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Fin de partie - Page 46

  • Au cœur de Ténèbres 15 - Rouge profond

     

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    « Le film n’est pas exhibitionniste. Je le regarde, mais il ne me regarde pas le regarder. Pourtant, il sait que je le regarde. Mais il ne veut pas le savoir. C’est cette dénégation fondamentale qui a orienté tout le cinéma classique dans les voies de l’« histoire », qui en a gommé sans relâche le support discursif, qui en a fait (dans le meilleur des cas) un bel objet fermé dont on ne peut jouir qu’à son insu (et, littéralement, à son corps défendant), un objet dont la périphérie est sans faille et qui ne peut donc pas s’éventrer en un intérieur-extérieur, en un sujet capable de dire « Oui ! ». »

    C. Metz, Le signifiant imaginaire.

     

    Le système chromatique de Ténèbres, dont la matrice est la série de flash-back, est peut-être la manifestation la plus ostentatoire du travail du film, au sens psychanalytique du terme, c’est-à-dire de la façon dont le cinéaste, par l’esthétique, représente le surgissement des pulsions de mort des personnages dans le cadre – le spectateur ayant l’avantage sur le personnage de pouvoir analyser en temps réel cette « censure non censurée ».

    Si les escarpins rouges, dans le présent diégétique, n’apparaissent qu’à vingt minutes de la fin du métrage, on en trouve néanmoins divers équivalents métonymiques. Par les effets conjugués du déplacement (la chaussure adopte les formes d’un camion, d’un bouquet de fleurs, d’un vêtement…) et de la condensation (une tache de sang exprime à la fois beauté artistique, expulsion des pulsions mauvaises, et rappelle les escarpins, donc l’événement traumatisant), tout l’univers esthétique de Ténèbres subit la surdétermination de ses éléments clés. Tel système est perceptible très tôt, dès l’arrivée de Peter Neal à l’aéroport de New York : lorsque Neal est au téléphone (rouge), deux passantes traversent le cadre au premier plan : l’une est habillée en rouge53, l’autre en blanc – tenues anecdotiques pour le quidam, mais objet inconscient de tension pour le psychotique.

    Ce fétichisme évoque directement un autre film, célèbre pour son utilisation dramatique de la psychanalyse : Pas de printemps pour Marnie / Marnie [Alfred Hitchcock, Etats-Unis, 1964]. La jeune héroïne éponyme éprouve une phobie aiguë de la couleur rouge. La révélation finale – dans un flash-back terrifiant – nous révéle que la pathologie de Marnie était la conséquence d’un traumatisme subi dans son enfance : victime d’une agression sexuelle de la part d’un client de sa mère qui se prostituait pour subvenir à leurs besoins, elle assassina cet homme dans un bain de sang. Cette séquence d’anthologie détermine le comportement de Marnie (phobie du rouge, aversion envers les hommes…) ; le scénario est alors écrit avec précision et intelligence, sur la base de cette matrice. Dans Ténèbres la détermination de l’espace est plus transparente – plus insidieuse aussi. Le premier flash-back arrivant beaucoup plus tôt (à la vingt et unième minute), Argento ne peut se reposer sur le mystère.

     

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    Ce sont ainsi principalement les escarpins qui font office de lien. Fétiches incontestables, figures du manque, ils protègent aussi l’écrivain de ses propres pulsions meurtrières. Neal a subtilisé les chaussures de sa toute première victime, Eva ; si les escarpins, en tant que fétiches, sont l’objet de l’arrêt du regard avant le sexe manquant54, ils sont également l’objet du regard avant la plaie sanguinolente occasionnée par le couteau. Les chaussures, témoins menaçants de son crime oblitéré, représentent donc pour le tueur, d’une certaine manière, la sauvegarde de son intégrité mentale. Nous l’avons vu, Peter Neal ne tue à nouveau que parce que les événements en décident autrement : redevenu assassin, il n’a dès lors plus besoin de ces escarpins, qu’il envoie d’ailleurs à Jane, par mimétisme – Jane le trompe, elle l’humilie (sous-entendu : sexuellement, comme Eva) : il doit logiquement la tuer. Mais cette séparation du fétiche annonce sa mort prochaine.

    Les chaussures rappellent alors celles de Moira Shearer dans Les chaussons rouges (dont le titre original, The Red Shoes, aurait pu aussi bien être celui du film d’Argento). Dans les deux œuvres elles sont liées à la mort. Une scène, surtout, les  rapproche: dans le film de Michael Powell et Emeric Pressburger, Julian Craster (Marius Goring) enlève à Vicki Page les chaussons en question, comme dans le conte d’Andersen. Vicki s’est jetée sous un train et agonise. Nous voyons ses jambes (blanches) en plan rapproché, et des mains (celles de Craster) lui prendre les chaussons de danse (rouges évidemment). Au plan suivant la caméra cadre la paire de souliers en gros plan. Le dernier flash-back de Ténèbres, situé dix minutes avant la fin, présente des images très similaires. Dans les deux cas, les chaussures sont symboles du désir : désir de danser, assouvi mais au seul prix de la mort, et désir sexuel, qui ne se réalise qu’au travers du meurtre.

