition de l’individualité et de l’autonomie souveraine de chaque être. En tout cas, c’est ainsi que je la vois. Ensuite, libre à chaque lecteur d’y percevoir ce qu’il veut. Je répéterai donc ici que mon but n’est pas d’apporter une réponse, je me contente de poser des questions qui me préoccupent, et c’est déjà assez compliqué. Ce qui, au passage, te donne une idée de l’importance que j’accorde à ma Voix.

     

    ON : La Cité nymphale m’a un peu surpris. L’apex de violence attendu n’a pas lieu. Des feux démarrent de toutes part, mais tu parais prendre plaisir à les éteindre les uns après les autres. L’éveil des Noctivores à l’éthique, la fragile tentative de reconstruction de Lucie, Gemini et des quelques derniers résistants, nécessitaient-ils d’emblée, pour toi, de susciter le désir, puis la frustration, du lecteur ? Il me semble que ça n’est, alors, qu’en partie réussi... Tout m’a paru plus figé que dans les volumes précédents. Aux tempêtes d’images de ceux-ci, succède une sorte de long épilogue, dont les linéaments ne sont jamais vraiment approfondis – sinon, comme je l’ai déjà écrit, dans les « sauts de conscience » qui s’intercalent parfois entre les chapitres. Quel était non seulement ton projet d’ensemble, pour la trilogie, mais encore ton projet sur La Cité nymphale en particulier ?

     

     

    SB : Tu aurais raison de deviner mon plaisir à prendre le lecteur à contre-pied. Je voulais réinjecter de la petitesse dans cette histoire, éviter l‘escalade wagnérienne ou la déflagration à la Akira , en tout cas, pour cette saga-ci. Les héros sont fatigués. Le statu quo s’impose peu à peu. C’est vrai que c’est plus figé et amidonné. Le soufflé retombe. C’est un exercice un peu délicat de traiter du vide et du retour au calme sans écrire « le vide et le calme se font. » Peut-être est-ce aussi un hoquet de tendresse de ma part envers mes personnages, va savoir… Je me rappelle d’une très belle scène au début de Chasseur blanc, cœur noir, quand le réalisateur et le scénariste débattent de la fin du script de leur prochain film. Au terme des épreuves abominables traversées par les héros, le réalisateur veut les tuer, tandis que le scénariste souhaite leur accorder une fin heureuse. Démiurge ou dramaturge ? Pour la Cité nymphale, j’avais envie d’étouffer les trompettes au moment de sonner l’hallali, de renvoyer les walkyries au vestiaire, la guerre de Troie n’aura pas lieu, tout ça. Game over, please insert coin. Qui sait, peut-être suis-je un optimiste qui s’ignore, hé, hé, hé… En même temps, éradiquer l’humanité, c’eut été me débarrasser de ma problématique principale liée à sa violence. Trop facile, tellement peu humain… Non, une petite pincée de mesquinerie, un petit goût d’inachevé avant de refaire les mêmes conneries, c’est tellement plus dans notre nature, niark, niark. 

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    Illustrations tirées de La Cité nymphale, de Chromozone et des Noctivores © Corinne Billon

     

    Première partie.

    Troisième partie.

  • Entretien avec Stéphane Beauverger, première partie

     

     

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    Stéphane Beauverger est l’auteur aux éditions la Volte d’une trilogie – composée de Chromozone, des Noctivores et de La Cité nymphale – qui tente, souvent avec succès, de renouer avec l’ambitieuse anticipation d’un John Brunner ou d’un Norman Spinrad. Ni littérateur de génie comme Alain Damasio, ni « conteur » à plein temps comme Pierre Bordage, Beauverger s’ouvre cependant une voie unique, peuplée de grands films et romans américains, de jeux vidéo, et de ses propres fantômes – une voie résolument actuelle, une voix de notre temps, malgré l’héritage d’une certaine anticipation post-apocalyptique. Narration polyphonique, monologues intérieurs d’entités collectives, chapitres conçus comme des scénarii, dialogues tirés d’un générateur aléatoire de discours de cadre : Beauverger n’hésite pas à multiplier les points de vue et les solutions formelles, d’abord pour dynamiser un récit dont la lenteur, certes entrecoupée de fulgurants accès de violence, aurait pu sans cela susciter l’ennui, ensuite, et surtout, pour proposer au lecteur une vision fragmentaire, mais plus étendue, de son univers. Comme si chaque énonciateur, n’était qu’un membre des Noctivores… Ces trois romans, tour à tour survoltés ou apaisés, humanistes ou misanthropes, enfiévrés ou paresseux, témoignent aussi d’un talent sûr pour l’action, que les lecteurs d’Ellroy ou des premiers Dantec apprécieront à sa juste valeur.

    Entre un mojito et une pinte de Leffe, notre auteur a accepté de m’accorder un entretien pour Fin de partie : qu’il en soit encore remercié. Du 21 au 27 mars, nous avons donc joué au ping-pong, par courrier électronique. Aussi relâché en soit le ton, ce dialogue devrait vous convaincre, si ce n’était déjà fait, de la belle singularité d’un écrivain dont la réputation n’a, hélas, guère franchi les frontières du petit monde de la science-fiction.

    J’apprends à l’instant que La Cité nymphale figure dans la liste des finalistes, dans la catégorie « romans », pour le prix Rosny aîné, en compagnie, entre autres, de Minuscules flocons de neige depuis dix minutes de David Calvo (lire aussi le bel article de Bruno Gaultier sur Systar)… Mon vote n’aura donc pas été vain ! Les autres finalistes sont Jean-Pierre Andrevon pour Le Monde enfin, Corinne Guitteaud & Isabelle Wenta pour Paradis perdu, Jean-Marc Ligny pour Aqua TM et Laurent Queyssi pour Neurotwistin.

    Place, à présent, à la première partie de notre entretien.

     

     

    Olivier Noël : Stéphane, ta trilogie du Chromozone met en scène une France dévastée, explosée en territoires communautaires où survivre constitue le seul horizon – jusqu’à l’apparition d’un petit messie, et du règne post-humain des Noctivores. D’où vient cette vision assez cauchemardesque du monde occidental ?...

     

    Stéphane Beauverger : Si j’étais dans un mauvais jour, je pourrais prendre ma voix du pasteur King et bredouiller « I had a dream… », ou bien dégainer mon « on est toujours puni par là où on a péché », et question punition, l’Occident commence à allonger un joli passif qui lui pend au nez. Mais, ce serait faire des effets de manches un peu usés. Non, en fait, comme j’avais envie de travailler et d’écrire sur les mécanismes de survie, individuelle ou grégaire, il me fallait d’abord dégager un univers propice à cet exercice. Avec l’invention du virus Chromozone, qui pousse les individus infectés à une violence primale, j’avais mon levier. Par ailleurs, le fait que ce virus parvienne à contaminer l’espèce humaine à cause de misérables petits profiteurs, toujours prêts à économiser un peu sur le coût de revient d’une technologie inventée justement pour rendre ses ailes à une société en voie d’effondrement, n’est pas pour me déplaire.

     

    ON : Tel virus avait déjà été « rêvé » par des cinéastes, comme David Cronenberg (Shivers, sous une forme parasitaire, Rabid, avec des symptômes sexuels), George Romero (The Crazies, et sa tétralogie des morts-vivants) ou Danny Boyle (28 jours plus tard), mais aussi par d’autres écrivains, comme Richard Matheson (Je suis une légende) ou Murakami Ryû dans Les bébés de la consigne automatique. Tous expriment une certaine désespérance ; chacune des œuvres citées – dans lesquelles l’origine du mal est technologique, donc humaine – s’achève en effet par la contamination générale, ou son inéluctabilité, contre laquelle se battent, en vain, les derniers hommes. Sans trop en dire, on peut révéler que la fin de La Cité nymphale, qui clôt ta trilogie, n’est pas aussi radicale, sans forcément être plus rassurante : au Chromozone succède une nouvelle forme de déshumanisation, les Noctivores, dont la domination paraît, à son tour, inexorable (et que les irréductibles n’acceptent pas). Mais les Noctivores, que tu décris comme une intelligence collective « éthiquement viable », sont par-delà le bien et le mal. Nietzschéen, Beauverger ?...

     

    SB : Holà, ça, ce serait éventuellement à toi de le dire. Et puis, je ne m’habille que sur mesure, j’aime pas les costumes trop larges. C’est vrai qu’il y a une tendance marquée, dans les histoires de contamination globale, à tendre vers l’annihilation, l’éradication de l’humanité, ou sa mutation vers autre chose d‘inéluctable et de définitif. C’est peut-être ce qui est le plus fascinant dans le phénomène des épidémies, au-delà de sa portée morbide : nul ne sera épargné. Stephen King avait proposé une variation amusante sur ce thème dans Le Fléau. Mais j’aurais un petit faible pour celle d’Edgar Wright dans son film  Shaun of the Dead : au terme d’une classique épopée survivaliste dans un quartier londonien infesté de zombies, tout redevient normal dans les dernières minutes du film, et le héros reprend ses parties de Playstation avec son pote, zombifié certes, mais encore capable d’appuyer sur des boutons de manette de jeu. Rien ne se perd, rien ne se crée, rien ne se transforme. Pied de nez ou signe des temps ? Dans ma trilogie du Chromozone, plusieurs groupes ou entités ont un projet pour sauver ce qui peut l’être de l’humanité en déroute. Vers la fin, les Noctivores semblent prendre le dessus. Leur conscience collective – que je préfère appeler leur « inconscient collectif », d’ailleurs, dans la mesure où leur Synthèse est plus basée sur une mise en commun des émotions et des ressentis que sur un interfaçage logique des intelligences – leur donne un avantage évident face aux réfractaires. Du haut de leur inconscient collectif, donc, ils affirment en toute modestie être le futur inéluctable, la réponse en même temps que la solution aux égarements de l’espère humaine imbécile. Il serait prudent de croire que si la somme de leurs cervelles est arrivée à cette conclusion, leur postulat est fondé. D’un autre côté, plus c’est grand, plus ça tombe de haut.

     

    ON : Le finale de Shaun of the Dead, film assez drôle, est tout de même cynique… Au moins ne fais-tu pas l’amalgame entre les êtres humains et les Noctivores, ces « plus qu’humains ». À dire vrai, ces derniers ne sauraient incarner le Surhomme nietzschéen, qui n’est jamais que l’homme qui se dépasse sans cesse – l’individu souverain. Ils en sont même l’antithèse. Ça me rappelle la polémique qu’avait suscité l’essai de Jean-Michel Truong, Totalement inhumaine. L’idée d’une intelligence non humaine, d’une conscience (ou d’une inconscience comme tes Noctivores) dont l’individualité serait exclue, est certes difficilement acceptable. Elle suppose en effet l’humanité indigne de survivre, comme tu le fais toi-même, et la condamne à une salutaire disparition. Mais une solution a-t-elle encore un sens, si l’homme, cet individu social, ne fait plus partie des plans ?...

