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entretiens

  • Entretien avec Stéphane Beauverger, troisième partie

     

     

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    Suite et fin de l’entretien avec Stéphane Beauverger (lire les première et deuxième parties). Je remercie vivement Corinne Billon de m'avoir permis de reproduire quelques unes de ses illustrations. À signaler, sur le blog Systar, le bel article, enthousiaste et éclairant, de Bruno Gaultier sur Chromozone.

     

     

    ON : Ton prochain roman est une uchronie maritime… Tu m’as dit t’être beaucoup documenté, avoir lu et relu nombre de récits de piraterie, vu et revu nombre de films… Par ailleurs, ton personnage Cendre, dans La Cité nymphale, relit Moby Dick. Doit-on alors s’attendre à un pur récit d’aventures, flamboyant et, tout de même, un peu tordu (après tout, c’est une uchronie !), ou à un texte plus métaphysique, comme le chef d’œuvre de Melville ?... L’un n’exclut pas l’autre bien sûr, mais…

     

    SB : C’est un vieux rêve d’écrire une histoire de pirates. Ca fait partie de mes premières lectures personnelles, et c’est un sujet sur lequel je me documente depuis des années. Je pense que ça prendra l’aspect d’un grand récit d’aventures, sinon flamboyant, du moins picaresque, avec ce qu’il faut de rebondissements et de coups de théâtre, tadam ! Ensuite, comme une bonne dose de remaniement historique est au programme, je ne cache pas qu’il y aura quelques surprises tordues… Sans doute pas un texte métaphysique, donc, mais comment ne pas parler du goût de la liberté et de vision libertaire quand on aborde le thème de la piraterie caraïbe ? Comme pour mes romans précédents, et sans doute ceux à venir, ce sera d’abord pour moi la satisfaction de raconter une histoire. Si au passage, je peux glisser deux ou trois questions qui me tarabustent…

     

    ON : Chromozone laissait transparaître l’influence de John Brunner (Tous à Zanzibar), et, peut-être, de Norman Spinrad (Rock machine), voire de Maurice G. Dantec (Les Racines du Mal). Quelles sont tes principales références, dans les littératures de l’Imaginaire ? 

     

    SB : Quel talent d‘exégète tu viens de révéler : tu les as cités d’entrée. Jack Barron et l’éternité et Rock Machine de Spinrad, L’Orbite déchiquetée, Tous à Zanzibar, Sur l’Onde de Choc de Brunner, voilà des bouquins qui m’ont marqué quand j’étais ado. Lovecraft aussi, bien sûr, Tolkien, évidemment. Plus tard, il y aura aussi Bruce Sterling, K.W. Jeter, John Varley, Roger Zelazny, Serge Brussolo, Peter Straub, Clive Barker. Beaucoup plus récemment, James Morrow. C’est un peu court, mais voilà des auteurs de l’imaginaire qui m’ont marqué, dans la mesure où je relis régulièrement leurs bouquins. Spinrad et Brunner, demeurant mes références premières. Maintenant que j’ai un orteil dans la cathédrale, j’ai même osé demander à ce cher Norman de me dédicacer mon exemplaire des Années Fléaux pendant la dernière grand-messe des Utopiales. Bon, j’en oublie forcément, mais voilà les premiers noms qui me viennent à l’esprit.

     

    ON : Et hors de l’Imaginaire ?... Tu as cité quelque part Kawabata, Calvino, Ellroy…

     

    SB : Je viens de réaliser que je n’avais cité ni Richard Canal ni George Alec Effinger dans la liste précédente, honte à moi ! Sinon, hors de l’imaginaire… Encore une fois, il y en aurait tellement. Kawabata, Calvino – même si ce dernier aurait sa place aussi dans la liste précédente –, Ellroy, mais aussi Jim Thompson, Charles Bukowski, Frédéric Fajardie, Edogawa Ranpo, Shakespeare… Le grand bazar des livres qui s’empilent en strates dans ma bibliothèque. Et encore, je ne me plains pas : depuis que je suis entré dans le circuit « professionnel », que je prends le temps de discuter avec les lecteurs que je croise en dédicace ou dans les salons, j’en ai découvert plusieurs spécimens d’une variété que je n’avais jamais rencontrée. Je les appelle affectueusement les lapins blancs, toujours en retard sur le programme. Ce sont des gens qui achètent tellement plus de livres qu’ils n’ont de temps pour les lire qu’ils se retrouvent avec des listes d’attente d’un an, deux ans, voire plus, entre l’instant de l’achat et celui de la lecture. Ça me fascine. D’autant plus que je les revois régulièrement, et qu’ils continuent à acheter pendant qu’ils s’efforcent de rattraper leur retard. Le tonneau des Danaïdes, version papier. J’admire, sans réussir à comprendre. M’enfin, je dis ça, mais si ça se trouve, tu es l’un d’eux, mouah, ah, ah !

     

    ON : Ah, ah ! Oui, tu as vu juste, je suis un lapin blanc ! Mais c’est un plaisir d’ouvrir enfin un livre acheté cinq ou six ans auparavant (deux ans ? Peuh ! Petits joueurs !), et qui, pendant tout ce temps, me regardait d’un œil goguenard du fond d’une pile instable ! Il y a même des écrivains dont j’ai acheté quasiment toute l’œuvre, au fil du temps, et dont je n’ai pas encore lu une traître ligne… Mais, justement, puisque nous en parlons, peut-être vas-tu m’aider à accroître ma bibliothèque : aurais-tu quelques perles d’auteurs contemporains un peu méconnus, voire franchement confidentiels, à nous conseiller ? Tiens, moi, par exemple, je viens de subir un sacré choc, avec la lecture conjointe du poème « Todesfuge » (« Fugue de Mort ») de Paul Celan, et de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas d’Imre Kertész (qui devrait vivement t’intéresser, soit dit en passant)… Pas exactement des auteurs confidentiels, mais pas des best-sellers non plus !