    L’inspecteur Giermani, ayant découvert Peter Neal chez Jane McKerrow, répète la phrase de Sherlock Holmes déjà citée : « Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, même l’improbable, est forcément la vérité. ». La vérité est que l’écrivain est complètement fou ! Cette démence dirige le film, justifie et même exige ce que l’on pourrait, dans d’autres circonstances, taxer d’incohérences – « l’hyperréalisme » des décors par exemple, ou la grotesque beauté filmique des meurtres. L’atmosphère de folie et de paranoïa, impressionnée par la prégnance du blanc et du rouge, affecte bien entendu le récit lui-même : les soupçons du spectateur (qui se trouve alors dans la même position que l’inspecteur Giermani) se portent tour à tour sur chaque personnage, ne pouvant croire à l’improbable – mais pas impossible – culpabilité de Neal. Le transfert en cours d’intrigue de la culpabilité de Berti sur Neal est un artifice insensé : c’est en réalité la traduction à l’échelle du film du nihilisme de Peter Neal, ce qui apparente une nouvelle fois Ténèbres au film noir – lequel repose toujours sur l’inéluctabilité du destin et la logique du pire. Maitland McDonagh, dans son ouvrage, remarque à ce propos que Ténèbres rappelle, par la révélation en plein film de la culpabilité du héros, Black Angel [Roy William Neal, Etats-Unis, 1946] et L’invraisemblable vérité / Beyond a reasonnable doubt [Fritz Lang, Etats-Unis, 1956], deux films noirs auxquels on pourrait également ajouter L’ombre d’un doute d’Alfred Hitchcock, ou encore Psychose – dans lequel l’improbable coupable s’avère être non pas la mère de Norman Bates, comme il nous est d’abord laissé entendre, mais Norman Bates lui-même.

    L’espace filmique de Ténèbres est exhibitionniste – il provoque notre regard. Commence alors, dit Jacques Lacan55, le sentiment d’étrangeté…

     

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    53 On peut d’ailleurs remarquer une petite anomalie, dont les internautes cinéphiles sont friands : cette femme blonde, en jupe et tailleurs rouges, passe une seconde fois près de l’écrivain alors que selon toute logique, elle ne devrait pas se trouver là.

    54 cf. infra, 11 -  Fétiche, rituel.

    55 J. Lacan, « La schize de l’œil et du regard » in Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, « Points », Paris, 1973, p. 88.

  • La possibilité d’une île de Michel Houellebecq, sur le Ring

     

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    « Disparues les promesse

    D’un corps adolescent,

    Nous entrons en vieillesse

    Où rien ne nous attend »

     

     

    Depuis hier soir, vous pouvez lire sur le Ring mon texte consacré au magnifique roman de Michel Houellebecq, La possibilité d’une île. Beaucoup de choses ont déjà été dites et écrites à son propos, et nous devons bien reconnaître que si la critique mainstream s’est montrée à son encontre aussi impuissante qu’à son habitude (certains, comme Angelo Rinaldi ou Christophe Kantcheff, se sont même proprement ridiculisés), quelques lecteurs avisés en revanche, au nombre desquels Alina Reyes, ont su exprimer avec talent combien l’auteur d’Extension du domaine de la lutte et des Particules élémentaires est un écrivain majeur de notre temps. Son Verbe impeccable n’est pas une épée flamboyante, mais une multitude d’aiguilles acérées, les unes empoisonnées, les autres euphorisantes, qui touchent droit au cœur. Au final, La possibilité d’une île, plus drôle, plus émouvant, beau à en pleurer, surclasse aisément ses adversaires, et s’il ne devait rester qu’un seul roman de l’année passée, sans doute serait-il celui-là.

     

    « Je le sais maintenant : jusqu’à ma mort je resterai un tout petit enfant abandonné, hurlant de peur et de froid, affamé de caresses. »

    M. Houellebecq, Mourir

     

  • Un couple parfait de Nobuhiro Suwa (ou le miracle de l’amour conjugal)

     

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    « Quelque chose de l'atmosphère du purgatoire vit dans cette oeuvre. Un ciel est proche, mais il n'est pas encore atteint : un enfer est proche, mais il n'est pas encore oublié. »

    Rainer Maria Rilke, cité dans Un couple parfait.

