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Fin de partie - Page 45

  • Grande Jonction de Maurice G. Dantec - Shoot them up

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    “Bored of the things
    that you are.
    And now at the things
    that you were.
    How does it feel to destroy
    everything by your guilt?”

    Justin K. Broadrick, Your Path to Divinity, in album Jesu.

     

    Les critiques de l’œuvre de Maurice G. Dantec ont ceci de paradoxal, qu’elles la considèrent généralement comme l’une des plus marquantes de l’époque, tout en formulant de sérieuses réserves (Juan Asensio, qui s’agace à juste titre de « très pesants tics de langage », d’un style « lourdement cinématographique » ou encore d’une « fastidieuse monodie accumulative »,  sans parler de « fautes de goût » adolescentes, ou Jean-Louis Kuffer, qui reproche à Dantec, non moins légitimement – mais avec un stupide préjugé sur la bande dessinée –, sa paranoïa « ravageuse », ses lourdes « béquilles idéologiques », ses « personnages terriblement stéréotypés » et, surtout, un hiatus énorme « entre la substance théologique dense mais plaquée et cette dramaturgie de bande dessinée »). L’an dernier, ne qualifiais-je pas moi-même Cosmos Incorporated d’échec littéraire, l’accusant, un peu violemment, de s’aspirer dans son propre trou noir ? Aujourd’hui Grande Jonction, qui sur le fond ne fait qu’approfondir les thèmes essentiels du roman précédent, pourrait représenter un nouveau danger pour son auteur. Je pense, comme mon ami Juan, aux critiques, professionnels ou amateurs, qui hier conchiaient un écrivain fasciste et/ou illisible, et qui, sans crier gare, et sans le moindre amour-propre, retournent aujourd’hui leur veste et, avec la même superficialité que leurs précédentes attaques, vantent les mérites romanesques d’un écrivain retrouvé, ce qui reste encore le plus sûr moyen, et le plus vil, de s’en débarrasser. Ne pas céder aux sirènes du grand cirque. D’un autre côté, la richesse de certaines analyses, comme celle, remarquable, de Bruno Gaultier, tendent à surestimer une œuvre certes importante, voire indispensable, mais aussi souvent poussive, naïve, maladroite – une œuvre monstrueuse, en perpétuelle mutation, que son mouvement frénétique empêche d’atteindre la grâce. En un sens, la série de textes de Bruno, parce qu’elle énonce clairement et intelligemment les ressorts narratologiques et métaphysiques du roman, lui est supérieure (mais en un sens seulement, car elle ne saurait exister sans l’œuvre première)… Le danger, pour Dantec, serait donc d’une part de croire à une nouvelle plénitude médiatique alors qu’il n’est, aux yeux et entre les mains des journalistes, qu’un pantin réac’ et rock n’roll, et d’autre part, en dépit d’une authentique humilité (que j’ai pu constater lors de notre rencontre), de croire à la lettre les bienveillants exégètes qui, grisés par leur analyse, élèvent son œuvre au niveau des plus grands. Je m’étonne par exemple que personne, ou presque, n’ait encore souligné combien l’envol final des derniers hommes libres de Grande Jonction, parcelle canadienne arrachée à son socle terrien, est à la fois sublime et ridicule, s’étirant d’un égal élan vers la Bible , et vers La soupe aux choux… Que retenir, donc, de cet épais roman de science-fiction théologique dont la forme même s’attache, au mépris de toute prudence, à figurer la lutte inégale entre la Bête et la beauté ? Le blog du Transhumain reprend son rythme.

     

    Après avoir fait imploser Cosmos Incorporated en cours de route, après avoir lutté contre la fausse parole pour que renaisse le verbe dont nous serions selon lui constitués, Maurice G. Dantec se trouvait, pour nous, dans une position littéraire inconfortable. Allait-il s’emparer de ce verbe qui l’obsède tant et cesser enfin de tourner autour, ou allait-il inlassablement reproduire le même échec ? Grande Jonction, suite directe de Cosmos Incorporated, se meut en effet délibérément entre ces deux territoires incompossibles – qu’en vain cependant, Dantec tente de lier –, autrement dit, à leur impossible jonction, au cœur de la Centrale de Narration cosmogonique évoquée par Gabriel Link de Noval à l’heure de sa transformation, à l’aube de la création de son Arche céleste. Tragique récit d’une lutte pour un territoire menacé, Grande Jonction narre à la manière d’un western – et parce qu’en ces terres réside encore quelque beauté échappant à la grisaille de la Machine-Monde –, en en déclinant tous les codes (attaque d’un camion/diligence par les néo-islamistes/indiens ; défense d’un Fort Alamo ; shérif inflexible et tutti quanti), les hauts faits d’une guerre qui oppose à la fin du 21e siècle quelques irréductibles – une poignée de femmes, d’hommes et d’androïdes qui littéralement refusent de se laisser réduire, qui défendent leur âme d’essence divine à sa déclinaison chiffrée – à l’emprise infernale de la chose, l’Anome, survivance omnipotente de la Métastructure , qui s’apprête à engloutir le monde. À Grande Jonction en effet, aux alentours du cosmodrome, au lieu même où tout commença – et où tout finira, provisoirement –, un nouveau mal se répand. Ne sont plus touchés les seuls détenteurs de systèmes bio-embarqués – ceux-là continuent de décéder les uns après les autres, tués par les dispositifs artificiels qui les avaient aidés à survivre. Désormais la chose, « l’Après-Machine », ne s’attaque plus seulement au mécanique, ni même au biologique, mais directement à ce qui selon Dantec définit l’homme en tant que tel : le symbolique, le langage, le pouvoir de nommer les choses (qu’on se souvienne de Primo Levi, qui dans Si c’est un homme écrivait la nécessité vitale de ne pas considérer les individus comme des matricules, ou comme des unités interchangeables). Les malades contaminés par le métavirus se mettent à débiter du langage binaire, suite ininterrompue de 1 et de 0, de plus en plus vite, jusqu’à se muer en modems organiques, avant d’exploser en débris numériques, la version codée de leur être exposée aux yeux de tous, sur les murs. L’écriture elle-même disparaît littéralement des livres et de tout autre support : les pages redeviennent vierges, les unes après les autres, effaçant les mondes qu’elles contenaient. En d’autres termes, la chose « machinise » ce qui reste de l’humanité, essaie d’en éliminer l’essence. Et transforme le monde en Camp de concentration global. Le salut de l’humanité, moins menacée numériquement que symboliquement (puisque le travail de l’Anome est de réduire l’humanité, de la diviser, non de la détruire totalement, ce qu’illustre magnifiquement l’épique bataille finale), ne tient qu’à un fil, ou plutôt à six cordes, celles de la guitare électrique de Gabriel Link de Nova, ange christique de douze ans dont la musique rock, par laquelle communient les mortels (Link, le lien), guérit définitivement les malheureuses victimes du métavirus. Gabriel, prophète dont les mains avaient déjà le pouvoir de préserver les machines électroniques, puis électriques, s’impose comme la réponse surnaturelle à la chose qui le ronge. Autour de lui se réunit en effet une communauté de valeureux croisés, un « Reste » par qui l’humanité continue malgré tout d’exister : Chrysler Campbell, l’ordinateur humain, tueur loyal à la froide intelligence, et son acolyte Youri McCoy, fasciné par les derniers chrétiens et amoureux de la belle Judith Sévigny ; Balthazar, le cyberchien de Cosmos Incorporated qui rôde dans les couloirs déserts de l’hôtel Laïka ; le shérif Wilbur Langlois, la Loi incarnée, bouclier d’airain du Territoire ; Milan Djordjevic, père adoptif de Gabriel, et l’androïde Sydia Nova, sa mère adoptive ; et ces envoyés du Vatican, qui convoient une bibliothèque d’ouvrages théologiques à l’intention des derniers hommes libres. En face, la chose semble s’être incarnée en la personne d’un androïde qui offre à ses fidèles l’immortalité en échange de leur singularité (leur âme) – donnant naissance à une néo-humanité (une « Anomanité ») de « clones » indifférenciés dont la conscience est purement collective (comme, récemment, dans Les Noctivores de Stéphane Beauverger, dont la suite, La cité nymphale, paraît prochainement, nous y reviendrons en temps voulu).