     

    medium_Chapitre03.jpgSB : Effectivement, la Synthèse peut être difficilement acceptable, du moins de notre point de vue d’entités individualistes. Mais dans le dernier volet de la trilogie, La Cité nymphale, elle n’est vécue comme une contrainte que par deux types d’individus : ceux qui sont, par conviction, par peur ou par calcul, opposés aux Noctivores, c’est à dire ceux qui s’y opposent avant d’y avoir goûté, et ceux, minoritaires mais statistiquement représentatifs, qui sont rejetés par la Synthèse après en avoir fait partie. Pour les premiers, il s’agit d’un choix, ou d’un embryon de choix, satisfaisant. Pour les autres, c’est généralement une souffrance. L’éjection est vécue comme un manque, car la Synthèse diffuse envers tous ses membres la plus puissante des drogues : la sensation d’être compris et accepté, en même temps que la sensation de comprendre et d’accepter. C’est à dire la fin de la peur, l’éradication du plus petit dénominateur commun de notre espèce, la source de toutes les violences et le levier de toutes les exploitations : la peur. Les Noctivores n’ont plus peur. Même pas de ce qui est différent d’eux. Cette sérénité partagée, cette globalité de compréhension vécue individuellement et collectivement par les Noctivores, font de la Synthèse une solution acceptable. C’est en cela que je la qualifie d’« éthiquement viable ». Je ne considère d’ailleurs pas que l’homme ne fasse plus partie des plans. Il semblerait bien, vers la fin du troisième roman, quand les Noctivores affirment avoir tué le père et réglé leur Œdipe, qu’ils soient capables d’humour. Et le rire est le propre de l’homme, n’est-ce pas ?

     

    ON : Tu oublies les hyènes… Plus sérieusement, les Noctivores ont en effet « tué le père ». Le problème, c’est qu’ils l’ont vraiment tué. Pour une entité qui se prétend « éthique », c’est un peu gênant, non ?

     

    SB : Tu veux dire que ce n’est pas très moral de tuer son prochain ? Hé, hé, hé… Ca dépend lequel. En l’occurrence, Peter Lerner – puisque c’est de lui qu’il s’agit – n’a finalement fait que retourner son arme contre lui-même. Ce tueur qu’il a dressé pour atteindre une certaine cible a échoué par opposition larvée, inconsciente, de la Synthèse aux desseins de son créateur. En définitive, Peter aura juste le temps de voir le sacrifice consenti de Justine, avant de payer pour ses manœuvres. D’accord, le geste de son exécuteur tient plus de la vengeance que de la justice, mais l’essentiel est ailleurs : finalement, presque malgré eux, les Noctivores ont refusé de respecter la volonté dominatrice et agressive de Peter. Leur inconscient collectif avait statué que c’est mal et œuvrait en opposition aux objectifs officiels. Dans l’esprit du personnage du tueur, ça se traduit par cette seconde partition qu’il perçoit en filigrane sous le vacarme des injonctions principales dont son cortex est gavé. Finalement, les Noctivores ont tué le père en ce sens qu’ils ont transgressé ses ordres et affirmé leur indépendance. C’est pour eux l’instant de leur épiphanie, ils prennent conscience qu’ils sont capables de faire des diagnostics moraux et de prendre les décisions qui s’imposent. C’est une révélation qui n’a pas fini de les secouer, bien après la fin du troisième tome.

     

    ON : As-tu envisagé d’écrire cette suite ?

     

    SB : Oui, j’ai une planification à long terme ainsi listée : Les Enfants du Chromozone, puis L’Empereur-Dieu de la Synthèse , et enfin Les Noctivores à la plage. Blague à part, je n’envisage pas d’écrire de suite, en tout cas, ce n’est pas dans mes objectifs. Je ne dis pas que l’envie ne me prendra pas, dans quelques années, mais pour le moment ça ne m’intéresse pas. La trilogie était conçue depuis le départ en trois volets séparés chacun par huit années, j’ai mené le destin de mes personnages jusqu’à la conclusion que je visais, qu’ils se reposent, maintenant.

     

    Deuxième partie.

    Troisième partie.

     

    Illustration (tirée de Chromozone) et photographie © Corinne Billon

     

  • Entretien avec Éric Bénier-Bürckel, troisième et dernière partie

     

     

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    Suite, et fin, de l’entretien avec Éric Bénier-Bürckel, que Juan Asensio et moi avions mené en février 2006. À l’heure où des admirateurs de Leni Riefenstahl mouillent leur treillis à la vision des muscles huilés des occidentaux combattants du film 300, qui revisite, façon Rêve de fer, la fameuse bataille des Thermopyles opposant une poignée de surhommes spartiates à des nuées de Perses, il est réconfortant de se colleter avec l’intelligence de l’auteur de Pogrom, comme avec celle de l’auteur de La critique meurt jeune – qui est aussi, vous le savez, l’infatigable patron du blog Stalker.

     

    Rappel :

    Mon article sur Un prof bien sous tout rapport.

    La critique de Pogrom par Juan Asensio.

    Ma critique de Pogrom.

    Ma critique-fiction d’ Un peu d’abîme sur vos lèvres.

    Première partie de l’entretien.

    Deuxième partie de l’entretien.

     

     

    ON : L’antisémitisme de Mourad – tellement abject, soit dit en passant, que m’a un peu gêné ce personnage d’Arabe trop caricatural, d’autant plus que déjà, le narrateur sans nom de Maniac éructait sa peur et sa haine des Arabes – ne relevait donc pas tant, comme vous le suggériez plus haut – en cela sans doute rusez-vous –, de l’expression même maladroite de votre quête spirituelle, que d’une provocation, fût-elle salutaire, utile à votre « peinture extrême » du Mal…

    Mais revenons, si vous le permettez – sans nous éloigner du problème moral posé par l’esthétique de Pogrom –, à la mort de Dieu. Je me souviens dans Un prof, de cette « omniprésence » de la mort de Dieu, qui n’était à mes yeux qu’une lucide mais très cynique justification a posteriori, par Bucadal, de son comportement monstrueux ; et dans Maniac le narrateur sans nom pouvait fort bien avoir halluciné le délire christique de son père – c’était même l’hypothèse la plus plausible puisque nous étions visiblement face à un schizophrène.

    Il se peut qu’il y ait pourtant quelque chose de beckettien dans votre œuvre – toutes proportions gardées. Le lien serait alors trouvé entre le pur nihilisme dans lequel se débattent vos personnages et ce retour au Christ que vous évoquez ici (autrement dit, entre American Psycho et le Désespéré). Dans vos trois romans en effet, Dieu ne se manifeste qu’en tant que manque, en tant que vide à combler. Mais chez Beckett, le silence qui succède au brouhaha grouillant de la foule humaine, révèle seulement le Néant… Or vous-même prenez vos distances, dans votre réponse précédente, avec l’inqualifiable de Pogrom qui, je vous cite, a « honte d’appartenir à cette humanité qui tue et qui se tue ». Incohérence ?... Comme les errants de Beckett, vos personnages sont-ils donc contraints de tourner en rond, toujours, sans jamais trouver Dieu (quoi que recouvre ce mot) ? Quelle pourrait être l’issue romanesque de ce dilemme littéraire ? Vos romans vont-ils chercher enfin la lumière, ou se complaire en enfer, indéfiniment, au risque de n’être rien de plus que des attractions supplémentaires du parc humain ?

     