     

    SB : Je le note. De mon côté j’ai beaucoup aimé Soie, d’Alessandro Baricco, Le Lièvre de Vatanen, d’Arno Paasilinna, Paysage peint avec du thé, de Milorad Pavic. En ce moment, je lis La Bouche de Francis Bacon de Michael Gira, que tu m’as prêté, je ne sais pas encore si j’aime, c’est trop déjanté pour une analyse en cinq mots. Et on m’a prêté aussi Premiers matériaux pour une théorie de la jeune fille, de Tiqqun, que je déguste page par page. Dans un autre genre, le manga Blame! par Nihei Tsutomu m’a beaucoup plu.

     

    ON : Merci. Le seul que j’ai lu, dans ta petite liste, est La Bouche de Francis Bacon (tu ne le perds pas, surtout, hein…). Eh oui, difficile d’aimer le recueil infernal de Michael Gira, encore plus noir que la musique des Swans… Plus torturé, tu meurs !

    Changeons de sujet. Tu as longtemps travaillé dans l’industrie du jeu vidéo. Quel lien fais-tu entre ces univers virtuels et ton œuvre littéraire ? Et envisages-tu d’écrire un roman sur ce thème ? Tu me disais, récemment, que selon toi aucun écrivain ne s’était vraiment attelé à la tâche. Comment t’y prendrais-tu ?

     

    medium_Interlude.jpgSB : Travailler comme scénariste dans l’industrie du jeu vidéo m’a appris, je crois, à affiner mes trames narratives. Dans un jeu, tu dois être très explicite avec peu de moyens, c’est à dire qu’il n’y a pas de place pour des heures et des heures de dialogue, sauf chez les Japonais, qui se permettent de créer des jeux où il y a parfois plus de séquences cinématiques non-interactives que de séquences de jeu proprement dites. Donc, tu dois en un minimum de mots et de temps en dire le plus possible pour informer le joueur. C’est à mon avis une très bonne école. Et puis, quand tu travailles sur un jeu, c’est un boulot d’équipe très dense, où de nombreuses compétences se croisent et s’influencent. Ça aussi, c’est formateur, question rapports et conflits humains. Quand tu écris un roman, c’est juste tes doigts, ta tête et ton clavier. Je n’envisage pas d’écrire dans l’immédiat un bouquin sur cet univers, le jeu vidéo est encore un bébé vagissant, même s’il est destiné à grandir. Par contre, je travaille actuellement sur une BD qui explore l’univers des MMORPG, ces fameux massive multiplayers on-line role playing games qui sont sortis de l’ombre pour atteindre le grand public depuis deux-trois ans avec des jeux comme World of Warcraft ou Second Life. Je m’intéresse beaucoup à ce principe d’interconnections d’individus qui s’inventent des identités d’emprunt pour vivre des aventures virtuelles en commun. Quant à mon point de vue sur le fait qu’aucun écrivain ne se soit attelé à la tâche, ce n’est pas exactement ça, c’est plutôt que quand ça a été fait, c’est sous un éclairage alarmiste et dépréciatif. A mon avis, c’est dû au fait que le jeu vidéo, surtout on-line, est le cauchemar révélé d’une certaine S.-F. qui mettait en garde contre la réduction de l’individu à un spectateur passif et lobotomisé. Ce dont on a accusé la télévision il y a trente ans, le jeu vidéo l’a réussi avec une force d’addiction fortement accrue, et les parents héritiers de la pensée de 68 de voir avec inquiétude leurs mômes acquérir des comportements dont ils se sont toujours méfiés par habitude et réflexe acquis. Pour moi, c’est un combat aussi rétrograde que de clamer au milieu du XIXe siècle « Le train c’est la mort de l’homme, notre cage thoracique explosera si on dépasse les 100 km/h !! » Le véritable danger, à mon sens, c’est la dissolution de la responsabilité personnelle. L’essentiel, ce n’est pas tant de jouer, mais à quoi, et comment. Je me souviens d’une mère de famille qui m’avait appelé quand je travaillais chez Blizzard, et qui voulait que je « trouve un moyen d’empêcher sa fille de 13 ans de parler avec des garçons sur internet… » Je crois qu’elle n’a même pas compris quand j’ai essayé poliment de lui expliquer que ce n’était pas mon rôle de me substituer à son autorité parentale. Bon, je m’écarte un peu du sujet, là, mais la démission individuelle ou collective est un des sujets qui me préoccupe le plus, depuis quelques années. Je crois en apercevoir les effets pervers à tous les niveaux, de la disparition de la simple courtoisie à la caisse des supermarchés jusqu’à celle des infâmes émissions qui commencent à pulluler à la télévision, genre « Le Grand Frère » ou « Super Nanny ». Ces programmes glorifient l’abandon, la culture de l’échec, et le recours à l’autorité extérieure comme le seul recours à ses supposées incapacités. La culture de l’attelle me fait dégueuler. Le jeu vidéo est là, et pour longtemps, il ne s’agit pas de le brûler – c’est toujours suspect, un autodafé – mais de réfléchir à ce qu’on va en faire. Comme la télévision, c’est une coquille vide, remplie seulement de ce qu’on y mettra. Après, si l’humain est assez con pour tomber dans le panneau… Bon, bref, tu vois, il y a des choses à dire, et je le ferai peut-être, mais d’ici quelques temps.

     

    ON : « Comme la télévision, c’est une coquille vide, remplie seulement de ce qu’on y mettra », dis-tu. Comme la télévision, ou comme l’Internet… La Toile est un lieu, ou un non-lieu, où le bruit blanc est tellement dense qu’il semble devoir tout recouvrir. Ça signifie quoi, pour toi, de donner une interview pour un blog ?...