    Dans sa critique de Cosmos Incorporated (Galaxies n°39), Sam Lermite (dont je vais publier dans quelques jours un excellent texte consacré à Minuscules flocons de neige depuis dix minutes de David Calvo) parlait à juste titre d’un « roman sur la science de la fiction ». Et de fait, nous assistons encore, avec Grande Jonction, récit de l’anomie du langage, à la représentation esthétique du combat opposant l’Anome et le Logos, comme le suggère cette belle pensée de Josef Ratzinger, citée par l’auteur en exergue de la deuxième partie (et qui fait écho au Nous, fils d’Eichmann de Gunther Anders longuement commenté dans Cosmos Inc.) : « Aujourd'hui, si la loi universelle de la machine est acceptée, il ne faut pas oublier que les camps pourraient préfigurer la destinée d’un monde qui adopte leur structure. Les machines qui ont été mises au point imposent la même loi. Selon cette logique, l’homme doit être interprété comme un ordinateur et cela n’est possible que s’il est traduit en nombres. La Bête est un nombre et transforme en nombres. Toutefois, Dieu a un nom et nous appelle par notre nom. Il est la personne et recherche la personne. » L’enjeu du roman est limpide : comment figurer l’indicible, comment écrire la dévolution du langage – et donc de l’humanité – sans y succomber à son tour ? Le chef d’œuvre de George Orwell, 1984, sans doute l’un des romans les plus importants de l’histoire, y répondait magistralement, et le plus simplement du monde : le langage n’est pas un simple système de codage d’informations, il n’est pas strictement utilitaire : il est vecteur de singularité, de beauté, par sa richesse, par sa liberté de dire l’amour, mais aussi parce qu’il transmet un héritage – un témoignage. L’omniprésence dans Grande Jonction de la musique rock, qui contamine le roman jusqu’à son style (nous allons y venir), nous rappelle précisément que la singularité, la spécificité individuelle, naît moins du néant, que d’une patiente et laborieuse étude d’un socle culturel commun (d’où l’importance cruciale des 13000 volumes convoyés par les soldats du Vatican). La littérature, comme le rock, ne font pas, en théorie, qu’exploiter un « temps de cerveau disponible », pour reprendre les termes employés par Patrick Le Lay à TF1 : comme le principe divin selon Jean Duns Scott, abondamment cité dans le roman, ils transmettent, ils unifient tout en singularisant.

    Du rock, Dantec essaie donc de conserver un rythme, un tempo particulier, tout en répétitions, en scansions, d’où les variations personnelles, que nous qualifions un peu facilement de « fulgurances » (en omettant de rappeler que pour que ces dernières surviennent, il faut en maîtriser la genèse, savoir enfouir la beauté pour la mieux faire surgir), sont censées émerger. Sans parler des titres de chapitres, qui reprennent tous le titre d'une chanson, ou le nom d'un groupe, à commencer par Radiohead. Le roman dans son ensemble est ainsi conçu comme une chanson rock (Bruno Gaultier en dissèque fort bien les mécanismes), Welcome to the Territory, orchestrée par Gabriel Link de Nova. Et c’est précisément là que le bât blesse. En effet, la langue syncopée de Grande Jonction, qui dans ses meilleurs passages peut évoquer le style quasi slamé de Chuck Palahniuk (Fight Club), souffre le reste du temps d’un pénible déficit de singularité, d’un excès de machinisme, évidemment problématique dans le cas qui nous intéresse. Loin d’hypnotiser le lecteur, loin de l’immerger dans un éblouissant trip littéraire, les refrains en anglais de Welcome to the Territory alourdissent inutilement une prose déjà trop mécanique. Si Dantec martèle ainsi ses idées, si les mêmes phrases reviennent sans cesse, comme des mantras, c’est que l’auteur, aveuglé par la puissante lumière qu’il trouve dans la prière, essaie à son tour de nous faire entrer en transe. En vain. Comme si U2 jouait du Rammstein (ou du Laibach…).

    À plusieurs reprises, de longues descriptions de la flore étique de Grande Jonction s’insèrent dans la narration, tout droit sorties d’un quelconque dictionnaire botanique. La critique s’en est d’ailleurs moquée, sans pourtant chercher à en saisir le sens. Or, si ces maladroits passages auraient pu sans dommage être réduits et mieux répartis, disséminés dans le texte comme autant de graines de combat, ils n’en témoignent pas moins de la lutte, à l’œuvre au cœur de la diégèse comme dans l’écriture elle-même, pour la survie du langage. Nommer les choses, nous l’avons dit, même s’il ne s’agit que de mauvaises herbes, permet en effet à l’auteur de ne pas céder à la destruction du langage. Mais la beauté du verbe se fait trop rare, et sans vraie cohérence : ça ne fonctionne pas, ça tourne à vide. D’autant, effet sans doute involontaire, qu’à ces listes d’espèces végétales (dont la poésie s’estompe rapidement) fait écho la précision mécanique avec laquelle l’auteur, comme à son habitude, inventorie les nombreuses armes et méthodes de combat employées.

    En outre, hormis Gabriel Link de Nova et, dans une moindre mesure, Youri McCoy, les personnages sont bien trop stéréotypés pour vraiment prendre vie. Dantec ne parvient jamais, par exemple, à nous communiquer la beauté de Judith, même lorsqu’elle est perçue par les yeux de ses prétendants. Judith ne reste, pour nous, qu’un fantasme adolescent de beauté féminine. Une créature dont l’âme se limite aux formes plantureuses. Une poupée aux yeux morts. Quant aux héros, réduits à leurs fonctions minimales, ils évoquent davantage de rigides avatars de shoot them up (cette analogie me frappe soudain : la tentative dantécienne de nommer les choses, plantes ou automatiques, de leur redonner une existence annihilée par l’Anome, renvoie aux listes d’items auxquels le gamer d’un jeu de survie comme Resident Evil est confronté…) que des êtres autonomes, doués d’une vie propre. Erreur fatale dans un roman dont l’enjeu est bien la sauvegarde d’une étincelle de lumière divine. Pensez que même Feric Jaggar, le leader nazi de Rêve de fer de Norman Spinrad, qui extermine les impurs dans la joie et l’exaltation, même cette caricature de héros de fantasy ou de space opera était bien plus émouvante, plus vivante que les personnages de Grande Jonction… Dans la première partie, Youri McCoy (personnage privilégié, de loin le plus intéressant, car sans doute le plus proche de Dantec, dont nous suivons le cheminement spirituel jusqu’à sa conversion) et son mentor Chrysler Campbell recensent toutes les victimes de la chose. Ils enregistrent et analysent les données, chacun à sa manière, mathématique pour Chrysler, plus affective, métaphysique pour Youri, Ils sont les « médecins du Camp », comme Youri le répète à longueur de temps, c’est-à-dire qu’ils font eux-mêmes partie de la dévolution (nous faisant comprendre au passage combien cette analyse purement numérique de la situation est absurde), mais y compris, et c’est sur ce point que je voudrais insister, de la dévolution narrative. Certes, comme le rappelle Bruno Gaultier, le personnage de Judith vaut surtout pour l’amour qu’il inspire à Gabriel et à Youri, mais cet amour lui-même reste lettre morte, ne jaillit jamais d’un verbe dantécien tout simplement impuissant. Il faut se demander si cette antienne de Youri McCoy, « Nous sommes les médecins du Camp », n’est pas le code d’accès au système du roman. Certes, nous savons que Maurice G. Dantec a écrit Grande Jonction très vite, trop vite, en quelques mois, avec une facilité qui ne laisse pas d’inquiéter. Mais ce leitmotiv de McCoy ne saurait être fortuit : l’auteur aurait-il donc tenté ce pari insensé, d’enfermer sciemment ses personnages, et leur univers, dans la grisaille machinique de l’Anome, pour mieux les sauver ensuite ?... À l’échelle du roman, cela n’a aucun sens, mais à celle d’un cycle ? Délire d’interprétation ? Sans doute. Et cependant.