    ÉBB : Ce que j’aime bien chez les « hommes infâmes » que je décris, souvent jusqu’à la caricature pour le besoin de ma cause satiriste, vous avez raison, c’est leur univers pulsionnel.     Ce qui m’a toujours intéressé, sur un plan moins spirituel que philosophique, ce sont les rapports de forces et les relations de pouvoirs. Non pas les lieux où ils sont coagulés, les grandes instances molaires que sont l’Homme, l’État, la Famille , le Pouvoir, mais les zones diffuses et non localisables où ils naissent et qu’ils traversent. Dans Pogrom, comme dans Maniac, ce n’est pas seulement dans le visible que se déroulent les événements les plus importants, mais aussi et surtout dans l’invisible, à un niveau micro-physique. Il y a des zones d’affrontement partout, des guerres, des conflits, des luttes, mais aussi des résistances, des insurrections, des inversions de rapports, des victoires, des vaincus et des vainqueurs. Sous le calme apparent de l’amour, des tempêtes de haine. Sous la sérénité manifeste de la pensée, des idées chaotiques. Bref, il y a des rapports de forces qui se répartissent sur tous les plans, engendrant une multitude de devenirs (devenir-loser, devenir-animal, devenir-fou, devenir-amoureux, devenir-vieux, devenir-jeune, devenir-mort, devenir-raciste, devenir-antisémite, devenir-écrivain, etc.) De ces devenirs, on peut dire qu’ils se répètent à tous les niveaux, aussi bien dans les faits narrés que dans la narration elle-même, dont la forme répétitive, minimale, veut mimer les micro-événements qu’elle exprime. Le style répétitif – qui puise entre autres ses composants dans la musique de Philip Glass ou de Steve Reich – est comme l’empreinte sur la surface macroscopique de ce qui se trame à un niveau microscopique, surface scripturale où vient s’impacter le jeu micro-physique des affects et des rapports de forces qu’il contracte comme des virus. D’où un style vif, éclaté, faisant valoir au niveau du verbe les chocs et les affrontements virtuels qui le rendent possible. Le propre du bien pensant ou de l’honnête homme est de n’envisager les problèmes moraux ou philosophiques qu’en termes de bien et de mal, de vrai et de faux, de pur et d’impur, de juste et d’injuste, bref de tout rabattre sur le vieux dualisme manichéen qui quadrille l’espace bio-politique occidental en rappelant, comme le fait un Deleuze, qu’il existe un bon désir et un mauvais désir, une bonne façon de penser et une mauvaise façon de penser, une bonne volonté et une mauvaise volonté, une bonne façon de traiter les problèmes et une mauvaise. Or, dans ma perspective romanesque, quand il est question de crime, de violence, de racisme, de ce qui d’emblée est rangé par nos bien-pensants dans la rubrique de l’abjection, il s’agit moins d’émettre un jugement de valeur    négatif – en se contentant de dire, l’index dressé, que « ça n’est pas bien, ça ne devrait pas exister » – que de voir et de comprendre comment ça fonctionne. Dire : « c’est mal, c’est pas bien » ou « c’est anormal » n’élimine pas le problème, loin de là. Il le rend d’autant plus aigu et fascinant. Comment ça marche un pervers, un maniaque, un pédophile, un tueur en série, un délinquant, un violeur, un raciste, un antiraciste, un terroriste ? Voilà la question qui a été la mienne tout au long de la réalisation de mon triptyque. L’empire du bien préfère gommer la réalité qui le dérange en l’accusant d’irréelle, d’insupportable, de fasciste, de folle, de fanatique ou d’irrationnelle, bref de pathologique, que de l’interroger et d’en comprendre la géniale mécanique. De ce qu’il ne veut pas entendre parler, l’homme de bien préfère le taire en le gommant ou en l’enfermant dans un discours censé le ridiculiser ou le minimiser (c’est un phénomène mineur, c’est une pathologie rare), bref en le mettant au ban de ce qui peut et doit être dit. Ce ban doit rester imparlable. Je pense pour ma part, quitte à répéter une évidence, que le roman doit laisser parler l’imparlable, qu’il est un espace réservé à tout ce qui ne peut pas se dire ailleurs. On y donne la parole au meilleur comme au pire. Dans ce sens, mon travail dans mes romans a bien été celui-là : peindre le pire en le considérant comme une manifestation de l’humanité, serait-elle considérée comme inhumaine par la société civile. Dire « le racisme c’est pas bien, la pédophilie c’est encore pire », et les dénoncer en se positionnant contre ne les fait pas moins exister. Quand on écrit un roman, on n’est pas contre mais dans le racisme, on n’est pas contre mais dans la pédophilie, on n’est pas contre mais dans le terrorisme. Se dressant contre, opposant ses forces à d’autres forces, on en pâtit et on s’en nourrit à son insu. Être contre, ce n’est pas seulement être opposé à, mais aussi être tout contre, être attaché et emmêlé à ce à quoi on oppose sa résistance : on repousse quelque chose qui dans le même temps exerce une poussée contre et en nous, espèce de corps à corps hystérique où les forces en tension semblent oublier leur division, si bien que l’affrontement devient un lieu de mélange où les forces spécifiques des uns et des autres circulent sans distinction, se vampirisant mutuellement. Au lieu de repousser, on intériorise les forces de l’adversaire (ce qui prouve bien qu’il existe) et l’adversaire intériorise les nôtres (j’existe aussi pour lui), de telle sorte que chacun devient un peu plus fort ou un peu plus faible qu’auparavant et surtout tend à devenir celui qu’il nie, à le mimer, à parler la même langue secrète, sans rien avoir réglé pour autant. Voilà pourquoi, dans un roman, on n’est pas contre mais dans. Au cœur d’une zone où les adversaires deviennent indiscernables. La vie n’a pas besoin d’être justifiée ou autorisée pour être ce qu’elle est, c’est plutôt elle qui justifie et autorise ce qui existe, le meilleur comme le pire. L’honnête homme ne peut s’empêcher de juger la réalité en fonction de ce que lui dictent sa logique et sa bonne volonté. Quand un phénomène n’est pas conforme à sa pensée ou à ce qu’il s’autorise à penser, il préfère le dénoncer comme maladie ou comme pathologie, ce qui, non seulement le soulage sur son propre compte, mais lui permet aussi de faire l’économie d’avoir à le penser. L’honnête homme se fait le juge d’instruction et le juge de peine du réel et il a toujours déjà virtuellement mis en état d’arrestation ce qui dans la vie n’est pas conforme à son code, à ses valeurs ou à sa logique. Le romancier n’est pas un juge. Il donne la parole à ceux à qui les institutions civiles la confisquent. La vie ne se réduit pas aux seules catégories morales du bien, du vrai, du juste et du sain. Sait-elle ce qu’elle fait, la vie ? La vie, c’est aussi cette réalité « scélérate » dont parlait Sade, réalité qui met en question nos valeurs d’honnêteté et de vertu dictées par la raison normative. Si l’honnête homme considère que sa pensée et sa bonne volonté sont ce qu’il a de plus digne et de plus précieux, le « philosophe scélérat » n’accorde à la pensée d’autre valeur que de favoriser l’activité de la passion la plus forte, d’autre intérêt que de laisser parler le corps et ses affects à travers elle. Le corps a quelque chose à dire. Je me suis intéressé au corps des hommes méchants. Qu’ont-ils à nous apprendre sur nous-mêmes ? Cette scélératesse existe, et plutôt que d’en nier l’existence ou de faire comme si elle n’avait pas lieu d’être, il me paraît nécessaire de l’accueillir, du moins dans l’espace littéraire. Il est plus commode et plus rapide de qualifier de pervers celui qui n’agit pas comme tout le monde, qui n’exécute pas les mêmes figures que tout le monde, qui ne vit pas sa sexualité comme tout le monde, bref qui n’obéit pas aux codes en vigueur, que de prendre la peine d’écouter la langue instinctuelle qu’il parle ou qu’il exprime. Au lieu d’examiner le problème, d’essayer d’en saisir la logique interne, on le liquide d’une pichenette en se pinçant le nez : une façon de se rassurer sur son compte, de montrer qu’on est du bon côté, celui des normaux (des normés), de l’orthodoxie culturelle, des hommes qui pensent et vivent bien, mais aussi de se protéger en dressant un bouclier contre l’homme différent, celui qui échappe aux normes, qui les déborde, et à qui la vie a permis d’exister en tant qu’anomalie. Le romancier fait tout le contraire : le citoyen s’efface en lui pour céder la place à l’inconnu, à l’insaisissable, au hors la loi qui se tient au fond de toute humanité. La vie (les honnêtes hommes comme les scélérats) n’a peut-être pas besoin d’être justifiée par la pensée, encore moins de passer par le tribunal de la raison. L’honnête homme que je suis moi-même à titre privé est vivement intrigué par le scélérat. Peut-être l’envie-t-il secrètement. Le scélérat fait ce que l’homme de bien s’interdit de faire, ou plutôt ce qu’on lui interdit de pratiquer. S’il le traque, c’est peut-être moins pour mettre la main dessus que pour voir jusqu’où il peut aller, pour le suivre dans ses retranchements, surprendre son secret. Le propre du monstre, c’est de montrer, de rendre visible. Ce qu’il montre, c’est l’espace d’indifférence qu’il porte en lui, ce monde diffus et obscur, l’immonde dont je parlais tout à l’heure, qu’il implique et qu’il exprime, ce lieu où la loi et les codes sont suspendus, mis hors circuit, une sorte de no man’s land où tout est possible, même le meurtre, même le viol, que se refusent à explorer les honnêtes gens. Houellebecq écrit dans Rester vivant : « Soyez abjects et vous serez vrais. » Houellebecq emploie ici exprès le langage accusateur, plein de haine et de ressentiment, du gentilhomme. Il ne veut pas dire qu’il faut être méchant, mais qu’il faut laisser être ce qu’il y a de pire en nous, de plus obscur, de plus incompréhensible, afin de pouvoir saisir quelque chose du           « scélérat », de cette vérité ou de cette vie authentique qu’il y a au fond de tout homme, y compris l’honnête. La part maudite de l’être humain est ce que depuis mon premier roman je m’emploie à explorer. Je n’en fais pas l’apologie. Je la regarde en face. 

     

    JA : « Voilà pourquoi, dans un roman, on n’est pas contre mais dans » écrivez-vous. Bernanos était dans Ouine, durant plusieurs années d’un labeur angoissé, acharné, halluciné. La fin du podagre est étrange et, de fait, littérairement, le grand romancier ne se prononce pas sur le sort énigmatique de l’âme de son diabolique personnage : il ne le condamne ni ne le sauve. Pourtant, Bernanos n’avait point une bien grande opinion du type ou du surtype que représente à ses yeux Ouine : l’intellectuel gidien, donc aussi insaisissable qu’une anguille, l’homme creux incapable d’affirmer ou de nier. Certes mais, vous le savez, le plus dur n’est pas tant descendre en Enfer, les portes d’entrée sont nombreuses, que d’en sortir. Autre exemple, cette fois cinématographique, de la facilité, pour un homme intelligent, de s’identifier avec tel abject meurtrier : le superbe Manhunter de Michael Mann. La difficulté est donc moins de contempler, parqués dans leurs malebolge, l’innombrable et fascinante diversité des monstres que de revenir comme Marlow à la surface, sans plus même de cicérone, afin de révéler aux hommes un savoir ténébreux mais aussi de réconciliation (Trakl, T. S. Eliot, Sabato, etc.), à tout le moins d’espérance, d’où ma question relative à ce que vous pensiez être votre horizon d’attente, après ce triptyque.

    Revenons donc à des questions plus banales : quels sont vos maîtres en littérature, en philosophie, si vous en avez dans ce domaine ? Vous avez évoqué Bloy, Dantec, Sade et Houellebecq : d’autres noms encore ?

     

    ÉBB : Monsieur Ouine est un très beau roman, j’y songe comme à un remous monstrueux après que le monde se soit effondré sur lui-même. Mais vous, Juan Asensio, en parlez mieux que personne, je crois…

    Vous étonnerai-je si je vous dis que mes premiers maîtres sont les furieux imprécateurs de l’Ancien Testament ? Viennent ensuite, philosophes en tête, Schopenhauer, Nietzsche et Heidegger. J’ai commis jadis un mémoire de maîtrise sur l’intuition catégoriale chez Husserl, sous la direction de Jean-Luc Marion, après avoir suivi les cours de Pierre Jacerme, heideggerien exceptionnel, au lycée Henri IV, en khâgne (avec Aude Lancelin dans la même classe !). En littérature, il y a Céline, bien sûr, mais aussi Beckett et Thomas Bernhard. Mais je suis de plus en plus persuadé que nos plus grands auteurs français sont Joseph de Maistre, Chateaubriand, Baudelaire et Bloy ! Bref, à l’instar d’un Antoine Compagnon, c’est à la langue des grands Antimodernes du 19e siècle que je voue ma plus vive admiration, à son exigence.

     

    ON : Un prof bien sous tout rapport n’aurait sans doute pas existé sans American psycho de Bret Easton Ellis, n’est-ce pas ? Que pensez-vous de vos contemporains comme Ellis, Murakami Ryû ou Chuck Palahniuk, que l’on évoque plus volontiers, à vous lire, que Joseph de Maistre ou Chateaubriand ?

     

    ÉBB : Dans son excellent roman Défaut d’origine, Oliver Rohe explique qu’il a vécu la lecture de Thomas Bernard comme un viol, un terrible pillage de son propre imaginaire : Bernhard avait volé son œuvre ! J’ai éprouvé la même rage stupéfaite à la lecture d’American Psycho : ce gredin de Bret Easton Ellis me ravissait mon livre ! Le moindre des hommages à lui rendre était d’aller jusqu’au bout d’un projet identique médité et entrepris depuis ma naissance ! Les deux autres auteurs que vous citez, surtout celui de Fight Club, font partie de ceux que je n’ai pas manqué de phagocyter avec grand plaisir lorsque je m’encanaillais la langue du côté des écrivains américains. Je pourrais dire la même chose de l’auteur du Démon et de la Geôle , le très prophétique Hubert Selby Jr. Mais c’est un choc bien moins viscéral que Mort à crédit et Histoire de Juliette, découverts à l’âge où j’allais encore débagouler ma fierté de premier de la classe au collège, alors que, dans le même temps, bienheureusement chevelu, je hurlais et je jouais furieusement de la guitare dans un groupe de Trash Metal – on ne disait pas Black Metal à l’époque –, prêchant la Mort et le Mal à qui voulait bien l’entendre. Mon parcours, mes goûts et mes dégoûts m’ont donc toujours reconduit au génie de la langue française, m’obligeant au fil des années à me corriger violemment le style, encore si cafouilleux dans mes deux premiers romans. Qu’est-ce qu’écrire, sculpter, peindre, composer, danser, sinon se mettre sur la piste de sa propre grandeur ? Oserais-je dire que tout est dans Pascal ? N’est-il pas notre véritable contemporain ? À quoi bon aller chercher l’inspiration en dehors de nos frontières, puisqu’elle est là, en France, au cœur de notre langue piétinée par de sombres crétins analphabètes omniprésents dans la presse et dans l’édition parisiennes, cette dévastation de  cervelle, en attente d’un nouveau souffle !       