     

    SB : Ça ne « signifie » pas grand chose, sinon espérer remplir momentanément la coquille avec quelque chose de pas trop inutile ni trop inintéressant. C’est vrai qu’avec sa démocratisation, la Toile est devenue un espace de la logorrhée. Prendre la parole, certes, mais encore faut-il avoir quelque chose à dire. Attention, ne pas lire ici de propos élitiste genre « laissez parler ceux qui savent », bien au contraire. Chaque avis, chaque témoignage, chaque intervention diffuse sa valeur potentielle, du fait même de sa publication. Mais il est indéniable qu’il y a un effet « miroir aux alouettes », quelque chose entre la libération du narcissisme le plus insipide (ma vie, mon chat, mon bébé, ma maison, ma bite, ma gueule) et l’immunité trompeuse du non vis-à-vis (au lieu de dialogues, on assiste surtout à des monologues croisés). Le tout donne effectivement ce « bruit blanc » dont tu parlais plus haut. Mais, encore une fois, je n’ai pas l’impression que ça soit spécifique à la Toile , sinon en terme de volume sonore. Si tu observes notre comportement au quotidien hors du réseau, faisons-nous vraiment autre chose que de parler de nous, de nos évidentes qualités et de nos épineux problèmes ? Qui écoute vraiment ? Qui s’intéresse vraiment à ce que l’interlocuteur essaie de dire ? Si Internet accentue la tendance et la révèle, ce n’est peut-être pas plus mal, au fond. J’ai tendance à penser qu’Internet n’est qu’un révélateur de notre nature mesquine, soulignée par l’impunité de la distance. On y fait encore moins d’effort de respect ou de courtoisie qu’ailleurs.

     

    ON : C’est vrai que c’est déplorable. Même si, soyons honnêtes, il m’arrive aussi, avec les indélicats ou les trolls béotiens, de sortir l’artillerie lourde et d’oublier volontairement les règles de politesse… Mais je crois qu’Internet, tel qu’il est conçu, fait plus qu’accentuer une tendance. L’homme, selon moi, n’est pas mesquin par nature. L’anonymat, la distance, la solitude de l’internaute vissé à son écran – cette fenêtre ouverte sur le vide –, le relativisme des univers numériques, font qu’Internet délie plus qu’il ne lie. Nos voix, aussi singulières soient-elles, se perdent dans un brouhaha de plus en plus inaudible, sans vraiment se croiser. Ah ! Nous finirons tous comme le cheptel humain du Successeur de pierre de Jean-Michel Truong : débranchés par les Machines !

    En attendant ce funeste jour, courtoisie oblige, je te laisse le mot de la fin. As-tu quelque chose, d’inoubliable et de fou, à déclarer aux âmes égarées qui échoueront sur ces transhumains rivages ?... 

     

    SB : Je te laisse la responsabilité de tes trolls vengeurs ou sarcastiques, mais dis-toi que tu participes peut-être au bruit blanc, ce faisant. Sinon, en guise de conclusion, et bien, courtoisie oblige, donc : merci d’être passé ^^

     

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    Rappel

    Ma critique de Chromozone et des Noctivores.

    Le texte de Bruno Gaultier sur Chromozone.

    Mon article consacré à La Cité nymphale.

    La première partie de l’entretien.

    La deuxième partie du même entretien.

     

     

    Illustrations (tirées de Chromozone et de La Cité nymphale) © Corinne Billon
  • Entretien avec Stéphane Beauverger, première partie

     

     

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    Stéphane Beauverger est l’auteur aux éditions la Volte d’une trilogie – composée de Chromozone, des Noctivores et de La Cité nymphale – qui tente, souvent avec succès, de renouer avec l’ambitieuse anticipation d’un John Brunner ou d’un Norman Spinrad. Ni littérateur de génie comme Alain Damasio, ni « conteur » à plein temps comme Pierre Bordage, Beauverger s’ouvre cependant une voie unique, peuplée de grands films et romans américains, de jeux vidéo, et de ses propres fantômes – une voie résolument actuelle, une voix de notre temps, malgré l’héritage d’une certaine anticipation post-apocalyptique. Narration polyphonique, monologues intérieurs d’entités collectives, chapitres conçus comme des scénarii, dialogues tirés d’un générateur aléatoire de discours de cadre : Beauverger n’hésite pas à multiplier les points de vue et les solutions formelles, d’abord pour dynamiser un récit dont la lenteur, certes entrecoupée de fulgurants accès de violence, aurait pu sans cela susciter l’ennui, ensuite, et surtout, pour proposer au lecteur une vision fragmentaire, mais plus étendue, de son univers. Comme si chaque énonciateur, n’était qu’un membre des Noctivores… Ces trois romans, tour à tour survoltés ou apaisés, humanistes ou misanthropes, enfiévrés ou paresseux, témoignent aussi d’un talent sûr pour l’action, que les lecteurs d’Ellroy ou des premiers Dantec apprécieront à sa juste valeur.

    Entre un mojito et une pinte de Leffe, notre auteur a accepté de m’accorder un entretien pour Fin de partie : qu’il en soit encore remercié. Du 21 au 27 mars, nous avons donc joué au ping-pong, par courrier électronique. Aussi relâché en soit le ton, ce dialogue devrait vous convaincre, si ce n’était déjà fait, de la belle singularité d’un écrivain dont la réputation n’a, hélas, guère franchi les frontières du petit monde de la science-fiction.