    L’espoir n’est pas mort. Grande Jonction est un roman métaphysique passionnant, sans conteste, surtout pour l’indéniable élan intellectuel qu’il suscite chez certains lecteurs – quoique, ne nous leurrons point : je ne sache pas que nos girouettes de la presse aient vraiment compris ce que Dantec essaie de leur dire –, mais qui échoue encore une fois formellement à se hisser à la hauteur de ses admirables ambitions. Je le répète : j’aime la démarche courageuse de Maurice G. Dantec ; je préfère mille fois son échec (qui, tout de même, n’est jamais complet) aux réussites étriquées d’écrivains sans envergure, dont le nombril, sujet ou moteur de fiction, constitue l’indépassable horizon. Mais l’espoir subsiste encore, disais-je. Avec son Arche de lumière (qui, selon que l’on est bienveillant envers l’auteur, ce qui est mon cas, ou que l’on est son adversaire, provoquera une émotion toute métaphysique ou bien suscitera le souvenir de l’effarant final de certain navet, cité en introduction de cet article, où flatulences et onomatopées tenaient lieu de dialogues…), Gabriel Link de Nova conduit les derniers hommes libres dans l’espace, hors de Grande Jonction (hors du lieu diégétique, mais aussi, hors du roman) vers ce Ring qui, en orbite, échappe à l’emprise de l’Anome. Ainsi est-ce non sans impatience, et non sans inquiétude – car le successeur de Grande Jonction n’a plus droit à l’erreur –, que nous attendrons le troisième et, en théorie, dernier volet de cette trilogie annoncée, où nous devrions retrouver, peut-être enfin transcendée, cette nouvelle communauté de l’Anneau.

  • La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq, ou l’anti-apocalypse

     

     

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    « Un grand nombre de ceux qui dorment au pays de la poussière s’éveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour l’opprobre, pour l’horreur éternelle.

    Les doctes resplendiront comme la splendeur du firmament, et ceux qui ont enseigné la justice à un grand nombre, comme les étoiles, pour toute l’éternité.

    Toi, Daniel, serre ces paroles et scelle le livre jusqu’au temps de la Fin. Beaucoup erreront de-ci de-là, et l’iniquité grandira. »

    DANIEL 12, 2 (« La Résurrection et la Rétribution »)

     

    Avant de reprendre un rythme plus soutenu avec de nouveaux articles consacrés entre autres, dans le désordre, à Millenium Mambo de Hou Hsiao-hsien, à Substance Mort de Philip K. Dick et son adaptation cinématographique A Scanner Darkly par Richard Linklater, mais aussi à La Critique meurt jeune de Juan Asensio et à Grande Jonction, le dernier roman de Maurice G. Dantec, avec qui j’ai eu la chance, en compagnie de quelques autres, de passer une excellente soirée dans un hôtel parisien – prouvant au passage, s’il en était besoin, que notre auteur est un homme bien plus aimable, courtois, et bien plus humble, que son personnage médiatique, non moins sincère en vérité mais dénaturé par la bêtise de journalistes tels que Guillaume Durand qui, à l’évidence, n’avait pas lu Grande Jonction avant son émission… –, avant tout cela donc, voici le long texte que j’écrivis à propos de La possibilité d’une île de Michel Houellebecq, initialement publié sur Ring par l’ami David Kersan, puis repris par le Bulletin de l’Association des Amis de Michel Houellebecq.

     

     

     

    La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq, ou l’anti-apocalypse

     

    L’essentiel de ce roman très drôle à la structure enchâssée – dont nous ne résumerons pas une intrigue déjà largement relayée par la presse à sa sortie –, servi par un style à l’admirable épure et d’un impeccable classicisme, est constitué par le « récit de vie » de l’humoriste Daniel, roi cynique et incontesté du one-man-show ; les épisodes de cette autobiographie sans concession sont commentés deux mille ans plus tard par ses clones « néo-humains » Daniel24 puis Daniel25. Amer, vieillissant, parfois ignoble mais toujours lucide, Daniel renvoie la société de son temps à sa propre abjection ; il est même récompensé pour cela puisque sa réussite lui apporte célébrité, considération, richesse et sexe facile. Personnage inoubliable, alter ego diabolique et cependant pathétique du Français moyen englué dans la postmodernité du 21e siècle, Daniel crève de se voir vieillir : « Lorsque la sexualité disparaît, c’est le corps de l’autre qui apparaît, dans sa présence hostile ; ce sont ces bruits, ces mouvements, les odeurs ; et la présence même de ce corps qu’on ne peut plus toucher, ni sanctifier par le contact, devient peu à peu une gêne ; tout cela, malheureusement, est connu » (p. 74). La sévère critique du cinéma de Larry Clarke, qui selon lui prendrait « le parti des jeunes contre les vieux » (p.214), ne doit pas être prise au pied de la lettre – Daniel, pourtant exemple parfait du cynisme contemporain, se compare même à Michael Haneke ! –, mais bien comme le point de vue, forcément aigri, d’un homme que sa jeunesse a déserté et que chaque minute passée rapproche de la fin, de la mort.

     

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    Chapitré à la manière des Évangiles – nous y reviendrons –, La Possibilité d’une île entérine la vision naïve et aporétique de la sexualité que Michel Houellebecq développait déjà dans ses précédents romans ; s’ils en appellent désespérément à la conscience sexuelle féminine de la femme, si, désemparés, ils cherchent à réhabiliter une sexualité masculine mise à mal par l’évolution des moeurs, s’ils sont les seuls artistes, ou peu s’en faut, à enfin envisager la fellation (ou toute autre pratique jugée dégradante par les féministes hystériques) non comme un acte littéraire de subversion – ce qu’elle n’est assurément plus depuis longtemps – mais comme celui d’une indicible tendresse (« La vue brouillée par la sueur, ayant perdu toute notion claire de l’espace et du temps, je parvins cependant à prolonger encore un peu ce moment, et sa langue eut le temps d’effectuer trois rotations complètes avant que je ne jouisse, et ce fut alors comme si tout mon corps irradié par le plaisir s’évanouissait, aspiré par le néant, dans un déferlement d’énergie bienheureuse » pp. 333-334), l’auteur et son personnage n’en sont pas moins douloureusement conscients de n’être que les jouets de pulsions (de sexe, de mort) et de schémas déterministes – c’est-à-dire, conscients de n’être que des « machines conscientes ». Autrement dit ils sont obsédés, mais sans être dupes : « Les femmes donnent une impression d’éternité, avec leur chatte branchée sur les mystères – comme s’il s’agissait d’un tunnel ouvrant sur l’essence du monde, alors qu’il ne s’agit que d’un trou à nains tombé en désuétude » (p. 12).