     

  • Entretien avec Éric Bénier-Bürckel, première partie

     

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    En février 2006, Éric Bénier-Bürckel avait accordé à la revue en ligne Ring un dense entretien – disparu depuis dans les limbes de la Toile … –, mené par Juan Asensio et moi, au cours duquel l’auteur de Pogrom, peu avare de ses mots, jetait un nouvel éclairage sur une œuvre secrètement hantée, depuis son premier roman Un prof bien sous tout rapport, par l’absence de Dieu. Si nous doutâmes parfois de sa sincérité, son dernier livre, Un peu d’abîme sur vos lèvres, le montre (lui ou son narrateur, mais ici la frontière est instable) hargneux, amer, puis comme brisé, totalement nu, pathétique et, in extremis, apaisé. Force nous est de reconnaître, aujourd’hui, certaine cohérence dans les chemins empruntés par sa littérature. Sans doute, comme il me l’a confié plus tard, était-il, à l’époque, sous le choc d’une véritable révolution intérieure. Relisons ses réponses d’alors, où nous trouverons tour à tour la roublardise de l’opportuniste, la fièvre d’une pensée en mouvement, et la promesse, sous-jacente mais toujours brûlante, d’une œuvre à venir d’où surgira, j’en suis sûr, un rayon de lumière pure. Qu’il soit ici remercié de nous avoir permis de reproduire nos échanges.

    La deuxième partie de cet entretien sera publiée dans la foulée sur Stalker.

    La troisième et dernière partie sera mise en ligne ici-même.

    Ensuite, je vous réserve une petite surprise, avec une longue interview d’un auteur un peu libertaire sur les bords, déjà largement commenté en ces pages…

     

     

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    Juan Asensio : Éric Bénier-Bürckel, je dois vous dire que vous m’avez surpris en m’ayant déclaré que votre troisième roman, Pogrom, était un incalculable ratage, vous m’écriviez même : « un désastre ». Dans le texte que je lui ai consacré, tout en pointant les défauts de ce roman, je parvenais tout de même à une conclusion beaucoup plus nuancée que la vôtre : m’y attirait sa rage d’expression si je puis dire, cette volonté d’acculer le réel par la seule force des mots. Si désastre il y a donc, ce ne peut être qu’au sens où Blanchot emploie ce mot dans l’expression, bien connue, d’« écriture du désastre ». Dès lors, j’ai du mal à expliquer votre sévérité à l’égard de votre propre livre : serait-ce une forme de modestie déplacée ou bien, effectivement, ce qui est tout de même assez rare de nos jours de la part d’un écrivain, la réelle conscience d’un fourvoiement ? Si échec de ce roman il y a, voulez-vous nous dire en quel sens ? Si échec encore il y a, pourquoi, alors, avoir accepté de le publier tel quel ?

     

    Éric Bénier-Bürckel : Pogrom est le mot essentiel, le titre par lequel l’auteur indique au lecteur dans quel univers il s’introduit, à quel type d’épreuve il doit s’attendre, à quelle violence catastrophique il va être confronté, il est par lui-même un signe de chaos, de désastre, celui qui a eu lieu, celui dans lequel on vit, celui qui vient. On respire dans un désastre, un écart terrible, une brèche incolmatable, un glossaire de calamités : la séparation de l’homme avec son origine, la séparation des hommes entre eux, la séparation du profane et du sacré, de l’immanence et de la transcendance, la séparation des juifs et de leur terre, les chrétiens qui voulaient séparer les juifs du Texte vivant pour les soumettre au Christ vivant, les musulmans qui voudraient séparer juifs et chrétiens du Livre pour les soumettre à Mohamad, la technique qui sépare l’homme de son mystère, la lutte à mort pour l’Origine. Le monde et la parole en portent la cicatrice. Désastre, je le rappelle, signifie étymologiquement être privé de l’astre, source de lumière, de chaleur, de plénitude. Il est à l’origine du mot désir. Et le désir est le lieu d’une déchirure en même temps que la tension qui veut réunir les bords décousus. Une disjonction, et la recherche d’une conjonction, c’est le plan du roman, mais dans la réalité c’est la nature de cette conjonction qui fait problème. Avec quel fil allons-nous recoudre les hommes ensemble ? Plus crucial encore : avec quel fil allons-nous nous recoudre à l’origine ? La technique s’y emploie, rejetant le fil du sacré dans les limbes de l’inutilisable. Entrer dans Pogrom, c’est pénétrer dans l’entre-deux de la déchirure qui sépare la créature de ce qui l’a engendré, qui ampute le monde de la lumière, l’homme de Dieu, la parole humaine du Verbe, l’étant de l’être, l’homme de sa Question.. Depuis la chute, si je puis dire, la réconciliation avec l’astre dont on est privé est vouée à l’échec. Le désastre commence avec la chute d’Adam, se poursuit avec la mort du Christ, se transmet comme une maladie jusqu’à Auschwitz, se montre à nouveau le 11 septembre. Il y a du péché originel dans ce désastre, et la première faute, aux yeux d’une laïcité honteuse de ses origines, consiste à rappeler ce défaut d’origine, la distance infinie qu’il y a entre l’homme et son origine, le fait qu’elle lui échappe ou qu’elle lui résiste, qu’elle se retire précisément là où il veut l’obliger à se dire, dans le texte, puisque c’est là qu’elle doit avoir lieu, le livre ne s’ouvre t-il pas pour permettre à l’origine de s’ouvrir à lui ? Mais l’origine se refuse à se trahir dans le texte où, cela dit, elle brille par son absence ; et à trop la forcer à se dire on la dit de travers, on la dit mal, on la maudit ! Nous vivons sous le signe des pogroms, c’est en cela que nous sommes peu ou prou désastrés. Pogrom signifie : destruction totale, charnier, engloutissement de l’homme et de la bête ensemble, confusion des genres, l’indifférenciation comme résultat final, la médiocrité, le relativisme, l’égalité formelle parfaitement creuse. Désastre, lieu d’un constat, c’est déchiré là où nous sommes, nous habitons cette déchirure, nous sommes désastrés, et lieu d’un appel, d’un cri de détresse : il faut crier vers l’Étoile qui manque, crier vers l’extrême bord de soi, crier vers le vide qui le cerne, vers le lieu où ça s’est retiré, vers Dieu, et par conséquent, c’est inéluctable, vers les juifs, le peuple du Nom de Dieu ! Le désastre, c’est le monde plongé dans la nuit, l’immonde si l’on veut, et la parole dans Pogrom est une plaie creusée dans l’immonde qui attend la grâce, la grâce qui ne vient pas, qui la laisse grandir, pourrir dans sa disgrâce, terreau du ressentiment qui massacre les juifs pour s’en débarrasser et enterrer la question, pour biffer le problème de l’origine et à travers lui celui de toute identité. J’ai le regret d’affirmer que Pogrom n’est pas un livre antisémite. Et si j’ai raté Pogrom, c’est sur ce point, puisqu’on y a vu, au pire : un appel à un nouveau génocide ; au meilleur : de la propagande pro-arabe. Comme en écho à l’antisémitisme occidental, c’est l’antisémitisme musulman qui est pointé, brossé, rossé même par la façon dont j’en dresse la caricature. Je rappelle que le Coran revendique pour lui le Livre des Hébreux : les juifs ont falsifié le message divin, les chrétiens se sont fourvoyés avec cette nouvelle idole qu’est le Christ (quelle stupidité de croire que Dieu peut engendrer un fils), seul l’Islam, qui réussit quand même ce tour de force extraordinaire de désavouer celui qu’il pille et de fonder sa « légitimité » sur ce désaveu, accomplit le Texte et détient la vérité de l’origine à laquelle les infidèles et vilains pervers juifs et chrétiens n’ont plus qu’à se soumettre (muslim). C’est au nom de cette vérité confisquée de l’origine que le monde musulman, pour réparer sa blessure identitaire, non seulement veut séparer le peuple juif de son Texte fondateur, mais veut aussi l’écarter de sa patrie d’origine, comme si accepter Israël c’était reconnaître la légitimité de la Torah considérée par les musulmans comme un Faux. Si l’inqualifiable ne s’élève pas contre les propos de Mourad dans le fameux passage incriminé, c’est parce qu’il représente un système de pensée en faillite, le nôtre, qui a attendu la Shoah pour s’effondrer complètement et remettre en question son rapport avec le Livre et ses dépositaires, Moïse et les siens. Le christianisme a longtemps été jaloux de ceux qui avaient élu Dieu et lui seul parmi les dieux, un Dieu énothéiste au tout début, puis définitivement monothéiste ; aujourd’hui, il reconnaît l’énorme dette qu’il a envers lui, bien après Léon Bloy et son Salut par les juifs. Le montage antisémite actuel est moins chrétien que musulman, même s’il reste quelques crétins en voie d’extinction pour prendre au sérieux les délirants Protocoles des sages de Sion. Ce que l’Islam ne pardonne pas à la Bible et à son peuple, c’est d’être l’original de ce qu’il répète, c’est de ne pas être lui-même l’original. Et c’est de ce complexe qu’a souffert aussi pendant longtemps l’Occident chrétien : il l’a assez fait payer aux juifs. Ce n’est pas l’idée de Dieu qui pousse au crime, c’est l’obsession de le posséder, l’impuissance à le partager, l’envie de devenir Dieu soi-même ou d’être avec ses lieutenants les plus proches. Je crois que les hommes s’affrontent au nom de Dieu pour donner un nom à leur propre narcissisme. Mon roman voulait dire l’entre-deux de la grâce et de la disgrâce, l’appel et le rejet désappointé du Lointain, du coup la tentation de se laisser aller à faire le malin, à faire ami-ami avec le Mal, à jouer son jeu, celui de la discorde, du divorce, de l’oblique, du dia-bolon, laissant rôder autour de lui quelques voix dissonantes, stylistiquement inégales, du fascisme à la française (Rebatet, Brasillach, Céline) semant le trouble dans l’esprit de celui qui me lirait : mais de quel bord est-il ? C’était maladroit, je le reconnais. Mon roman raconte la genèse du roman, et le roman comme tel ne vient jamais, la parole ne trouve pas son souffle, son inspiration, elle erre, elle s’enterre dans son enfer viscéral, tel un fauve en cage dans sa propre chair, en quête de sa voix, le livre reste à l’état de projet et le narrateur, l’inqualifiable, raconte la faillite de ce livre impossible à écrire, comme il narre la faillite de sa propre vie, son impossible conciliation avec l’autre, sa clôture narcissique, son naufrage, figure de l’interminable errance de l’exilé qu’est l’homme depuis que lui et sa parole sont tombés de l’infini, figure déjà à l’œuvre dans mes précédents romans, Un Prof bien sous tout rapport (dont le titre originel est L’air de Rien) et Maniac. L’hôtesse, c’est le monde déchu sûr de ses valeurs, envasé dans son narcissisme, c’est l’empire du Bien nihiliste, c’est la tentation démoniaque d’une vie facile dont l’horrible mot d’ordre est : sors de ta béance, oublie-là, coupe toute liaison avec Ceux d’en haut et profite de la vie ! L’hôtesse, c’est l’oubli de l’être, si je puis dire, l’oubli de l’oubli, l’énorme trou de mémoire, le profit parasitaire, la bêtise uniformisée. Le problème vient de ce que je couds mal les bords ensemble, j’ai voulu dire trop de choses, laisser hurler trop de mauvais instincts, j’ai corrompu le Mystère, c’est pour cela que c’est raté !