     

     

    Après une courte trêve et l’excellente (comme toujours) analyse de A History of Violence de David Cronenberg par Sébastien Wojewodka, je vous propose cette semaine un article critique (initialement paru dans la Revue du Cinéma n°1) consacré au beau film de Nobuhiro Suwa, Un couple parfait.

     

     

    Dans M/Other (Japon, 1999), son deuxième film après 2/Duo (Japon, 1997), Nobuhiro Suwa auscultait déjà le couple moderne le long de ses liens, mais aussi au creux de ses failles et de ses béances. Tourné en dix-sept jours sans aucun dialogue écrit, M/Other et sa caméra fixe s’invitaient chez Aki et Tetsuro, épinglant leur désarroi avec une froideur d’entomologiste, jusqu’au malaise. L’insistance de la caméra à ne saisir au détriment des acteurs que des cadres, des surfaces et des angles – nous en trouverons quelque écho dans la chambre d’hôtel d’Un couple parfait –, la longueur des plans, l’éclairage naturel et les décors froids, héritages de la modernité, dénotaient alors une grande maîtrise aussi bien formelle que théorique – confirmée ensuite par l’élégante sophistication de H Story (Japon, 2001) avec Béatrice Dalle, hommage appuyé à Hiroshima, mon amour –, mais un tel minimalisme, une telle ostentation éloignaient légèrement l’œuvre de son ambition initiale ; Nobuhiro Suwa, sans doute l’un des deux ou trois réalisateurs japonais les plus passionnants, impressionnait mais nous tenait à distance.

     

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    Avec Un couple parfait (France/Japon, 2006), tourné en français en onze jours à Paris, Nobuhiro Suwa épure encore sa mise en scène et marche humblement sur les traces d’Antonioni, Bergman ou encore (et surtout) Rossellini, qui tous ont filmé la rupture amoureuse, qui tous ont cherché de nouvelles solutions formelles à la représentation – et à la résolution – du délitement conjugal. Après son impossible remake d’Hiroshima, mon amour, Suwa réalise en effet un grand film moderne sur la crise conjugale, subtile variation du Voyage en Italie de Roberto Rossellini[1], dont il détourne la trame : un couple sur le point de se séparer profite d’un voyage obligé – ici un héritage, là un mariage – pour faire le point sur leur relation ; la situation, en terre étrangère, se détériore soudain et chacun se recueille de son côté ; quand ils se retrouvent les tensions sont apaisées : les époux, jusqu’alors sur la brèche, choisissent in extremis de rester ensemble. Cet exil du couple – venu de Lisbonne – est aussi celui du film. Nobuhiro Suwa, « lost in translation », n’a que faire des clichés de la France et de son cinéma : s’attachant moins aux paroles, par lui incomprises, qu’à l’universalité du corps, des gestes, du regard, il atteint avec Un couple parfait une certaine pureté cinématographique, non pas originelle mais antérieure au « déluge » postmoderne, un peu à l’image de qu’avait réussi le cinéaste taiwanais Hou Hsiao-hsien dans Café lumière, réalisé au Japon en hommage à Yasujiro Ozu. Un couple parfait s’impose comme un film éminemment moderne, où comme chez Rossellini l’essentiel se joue non dans la psychologie des personnages ou dans la méticuleuse construction d’un récit, mais dans cette façon qu’ont les corps des modèles de s’incarner – de se réincarner – sous nos yeux, et de hanter la mise en scène par leur présence surnaturelle ; dans cette tension, cette attente, pour reprendre le mot de Rivette, qui conduit à la Révélation finale.

    Contrairement à ce que d’aucuns ont pu écrire[2], c’est débarrassé de tout formalisme, de tout dispositif encombrant, c’est sans empathie ostensible mais avec compréhension, qu’Un  couple parfait capte les derniers fils, invisibles mais encore tendus, qui relient Marie et Nicolas. En une heure quarante-cinq et une trentaine de plans seulement, entre une chambre d’hôtel, le musée Rodin et quelques lieux choisis – sans oublier la gare finale, hautement symbolique –, le film propose la traduction esthétique idéale de la crise que traversent Marie et Nicolas – manière élégante et fort intelligente de faire le point sur les rapports du cinéma et de l’art.