    J’apprends à l’instant que La Cité nymphale figure dans la liste des finalistes, dans la catégorie « romans », pour le prix Rosny aîné, en compagnie, entre autres, de Minuscules flocons de neige depuis dix minutes de David Calvo (lire aussi le bel article de Bruno Gaultier sur Systar)… Mon vote n’aura donc pas été vain ! Les autres finalistes sont Jean-Pierre Andrevon pour Le Monde enfin, Corinne Guitteaud & Isabelle Wenta pour Paradis perdu, Jean-Marc Ligny pour Aqua TM et Laurent Queyssi pour Neurotwistin.

    Place, à présent, à la première partie de notre entretien.

     

     

    Olivier Noël : Stéphane, ta trilogie du Chromozone met en scène une France dévastée, explosée en territoires communautaires où survivre constitue le seul horizon – jusqu’à l’apparition d’un petit messie, et du règne post-humain des Noctivores. D’où vient cette vision assez cauchemardesque du monde occidental ?...

     

    Stéphane Beauverger : Si j’étais dans un mauvais jour, je pourrais prendre ma voix du pasteur King et bredouiller « I had a dream… », ou bien dégainer mon « on est toujours puni par là où on a péché », et question punition, l’Occident commence à allonger un joli passif qui lui pend au nez. Mais, ce serait faire des effets de manches un peu usés. Non, en fait, comme j’avais envie de travailler et d’écrire sur les mécanismes de survie, individuelle ou grégaire, il me fallait d’abord dégager un univers propice à cet exercice. Avec l’invention du virus Chromozone, qui pousse les individus infectés à une violence primale, j’avais mon levier. Par ailleurs, le fait que ce virus parvienne à contaminer l’espèce humaine à cause de misérables petits profiteurs, toujours prêts à économiser un peu sur le coût de revient d’une technologie inventée justement pour rendre ses ailes à une société en voie d’effondrement, n’est pas pour me déplaire.

     

    ON : Tel virus avait déjà été « rêvé » par des cinéastes, comme David Cronenberg (Shivers, sous une forme parasitaire, Rabid, avec des symptômes sexuels), George Romero (The Crazies, et sa tétralogie des morts-vivants) ou Danny Boyle (28 jours plus tard), mais aussi par d’autres écrivains, comme Richard Matheson (Je suis une légende) ou Murakami Ryû dans Les bébés de la consigne automatique. Tous expriment une certaine désespérance ; chacune des œuvres citées – dans lesquelles l’origine du mal est technologique, donc humaine – s’achève en effet par la contamination générale, ou son inéluctabilité, contre laquelle se battent, en vain, les derniers hommes. Sans trop en dire, on peut révéler que la fin de La Cité nymphale, qui clôt ta trilogie, n’est pas aussi radicale, sans forcément être plus rassurante : au Chromozone succède une nouvelle forme de déshumanisation, les Noctivores, dont la domination paraît, à son tour, inexorable (et que les irréductibles n’acceptent pas). Mais les Noctivores, que tu décris comme une intelligence collective « éthiquement viable », sont par-delà le bien et le mal. Nietzschéen, Beauverger ?...

     

    SB : Holà, ça, ce serait éventuellement à toi de le dire. Et puis, je ne m’habille que sur mesure, j’aime pas les costumes trop larges. C’est vrai qu’il y a une tendance marquée, dans les histoires de contamination globale, à tendre vers l’annihilation, l’éradication de l’humanité, ou sa mutation vers autre chose d‘inéluctable et de définitif. C’est peut-être ce qui est le plus fascinant dans le phénomène des épidémies, au-delà de sa portée morbide : nul ne sera épargné. Stephen King avait proposé une variation amusante sur ce thème dans Le Fléau. Mais j’aurais un petit faible pour celle d’Edgar Wright dans son film  Shaun of the Dead : au terme d’une classique épopée survivaliste dans un quartier londonien infesté de zombies, tout redevient normal dans les dernières minutes du film, et le héros reprend ses parties de Playstation avec son pote, zombifié certes, mais encore capable d’appuyer sur des boutons de manette de jeu. Rien ne se perd, rien ne se crée, rien ne se transforme. Pied de nez ou signe des temps ? Dans ma trilogie du Chromozone, plusieurs groupes ou entités ont un projet pour sauver ce qui peut l’être de l’humanité en déroute. Vers la fin, les Noctivores semblent prendre le dessus. Leur conscience collective – que je préfère appeler leur « inconscient collectif », d’ailleurs, dans la mesure où leur Synthèse est plus basée sur une mise en commun des émotions et des ressentis que sur un interfaçage logique des intelligences – leur donne un avantage évident face aux réfractaires. Du haut de leur inconscient collectif, donc, ils affirment en toute modestie être le futur inéluctable, la réponse en même temps que la solution aux égarements de l’espère humaine imbécile. Il serait prudent de croire que si la somme de leurs cervelles est arrivée à cette conclusion, leur postulat est fondé. D’un autre côté, plus c’est grand, plus ça tombe de haut.

     

    ON : Le finale de Shaun of the Dead, film assez drôle, est tout de même cynique… Au moins ne fais-tu pas l’amalgame entre les êtres humains et les Noctivores, ces « plus qu’humains ». À dire vrai, ces derniers ne sauraient incarner le Surhomme nietzschéen, qui n’est jamais que l’homme qui se dépasse sans cesse – l’individu souverain. Ils en sont même l’antithèse. Ça me rappelle la polémique qu’avait suscité l’essai de Jean-Michel Truong, Totalement inhumaine. L’idée d’une intelligence non humaine, d’une conscience (ou d’une inconscience comme tes Noctivores) dont l’individualité serait exclue, est certes difficilement acceptable. Elle suppose en effet l’humanité indigne de survivre, comme tu le fais toi-même, et la condamne à une salutaire disparition. Mais une solution a-t-elle encore un sens, si l’homme, cet individu social, ne fait plus partie des plans ?...