     

     

    JA : Vous n’avez pas répondu à ma toute dernière question, que je vous rappelle : « Si échec encore il y a, pourquoi, alors, avoir accepté de le publier tel quel ? ». Vos réponses appellent bien des commentaires, soulèvent, comme toute bonne réponse, une foule de nouvelles questions. D’abord, vous nous dites que Pogrom a été incapable, dans son écriture, de tenter une anamnèse qui aurait consisté à retrouver l’origine ; comme vous le dites bellement : « l’origine se refuse à se trahir dans le texte ». En êtes-vous bien certain ? Je choisis deux exemples, parmi bien d’autres. Vous devez probablement connaître Absalon, Absalon ! de William Faulkner ou La Mort de Virgile d’Hermann Broch, deux romans que l’on peut lire comme des tentatives, désespérées et géniales dans leur inflexible volonté de dire, de forer, pour retrouver une origine mythique que nous content, avec une constance qui devrait tout de même nous troubler, les vieilles sagas légendaires de bien des peuples anciens. Virgile, étrangement, paraît retrouver mais une fois mort, cette Parole première, que du reste il avait compris devoir annoncer par son œuvre, qu’il désira brûler. Sutpen et ses héritiers maudits sombrent dans la violence et la folie mais c’est le lent œuvre commun des différents narrateurs du roman qui nous indique je crois, dans une polyphonie admirable, quelque peu des échos d’une écriture première, chargé de mystère, de fureur et d’étonnement devant la beauté fulgurante.

    Nous reviendrons sur l’accusation d’antisémitisme qui accable Pogrom à la lumière de cette dénonciation à laquelle vous procédez d’un nouvel antisémitisme, qui ne vient pas mais qui, au contraire, est déjà là, est toujours-déjà-là selon l’expression de Paul Ricœur, que votre roman aurait voulu stigmatiser, celui de plus en plus de musulmans. M’intéresse avant tout la dernière partie de votre longue réponse : Léon Bloy justement. Estimez-vous que manquent, actuellement, de grands esprits capables de faire réfléchir les chrétiens au mystère juif qui serait encore, en somme, celui de l’Origine du monothéisme ? Et, pour le romancier que vous êtes, trouver, retrouver, revenir, choisissez l’expression qui vous conviendra, revenir au Christ donc, peut-être par le truchement d’un Bloy, d’un Bernanos ou d’un Claudel, n’est-ce pas, en revenant à la Parole , en La retrouvant, sortir ipso facto de la littérature ? Trouver l’Origine serait, aussi… se taire.

     

    ÉBB : Pour répondre d’abord à votre première question, je crois qu’on ne possède pas toute l’intelligence de son texte au moment de sa publication. On a une idée fixe, un climat, une atmosphère obsédante en tête, celle qu’on veut clouer dans les mots, on est attentif à certaines choses, inattentif au reste, on réfléchit toujours à l’unité de ce qu’on écrit par fragments, et le livre, aussi chancelant soit-il, finit par nous congédier, il se poursuit sans nous, dans le silence de sa propre intelligence, de plus en plus inintelligible pour celui qui l’a arraché à la nuit. Alors on regarde le labeur accompli et on se dit, même si c’est toujours insuffisant, qu’on s’est dépassé soi-même, et qu’on s’est fait doubler en même temps. C’est un équilibre vacillant ou un déséquilibre stabilisé qu’on rend à l’éditeur, un ballon rapiécé, déglingué, pourri, un bastringue, un branle-bas, le fameux Zélé de Mort à crédit, ça menace de s’écraser, tant pis, il faut en sortir avant que ça ne se referme sur vous et que vous vous abîmiez avec. Pogrom correspond à un état d’esprit, il fallait que j’aille au bout d’une certaine horreur, en glissant et en sautant sur des mots minés, entreprise orphique à tout point de vue, descendre au plus bas, avec la surprise de découvrir qu’à l’intérieur même de la nuit se tient un jour sidérant qui en fait trembler la noirceur. On contemple cette chose avec effroi. Elle peut nous détruire, comme dans Absalon, Absalon ! ou dans les Élégies de Duino. J’écris en transe, et dans cette transe du premier jet, sur laquelle on revient tant de fois après, on sent qu’on n’est plus seul à écrire, que quelque chose nous secoue la plume par en dessous, veut écrire à notre place, cherche à se matérialiser, un mystère qu’on ne contrôle pas et dont on devient à nos dépends le sismographe, un sourd grondement tapi au cœur de l’obscurité, ce noyau de lumière, de « beauté fulgurante » comme vous dites, c’est cette chose terrible qui nous congédie, qui nous dépossède en même temps qu’elle nous possède si on se laisse atteindre par elle. Est-ce cela, la grâce ? L’échec laisse entendre qu’on a échoué, qu’on s’est engravé la langue dans quelque lourdeur de sa propre corruption mentale, qu’on a touché le fond, et non le sans-fond, qu’on a été interrompu dans sa descente, qu’on s’est pétrifié dans un manque, qu’on n’a pas atteint le but qu’on s’était fixé ou tout simplement que le but en question n’a pas voulu de nous. Mais je ne vois pas l’écriture autrement que comme une errance, une déshérence, un effondrement consenti, il n’y a pas de but pas plus que de début, il y a un appel, on ne sait trop d’où ça vient, sans doute pas uniquement de la littérature, même si on écrit parce que c’est là qu’on s’est senti interpellé, on se précipite là où l’on croit que cet appel nous convoque, le livre, la musique, la peinture, mais aussi la politique, pour finir par se rendre compte que ça nous convie ailleurs, comme vous le dites, au cœur du silence, dans sa plénitude secrète, son amertume. A l’appel on a répondu à côté : on a répondu là où on l’attendait sans tenir compte de là où ça nous attendait. On a manqué à l’appel, c’est sans doute le cas de Pogrom, et c’est cela échouer. Mais l’échec est important pour l’écrivain, quelque chose doit venir et quand cela vient on se rend compte qu’un seul fragment est venu et qu’on n’a pas épuisé l’à venir. Le livre, morceau d’infini, se referme sur une ouverture : le prochain livre. L’échec dit la clôture et l’ouverture en même temps. Voilà pourquoi l’échec peut être souriant et pas seulement cuisant. Dans mon roman, l’inqualifiable, mon double, mon envers, lui-même échoue, il s’enfonce, il tombe, le livre se dérobe, la parole se blâme, c’est la catastrophe, et je voulais que Pogrom soit la caisse de résonance de cette catastrophe, l’impossibilité d’écrire, d’apposer sa signature sur la parole silencieuse, une catastrophe pas trop médiocre, si possible, un bouleversement des sens et du sens qui exhale, comme l’exige Artaud, une haleine de « vertige comprimé. » C’en fut une sur le plan de l’incompréhension : on a dit que c’était mal écrit, qu’il n’y avait pas de style, que c’était du sous-Céline, etc. Il y a des redites, certes, mais elles devaient figurer pour moi la chute en forme de spirale dans laquelle le narrateur du roman s’embourbe. On tourne en rond, comme dans mes deux autres romans, on tourne en rond autour de l’origine qui nous refoule durement, on échoue à l’accueillir, mais l’écueil brille lui-même de ce qu’il a manqué, il en révèle à chaque fois l’empreinte, dans son nerf. On a dit de Pogrom que c’était de la provocation. Mais provoquer, c’est chahuter dans l’indifférence, c’est appeler dehors, non pas inciter à la bestialité, surtout pas, mais pousser hors de soi, inviter à être hors de soi, à se dépasser vers son dehors, inciter à l’extase, à être en infraction, non pas avec la loi, mais avec ses propres bornes, avec sa bêtise, l’insignifiance de l’époque, avec ce faux repos qu’aucun combat n’a précédé, qu’aucun effort de conquête n’a entériné, il s’agit de réveiller, d’exciter en soi tout ce qui gît dans l’accablement, tout ce qui veut mourir, se taire, quitte à se donner des coups dans les parties basses, tout ce qui veut renoncer à grandir, à sortir du parc d’attraction – je n’ose dire du Camp – dans lequel nous autres judéo-chrétiens nous sommes séquestrés et dont le brouhaha nous bouche les oreilles et nous coupe la langue. C’est bien pour cette raison qu’on entre en littérature pour en sortir, mais après avoir fraternisé avec la chair du silence que la littérature, et avec elle la musique, nous apprend à goûter. Or, comme nous n’avons jamais fini d’en sonder la saveur, nous n’en sortons jamais, c’est le suprême paradoxe. Au terme du voyage, il y a le Texte, dont il est la source et l’horizon. Le Livre des Livres, c’est bien la Bible. C ’est de là qu’on part et c’est là qu’on finit toujours par revenir. Se tourner vers le Christ, c’est se tourner vers la Parole , et l’horizon de la Parole , c’est la Torah. Il me semble que Maurice Dantec, après Léon Bloy, nous montre bien que le Salut vient par les juifs.

     

    La deuxième partie de cet entretien est en ligne sur le blog de Juan Asensio, ici : http://stalker.hautetfort.com/archive/2007/03/27/entretien-avec-eric-benier-burckel-2.html.

  • Un peu d’abîme sur vos lèvres d’Éric Bénier-Bürckel - Anus Dei

     

     

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    Joel Peter Witkin, "Le Baiser", 1982 

    © tout droit réservé galerie baudoin lebon 

     

     À Éric Bénier-Bürckel

     

     

    « Si je vous écorche avec ma langue râpeuse et brûlante, c’est pour rappeler à la vie le malheureux Lazare qui se putréfie dans les vagues mourantes et les élans brisés de vos entrailles ! Qu’il se lève et marche, ce dépossédé, et qu’il prenne part au monde, dans tout ce qui se fait sous le soleil ! Dieu n’est pas dieu de morts, mais dieu de vivants !