     

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    Marie (Valéria Bruni-Tedeschi) et Nicolas (Bruno Todeschini) échangent quelques mots sur la banquette arrière d’un taxi, où déjà perce la fatigue et peut-être une pointe d’agacement. La prise de son nous fait partager l’ambiance de l’habitacle, tandis que la caméra filme la scène de l’extérieur. Il s’agit du premier plan d’Un couple parfait. Rien d’essentiel n’est dit : Marie s’amuse ou s’inquiète des feux rouges grillés par le chauffeur ; Nicolas, avec son téléphone mobile, laisse un message sur le répondeur de son ami. Sur la vitre qui nous sépare des deux protagonistes glissent de nombreux reflets. Le couple nous apparaît à la fois uni dans une même indistinction, et prisonnier d’une cage de verre – identifié comme une entité indivisible, idéale, et en même temps trop floue. L’image numérique en Haute Définition, ainsi que le suggère Emmanuel Burdeau dans Les Cahiers du cinéma[3], est d’emblée recouverte du voile des contingences. Sauf en de rares occasions – les deux visites de Marie au musée Rodin, la séquence finale –, ce voile ne se lèvera guère. Ne nous étonnons pas, dès lors, que par deux fois des clés  (de voiture, de chambre d’hôtel) soient égarées… Marie et Nicolas sont absorbés par la grisaille de lieux sous-exposés – et par la rumeur du monde –, au point que nous devons continuellement fournir l’effort nécessaire au déchiffrage de l’image, de même qu’à celui de dialogues quelquefois inaudibles. Le titre s’affiche alors sur ce premier plan, en discrètes lettres de couleur rouge : UN COUPLE PARFAIT. Si son ironie en forme d’anti-phrase n’a échappé à personne, il faut noter que son sens véritable réside plutôt dans ce décalage subtil mais peut-être irréversible qui existe entre la comédie sociale à laquelle se livre le couple idéalisé par ses proches, et la triste réalité de la relation intime. Il ne s’agit pas tant en effet d’ôter les masques, de mettre à jour une double personnalité du couple, que de révéler combien les engagements, les obligations familiales, sociales ou professionnelles, dévorent le temps et l’espace réservés à l’amour – combien l’ombre l’emporte sur la lumière. Autrement dit Marie et Nicolas ne sont pas le contraire d’un « couple parfait » ; ils le sont tant en fait, qu’ils ont fini par être phagocytés par leurs rôles, littéralement épuisés – jusqu’à n’avoir plus la force de se battre ou même de faire l’amour – par quinze ans de conventions, de mécanique bien huilée et de vie commune… Le couple et son image projetée en société se confondent ; à l’écran, le Réel et l’image – soutenue par la Haute Définition – deviennent pareillement indiscernables.

    Fatigués, Marie et Nicolas le sont aussi physiquement : dans la chambre d’hôtel où nous les retrouvons en plan fixe, Nicolas, mal rasé, s’affale sur un lit d’appoint apporté à la demande du couple par le personnel de l’établissement. Ce deuxième plan-séquence entérine spatialement la séparation du couple : chacun investit une pièce qui deviendra son territoire, frontalement opposé à l’autre. Filmée sans fard, sans affèterie – c’est-à-dire, seule face à la mort comme seule perspective finale –, Marie/Valéria Bruni-Tedeschi nous apparaît usée tandis qu’elle rassemble ses affaires, physiquement marquée par le voyage, mais aussi très désirable. Ces deux-là ne se voient plus, ne se regardent plus – et, lorsque l’épuisement[4] perce leurs dernières défenses, quand leur regard ne se perd plus dans l’espace indistinct mais s’attache enfin aux corps et aux âmes, ils se trouvent doux et beaux… Le couple, disions-nous, fait chambre à part. Nous observons Nicolas en plan fixe, à travers l’encadrement de la porte qui sépare les deux pièces ; Marie, plus ou moins hors champ, est inévitablement assimilée au spectateur : pour elle, Nicolas n’est qu’un objet d’amusement, aux geste mille fois répétés, aux attitudes familières, sans surprise. Plus qu’une séparation en effet, c’est un face-à-face qui nous est proposé par cette disposition spatiale, aussi las en soient les adversaires. La caméra d’Ozu, dans ses scènes d’intérieurs, était presque toujours située à hauteur d’homme assis, ou à genoux, c’est-à-dire au même niveau que ses acteurs ; dans un autre registre, la caméra de Terence Malick accompagnait les soldats de La Ligne rouge dans leur marche, toujours à leur hauteur. Dans les séquences d’hôtel d’Un couple parfait, où les territoires sont bien délimités, c’est de chacun des deux lits, à hauteur d’homme ou de femme allongé(e), que l’autre sera cadré – ou expulsé(e) du plan –, comme pour mieux restituer leur lassitude.