     

    Le regard porté par les personnages houellebecquiens sur le sexe est une conséquence directe de cette vision matérialiste, déterministe, du monde. D’abord chimique, animale, notre sexualité est, ou devrait être, la source du seul plaisir qui échappe aux perfidies de la raison ; son déclin inéluctable est alors vécu comme une véritable mort. Ainsi, moins que la « misère sexuelle » dont on nous rebat les oreilles depuis son premier roman, Michel Houellebecq nous livre surtout un regard de presque quinquagénaire sur sa propre sexualité et, partant, sur un monde gangrené par le jeunisme. De son point de vue en effet, la vie s’arrête à quarante ans. Or, pour l’auteur comme pour son double de fiction, « la disparition de la tendresse suit toujours de près celle de l’érotisme » (p. 74) : il était dès lors logique que Daniel, écoeuré par sa propre soumission à l’extension du domaine du fun et de l’infantilisme généralisé, désespéré par sa déchéance sexuelle à l’ère du triomphe de la dictature adolescente (« Jeunesse, beauté, force : les critères de l’amour physique sont exactement les mêmes que ceux du nazisme », p. 74), confiât son ADN aux Élohimites, Raëliens à peine déguisés sur le point de synthétiser l’être humain dans une matrice artificielle. C’est ainsi que Daniel, fors de cette promesse de renaissance cyclique, met fin à ses jours : « L’espace vient, s’approche et cherche à me dévorer » (p. 248)… Ce que ne supporte pas Daniel, c’est l’inéluctabilité du vieillissement et de la mort – aussi bien que l’irrespect d’une civilisation pour ses propres anciens (« Dans le monde moderne on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d’être vieux », p. 213).

     

    Les personnages houellebecquiens sont alors moins les porte-parole de leurs pulsions ou de l'usage décomplexé de leur pénis (« Quant aux droits de l’homme, bien évidemment, je n’en avais rien à foutre ; c’est à peine si je parvenais à m’intéresser aux droits de ma queue », p. 24), que ceux d'une sexualité impossible, utopique ; d'une sexualité et surtout d'un Amour qui relèveraient à la fois d'une ère précapitaliste (voire préhumaine) en vérité jamais advenue, et de l'ère libérale. Si les descriptions explicites des caresses des personnages sont si belles, si émouvantes en dépit de leur crudité, ce n'est pas tant parce qu'ils réhabiliteraient notre liberté de jouir, que parce qu'ils sont l’expression du désespoir. En d'autres termes, sexe et amour sont un Graal – à jamais perdus, bientôt dénués de sens et replacés dans une perspective post-historique, comme en témoigne telle confession de Daniel : « Il n’y a pas d’amour dans la liberté individuelle, dans l’indépendance, c’est tout simplement un mensonge, et l’un des plus grossiers qui puisse se concevoir ; il n’y a d’amour que dans le désir d’anéantissement, de fusion, de disparition individuelle, dans une sorte comme on disait autrefois de sentiment océanique, dans quelque chose de toute façon qui était, au moins dans un futur proche, condamné » (p. 421).

     

    Exprimons-nous autrement. Le paradoxe du personnage houellebecquien, est qu’il abhorre cette société et ses valeurs, alors même que ses états d’âmes en sont directement issus. L’auteur, ce n’est pas son moindre mérite, tente une difficile réhabilitation de la sexualité masculine, dégagée de ses interdits religieux et néanmoins sourde aux sirènes stridentes de la postmodernité. Il ne s'agit pas de notre droit à jouir bien sûr, nous l’avons dit – nous devrions d’ailleurs parler d'une fonction biologique –, mais seulement de l'inversion des valeurs postmodernes. Selon l’auteur les femmes devraient apprendre à aimer non plus le sexe et l'orgasme en tant que tels, comme les y pousse l’ensemble des magazines et des psychologues de bazar, mais bien les hommes eux-mêmes – ce qui était jadis le projet de Raymond Abellio dans sa trilogie romanesque, mais le personnage houellebecquien, du point de vue abellien, serait déjà au-delà de la lutte, il serait lui-même sinon un « inverti », du moins l'incarnation de l'homme féminisé à une époque où la femme est masculine ; le personnage houellebecquien, en effet, aime lui aussi le sexe (la « touffe », pour employer le terme favori de Daniel), plutôt que la femme. Il n'y a pas ou peu d'amour dans le roman, sinon envers et de la part de Fox, le fidèle chien de Daniel. Les narrateurs de La possibilité d’une île disent l'absence d'amour, disent l'impossibilité de l'amour, disent la vacuité du sexe sans amour – leur propre vacuité.

     

    Chez Houellebecq l’espérance est absente, ou n’existe que par défaut : le lecteur, soulagé de retrouver la vie réelle, sait que cette dernière n'est pas telle que l’auteur nous la décrit ; l'amour et le sexe heureux, c'est-à-dire pleins et entiers, existent, la femme idéale de Raymond Abellio ou celle de Michel Houellebecq ne sont pas qu'une vue de l'esprit, les hommes n'ont pas tous les yeux et l'esprit vrillé dans leur bas-ventre (ou du moins, pas seulement). La possibilité d’une île est avant tout un roman du vieillissement : celui d’un homme, celui d’une civilisation.

     

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    Nous savons, avec les commentaires de Daniel24 et Daniel25, que la folle entreprise élohimite de dépassement des modes de reproduction naturels, annoncée par l’épilogue des Particules élémentaires, sera couronnée de succès. Après que la planète a été dévastée par les catastrophes climatiques et nucléaires, les néo-humains, clones reclus dans la plus grande solitude physique au cœur de leurs bunkers disséminés à la surface du globe – tandis qu’au-dehors se traînent des hordes sauvages d’humains dégénérés –, ne connaîtront donc ni le rire, ni les pleurs ; ni l’amour, ni la haine. Le bonheur éternel ? Si l’on veut… Sans désir, voués à épiloguer inlassablement sur les récits de vie de leurs ancêtres, les néo-humains ne sont plus vraiment des hommes : machines biologiques pensantes – et conscientes de n’être que des machines –, bien que nostalgiques de la souffrance et du bonheur, ils sont déjà morts. Au terme d’une existence morne, grise, plate, calme, sans joie ni malheur, ils se suicident à l’âge de cinquante ans, laissant place à leur successeur dont l’existence sera rigoureusement identique. Animale ou machinique, lentement l’humanité s’éteint.

     