    Enivrez-vous d’infini, levez-vous et allez à la beauté ! N’avez-vous donc pas compris ce que signifie le miracle de la résurrection ? Il suffit d’un peu d’abîme sur vos lèvres, sur vos yeux et sur vos oreilles, pour que, merveille des merveilles, renforcés jusqu’aux entrailles, vous en recouvriez aussitôt l’usage ; oui, il suffit d’un peu de souffle auroral dans vos charognes attaquées de toutes parts par le ver de la désespérance pondu par le Mal pour que, relancés à votre pointe du jour offerte comme une femme aux puissantes fontaines du plus que possible, ce oui déferlant et primordial qui pourrait aussi bien vous briser, vous reveniez à la vie, méchamment libres et ardents comme la foudre. »

    Éric Bénier-Bürckel, Un peu d’abîme sur vos lèvres.

     

    « Pah, ils sont tranquilles, je suis emmuré de leurs vociférations, personne ne saura jamais ce que je suis, personne ne me l’entendra dire, même si je le dis, et je ne le dirai pas, je ne pourrai pas, je n’ai que leur langage à eux, si si, je le dirai peut-être, même dans leur langage à eux, pour moi seul, pour ne pas avoir vécu en vain, et puis pour pouvoir me taire, si c’est ça qui donne droit au silence, et rien n’est moins sûr, c’est eux qui détiennent le silence, qui décident du silence, toujours les mêmes, de mèche, de mèche, tant pis, je m’en fous du silence, je dirai ce que je suis, pour ne pas ne pas être né inutilement, je le leur arrangerai leur sabir, après je dirai n’importe quoi, tout ce qu’ils voudront, avec joie, pendant l’éternité, enfin avec philosophie. »

    Samuel Beckett, L’Innommable.

     

     

    « C’est l’esprit libre qu’on blâme en moi, le briseur d’idoles, la méchanceté sans tabou, le vaurien, que dis-je, la canaille sans foi ni loi à qui la douleur ne fait pas froid au verbe »

     

    Ah ! Ce sont là tes premiers mots ! Tes premières armes ! Tout un programme, vraiment, ton plan anti-larbins textuels ! J’ai vite compris, en les lisant, que j’allais, d’abord, devoir subir l’harassante complainte d’un Marchenoir en papier calque, sa complaisante étreinte, sa litanie de bile, de rage, de haine au ras des pâquerettes… Un Everest d’ordures entassées pêle-mêle, avec talent mais sans génie, en toute hâte, d’où, cependant, miraculeusement surgirait – peut-être – une flamme, aussi pure que ténue, aussi pâle qu’inextinguible, le vif acéré de ton être ! Une âme d’écorché, à nu ! À cru ! Toute crasse décrochée, plus rien à reluire… J’en aurai mis ma main au feu, vois-tu, je l’aurai cuite, ma main, et me serais tranché l’oreille en sus, et, autant m’en vanter, je ne me suis pas trompé... Enfonçons-nous donc dans tes précipices intérieurs, dévalons dans tes enfers, sans crainte de ce qui affleure, sans peur de ce qui suinte. Et commençons par t’écouter....

     

    « Examiner l’infamie sous toutes les coutures et, inlassablement, en développer le caractère, loin des rigueurs hivernales de la science, tout près de la chaleur tropicale des fortes fièvres ; favoriser l’activité de la passion la plus forte, élever la température, enflammer, consumer, être généreux avec tout ce qui en l’homme réclame l’esprit par le feu ; sensibiliser les hommes aux charmes inqualifiables de leur méchanceté, les initier à ce qu’il y a de formidablement sain en elle, de vivant, de luxuriant, de fabuleusement prodigue ; hisser le mystère viscéral dans la pensée, en révéler le corps convulsif, qu’il se conjugue à tout ce qui en eux étouffe sous la trop grande retenue des idées pâlissantes ; retenir la page qui traite de leurs travers d’un ferme index, au lieu de la tourner rapidement avec ce doigt méprisant rempli de l’austère bonne conscience du vertueux que se plaît à lever fièrement l’homme de bien quand il aperçoit la plus petite ombre de saleté en lui et que, pour ne point se souiller l’âme de son opprobre, il balaye d’une pichenette, voilà tout le sens de mon humble ouvrage. »

     

    Voilà précisément ce que le premier roman de ton créateur, L’Air de rien, publié, sans qu’il y soit pour quelque chose, sous le titre bien pâlot d’Un prof bien sous tout rapport, réussissait si bien. Et si Maniac et Pogrom, ces autoportraits monstrueux, dorianesques, miroirs de leur époque, s’ils creusaient la même veine, leur plongée dans l’abject, le sordide le plus trivial, le moins transcendant, avait surtout le don de m’attrister, de me toucher, mais certes pas celui de m’allumer les entrailles – ah, ça non ! –, et de me consumer en-dedans ! Et puis, il y eût l’affaire Pogrom, lamentable, livre injustement conspué, compissé, conchié par les vertueux gardiens du moralement correct, les Rolin, les Comment, les Bourmeau, les Raffarin, les crieurs d’orfraie, les obstrués du cul – puis attaqué en justice, avant que ton créateur soit, heureusement, relaxé. « Tout créateur au premier mot se trouve à présent écrasé de haines, concassé, vaporisé. Le monde entier tourne critique, donc effroyablement médiocre. Critique collective, torve, larbine, bouchée, esclave absolue », écrivait Céline dans Mea culpa. C’est son lot, à ton créateur ! Il est voué à être haï ! Et souviens-toi, il n’y a que des malheurs dans l’existence… Intelligemment, parce qu’il croit encore, malgré tout, au Verbe vivant et rédempteur, ton créateur a choisi de répondre à ses agresseurs par la fiction. Louable et courageuse décision. Mais toi, mon ami ! Toi, mon trou ! De quel côté es-tu ? Dans quel camp ? Du côté du Verbe qui sauve, ou de celui du verbe qui « rapetisse », « qui anéantit, une parodie de Verbe ; celui de la haine et du ressentiment, celui du cynisme, celui du populisme, celui du fanatisme, celui du nihilisme » ?...

     

    Car enfin ! Croyais-tu m’enivrer, croyais-tu m’amouracher, croyais-tu m’amenuiser la vigilance, avec ta saignée verbale, avec ta logorrhée, avec ton suintant logos ?... Ah, mais j’en ai encaissé moi aussi des vitupérations véhémentes, des orages, des horreurs à n’en plus pouvoir dormir ! Mais c’est comme ça qu’on s’éloigne de la glace brûlante, qu’on oublie les exquises voluptés ! C’est comme ça qu’on renonce à embrasser la beauté… « C’est le monde », dis-tu, « l’immense charnier des pauvres ». La pauvreté, le malheur, la mort, anéantissent toute beauté, tout projet littéraire, toute idée même d’esthétique… La réalité t’écœure, nous y sommes ! Elle a fini par avoir raison du roman, dis-tu. Les fictions sont partout, hein ?... Partout, sauf dans ton livre ! Non !... C’est faux !... C’est vrai !... J’ai tort !... Arrête donc !... Mais pour qu’enfin la fiction jaillisse, il m’a fallu attendre ! Arriver à mi-parcours ! Admets que c’est fâcheux…

     

    « C’est dans l’immonde que j’ai connu la grâce d’écrire. […] Épingler le Mal sur la langue, sur son verbe, voilà la tâche de l’écrivain, du romancier ; agenouiller la bêtise et la bassesse dans le Verbe, humilier l’abjection dans le Bien qui l’illumine, noyer le péché dans la Lumière qui le subsume, voilà le défi, la vocation et le sacerdoce de l’écrivain, du romancier. »

     

    Sur des dizaines et des dizaines de pages, tu craches tes glaires, le trou ! Tu vomis ton verbe rauque ! Tu glougloutes ! Tu transpires ton amertume ! Tu pleures ta défaite ! Tu nous englues dans tes humeurs jusqu’à la glotte ! Tu nous aspires dans tes déclivités ! Tu chantes pour les ordures !... Ta parole n’est qu’une horrible dégoûtation. Oh, je sais, tu voulais m’énucléer, m’aveugler pour m’asservir à ta vision concave, mais c’est un échec ! Sais-tu pourquoi ?... Les trous j’en fais mon affaire, moi, c’est ma spécialité. Je les creuse, les trous, je les crée, je suis une perceuse, un marteau-piqueur, je suis une foreuse ! Une excavatrice ! Qu’une surface plane se présente, lisse, et je m’y précipite, je m’y vrille, féroce, je coupe, je tranche, je perce, je pénètre, j’écartèle, j’écarte, j’élargis, je dilate, je déchire ! Alors, quoi ?... Tu me crois perdu, condamné à conforter ta nature ignoble d’homme-trou ? Erreur ! Je suis plus malin que ça… Les trous, quand ça me chante, je les rebouche. Facile : il me suffit de creuser un autre trou, au bon endroit. Regarde autour de toi, regarde ! Le vois-tu ? Quelque part dans ta grisaille, là, juste à ta gauche ? Pas le Christ, imbécile ! Mais ce petit tertre boueux ! Tu le vois ? À mesure que ta voix s’épanche hors de tes parois, chacun de mes ricanements muets suffit à faire dégringoler une pincée de terre, et bientôt, mon trou, ta voix ne m’atteindra plus, étouffée par mon œuvre, emmurée vivante – mais n’était-elle pas déjà morte ? –, anéantie. D’autres trous surgiront sous mes coups de boutoir, mais ces trous-là, je les aurai appelés de mes vœux, je les aurai accouchés, je les aimerai !

     

    « Le propre du roman, » écrivait Philippe Muray, « ça devrait être de s’acharner à dévoiler, dans cette néo-réalité, tout ce qui tend maintenant à rendre les romans impossibles. Le roman ne peut réussir à “incarner” le présent caché par les médias qu’au prix d’une hostilité aussi ferme que constante et sereine. » Pas instable, pas enragée ! Mais constante ! Et sereine ! Admets que tes arguments sont bien légers, tout de même... C’est à peine si je ne t’entends pas penser, mon trou : Ah, mais, ma foreuse chérie ! J’ai lu Muray, et plus, et mieux que toi encore ! Toi qui te crois critique, toi en qui je faisais confiance, écoute la voix de mon maître : « Ça pourrait être cela, en fin de compte, le propre de la critique : repérer ce qui tend à rendre le roman impossible. » Oui, mais, tu sais quoi ? Muray n’avait pas toujours les yeux en face des trous ! Ah ! Le roman n’est pas impossible, c’est une évidence, à condition, précisément, de se sortir du vortex, de s’extraire de la centrifugeuse. « Sérieusement », avançait-il encore, « comment écrire aujourd’hui un roman sans raconter, d’une façon ou d’une autre, la métamorphose des moindres événements en sitcom ou en soap ? ». Bien sûr, mon trou, évidemment, honorable intention ! J’admire ton courage, si si, hurler dans le désert n’est pas donné à tout le monde, et aussi pathétique soit-elle, ton écume d’abîme vaut mieux que la prose angotique de bon nombre de tes pairs, aimables et fins, ces bateleurs, ces écumeurs de pots de chambre. Il en faut du courage, mon ami, ma crevasse, pour ainsi se mettre à nu, pour s’écorcher sur la place publique, dans le seul but, pourtant dérisoire, de donner des cauchemars à tes ennemis. Ça fait rire, mais ça force le respect ! Mais le projet murayien, n’est autre que le roman comme boîte noire, comme trou noir, comme trou, comme toi ! Le roman doit élever nos âmes, pas les emporter par le fond ! Un chef d’œuvre ne « poétifie » pas le réel, ni ne le poétise, il ne fait pas comme si les grandes aventures, les grands espaces, existaient encore : il les suscite, il les enracine dans nos chairs, il les crée, tout puissant, par la seule force du verbe !... Il « réellise » !... Toi, tu es le narrateur paradoxal d’un roman du roman impossible – du roman indésiré, charnier immonde parmi d’autres que Ducasse rougissait de nommer.