     

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    Ainsi, au retour d’un dîner au restaurant avec un couple d’amis – où Valéria Bruni-Tedeschi est bouleversante d’émotions refoulées et de fausse légèreté –, la caméra, cette fois située sur le territoire de Nicolas, fixe-t-elle Marie, assise sur son lit, à travers la porte grande ouverte, contre-champ tardif de la première séquence de l’hôtel (que nous venons d’évoquer). « Tu es superficiel », « bourgeois » et « mondain », lui reproche-t-elle, sans qu’aucune image ne vienne confirmer ses propos (c’est même l’inverse qui survient, sous l’insistance de cet examen, jusqu’à ce que Marie, excédée par le silence de Nicolas, troublée aussi, sans doute, par ce qu’elle entrevoit d’elle-même, ferme la porte). Libérée, croit-elle, du jeu amoureux, Marie prétend soudain ne voir en Nicolas qu’une coquille vide, brillante en société mais fondamentalement fausse. Nous avons vu combien cette distinction est trompeuse. Nicolas, blessé, trop harassé pour répondre aux récriminations de sa compagne, s’enferme dans le mutisme. C’est alors Marie qui se dévoile, qui se révèle dans ses fantasmes, ses frustrations et ses regrets. Pour vaincre la peur, confiera plus tard un vieil homme à Nicolas dans un bar, « une solution est de tuer l’autre », à la guerre comme en amour. On ne sent que trop bien, à contempler Marie et à écouter ses doléances, à observer Nicolas touché au cœur par le discours du vieil homme, combien est grande leur terreur du vide et de la mort – et l’on pense alors au vieux couple de Voyage à Tokyo. Ce n’est pas à la fausseté de Nicolas ou de son épouse que nous sommes confrontés, mais bien à cette stupéfiante révélation : rien ne distingue vraiment la représentation sociale de l’intimité – le couple comme l’individu est aussi, fondamentalement, l’image qu’il donne de lui-même. Plusieurs fois, de fébriles gros plans de visages – souvent celui de Valéria Bruni-Tedeschi – filmés en mini-DV, rompent la distance induite par l’usage du plan fixe. Les quelques notes de piano qui les accompagnent ne suffisent pas à nous faire pénétrer dans l’univers intérieur des personnages ; la caméra DV a beau coller au plus près des visages, ces gros plans ne font jamais que perpétuer leur rôle pernicieux de trou noir spéculaire : le visage, territoire nihiliste, efface le monde, mais à l’opposé du gros plan bergmanien, qui nous faisait communier avec l’humanité non sans crainte et tremblement, le gros plan d’Un couple parfait, bien plus cruel, n’est que le brutal révélateur du lien qui unit l’individu au monde.

    L’intérêt du film réside précisément dans l’articulation très cohérente de la forme et de cette inquiète indétermination du couple dont la rupture annoncée, contrairement au 5x2 de François Ozon – également interprété par Valéria Bruni-Tedeschi –, reste incertaine. Non seulement les deux époux, de passage à Paris pour célébrer des noces, prétextent leur extrême lassitude pour éviter de se lancer leur désamour comme une injure, mais de surcroît, les confrontations les plus âpres sont systématiquement ponctuées par un geste, par une parole d’affection – surtout de la part de Marie, plus forte que son mari souvent considéré avec tendresse, comme on regarde un enfant (Esther, dans le bar). Comprendre les différentes allusions aux incertitudes du mariage comme une condamnation, serait donc un fameux contresens ! Lorsqu’un convive, au restaurant, envisage le mariage comme un contrat qu’il faudrait renouveler tous les cinq ans, quand le personnage joué par Jacques Doillon évoque la nécessité, pour l’adulte, de retrouver le pays de l’enfance (ce que permet avant tout l’enfantement), ou quand Marie reproche à Nicolas d’avoir annoncé leur rupture à leurs amis, ce n’est pas l’inéluctabilité de la séparation, mais bien la possibilité, même infime, d’une renaissance, d’un recommencement – d’une île –, qui est ménagée. La fêlure, informulée – explicite dans Voyage en Italie – mais clairement désignée par les sculptures sur lesquelles s’attarde Marie au musée Rodin (c’était au musée également que Katherine, chez Rossellini, était bouleversée par la vision de femmes enceintes), est l’absence d’enfant dans leur couple. Sans famille, l’homme et la femme sont condamnés à errer dans les espaces indécis du purgatoire.

     