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    Dans les particules élémentaires, l’humanité était déjà vouée à disparaître, « devait donner naissance à une nouvelle espèce, asexuée et immortelle, ayant dépassé l’individualité, la séparation et le devenir »[1]. Comme dans L’évangile du Serpent de Pierre Bordage, le New Age « manifestait une réelle volonté de rupture avec le XXe siècle, son immoralisme, son individualisme, son aspect libertaire et antisocial, il témoignait d’une conscience angoissée qu’aucune société n’est viable sans l’axe fédérateur d’une religion quelconque ; il constituait en réalité un puissant appel à un changement de paradigme »[2]. Mais les clones de La possibilité sont dépourvus des fameux « corpuscules de Krause » qui, dans l’épilogue des Particules, étendaient le plaisir sexuel à l’ensemble du corps. Toute sexualité est étrangère aux néo-humains ; tout plaisir, toute émotion. Michel Houellebecq évoquait encore, dans Les particules, « cette espèce […] qui, pour la première fois de l’histoire du monde, sut envisager la possibilité de son propre dépassement ; et qui, quelques années plus tard, sut mettre ce dépassement en pratique »[3]… Ce qui est nouveau, dans La possibilité, c’est que ce dépassement ne signifie rien d’autre, en fin de compte, qu’une annihilation pure et simple de l’humanité. Michel Houellebecq n’a jamais caché son intérêt pour la philosophie de Schopenhauer, pour qui la volonté est souffrance (et puisque vivre c’est vouloir, la vie n’est que douleur). La seule manière de réaliser ce dépassement, imparfaitement réalisé dans Les particules, nécessite d’abandonner ce qui nous définit – détruisez les racines du mal, vous en tuez aussi les fleurs… Comme chez Thomas More, le premier utopiste, ou plus tard chez Aldous Huxley (L’île, Le meilleur des mondes), George Orwell (1984) ou Kurt Vonnegut (Galápagos), la fin de la souffrance suppose l’anéantissement de l’être (le seul à ne pas encourir les foudres de l’auteur est le chien Fox)… Et puisqu’il est ici question d’une île, soit-elle métaphorique comme chez Houellebecq ou réelle comme chez Vonnegut, comment ne pas songer aussi à celle de la Tempête de William Shakespeare, dont le pouvoir de fascination trouvera un écho concentrationnaire dans Le Meilleur des mondes ; à celle de Téranésie également (roman inégal mais passionnant de Greg Egan), où une fascinante mutation génétique de la faune et de la flore menace de faire disparaître l’humanité ; ou encore à celle du fameux docteur Moreau… Plus que l’île elle-même, c’est son idée, sa possibilité, qui importent.

     

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    Dans La possibilité d’une île aussi, il y a un « savant fou ». Les Élohimites, comme les Raëliens, refusent la notion même d’éthique scientifique, et n’ont d’yeux que pour les Futurs. Contrairement à ce qu’ont écrit certains critiques (ceux qui n’ont pas lu le roman, et ceux, nombreux, qui ne l’ont pas compris), le clonage n'est absolument pas le sujet de La possibilité d’une île... Et n’en déplaise à certains crétins, au premier rang desquels Christophe Kantcheff dans Politis, La possibilité n’est pas un roman à thèses. L’opération d'ablation des centres de la douleur par exemple, au moins aussi importante que le mode de reproduction, aurait aussi bien pu être menée sur des humains non clonés, seulement génétiquement modifiés, et la problématique serait restée la même. Le clonage n'est qu'une technique reproductive. Les néo-humains de La possibilité d'une île ont d’ailleurs été conçus dans un but précis, dans un contexte technologique, socio-économique précis, propres au roman. Le clonage ne saurait en aucun cas constituer une porte sur l'éternité. À peine un ersatz d'immortalité, au moins jusqu'à ce que nous puissions peut-être un jour « copier » numériquement nos esprits, ce qui n'arrivera sans doute jamais (Raël est un clown, et son double de fiction est d’ailleurs décrit comme tel), la copie n’étant jamais qu’un autre. Le clone n'est qu'un nouvel être humain doté des mêmes gènes mais en aucune manière de la même histoire, de la même pensée, de la même âme (d'autant que dans La possibilité d’une île l'étape de formation de la pensée individuelle est phagocytée par la synthèse accélérée). Houellebecq, grand lecteur de SF et sans doute des vulgarisations scientifique, ne s'y est évidemment pas trompé puisque à aucun moment, même après deux mille ans, les néo-humains n'ont pu bénéficier de cette « greffe de l'esprit » que le prophète de Lanzarote et ses brillants scientifiques prétendaient pourtant pouvoir réaliser rapidement.

     

    Les événements de La Possibilité d'une île ne sont pas la conséquence du clonage mais seulement, si j’ose dire, d'une déroute métaphysique. Les clones de Daniel, doués d’une conscience propre mais voués à demeurer isolés dans leur bunker, sont délibérément amputés d'histoire individuante (ils naissent avec le corps et le cerveau d'un homme de 18 ans : ils ne sont plus vraiment humains, ils sont « néo-humains ») auxquels on a assigné le rôle de copie – magnifique allégorie de ce même engloutissement de l'être dans la Machine-Monde décrit par Dantec dans Cosmos Incorporated. Être surpris de cette sombre prophétie – l’humanité ne sera pas sauvée par la science – serait mal connaître la littérature de Michel Houellebecq, pour qui les dés, à l’échelle de l’espèce, sont d’ores et déjà jetés.

     

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    Chez les prophètes, tout est prophétie : leurs paroles bien sûr, leurs visions, mais aussi leur vie. Ainsi de Daniel, celui de l’Ancien Testament, prophète dans la veine apocalyptique d’Ézéchiel, dont « les visions du passé et de l’avenir, écrit R. de Vaux dans son introduction aux Prophètes[4], se conjuguent dans un tableau extratemporel de la destruction du Mal et de l’avènement du royaume de Dieu ». Ainsi également du Daniel de La possibilité d’une île (que nous désignerons désormais comme « Daniel1 », conformément au chapitrage du roman), dont la sexualité irrémédiablement déclinante, la luxure babylonienne, font également figure d’exemple, ou mieux : de preuve. Bien entendu, nul royaume céleste n’est promis au lecteur : Daniel1 n’est que la preuve de l’absurdité ontologique de l’homme. Michel Houellebecq prend les trois lignes maîtresses des prophètes (monothéisme, moralisme, attente du salut) à rebours, en leur substituant l’athéisme (description d’une société nihiliste et désenchantée), l’amoralisme cynique (ses excès d’humoriste et de people lucide et méchant) et, avec la succession programmée des clones de Daniel – sans parler de l’extinction finale –, l’absence de salut. Jusqu’à un certain point, nous pouvons même considérer La possibilité comme un pastiche du Livre de Daniel : le prophète des Élohimites, double littéraire évident de Claude Vorilhon, ne loue-t-il pas la sagesse de Daniel comme Nabuchodonosor louait celle de son homonyme biblique ? Nabuchodonosor étant satisfait de l’interprétation de son rêve par Daniel, il le prend à ses côtés, à sa cour, bien qu’étranger. De la même façon, Daniel1 devient le VIP du Prophète des Élohimites – sa caution médiatique. Dans le songe de Nabuchodonosor enfin, Daniel prophétise (Dn 2, 44) : « Au temps de ces rois, le Dieu du Ciel dressera un royaume qui jamais ne sera détruit, et ce royaume ne passera pas à un autre peuple ». Et ce royaume ne passera pas à un autre peuple… Le néo-humain n’est plus humain : jamais il ne sera touché par la grâce. Les néo-humains semblent d’ailleurs porter leur hérésie dans leurs essence même : « De même, tu as vu une pierre se détacher de la montagne, sans que main l’eût touchée, et réduire en poussière fer, bronze, terre cuite, argent et or » (Dn 2, 45). Dieu détruit le corps imparfait, la « statue composite » du livre de Daniel ; Dieu ignore le néo-humain de La possibilité comme il anéantissait l’envahisseur de La guerre des mondes...

     

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    Les livres des Prophètes ou l’Apocalypse de Jean de Patmos étaient d’abord des écrits de circonstance  destinés à affermir la foi des fidèles ; celui de Daniel en particulier devait soutenir la foi et l’espérance des Juifs persécutés par Antiochus Epiphane ; les Prophètes sont en outre marqués par l’espérance du Royaume de Dieu, par l’attente de la Fin. La Possibilité d’une île serait alors non un livre apocalyptique ou « post-apocalyptique » comme nous avons pu le lire ici ou là, mais plutôt anti-apocalyptique : Daniel1 est bien un prophète en effet, mais ses visions ne recèlent pas d’autre Révélation que l’extinction imminente de l’espèce, sans lumière ni ténèbre. À cet égard, le simulacre d’immortalité assuré par ses descendants au génome altéré, est une incroyable parodie de la Résurrection du Christ.