     

    Et souviens-toi de l’injonction des Poésies : « Si vous êtes malheureux, il ne faut pas le dire au lecteur. Gardez cela pour vous. »

     

    Que ne prends-tu ton courage à deux mains, mon ami, si tant est qu’un trou en possède – des mains, pas du courage – ! Pourquoi écrire, dis-moi ?... Pourquoi hurler ?... Pourquoi montrer tes dents ?... Si ce n’est, précisément, pour surmonter ce dégoût et entretenir, envers et contre tout, la beauté, le feu divin, la vie ?... Tu es comme le tableau d’Edvard Munch, tu cries mais personne ne t’entend puisque tu n’es qu’un trou, une minuscule anfractuosité, de celles que je creuse à tout crin, quand d’autres, qu’anime un esprit à nul autre pareil, créent avec toute leur rage, mais aussi tout leur amour, avec la gniaque, mon trou ! La gniaque ! La volonté, inébranlable, terrifiante, de changer le monde, de bouleverser l’ordre établi, de nous transformer ! Nous ébranler ! En travaillant la langue au corps ! En écrivant la chair ! Dis-nous le sens de la vie, petite fosse ! Réapprends-nous ce qu’exister veut dire ! Fais-moi mal, mais pas comme ça mon trou ! Abandonne le vice morne et normé de la provocation, et invente de nouvelles formes ! De nouvelles tortures ! Équarris-moi ! Vitrifie-moi ! Avec pour seules armes, ton cerveau incandescent, et ton verbe ! Crée un monde, crée notre monde ! Renverse les montagnes !

     

    Mais… qu’entends-je ?... Écoute, trou, écoute la voix d’Antonin ! « C’est que Van Gogh en était arrivé à ce stade de l’illuminisme, où la pensée en désordre reflue devant les décharges envahissantes de la matière, / et où penser, n’est plus s’user, / et n’est plus, / et où il ne reste que de ramasser corps, je veux dire / ENTASSER DES CORPS. / Ce n’est plus le monde de l’astral, c’est celui de la création directe qui est repris ainsi par delà la conscience et le cerveau. / Et je n’ai jamais vu qu’un corps sans cerveau ait été fatigué par d’inertes trumeaux. »

     

    Ne pense plus ! Assez de récriminations ! Assez de tes odieuses brutalités ! Nous n’en pouvons plus de tes blessures narcissiques – ou solipsistes – ! Tu t’en prends, avec une colère dont on ne saurait dire, jamais, si elle est sincère ou calculée, aux « envoûteurs », aux « Merlins véreux » qui nous « grisent aux sodomies » et nous coloscopent à la croissance, à la richesse, à la démocratie, à la mondialisation… « Contre la faim dans le monde ? La croissance ! Contre le licenciement en masse et la baisse du pouvoir d’achat par tête de pipe ? La croissance ! Contre la pollution et le réchauffement de la planète ? La croissance ! Contre la mort du roman ? La croissance ! Contre la connerie universelle ? La croissance ! / C’est le nouveau Dieu de l’univers, la Croissance , la revanche de toutes les dégradations, le diabolique antidote au péché originel. » Charitable avertissement, mais, de grâce, contrôle tes sphincters ! Tu es dans un roman, mon trou, pas sur la table de dissection du cadavre de la littérature ! Tu brandis le glaive à la face de Mammon, tu lui vomis dans la gueule, à Mammon ! Ah, bravo ! Écris donc au Monde Diplo ! Postule à Charlie Hebdo, à la rubrique des Grands Fauves ! Soutiens José Bové ! Rédige ses tracts ! Prépare ses discours ! Fais-toi aduler au forum de Davos ! Comment ça, « non » ?... Pourquoi, « non » ?... Ah, j’ai compris, fourbe ! Tu mens ! Tu affabules ! Tu ruses ! Tu louvoies, traître ! Félon ! Sombre mystificateur ! Langue de vipère ! Tu simules ! Tu nous entourloupes aux artifices ! Tu tapines ton verbe ! Tes impuissances, tes trous d’air, tes déflagrations cérébrales, tes lamentations, tes sanglots de bad lieutenant, c’est la faute du Capital ?...  Pas celle des Juifs, tout de même !... « C’est riche qu’on veut devenir. Ni homme, ni citoyen, ni catholique, ni protestant, ni rien, mais domestique de la finance, violemment maniaque de la marchandise, accroché à sa voiture, sa maison, son téléphone, sa télé, son apéritif, comme un chien à son maître. Atome sans attache. Sans mystique. Sans Idéal. […] Le voilà le sens de l’histoire : que tous les temps courent au pognon. Il n’y en a pas d’autre. L’avenir est aux riches, le pauvre n’a qu’à s’enrichir. La fin des temps, c’est le début de la fortune pour tous. » Mais, va donc dire ça au nain présidentiable, à la greluche et à leurs roitelets ! Merde ! Qu’est-ce que tu veux ? Buter une classe ?... Comme disait Céline, « fusiller les privilégiés, c’est plus facile que des pipes !... » Ah, et puis, on s’en fout ! Écris ton Crime et châtiment, ton Roman avec cocaïne, ta Famille royale ! Écoute la prophétie d’Antonin, mon trou, et franchis l’horizon de la folie, pour nous illuminer, tous, de ton génie ! Écoute, aussi, les vibrations de mon rotor, qui s’apprête à en finir avec toi !

     

    À force de faire du rappel dans tes gouffres, « là où se décide le temps qu’il fait dans la chair », ta langue, cette chienne retorse, finit en effet par t’étouffer !... Ta vie était vouée dès la naissance à la lumière, mais le Verbe t’a plongé dans la nuit où tu erres, damné, dans la fosse que tu as toi-même creusée. « C’est à la pauvre lueur de nos cécités que nous voyons les choses », dis-tu. Alléluia ! Mais qui est aveugle ici ? Moi ?... Toi, plutôt, toi, le trou ! Toi,  la caverne ! Toi, qui n’a pas d’yeux pour voir, pas d’oreilles pour entendre, seulement tes muqueuses nécrosées !

     

    Tu peux bien vitupérer, personne ne t’entend ! La faute à mon moteur de foreuse ?... Tais-toi donc ! « La provocation pique comme l’aiguille pour faire passer le fil de la colère dans la chair de la bêtise. » Ah ! La provocation, oui, « une façon de remettre la réalité sur ses pieds », comme le disait Brecht… C’est vrai que tu sens le pourri ! Que ton souffle nous oppresse d’un relent odieux. Mais ne crois surtout pas, coquin, que le moindre d’entre nous fasse dans son froc, comme tu te plais à l’imaginer ! Tu n’es pas une lame, mon ami, tu n’es pas un pieu, pas même une épine, encore moins un désespéré !... Seulement un trou ! Un pore indélicat d’où nous pouvons t’extirper comme un vulgaire comédon !

     

    Et cette façon mesquine de te présenter en victime ! « Ah, oui, c’est moi, je l’avoue, c’est bien moi, ç’a toujours été moi, tous les crimes, tous les massacres, tous les génocides, tous les charniers, c’est moi, moi le trébuché des abîmes ! / J’ai gazé les Juifs, j’ai tués les Kurdes, j’ai anéanti les Arméniens, j’ai vendu des Nègres, j’ai empalé des Indiens, j’ai torturé des résistants, j’ai égorgé des enfants, j’ai ouvert des ventres de femmes avec leurs fœtus à l’intérieur, j’ai coupé des têtes et des membres à la hache, j’ai mangé du vagin de fillette, bu du sang de trisomique, j’ai brûlé vivants des tziganes et des homosexuels, j’ai tiré sur la pape, j’ai poignardé Abel, j’ai accusé Socrate, j’ai livré Jésus aux grands prêtres, je l’ai lapidé, mutilé, supplicié, je l’ai cloué sur la croix, je lui ai transpercé la poitrine et j’ai pouffé de rire en voyant le Roi des Juifs crever comme un chien ! / Le Massacre des Innocents, c’est moi ! Les martyrs de Lyon, c’est moi ! La Saint-Barthélemy , c’est moi ! Auschwitz, c’est moi ! Hiroshima, c’est moi ! Sabra et Chatila, c’est moi ! Le génocide Tutsi, c’est moi ! Le 11 septembre, c’est encore moi ! » Ah, elle est belle, ta provocation, elle est efficace, ta prose de combat ! Du name-dropping !... Personne ne t’accuse plus de rien, mon pauvre, surtout pas moi ! Tu jouis, en aparté, de te croire honni, mais tu t’es cuit la main tout seul ! Alors, plutôt que de te couper l’oreille, pourquoi verses-tu encore ces larmes salopes ? Un croisé du Verbe, toi ? Non. Un trou de ver, au mieux…

     

    Tu t’es donné comme mission – non : le Fils de l’Homme (« Une main naguère s’est posée sur mon épaule […]. Je me suis retourné. C’était Lui, le sublime Hébreu, avec sa face douloureuse. […] C’est le lendemain de cette rencontre décisive que ma métamorphose en trou a commencé. »), le Christ donc, Dieu le fils en personne, Celui qui t’a fait Trou –, t’a confié la mission, de « remonter les bretelles à ceux qui ont pourri l’âme » de ton pays… Quoi, j’affabule ?... Bas les pattes, la cuvette ! Ça va finir l’imposture ! En l’air l’abomination ! Mais qui sont-ils, ces démons, ces Nazgûls, ces corrupteurs ?... Et, soyons sérieux, quelles bretelles peux-tu bien voir, autour de toi, trou trônant dans ton tas d’ordures ? Tu veux encore enlever les péchés du monde, « donner la paix » ! Tu n’es qu’un creux, un « immonde siphon vide » ! Un vagin fripé ! Mais tu le sais bien, au fond : tu es conscient de ton insignifiance, tu la sens : « je suis normal », tu dis, « normal et trou » ! Mais tu n’es jamais plus lucide que quand tu t’avoues, dans un souffle, que « [l]a France n’a aucune raison de se fasciner pour [tes] vanités. » Elle a même toutes les raisons de s’en battre la Gaule, la France, de tes vanités, de tes humanités, de tes insanes  inanités !