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    A l’optimisme béat du cinéma classique aussi bien qu’à la complaisance narcissique du cinéma post-moderne, Nobuhiro Suwa oppose une vision beaucoup plus juste et responsable : le bonheur durable d’une vie conjugale ne réside pas tant dans la vive lumière de l’instant – que l’on peut assimiler à une performance sociale –, que dans la pénombre quotidienne, celle, précisément – en vidéo Haute Définition –, où sont littéralement plongés les personnages, celle encore de l’inintelligibilité de certains dialogues. Le bonheur du couple, comme celui du spectateur de cinéma, ne se mérite qu’au prix de quelque effort – tendre l’oreille, scruter avec attention. Les rares mouvements d’appareil, aussi discrets et fonctionnels soient-ils, ne surgissent pas au hasard des obstacles : aux panoramiques du musée Rodin – qui en nous faisant partager l’émotion de Marie devant quelques sculptures très charnelles, offraient une bénéfique respiration au film comme à la jeune femme –, répondront à la fin du film les panoramiques qui tenteront de suivre, et de réunir, les deux membres du couple. Dans la nouvelle chambre louée par Marie, après une journée occupée séparément à arpenter les allées du musée Rodin et à dormir (Marie) ou à ne rien faire (Nicolas), la caméra s’extirpe lentement de sa coupable fixité et daigne enfin timidement porter son attention sur les êtres, comme si quelque grâce, même infime, était libérée.

    Aucun bonheur, toutefois, ne saurait résister au temps par la seule force d’attraction des contraintes matérielles. Les mouvements d’appareil évoqués coïncident avec le soudain désir de Nicolas de faire l’amour, mais l’étreinte tourne court, sans que l’on sache vraiment pourquoi (désarroi, fatigue…). Marie et Nicolas, pour exister à nouveau comme couple amoureux, ont absolument besoin de communier, de transcender ces contingences, de retrouver le sens profond de leur relation. Si Nicolas refuse d’écouter les mots de Rilke que lui lit son épouse, chacun cherchera néanmoins le salut de leur ménage à l’extérieur, séparément, auprès d’étrangers ou d’anciennes connaissances. Nicolas, déboussolé aura besoin du recours d’un pilier de bar et de la séduction d’une jeune femme pour retrouver ses esprits. Le discours nostalgique du vieil homme, lisant dans son verre de vin le passé comme l’avenir, constitue une rupture notable avec les mondanités jusqu’ici échangées. Dans la lumière crue de ce bar nocturne, Nicolas accède sans doute à une salutaire prise de conscience. Et Esther (Nathalie Boutefeu, excellente), la troublante architecte venue le rejoindre, un peu ivre, achève de le renvoyer à ses regrets, à l’insouciance de sa jeunesse et à la naissance de l’amour. S’il ne se passe rien entre eux, je veux dire, rien de physique, c’est que Nicolas n’est pas tant grisé par la découverte d’une nouvelle histoire, qu’introduit au recommencement d’une autre. Marie, de son côté, qui songe sans trop y croire à reprendre la photographie, se ressource dans les allées du musée Rodin – écho du Capodimonte de Naples et des Catacombes, dans Voyage en Italie. Les sculptures de mains qui s’effleurent, de deux amants unis pour l’éternité dans la pierre (L’éternelle idole), renvoient Marie à son propre corps, si désirable, nous l’avons dit, et pourtant transparent aux yeux de l’homme aimé, mais dans le même temps elles la préparent, avec nous, au miracle final. C’est donc auprès de Patrick (Alex Descas), un ami perdu de vue depuis quinze ans, que Marie trouve l’écoute nécessaire à sa survie – Patrick, dont le jeune fils, comme la conversation téléphonique de Natacha (Joana Preiss) dans la séquence du restaurant, la rappelle à son inaccomplissement maternel. Ces conversations, d’une part entre Esther et Nicolas, d’autre part entre Patrick et Marie, sont aussi banales que salvatrices. « Je te trouve beau », dira Marie dans un souffle, après une nouvelle dispute à l’hôtel. Sans doute Nicolas n’entend-il pas cette déclaration d’amour ordinaire, et bouleversante.

     

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    Voyage en Italie s’achevait sur le sauvetage inespéré du couple formé par Katherine (Ingrid Bergman) et Alexander (George Sanders) : les époux discutent en voiture des modalités de leur divorce quand leur véhicule est forcé de s’immobiliser au beau milieu d’une procession ; ils sortent de la voiture, et Katherine est entraînée par le mouvement ; quand enfin ils parviennent à se rejoindre, ils s’enlacent et décident sur le champ qu’ils s’aiment encore. Le dénouement – qui serait plutôt renouement – d’Un couple parfait, est moins démonstratif, mais néanmoins très semblable. Sur le quai de la gare, Marie, ses bagages déjà installés dans le wagon, s’apprête à rentrer. Les partenaires se font face, mais ni le cadrage, très large, ni les paroles prononcées, noyées par la rumeur de la gare, ne nous permettent de saisir ce qui se trame, là, au grand jour, en-dehors des espaces confinés des chambres d’hôtel qui conféraient au film des airs de huis-clos. Autour du couple immobile, les derniers voyageurs sautent dans le train dont le départ est imminent. Figés comme les amants de Rodin, échappant à nos yeux comme à nos oreilles, Marie et Nicolas ne réagissent pas lorsque s’ébranle le convoi. Ils s’enlacent. Écran noir. On entend leurs rires étouffés, fragiles. D’ultimes notes de piano retentissent, minimalistes. Auguré mais inattendu, le miracle a lieu, magnifique.