     

    medium_Chapitre03.jpgSB : Effectivement, la Synthèse peut être difficilement acceptable, du moins de notre point de vue d’entités individualistes. Mais dans le dernier volet de la trilogie, La Cité nymphale, elle n’est vécue comme une contrainte que par deux types d’individus : ceux qui sont, par conviction, par peur ou par calcul, opposés aux Noctivores, c’est à dire ceux qui s’y opposent avant d’y avoir goûté, et ceux, minoritaires mais statistiquement représentatifs, qui sont rejetés par la Synthèse après en avoir fait partie. Pour les premiers, il s’agit d’un choix, ou d’un embryon de choix, satisfaisant. Pour les autres, c’est généralement une souffrance. L’éjection est vécue comme un manque, car la Synthèse diffuse envers tous ses membres la plus puissante des drogues : la sensation d’être compris et accepté, en même temps que la sensation de comprendre et d’accepter. C’est à dire la fin de la peur, l’éradication du plus petit dénominateur commun de notre espèce, la source de toutes les violences et le levier de toutes les exploitations : la peur. Les Noctivores n’ont plus peur. Même pas de ce qui est différent d’eux. Cette sérénité partagée, cette globalité de compréhension vécue individuellement et collectivement par les Noctivores, font de la Synthèse une solution acceptable. C’est en cela que je la qualifie d’« éthiquement viable ». Je ne considère d’ailleurs pas que l’homme ne fasse plus partie des plans. Il semblerait bien, vers la fin du troisième roman, quand les Noctivores affirment avoir tué le père et réglé leur Œdipe, qu’ils soient capables d’humour. Et le rire est le propre de l’homme, n’est-ce pas ?

     

    ON : Tu oublies les hyènes… Plus sérieusement, les Noctivores ont en effet « tué le père ». Le problème, c’est qu’ils l’ont vraiment tué. Pour une entité qui se prétend « éthique », c’est un peu gênant, non ?

     

    SB : Tu veux dire que ce n’est pas très moral de tuer son prochain ? Hé, hé, hé… Ca dépend lequel. En l’occurrence, Peter Lerner – puisque c’est de lui qu’il s’agit – n’a finalement fait que retourner son arme contre lui-même. Ce tueur qu’il a dressé pour atteindre une certaine cible a échoué par opposition larvée, inconsciente, de la Synthèse aux desseins de son créateur. En définitive, Peter aura juste le temps de voir le sacrifice consenti de Justine, avant de payer pour ses manœuvres. D’accord, le geste de son exécuteur tient plus de la vengeance que de la justice, mais l’essentiel est ailleurs : finalement, presque malgré eux, les Noctivores ont refusé de respecter la volonté dominatrice et agressive de Peter. Leur inconscient collectif avait statué que c’est mal et œuvrait en opposition aux objectifs officiels. Dans l’esprit du personnage du tueur, ça se traduit par cette seconde partition qu’il perçoit en filigrane sous le vacarme des injonctions principales dont son cortex est gavé. Finalement, les Noctivores ont tué le père en ce sens qu’ils ont transgressé ses ordres et affirmé leur indépendance. C’est pour eux l’instant de leur épiphanie, ils prennent conscience qu’ils sont capables de faire des diagnostics moraux et de prendre les décisions qui s’imposent. C’est une révélation qui n’a pas fini de les secouer, bien après la fin du troisième tome.

     

    ON : As-tu envisagé d’écrire cette suite ?

     

    SB : Oui, j’ai une planification à long terme ainsi listée : Les Enfants du Chromozone, puis L’Empereur-Dieu de la Synthèse , et enfin Les Noctivores à la plage. Blague à part, je n’envisage pas d’écrire de suite, en tout cas, ce n’est pas dans mes objectifs. Je ne dis pas que l’envie ne me prendra pas, dans quelques années, mais pour le moment ça ne m’intéresse pas. La trilogie était conçue depuis le départ en trois volets séparés chacun par huit années, j’ai mené le destin de mes personnages jusqu’à la conclusion que je visais, qu’ils se reposent, maintenant.

     

    Deuxième partie.

    Troisième partie.

     

    Illustration (tirée de Chromozone) et photographie © Corinne Billon

     

  • Entretien avec Éric Bénier-Bürckel, troisième et dernière partie

     

     

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    Suite, et fin, de l’entretien avec Éric Bénier-Bürckel, que Juan Asensio et moi avions mené en février 2006. À l’heure où des admirateurs de Leni Riefenstahl mouillent leur treillis à la vision des muscles huilés des occidentaux combattants du film 300, qui revisite, façon Rêve de fer, la fameuse bataille des Thermopyles opposant une poignée de surhommes spartiates à des nuées de Perses, il est réconfortant de se colleter avec l’intelligence de l’auteur de Pogrom, comme avec celle de l’auteur de La critique meurt jeune – qui est aussi, vous le savez, l’infatigable patron du blog Stalker.

     

    Rappel :

    Mon article sur Un prof bien sous tout rapport.

    La critique de Pogrom par Juan Asensio.

    Ma critique de Pogrom.

    Ma critique-fiction d’ Un peu d’abîme sur vos lèvres.

    Première partie de l’entretien.

    Deuxième partie de l’entretien.

     

     

    ON : L’antisémitisme de Mourad – tellement abject, soit dit en passant, que m’a un peu gêné ce personnage d’Arabe trop caricatural, d’autant plus que déjà, le narrateur sans nom de Maniac éructait sa peur et sa haine des Arabes – ne relevait donc pas tant, comme vous le suggériez plus haut – en cela sans doute rusez-vous –, de l’expression même maladroite de votre quête spirituelle, que d’une provocation, fût-elle salutaire, utile à votre « peinture extrême » du Mal…

    Mais revenons, si vous le permettez – sans nous éloigner du problème moral posé par l’esthétique de Pogrom –, à la mort de Dieu. Je me souviens dans Un prof, de cette « omniprésence » de la mort de Dieu, qui n’était à mes yeux qu’une lucide mais très cynique justification a posteriori, par Bucadal, de son comportement monstrueux ; et dans Maniac le narrateur sans nom pouvait fort bien avoir halluciné le délire christique de son père – c’était même l’hypothèse la plus plausible puisque nous étions visiblement face à un schizophrène.