     

    Dans les visions infernales de La possibilité d’une île, même si la mer a disparu (et avec elle, « la mémoire des vagues »), elle submergea d’abord le monde après la fonte des glaces et Daniel25 évolue sur des terres boueuses. Plus qu’aux grands récits de catastrophes climatiques et à l’anticipation écologiste (vraisemblablement familiers à l’auteur), nous sommes renvoyés à la Genèse et au Déluge ; chez Houellebecq cependant l’Alliance est rompue : le monde est totalement déserté par Dieu. Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de Sauveur, il n’y a même pas de Diable : il n’y a que la mort. Michel Houellebecq, auteur de l’excellent H.P. Lovecraft, contre le monde, contre la vie, sait bien qu’avec l’île ne surgissent que l’horreur et la mort (l’île de R’lyeh dans « L’Appel de Chtulhu », et, avant elle, l’île de « Dagon »)…

     

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    Face à tel désespoir, face à tel pessimisme baudelairien, faut-il comprendre le titre du roman comme une simple antiphrase ? Pas nécessairement. La possibilité est d’abord celle d’un imaginaire (pensons à l’île d’Avalon). Avec ce titre, Houellebecq se réfère implicitement aux utopies. La première d’entre elles, pour qui son auteur, Thomas More, inventa le terme d’utopia, était déjà une île, comme celle de Bacon (La Nouvelle Atlantide) ou encore celle, non moins remarquable, de Campanella (La Cité du Soleil). « Les îles sont d’avant l’homme, ou pour après »[5], écrivait Gilles Deleuze (philosophe que le narrateur de l’épilogue des Particules jugeait outrageusement surestimé). Chez Tolkien par exemple, l’île ou son équivalent est l’ailleurs enchanté, l’au-delà d’un passé mythologique, celui que le contact des hommes corrompt (nous pensons entre autres à la Lórien du Seigneur des Anneaux, île de lumière dans l’obscurité) et où se réfugient définitivement les dieux. En effet, des pâles néo-humains, dénués de toute joie comme de toute tristesse, ou des descendants sauvages des humains, aucun peuple élu, aucun « Reste »[6] (les « Futurs » annoncés par le prophète élohimite n’étaient qu’une vue de l’esprit, un Übermensch de pacotille) n’est préservé du naufrage. L’île de Houellebecq est celle que l’on attend sans y croire, que l’on espère, que l’on imagine, mais que ne saurait fouler son rêveur. Or pour Deleuze encore, « Rêver des îles, avec angoisse ou avec joie peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu – ou bien c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence. »[7]

     

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    La fin du roman, poignante, d’une stupéfiante beauté, coïncide avec la fin des temps. C’est de ces tableaux de décombres, de désolation et de tristesse infinie, transcendés par la poésie, que surgira la possibilité du titre : « Je sais le tremblement de l’être / L’hésitation à disparaître, / Le soleil qui frappe en lisière / Et l’amour, où tout est facile, / Où tout est donné dans l’instant ; / Il existe au milieu du temps / La possibilité d’une île. » (p. 433). Et cependant, cette « île » entrevue par Daniel avant son suicide, n’est qu’un mirage, et restera à jamais inaccessible aux néo-humains – vision bouleversante d’un passé révolu, qui peut évoquer la fin de Solaris d’Andrei Tarkovski. Tel est le drame des Futurs selon Michel Houellebecq : Daniel25, « très loin de la joie, et même de la véritable paix » (p. 481), recherche désespérément la matrice maternelle, s’enfouissant dans les anfractuosités du relief, comme le Robinson de Michel Tournier. Les Futurs, annoncés par la « Sœur Suprême », ne sont pas de notre monde. Ils sont littérature.



    [1] M. Houellebecq, Les particules élémentaires, J’ai lu, 2001, p. 308.

    [2] Op. cit., p. 311.

    [3] Op. cit., p. 316.

    [4] La Sainte Bible, éd. du Cerf, 1990.

    [5] G. Deleuze, « Causes et raisons des îles désertes » in L’île déserte et autres textes, éd. de Minuit, 2002, p. 12.
    [6] Le Reste est ce qui, de la Création, échappera au danger présent et bénéficiera du Salut final, tels les exilés de Babylone après la ruine de Jérusalem (Jr 24, 8) ou le germe d’un peuple saint à qui l’avenir est promis (Ez 37, 12-14).

    [7] G. Deleuze, Op. cit., p. 12.

  • Au cœur de Ténèbres de Dario Argento – 18 – Désirs meurtriers

     

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    « […] nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d'animaux les plus méprisés et des cadavres »

    Aristote, Poétique  

     

    Le « travail du film » développé précédemment, qui invoque – pour mieux les contrôler – les fantasmes personnels du sepctateur, plonge ce dernier dans les abîmes psychopathologiques de l’assassin. Ténèbres tisse une inextricable trame avec les peurs et les désirs de l’auteur, ceux des personnages et ceux du spectateur, et l’expérience absolue, le meurtre considéré comme un acte sexuel, constitue la pierre angulaire de cette toile. Le spectateur, complaisant – mais, en théorie du moins, moralement disculpé par quelque alibi intellectuel, par exemple une étude comme celle-ci –, prend volontairement part aux assassinats, protégé par son immunité ontologique, et prend acte du consentement latent de la victime, qui gémit, qui hurle, qui halète, et c’est tout naturellement qu’il en jouit. Cette excitation, cette jouissance, vont d’ailleurs crescendo au cours du film, tant le sujet regardant est fasciné par ces crimes qui n’accomplissent son désir que partiellement ; et cet assouvissement frustré – la mécanique est connue – attise encore le désir. Dario Argento a pleinement réussi son pari : la fin de son film, brutale, sanglante, se vit comme la libération d’un orgasme trop longtemps réprimé, procure enfin au spectateur ce plaisir, inavouable mais irrépressible, qu’il n’avait jusqu’alors qu’entrevu – nous pensons alors aux prétresses prostituées de Babylone, bien plus qu’aux passes furtives et coupables de nos cités modernes. Avec le sang qui jaillit des corps, ce sont aussi les désirs morbides du spectateur qui s’écoulent. Le déluge de violence qui s’abat soudain sur l’écran, ce miroir, devient saturateur, déborde le spectateur de tous côtés, l’éclaboussant au passage, c’est pour cette raison que l’ultime accident, Peter Neal cloué à la porte d’entrée par un cône métallique, phallus échappé d’une sculpture moderne, suscite à la fois nos derniers spasmes de jouissance, en même temps qu’un intense soulagement. Ce soulagement, bien réel, ne doit cependant pas être confondu avec l’apaisement du sang à l’issue du coït, qui, à travers l’expérience du visionnement, n’est que partiel ; il est plutôt celui de l’âme qui, après avoir cédé à des pulsions jugées immorales, reprend le dessus et les refoule – c’est-à-dire, ce que Freud appelle la conscience, dans Malaise dans la civilisation. « Argento a réussi le premier film qui se nourrit du désir du spectateur et l’analyse tout à la fois » écrivait Christophe Gans dans Starfix en mai 1983 (n°4). Le spectateur s’approprie les fantasmes du cinéaste, comme Berti s’approprie ceux de Neal. La soif de sang est apaisée par le cataclysme final, comme Neal est apaisé par sa propre mort. Ténèbres est une vertigineuse mise en abyme.