    [1] Pour une étude, concise mais fort pertinente, des liens entre Voyage en Italie et Un couple parfait, lire l’analyse de J.-L. Lacuve sur le site Web du Ciné-club de Caen : http://www.cineclubdecaen.com/materiel/ctfilms.htm. La lecture du texte (non signé) du même site consacré au film de Rossellini est également recommandée. Le présent article s’en inspire à plusieurs reprises.

    [2] La palme de la critique la plus ridicule revient à Éric Libiot, médiocre journaliste  qui, dans L’Express du 09/02/06, démolit le film en 747 caractères (espaces compris). Mon Dieu ! tant d’incompétence en si peu de mots !

    [3] E. Burdeau, « Traits d’union (Un couple parfait de Nobuhiro Suwa) » in Les Cahiers du cinéma, numéro 609, février 2006, pp. 9-12.

    [4] L’article d’Emmanuel Burdeau dans les Cahiers du cinéma (cf. op. cit.) étudie Un couple parfait essentiellement sous l’angle de la fatigue des personnages, et de son articulation avec les choix formels du réalisateur.

  • La Cité des crânes de Thomas Day (et autres plans cul du Sud-Est asiatique) / Trans/Fictions N°2

    Avant ma très prochaine livraison, sur le Ring, d’un texte consacré au beau roman de Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, voici une critique, parue dans La Presse Littéraire N°4 en mars 2006, de La Cité des crânes, le dernier roman ambitieux mais totalement raté de Thomas Day, paru aux éditions du Bélial’. Toutefois, ce qui n’est à mes yeux qu’une ébauche de grand roman postmoderne, est décrit par mon ami Xavier Bruce comme « une œuvre forte, novatrice et envoûtante » dans le deuxième numéro de Trans/fictions (mars 2006) – tandis que La Possibilité d’une île serait l’œuvre cynique, basique, racoleuse, d’un « écrivain limité, assez laborieux »… Ah ! Mais que cela ne vous empêche pas, surtout, de vous procurer cette petite revue qui, si elle adopte pour l’heure l’aspect et la logistique d’un fanzine, n’en est pas moins servie par la plume souvent incisive de son rédacteur. Si je vous dis que François Weyergans y est qualifié « d’écrivaillon de troisième zone, poussif et verbeux » (sic), que Bret Easton Ellis, Nick Tosches, Jonathan Lethem, Fredric Brown et David Foster Wallace y sont célébrés, et, surtout, que la profession de foi de Xavier Bruce est, entre autres, de « proposer une autre grille de lecture que celle actuellement en usage », cela ne vous donne pas envie ? Bien sûr, je ne suis pas toujours d’accord avec les enthousiastes ou féroces jugements de Trans/Fictions, mais une telle démarche, alors même que sévissent dans les grands médias des cuistres aussi incompétents que monsieur Jean-Louis Ezine, récemment auteur d’une ridicule notule assassinant sans autre forme de procès un recueil de Juan Asensio, La critique meurt jeune (éd. du Rocher, 2006) que nous ne saurions pourtant trop conseiller à celles et ceux pour qui la critique consiste à vérifier que le produit, en l’occurrence le livre, respecte scrupuleusement le cahier des charges établi par le producteur, euh, pardon, l’éditeur, une telle démarche, donc, ne peut qu’être encouragée.

    La critique meurt jeune du Stalker Juan Asensio est disponible en librairies, et Trans/Fictions, vendu au prix dérisoire de 1€, peut être demandé par mail en écrivant à Xavier Bruce à l’adresse suivante : transfictions@aol.com, ou acheté directement à la librairie Scylla (8, rue Riesener, 75012 Paris). La Presse littéraire, quant à elle, change (encore !) de format (elle reprend celui du Journal de la culture), de prix (14€50) et de périodicité. Dans la dernière livraison (n°6), ma chronique est consacrée aux romans, inaboutis mais prometteurs, de Xavier Mauméjean. Et puisqu’il est aujourd’hui question de revues, j’évoquerai bientôt, une fois n’est pas coutume, le dernier numéro de Galaxies.