    Il se peut qu’il y ait pourtant quelque chose de beckettien dans votre œuvre – toutes proportions gardées. Le lien serait alors trouvé entre le pur nihilisme dans lequel se débattent vos personnages et ce retour au Christ que vous évoquez ici (autrement dit, entre American Psycho et le Désespéré). Dans vos trois romans en effet, Dieu ne se manifeste qu’en tant que manque, en tant que vide à combler. Mais chez Beckett, le silence qui succède au brouhaha grouillant de la foule humaine, révèle seulement le Néant… Or vous-même prenez vos distances, dans votre réponse précédente, avec l’inqualifiable de Pogrom qui, je vous cite, a « honte d’appartenir à cette humanité qui tue et qui se tue ». Incohérence ?... Comme les errants de Beckett, vos personnages sont-ils donc contraints de tourner en rond, toujours, sans jamais trouver Dieu (quoi que recouvre ce mot) ? Quelle pourrait être l’issue romanesque de ce dilemme littéraire ? Vos romans vont-ils chercher enfin la lumière, ou se complaire en enfer, indéfiniment, au risque de n’être rien de plus que des attractions supplémentaires du parc humain ?

     

    ÉBB : Ce que j’aime bien chez les « hommes infâmes » que je décris, souvent jusqu’à la caricature pour le besoin de ma cause satiriste, vous avez raison, c’est leur univers pulsionnel.     Ce qui m’a toujours intéressé, sur un plan moins spirituel que philosophique, ce sont les rapports de forces et les relations de pouvoirs. Non pas les lieux où ils sont coagulés, les grandes instances molaires que sont l’Homme, l’État, la Famille , le Pouvoir, mais les zones diffuses et non localisables où ils naissent et qu’ils traversent. Dans Pogrom, comme dans Maniac, ce n’est pas seulement dans le visible que se déroulent les événements les plus importants, mais aussi et surtout dans l’invisible, à un niveau micro-physique. Il y a des zones d’affrontement partout, des guerres, des conflits, des luttes, mais aussi des résistances, des insurrections, des inversions de rapports, des victoires, des vaincus et des vainqueurs. Sous le calme apparent de l’amour, des tempêtes de haine. Sous la sérénité manifeste de la pensée, des idées chaotiques. Bref, il y a des rapports de forces qui se répartissent sur tous les plans, engendrant une multitude de devenirs (devenir-loser, devenir-animal, devenir-fou, devenir-amoureux, devenir-vieux, devenir-jeune, devenir-mort, devenir-raciste, devenir-antisémite, devenir-écrivain, etc.) De ces devenirs, on peut dire qu’ils se répètent à tous les niveaux, aussi bien dans les faits narrés que dans la narration elle-même, dont la forme répétitive, minimale, veut mimer les micro-événements qu’elle exprime. Le style répétitif – qui puise entre autres ses composants dans la musique de Philip Glass ou de Steve Reich – est comme l’empreinte sur la surface macroscopique de ce qui se trame à un niveau microscopique, surface scripturale où vient s’impacter le jeu micro-physique des affects et des rapports de forces qu’il contracte comme des virus. D’où un style vif, éclaté, faisant valoir au niveau du verbe les chocs et les affrontements virtuels qui le rendent possible. Le propre du bien pensant ou de l’honnête homme est de n’envisager les problèmes moraux ou philosophiques qu’en termes de bien et de mal, de vrai et de faux, de pur et d’impur, de juste et d’injuste, bref de tout rabattre sur le vieux dualisme manichéen qui quadrille l’espace bio-politique occidental en rappelant, comme le fait un Deleuze, qu’il existe un bon désir et un mauvais désir, une bonne façon de penser et une mauvaise façon de penser, une bonne volonté et une mauvaise volonté, une bonne façon de traiter les problèmes et une mauvaise. Or, dans ma perspective romanesque, quand il est question de crime, de violence, de racisme, de ce qui d’emblée est rangé par nos bien-pensants dans la rubrique de l’abjection, il s’agit moins d’émettre un jugement de valeur    négatif – en se contentant de dire, l’index dressé, que « ça n’est pas bien, ça ne devrait pas exister » – que de voir et de comprendre comment ça fonctionne. Dire : « c’est mal, c’est pas bien » ou « c’est anormal » n’élimine pas le problème, loin de là. Il le rend d’autant plus aigu et fascinant. Comment ça marche un pervers, un maniaque, un pédophile, un tueur en série, un délinquant, un violeur, un raciste, un antiraciste, un terroriste ? Voilà la question qui a été la mienne tout au long de la réalisation de mon triptyque. L’empire du bien préfère gommer la réalité qui le dérange en l’accusant d’irréelle, d’insupportable, de fasciste, de folle, de fanatique ou d’irrationnelle, bref de pathologique, que de l’interroger et d’en comprendre la géniale mécanique. De ce qu’il ne veut pas entendre parler, l’homme de bien préfère le taire en le gommant ou en l’enfermant dans un discours censé le ridiculiser ou le minimiser (c’est un phénomène mineur, c’est une pathologie rare), bref en le mettant au ban de ce qui peut et doit être dit. Ce ban doit rester imparlable. Je pense pour ma part, quitte à répéter une évidence, que le roman doit laisser parler l’imparlable, qu’il est un espace réservé à tout ce qui ne peut pas se dire ailleurs. On y donne la parole au meilleur comme au pire. Dans ce sens, mon travail dans mes romans a bien été celui-là : peindre le pire en le considérant comme une manifestation de l’humanité, serait-elle considérée comme inhumaine par la société civile. Dire « le racisme c’est pas bien, la pédophilie c’est encore pire », et les dénoncer en se positionnant contre ne les fait pas moins exister. Quand on écrit un roman, on n’est pas