    La nature commerciale du film d’horreur, ce qu’était Ténèbres à sa sortie (il aurait plutôt tendance, à l’époque postmoderne qui est la nôtre, à susciter l’hilarité d’un jeune public pollué par un « second degré »), lui impose, en échange d’une somme plutôt modique, de donner au spectateur ce qu’il désire. Or que désire-t-il, sinon tuer son semblable à peu de frais, se faire peur sans se mettre en danger, voir le sang couler sans en être responsable ? Que désire-t-il, ce spectateur majoritairement mâle et occidental, sinon jouir de voir ses victimes, des filles provoquantes, de préférence, suffoquer sous ses assauts scopiques, et hurler sous les coups de boutoir de ses pulsions ? Il veut voir, obscènes, le rasoir écarter les chairs, le couteau percer les corps, mais avec Ténèbres il est dupé, piégé de la plus habile manière. La femme troublante des flash-backs n’est pas une « vraie » femme, ou du moins, pas au sens primaire (primitif ?) où nous l’entendons généralement ; Eva n’est qu’un songe, a dit quelque part Argento, une apparence. Ces désirs amoraux ne sont qu’imparfaitement réalisés, les faux-semblants sont trop nombreux pour que nous en tirions une jouissance sans frein. L’humiliation, consciente ou non, subie par Peter Neal, est en effet « projetée » sur le spectateur. Le public s’identifie évidemment au personnage principal, par réflexe, puis par empathie lorsque celui-ci est menacé par un dangereux psychopathe, mais Peter Neal renverse les rôles et prend la place de l’assassin, à l’insu d’un spectateur qui est alors forcé, lorsque la duplicité de l’écrivain est révélée, de l’accompagner dans sa folie, comme dans sa détresse. La rencontre des fantasmes du réalisateur avec ceux d’autrui est ici sciemment provoquée, dirigée, orchestrée, ce qui  nécessite une réelle connaissance du public et de ses réactions. On sait qu’Argento s’est intéressé à la psychanalyse jungienne ; il semble s’appuyer dans Ténèbres sur l’inconscient collectif de son public : la peur primitive engendrée par les froides surfaces du paysage urbain, la violence latente des villes modernes, mais aussi les tabous judéo-chrétiens… Une étude des archétypes utilisés par le cinéaste, parfois subvertis, serait sans doute riche en enseignements, mais tel n’est pas notre objet, présentement. Bien plus retors qu’il n’y paraît, Ténèbres nous renvoie inconsciemment à ce que nous sommes au-delà, ou, devrions-nous dire, en-deça, de nos protections morales et intellectuelles. Cette forme inhabituelle de prise de conscience, troublante expérience de cénesthésie mentale – nous sommes invités à regarder au-dedans, à observer nos pulsions les plus inavouables comme nos instances morales, nos névroses comme nos inhibitions –, stimule notre sens moral et favorise une gestion profitable et bénéfique de notre « part d’ombre ». Pour la première fois, Dario Argento créait une œuvre modeste mais démiurgique, et au refoulement forcé des pulsions dans une société répressive, opposait un simple mais efficace défoulement. Avec moins de complaisance que beaucoup de films de genre, Ténèbres révèle donc au public sa vraie nature, celle qui affleure sous le vernis social et culturel, celle, en d’autres termes, d’un animal mû par des forces invisibles aussi bien que par sa conscience d’Être pensant, mais il le fait sans l’insupportable hypocrisie, sans le cynisme, qui semblent caractériser aujourd’hui bon nombre de productions « extrêmes » dont le sens revendiqué haut et fort par ses thuriféraires, n’est souvent qu’un alibi couvrant des intentions moins nobles. Comme tous les grands films sur la violence (citons par exemple Benny’s video de Michael Haneke, Autriche, 1992, ou A History of Violence de David Cronenberg, Etats-Unis, 2005), Ténèbres renvoie le spectateur, en même temps qu’à son inconscient, à sa responsabilité individuelle, et assume ainsi pleinement son rôle de divertissement cathartique. Les perversions, les névroses et les psychoses sont des manifestations éminemment humaines.

    L’inconscient du spectateur se nourrit de la mise en scène de la violence. Ses désirs propres et ses fantasmes entrent en résonance avec le film, et donc avec les désirs et fantasmes du cinéaste : c’est l’amorce de régrédience évoquée par Christian Metz. Le « travail du film » façonne ce spectacle de façon à ce qu’il soit perçu, même inconsciemment, comme l’univers mental, le « paysage intérieur » de Peter Neal. Le travail du rêve, appliqué au film, permet un dialogue plus ouvert avec les strates souterraines de l’esprit du spectateur. Ténèbres peut alors aussi, in fine, se voir comme un manifeste en faveur d’un certain cinéma d’horreur : jouir de la peur – la sienne propre et celle des autres –, du meurtre par procuration et de la souffrance d’autrui, au cinéma, peut être bénéfique tant pour l’individu que pour la communauté – mieux se connaître pour mieux se contrôler. L’inocuité des spectacles dits « cathartiques » reste à prouver, de même, a contrario, que leur caractère criminogène : c’est donc au critique, à l’exégète, de révéler les systèmes et dispositifs mis en place par les créateurs, et leurs effets à la réception. Précisons, à toutes fins utiles, que c’est précisément parce que nous sommes opposés à la censure et parce que nous défendons la liberté de l’artiste, que la vigilance critique – la résistance – nous semble de mise, plus que jamais.

     

  • Au cœur de Ténèbres de Dario Argento - 17 - Régrédience

     

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    « Il faut rechercher dans la conscience ce que le rêve nous révèle de rapports avec le présent (réalité) et ne pas s’étonner d’y retrouver gros comme un infusoire le monstre que nous a révélé le verre grossissant de l’analyse. »

    H. Sachs, cité par S. Freud, L’interprétation des rêves 

     

    Peter Neal mort, le film peut prendre fin, doit prendre fin, avec lui ce sont ses angoisses, ses pulsions de mort qui disparaissent, précisément celles qui sous-tendent l’esthétique du film ; ce sont aussi celles du spectateur qui, apaisées, sont provisoirement enterrées. Autrement dit la jouissance qu’éprouve le spectateur (mâle, essentiellement) à violer, avec la complicité de la caméra, les corps féminins du tranchant d’une lame, lui permet de se délivrer, momentanément, de ses propres désirs (amoraux, car inconscients). Ici, le spectateur, sujet d’une expérience, est bien plus qu’une simple cible commerciale, bien plus qu’un esprit à contenter ou à manipuler : il est une pièce indispensable de la mécanique du film, qui se nourrit de son inconscient pour mieux le neutraliser. À cet égard Ténèbres agit comme le rêve ou le fantasme, soupapes de sécurité de notre santé mentale. Dans son essai L’homme ordinaire du cinéma[56], Jean-Louis Schefer estime avec justesse que le film n’est pas l’accomplissement du désir, mais qu’il « ne fait que le légitimer ». Cette distinction essentielle permet à la fois de saisir les limites du film comme catharsis, mais aussi, pour nous, de mieux appréhender la réussite de Ténèbres (pour J.-L. Schefer encore, le cinéma n’opère-t-il pas une suspension du monde ?).