     

    « C’est à la selle qu’on mesure la santé des vivants », dis-tu encore. Mais alors, tu me parais bien mort !... Bien crevé !... Ou plutôt non, vivant encore, mais tout jaune, tout puant ! Le miracle d’une rémission te sera peut-être accordé, si j’en crois la suite – la fin, superbe, qui rachète ta chute invraisemblable ! Dieu ! Comment ton alter ego de chair et d’os a-t-il pu, de livre en livre, dans de tels tourments, sombrer ?... Bucadal, ton baptiste, aurait-il eu raison de toi ?... Te désigne-t-il, interdit, comme l’anus de Dieu ?... Le vois-tu passer, ton monstre, cycliquement, à proximité de ton tas d’ordures, comme un fantôme ?... Et le maniaque sans nom, le schizophrène au salami, l’as-tu aperçu ?... Et ton pote, l’inqualifiable, est-il venu te narguer ?... Bien sûr, que tu les vois ! Évidemment, tu n’as pas le choix ! Ils te hantent. Ils passent et repassent, ils tournent autour de ton Golgotha de pestilence, ils ne t’accordent pas un regard. Aucun ne se penche sur ton sort – c’est ta damnation. Tu t’es pas dupe, n’est-ce pas ? Ils t’ont fait perdre ton temps… Rater ta peine, en te permettant de parler d’eux, quand il fallait seulement parler de toi, afin de pouvoir te taire !...

     

    Je n’en veux pas de ton abîme, mon ange, le mien me suffit. Ma langue hélicoïdale n’a que faire du sang de Dieu – elle préfère celui du monde. Si je perce, si je perfore, si je pénètre, c’est pour prendre la fiente par les cornes et la trouer de part en part !

     

    Tu n’as pas supporté le silence... Il fait noir… Tout est vide… Tu as peur… Dieu et les hommes… Le Verbe et l’ordure… Les élans de l’âme et le moyen de comprendre… Lâchement tu les as inventés ! Sans l’aide de personne ! Pour retarder l’heure de parler de toi… Assez, homme-trou ! N’est pas innommable qui veut ! Moi seul suis homme et tout le reste divin. As-tu jamais approché telle vérité ?... As-tu jamais compris cette phrase sublime ? T’es-tu jamais senti écrasé par son poids titanesque ?...

     

    Tu fais comme si tu étais seul au monde, alors que tu en es le seul absent.

     

    La laideur ! La beauté ! Crois-tu que l’art les ignore ?... À quoi te sert de ruer dans des brancards déjà à la poussière retournés ?... Pourris par la politique … Par la démocratie !... Par la république des lettres !... Tu t’es perdu…. Le théâtre de la cruauté, celui des opérations, ne sont pas là où tu les cherches. Crois-tu que tes maîtres, des écrivains sans peur, sans reproche, sont aussi impuissants que tes ennemis, ou que toi-même ?... Non bien sûr. Notre culture est une charogne, un tombeau, peu importe, quand eux sont définitivement vivants !

     

    « Ce ne sont pas des livres et des mouroirs qu’il faut laisser derrière soi, […] mais des énigmes, des questions généreuses, des réponses ouvertes, des sources vives, surtout pas des tombes, des impasses […] mais des pistes, des foyers, des forges, des débuts d’incendie, des commencements du monde, des divulgations de secrets terribles, des Moby Dick de parturitions à venir ! »

     

    Moby Dick ? Mais tu serais plutôt Bartleby, tu préfèrerais ne pas, tu would prefer not to, sans cesse le grand plongeon tu diffères, tu procrastines !

     

    Tu n’en veux pas de la culture des élites ! Bienheureux ! Tu veux toucher les simples d’esprit directement au cœur, mais tes provocations incessantes ne choquent que les élites, précisément ! Tu as raison : l’homme moderne est une loque ! Une lopette ! Un robot sans autres désirs, sans autres tremblements, que ceux qu’on a soigneusement sélectionnés pour lui. Tu veux réveiller notre monde d’avachis, c’est ça ! « C’est à coups de tonnerre et de feux d’artifice que l’abîme parle aux sens flasques et endormis en les crevant, en les perforant, en les pénétrant de l’intérieur avec bonté. Laissez-vous porter par lui et vous vivrez subtils comme de grands vents, voisins du soleil et des étoiles qui dansent, ennemis des petites obéissances impuissantes et des solennités qui alourdissent le monde, adversaires des petits scrupules qui sans cesse freinent la cadence de ces monstrueuses proliférations. »

     

    « Reclus dans ce cauchemar climatisé où seul est de mise le commerce avec le néant et tous les simulacres de l’autre monde qu’il engendre infatigablement, pareils à des touristes braillards en bob, tongs et bermudas face aux pyramides, vous allez toujours au devant de ce que vous vous attendez à voir, tournant le dos à ce qui vous surprend et vous désarme, incapables de sentir ne serait-ce qu’une seconde comment ce qui n’existe pas encore vous cherche. » J’applaudis de tous mes rouages, de toutes mes courroies ! Mais qu’attends-tu pour renverser la vapeur ? Crois-tu qu’il suffit de brailler pour changer le monde ?... De bramer ?... « Qui ne sent pas la bombe cuite et le vertige comprimé n’est pas digne d’être vivant », chuchote Antonin au-dessus de toi. Écoute, écoute-le.

     

    Planter des banderilles, ce n’est pas réveiller, c’est préparer la mise à mort.

     

    Et ce lyrisme grotesque avec ton Ophélie (« Fais-moi l’orage, fais-moi l’amour, ô mon homme, chuchote-t-elle comme en rêve, pénètre dans le tourbillon de mes plaisirs, empare-toi de mes trésors et démonte mes profondeurs, que je sente une à une s’effondrer mes retenues, va, cours, vole […] »), d’où le sors-tu celui-là ? De tes tréfonds ramollos ?... De tes entrailles de midinette ?... Du fondement à Christine Angot ?... Tu n’es jamais aussi mauvais que dans l’excès de sucre – ou de boue…. « Je rote l’infection de l’époque, je sens le vilain, je pue tellement de la bouche qu’on ne peut pas me sentir ! »

     

    Quand on écrit un roman – je te paraphrase –, on n’est pas contre, mais dans un trou…

     

    Et, cependant…

     

    …Cependant, quand surgit ton tas d’ordures – les tiennes comme celles de tous les hommes (« Le mal est sur la terre et j’en ramasse les répugnantes rinçures partout où il s’enorgueillit de les avoir fait triompher du bien qu’il combat sans trêve afin d’en consigner le sortilège dans le purgatoire des mots que Dieu m’a donnés ») –, quand enfin ton homélie se disloque, quand la fiction reprend ses droits, se rebiffe et tente de s’imposer, ta parole décolle, folle, et laisse espérer un feu d’artifice aussi puissant que ton voyage dans tes entrailles était, lui, pesant…. Elles t’emmènent à la décharge, tes harpies. « Où allez-vous, je hoquette, secoué, branlé, carrousel de bosses et d’ecchymoses, tout le verbe démantibulé tellement ils me voyagent vite dans la nuit.

    À la décharge, qu’on me répond, à l’endroit où tout finit par se dissiper, là où est ta place, avec toutes les ordures de ton espèce qui fatiguent la terre ! »

    « [..] J’y découvre des perles de chagrin à la décharge, ce glossaire de toutes les dévastations, mille souillures, mille traces du vécu, mille lambeaux de vie, des usures et des corrosions, des corruptions, des prostitutions, […], et bien d’autres décompositions encore, idoles pantelantes démasquées, toutes prostrées dans la désolation d’être sans lumière. »

    « […] Pourquoi là ? je demande.

    C’est ton tas d’ordures à toi. C’est là que tu règneras désormais, sur ta pourriture ! »

     

    « Illisibles, dégueulasses, crasseux, mes heures, mes rêves avortés, mes rages d’entrailles, mes paludismes de moelle, j’ai donc jeté tout ça moi, je me récapitule dans ce Golgotha d’ordures, tout ce que j’ai bouffé rendu, cette colline, cette boursouflure infecte, […] mon édifice, mon œuvre involontaire, l’ultime écho de mes errances, de mes vices, de mon égoïsme, de tous mes crimes, une cathédrale d’immondices, le tableau hideux de ma sublime sombre époque ! »

    « […] De ces ordures je ferai le temple de ma renaissance. »

     

    Enfin tu commences à voir, le trou, de tes yeux fous ! Enfin, crucifié sur l’autel de tes abîmes, tu entrevois la vérité du monde !... Sa beauté !... Celle à laquelle, désormais, tu dois sacrifier toute ton âme ! Tu me bouleverses, sais-tu, quand tu mets bas tes masques, quand enfin tu te révèles, dans toute ta nudité d’écorché vif, quand, voyant s’éloigner ton Ophélie, soudain tu paniques…

     

    « Je suis là, je hurle, je suis là, au rond-point du néant, viens par là, je hurle, regarde-moi, je sais que ça va être dur à avaler, mais c’est moi, c’est bien moi, ce trou dans la terre, cette fente entre les ordures, c’est moi, c’est bien moi ! […] Cette chose, je me dis en moi-même, cette chose affreuse que tu fixes, c’est l’homme que tu aimes, c’est l’homme qui te chérit, c’est l’homme que tu as épousé. »

     

    Enfin ! Tu n’as plus rien de ridicule, alors, desquamé, équarri jusqu’à l’âme, tu deviens splendide, tragique, alors, dans ta pudique indécence, tu deviens vrai ! Tu n’es plus trou alors, mais homme ! Et, seulement, tu peux renaître, comme mort peut-être, comme suicidé peut-être, mais vivant, enfin, et apaisé.

     

    « Je ne fais plus qu’un avec la colère de l’eau, une furie sans haine, la simple volonté d’aller de l’avant et de rompre les obstacles, avec la joie enfantine d’affirmer sa force au reste de l’univers ainsi que le plaisir innocent de triompher de l’impossible. […] Ça murmure des secrets au creux de l’oreille. Ça chante, ça houle, l’air est lourd, gluant, pourvu que de gros doigts spongieux qui se glissent tout contre le visage, s’agite autour des yeux, tâte le mou des lèvres, cajole le dur des dents. C’est mon jour de noces avec l’univers. »

     

    Dieu ! Que c’est beau ! Que j’aime ce dénouement qui est aussi renouement, si paisible, si serein, enfin. Traquer la lumière, jusque dans l’ordure, voilà ton secret dessein ! Je m’incline, l’homme, je me retire, je te laisse t’épanouir, j’irai creuser mes trous ailleurs. « C’est moi l’amoureux fou des clartés sublimes, des mille et mille prodiges du cosmos. » Et tu la trouves, la lumière, ou plutôt, elle te trouve in extremis, la lumière, à la toute fin, au dernier mot.

     

     « Je suis arrivé dans la paix du monde, là où la beauté, immense comme le ciel, se serre avec amour contre le cœur de la Lumière.  »

     

     

    Éric Bénier-Bürckel, Un peu d’abîme sur vos lèvres, L’Esprit des Péninsules, 2007.

     

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