contre mais dans le racisme, on n’est pas contre mais dans la pédophilie, on n’est pas contre mais dans le terrorisme. Se dressant contre, opposant ses forces à d’autres forces, on en pâtit et on s’en nourrit à son insu. Être contre, ce n’est pas seulement être opposé à, mais aussi être tout contre, être attaché et emmêlé à ce à quoi on oppose sa résistance : on repousse quelque chose qui dans le même temps exerce une poussée contre et en nous, espèce de corps à corps hystérique où les forces en tension semblent oublier leur division, si bien que l’affrontement devient un lieu de mélange où les forces spécifiques des uns et des autres circulent sans distinction, se vampirisant mutuellement. Au lieu de repousser, on intériorise les forces de l’adversaire (ce qui prouve bien qu’il existe) et l’adversaire intériorise les nôtres (j’existe aussi pour lui), de telle sorte que chacun devient un peu plus fort ou un peu plus faible qu’auparavant et surtout tend à devenir celui qu’il nie, à le mimer, à parler la même langue secrète, sans rien avoir réglé pour autant. Voilà pourquoi, dans un roman, on n’est pas contre mais dans. Au cœur d’une zone où les adversaires deviennent indiscernables. La vie n’a pas besoin d’être justifiée ou autorisée pour être ce qu’elle est, c’est plutôt elle qui justifie et autorise ce qui existe, le meilleur comme le pire. L’honnête homme ne peut s’empêcher de juger la réalité en fonction de ce que lui dictent sa logique et sa bonne volonté. Quand un phénomène n’est pas conforme à sa pensée ou à ce qu’il s’autorise à penser, il préfère le dénoncer comme maladie ou comme pathologie, ce qui, non seulement le soulage sur son propre compte, mais lui permet aussi de faire l’économie d’avoir à le penser. L’honnête homme se fait le juge d’instruction et le juge de peine du réel et il a toujours déjà virtuellement mis en état d’arrestation ce qui dans la vie n’est pas conforme à son code, à ses valeurs ou à sa logique. Le romancier n’est pas un juge. Il donne la parole à ceux à qui les institutions civiles la confisquent. La vie ne se réduit pas aux seules catégories morales du bien, du vrai, du juste et du sain. Sait-elle ce qu’elle fait, la vie ? La vie, c’est aussi cette réalité « scélérate » dont parlait Sade, réalité qui met en question nos valeurs d’honnêteté et de vertu dictées par la raison normative. Si l’honnête homme considère que sa pensée et sa bonne volonté sont ce qu’il a de plus digne et de plus précieux, le « philosophe scélérat » n’accorde à la pensée d’autre valeur que de favoriser l’activité de la passion la plus forte, d’autre intérêt que de laisser parler le corps et ses affects à travers elle. Le corps a quelque chose à dire. Je me suis intéressé au corps des hommes méchants. Qu’ont-ils à nous apprendre sur nous-mêmes ? Cette scélératesse existe, et plutôt que d’en nier l’existence ou de faire comme si elle n’avait pas lieu d’être, il me paraît nécessaire de l’accueillir, du moins dans l’espace littéraire. Il est plus commode et plus rapide de qualifier de pervers celui qui n’agit pas comme tout le monde, qui n’exécute pas les mêmes figures que tout le monde, qui ne vit pas sa sexualité comme tout le monde, bref qui n’obéit pas aux codes en vigueur, que de prendre la peine d’écouter la langue instinctuelle qu’il parle ou qu’il exprime. Au lieu d’examiner le problème, d’essayer d’en saisir la logique interne, on le liquide d’une pichenette en se pinçant le nez : une façon de se rassurer sur son compte, de montrer qu’on est du bon côté, celui des normaux (des normés), de l’orthodoxie culturelle, des hommes qui pensent et vivent bien, mais aussi de se protéger en dressant un bouclier contre l’homme différent, celui qui échappe aux normes, qui les déborde, et à qui la vie a permis d’exister en tant qu’anomalie. Le romancier fait tout le contraire : le citoyen s’efface en lui pour céder la place à l’inconnu, à l’insaisissable, au hors la loi qui se tient au fond de toute humanité. La vie (les honnêtes hommes comme les scélérats) n’a peut-être pas besoin d’être justifiée par la pensée, encore moins de passer par le tribunal de la raison. L’honnête homme que je suis moi-même à titre privé est vivement intrigué par le scélérat. Peut-être l’envie-t-il secrètement. Le scélérat fait ce que l’homme de bien s’interdit de faire, ou plutôt ce qu’on lui interdit de pratiquer. S’il le traque, c’est peut-être moins pour mettre la main dessus que pour voir jusqu’où il peut aller, pour le suivre dans ses retranchements, surprendre son secret. Le propre du monstre, c’est de montrer, de rendre visible. Ce qu’il montre, c’est l’espace d’indifférence qu’il porte en lui, ce monde diffus et obscur, l’immonde dont je parlais tout à l’heure, qu’il implique et qu’il exprime, ce lieu où la loi et les codes sont suspendus, mis hors circuit, une sorte de no man’s land où tout est possible, même le meurtre, même le viol, que se refusent à explorer les honnêtes gens. Houellebecq écrit dans Rester vivant : « Soyez abjects et vous serez vrais. » Houellebecq emploie ici exprès le langage accusateur, plein de haine et de ressentiment, du gentilhomme. Il ne veut pas dire qu’il faut être méchant, mais qu’il faut laisser être ce qu’il y a de pire en nous, de plus obscur, de plus incompréhensible, afin de pouvoir saisir quelque chose du           « scélérat », de cette vérité ou de cette vie authentique qu’il y a au fond de tout homme, y compris l’honnête. La part maudite de l’être humain est ce que depuis mon premier roman je m’emploie à explorer. Je n’en fais pas l’apologie. Je la regarde en face. 