    Christian Metz a relevé dans Le film de fiction et son spectateur (Étude métapsychologique)[57] les différences et similarités entre film et rêve, ainsi que leur apport dans la compréhension de la relation film / spectateur. Ainsi pour l’auteur, contrairement au spectateur dont la vision du film est un acte conscient et volontaire, le rêveur ne sait pas qu’il rêve[58], par conséquent le rêve est un processus psychique endogène. Le leurre est donc plus efficace mais le rêve, produit pendant le sommeil, s’adresse directement à l’inconscient. Un film, en revanche, n’est vu qu’à l’état de veille : le leurre est donc consenti, et pour cela n’en n’est que plus redoutable (Christian Metz considère le cinéma classique comme une « pratique d’assouvissement affectif »[59]). Par ailleurs un film est le produit du fantasme d’autrui : l’accomplissement du désir du spectateur est donc moindre que s’il s’agissait de son propre fantasme, l’esprit ne peut modeler les images et les sons en fonction de ses désirs. Ceci tient évidemment au caractère exogène et progrédient du film, c’est-à-dire qu’il nous fait progresser normalement, car en état de veille, de la perception à l’inconscient (ou au préconscient), tandis que le rêve est régrédient, de l’inconscient à la perception. L’état filmique n’en amorce pas moins une régrédience partielle, grâce à la prise en compte par le spectateur du signifié comme réalité, et donc à l’éviction du signifiant (l’aspect technique). Comme le rêveur, le spectateur est en outre en état de sur-réceptivité, objet d’un arrêt, certes partiel, mais réel, de sa motricité, mais au contraire du rêveur, qui, répétons-le, ne sait pas qu’il rêve, l’élaboration secondaire (mise en forme logique), une des forces déterminantes dans la création du contenu manifeste du rêve (c’est-à-dire, la reconstruction du rêve à l’état d’éveil), est dominante lors de la réception du film. Le spectateur sait pertinemment que le film n’est qu’un film, mais il est victime d’une baisse institutionnalisée de sa vigilance (comme pendant le sommeil, mais partiellement seulement). : le film ressemble alors plus au fantasme, dont la régrédience est inachevée puisque n’atteignant pas la perception, qu’au rêve proprement dit. Comme le fantasme, le film naît de la contemplation et se regarde dans la solitude. Fantasme d’un étranger, le film admet la possibilité du dé-plaisir, mais lorsqu’il s’impose comme « bon objet » – le terme de « projection » n’est pas anodin –, au sens kleinien, alors la jonction s’opère.

     



    [56] P. Schaeffer, L’Homme ordinaire du cinéma, Gallimard, 1980.

    [57] C. Metz, Le Film de fiction et son spectateur (Etude métapsychologique) in Le Signifiant imaginaire, Christian Bourgois (choix / essais), 1993.

    [58] Sigmund Freud fait toutefois remarquer à ce propos, dans la Traumdeutung, que parfois le rêveur est parfaitement conscient d’être dans un songe.

    [59] Op. cit.,p.134.

  • Au cœur de Ténèbres de Dario Argento - 16 - Chronique d’une mort annoncée

     

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    « Pah, ils sont tranquilles, je suis emmuré de leurs vociférations, personne ne saura jamais ce que je suis, personne ne me l’entendra dire, même si je le dis, et je ne le dirai pas, je ne pourrai pas, je n’ai que leur langage à eux, si si, je le dirai peut-être, même dans leur langage à eux, pour moi seul, pour ne pas avoir vécu en vain, et puis pour pouvoir me taire, si c’est ça qui donne droit au silence, et rien n’est moins sûr, c’est eux qui détiennent le silence, qui décident du silence, toujours les mêmes, de mèche, de mèche, tant pis, je m’en fous du silence, je dirai ce que je suis, pour ne pas ne pas être né inutilement, je le leur arrangerai leur sabir, après je dirai n’importe quoi, tout ce qu’ils voudront, avec joie, pendant l’éternité, enfin avec philosophie. »

     

    S. Beckett, L’innommable

     

     

    Le talon obscène de la fille de la plage, phallus d’un homme devenu femme, autrement dit, qui a littéralement perdu son pénis, est sinon la cause première, du moins l’objet symbolique du traumatisme subi par le personnage dont l’univers mental nous est projeté. Nous ne nous étonnerons donc pas qu’un autre substitut phallique, une sculpture, délivre Peter Neal de son angoisse et des désirs meurtriers qui en découlent : c’est en effet embroché par une œuvre plastique avant-gardiste, composée d’un assemblage de cônes métalliques acérés, que finit Peter Neal, cloué à la porte d’entrée de la maison d’Elsa. Mais avant cela, Ténèbres est parsemé de symboles phalliques et/ou de castration, dont nous allons citer quelques exemples. Lorsque Bullmer est assassiné, le gros plan montrant son chapeau tombé au sol n’est évidemment pas fortuit : la perte du couvre-chef est manifestement un simulacre de décapitation, dont on sait qu’elle est souvent une castration symbolique ; or Peter Neal avait de bonnes raisons, de son point de vue, de s’en prendre à la virilité de son agent. Autre exemple, le violent coup de genou qu’assène Elsa Manni dans les parties d’un clochard lubrique ; Peter Neal est certes étranger à cette scène, sur le plan strictement narratif, mais ne perdons pas de vue que l’espace filmique de Ténèbres n’est ni l’œil, ni le monde : seulement un entre-mondes esthétique, interzone qui à la manière détournée des rêves nous (re)présente le monde tel qu’il est perçu par l’écrivain psychotique, ou plutôt, tel qu’il serait perçu par lui si ce dernier était une caméra. L’inspecteur Giermani, quant à lui, avoue à son assistante Altieri, à la suite d’une course-poursuite avortée, qu’il aurait préféré bénéficier de la collaboration d’un collègue masculin, plus puissant, plus rapide : il souligne ainsi, en même temps que ses faiblesses la féminité même de la jeune femme, c’est-à-dire : son absence de pénis. Et pensons encore au cas, déjà étudié, des armes des assassins, éminemment phalliques et castratrices. Par ailleurs, le faux rasoir que Peter Neal utilise pour simuler son suicide peut être envisagé, par sa facticité même, comme l’aveu d’une impuissance sexuelle : le rasoir symbolise en effet le pénis, mais aussi son impuissance (puisqu’il est un substitut), par conséquent un rasoir factice, donc incapable de tuer, est un substitut lui-même inefficace, déficient – le substitut d’un substitut. En d’autres termes, la véritable raison d’être de la fameuse scène du faux suicide, est qu’elle annonce par son tour de passe-passe l’impasse dans laquelle s’est fourvoyé Peter Neal et, bien sûr, sa mort imminente…

    Cette impasse, du reste, était son objectif initial. Ténèbres est un monde de faux-semblants où chaque personnage est berné par l’illusion. L’espace diégétique lui-même, et non plus seulement le cadre, est subjectif (ni l’œil, ni le monde) : voilà qui explique pourquoi l’écrivain, un américain à Rome, s’approprie si bien la ville, contre toute logique (et surtout contre les lois régissant le giallo). Le héros est coupable mais aussi victime (Berti est assassiné, Neal fut humilié adolescent). Le texte lu en prologue, tiré du roman Tenebrae de Peter Neal, dit ceci : « L’impulsion était devenue irrésistible. Il y avait une seule réponse à la violence qui le torturait. Alors il commit son premier meurtre. Il avait brisé le tabou le plus profondément enraciné en lui. Il ne se sentait ni coupable, ni angoissé, ni effrayé, il se sentait libre. (…) ». Neal, le véritable sujet de ces quelques lignes, ne se sentirait donc pas coupable – seulement libre. Les repères habituels du spectateur sont pervertis : si l’écrivain s’avère effectivement coupable, on ne peut en revanche affirmer avec certitude que les flash-back, qui constituent la matrice de l’univers esthétique du film, sont ses propres souvenirs. La dernière phrase du prologue, qui fait suite au passage mentionné ci-dessus, est la suivante : « Toutes les humiliations qu’il avait subi pouvaient être balayées par cet acte très simple d’annihilation : le MEURTRE ! ». L’annihilation en question n’est pas seulement celle de la société mais aussi, et surtout, celle de sa propre personne. Ténèbres est en effet le récit plastique d’un suicide, d’une tragique autodestruction.