     

    JA : « Voilà pourquoi, dans un roman, on n’est pas contre mais dans » écrivez-vous. Bernanos était dans Ouine, durant plusieurs années d’un labeur angoissé, acharné, halluciné. La fin du podagre est étrange et, de fait, littérairement, le grand romancier ne se prononce pas sur le sort énigmatique de l’âme de son diabolique personnage : il ne le condamne ni ne le sauve. Pourtant, Bernanos n’avait point une bien grande opinion du type ou du surtype que représente à ses yeux Ouine : l’intellectuel gidien, donc aussi insaisissable qu’une anguille, l’homme creux incapable d’affirmer ou de nier. Certes mais, vous le savez, le plus dur n’est pas tant descendre en Enfer, les portes d’entrée sont nombreuses, que d’en sortir. Autre exemple, cette fois cinématographique, de la facilité, pour un homme intelligent, de s’identifier avec tel abject meurtrier : le superbe Manhunter de Michael Mann. La difficulté est donc moins de contempler, parqués dans leurs malebolge, l’innombrable et fascinante diversité des monstres que de revenir comme Marlow à la surface, sans plus même de cicérone, afin de révéler aux hommes un savoir ténébreux mais aussi de réconciliation (Trakl, T. S. Eliot, Sabato, etc.), à tout le moins d’espérance, d’où ma question relative à ce que vous pensiez être votre horizon d’attente, après ce triptyque.

    Revenons donc à des questions plus banales : quels sont vos maîtres en littérature, en philosophie, si vous en avez dans ce domaine ? Vous avez évoqué Bloy, Dantec, Sade et Houellebecq : d’autres noms encore ?

     

    ÉBB : Monsieur Ouine est un très beau roman, j’y songe comme à un remous monstrueux après que le monde se soit effondré sur lui-même. Mais vous, Juan Asensio, en parlez mieux que personne, je crois…

    Vous étonnerai-je si je vous dis que mes premiers maîtres sont les furieux imprécateurs de l’Ancien Testament ? Viennent ensuite, philosophes en tête, Schopenhauer, Nietzsche et Heidegger. J’ai commis jadis un mémoire de maîtrise sur l’intuition catégoriale chez Husserl, sous la direction de Jean-Luc Marion, après avoir suivi les cours de Pierre Jacerme, heideggerien exceptionnel, au lycée Henri IV, en khâgne (avec Aude Lancelin dans la même classe !). En littérature, il y a Céline, bien sûr, mais aussi Beckett et Thomas Bernhard. Mais je suis de plus en plus persuadé que nos plus grands auteurs français sont Joseph de Maistre, Chateaubriand, Baudelaire et Bloy ! Bref, à l’instar d’un Antoine Compagnon, c’est à la langue des grands Antimodernes du 19e siècle que je voue ma plus vive admiration, à son exigence.

     

    ON : Un prof bien sous tout rapport n’aurait sans doute pas existé sans American psycho de Bret Easton Ellis, n’est-ce pas ? Que pensez-vous de vos contemporains comme Ellis, Murakami Ryû ou Chuck Palahniuk, que l’on évoque plus volontiers, à vous lire, que Joseph de Maistre ou Chateaubriand ?

     

    ÉBB : Dans son excellent roman Défaut d’origine, Oliver Rohe explique qu’il a vécu la lecture de Thomas Bernard comme un viol, un terrible pillage de son propre imaginaire : Bernhard avait volé son œuvre ! J’ai éprouvé la même rage stupéfaite à la lecture d’American Psycho : ce gredin de Bret Easton Ellis me ravissait mon livre ! Le moindre des hommages à lui rendre était d’aller jusqu’au bout d’un projet identique médité et entrepris depuis ma naissance ! Les deux autres auteurs que vous citez, surtout celui de Fight Club, font partie de ceux que je n’ai pas manqué de phagocyter avec grand plaisir lorsque je m’encanaillais la langue du côté des écrivains américains. Je pourrais dire la même chose de l’auteur du Démon et de la Geôle , le très prophétique Hubert Selby Jr. Mais c’est un choc bien moins viscéral que Mort à crédit et Histoire de Juliette, découverts à l’âge où j’allais encore débagouler ma fierté de premier de la classe au collège, alors que, dans le même temps, bienheureusement chevelu, je hurlais et je jouais furieusement de la guitare dans un groupe de Trash Metal – on ne disait pas Black Metal à l’époque –, prêchant la Mort et le Mal à qui voulait bien l’entendre. Mon parcours, mes goûts et mes dégoûts m’ont donc toujours reconduit au génie de la langue française, m’obligeant au fil des années à me corriger violemment le style, encore si cafouilleux dans mes deux premiers romans. Qu’est-ce qu’écrire, sculpter, peindre, composer, danser, sinon se mettre sur la piste de sa propre grandeur ? Oserais-je dire que tout est dans Pascal ? N’est-il pas notre véritable contemporain ? À quoi bon aller chercher l’inspiration en dehors de nos frontières, puisqu’elle est là, en France, au cœur de notre langue piétinée par de sombres crétins analphabètes omniprésents dans la presse et dans l’édition parisiennes, cette dévastation de  cervelle, en attente d’un nouveau souffle !