     

    Thomas Day est le pseudonyme de Gilles Dumay, anthologiste et directeur de collection chez Denoël « Lunes d’encres ». De sa dizaine de romans précédents, servis par un style souvent qualifié de « percutant » – à l’évidence influencé par des américains comme Bret Easton Ellis et Chuck Palahniuk –, nous retiendrons surtout La Voie du sabre (Gallimard, « Folio SF », 2002), aventure épique, sanglante et poétique du samouraï légendaire Miyamoto Musashi et de son disciple Mikédi ; livre magique, vraiment, qui témoignait d’une grande maîtrise technique et d’une authentique connaissance du Japon médiéval, sans jamais souffrir de la moindre complaisance exotique. L’écriture musclée, un peu stéréotypée de Thomas Day, épousait à la perfection, dans la Voie du sabre, l’art de Musashi – capable de sculpter les vagues au moyen de son sabre et d’y faire apparaître quelque figure ou spectacle mémorables. L’auteur, comme habité, possédé par son univers et ses personnages, composait son récit d’ellipses et de fulgurances, de métaphores et de visions fantastiques, comme Musashi ciselait l’écume.

    Thomas Day nous avait également offert une superbe nouvelle, « Notion de génocide nécessaire », dans un recueil par ailleurs fatiguant à force d’outrances, Sympathies for the devil - redux (éd. du Bélial’, 2004). Dans ce texte d’une soixantaine de pages, Day se délestait de son attirail trash habituel – geysers de sang, de sperme et de drogues diverses – et de son attachement aux codes du noir ou de la fantasy pour s’intéresser au monde des Mongols nomades menacé par les velléités néocolonialistes d’une civilisation dominante – des extraterrestres impérialistes. Mais l’intérêt résidait plutôt dans les relations amoureuses des personnages : du crépuscule d’un couple que seule l’existence d’un enfant maintient en vie artificielle, à la naissance d’un amour cimenté par une authentique communauté de valeurs, nous étions bouleversés par cette cinétique des sentiments, si rare en science-fiction.

    La Cité des crânes, son dernier roman, semblait a priori fait du même bois. Thomas Daezzler, écrivain et alter ego de l’auteur, quitte la France, qu’il juge étouffante et liberticide, pour gagner l’Asie du Sud-Est où il espère baiser à n’en plus finir de belles orientales, plus naturelles que les « pétasses » de l’Occident corrompu… Là-bas Daezzler devient videur d’un bar à putes où il rencontre la douce Malia (qui deviendra sa femme) et l’américain Emilio Homero, le patron des lieux, hanté par la disparition de son frère Juan. Lorsque celui-ci s’évapore à son tour en pleine jungle, Daezzler – par ailleurs membre d’une organisation occulte, la « République Invisible » – part courageusement à sa recherche jusqu’au cœur des ténèbres, jusqu’à la terrifiante Cité des crânes…

    Cette autofiction vaguement déstructurée, qui évoque un peu Le Talent assassiné de Francis Valéry, est un vrai désastre... La Cité des crânes, enterrement de vie de garçon déguisé en aventure moite sous forme de journal, manque avant tout de cohérence. D’abord, le départ du narrateur pour l’Asie, au prétexte d’un vague malaise métaphysique, n’est pas vraiment motivé, pas plus que sa décision de secourir Emilio au péril de sa vie. Ensuite, mille et une pistes, parfois prometteuses, sont délaissées sitôt amorcées. L’ossature de ce récit de voyage qui voudrait convoquer à la fois Conrad, Kipling, Coppola, Houellebecq et Burroughs, ne manquerait sans doute pas d’intérêt s’il n’était pas complètement phagocyté par une superficialité sans fond – c’est-à-dire : par ce que son personnage prétend justement fuir... A force de citer Apocalypse now, L’Homme qui voulut être roi, Le Festin nu ou Aguirre, l’auteur nous laisse espérer une quête initiatique hallucinée, une immersion dans l’enfer moite du Triangle d’or, une dangereuse confrontation avec le Mal – la « Force Hideuse » –, au pire une version flippée d’Au cœur des ténèbres : il ne livre en fin de compte rien de mieux qu’un épouvantable fatras postmoderne, fourre-tout sans âme (mais avec beaucoup de cul) d’où le Verbe est quasiment absent. Ainsi avons-nous droit à des comptes-rendus de lectures (L’Adieu au roi de Pierre Schoendoerffer, La Plage d’Alex Garland…), à un plaidoyer pour Bertrand Cantat donnant lieu à un affligeant enchaînement de lieux communs sur les rapports des artistes à la mort et à la destruction, à un questionnaire de Proust ou encore à de vulgaires généralités sur la sexualité des filles Blacks, des Thaïs ou des Laotiennes. Mais de littérature, point. Même la descente aux enfers finale, qui se résume à une partouze onirique avec des vampires menés par un Kurtz de série Z, est moins évocatrice que ridicule. Enfin, les références injustifiées à William S. Burroughs (auquel un chapitre est consacré) ne font qu’attirer l’attention sur l’abîme qui sépare La Cité des crânes et Le Festin nu  – cette histoire de « République Invisible » par exemple, abandonnée sitôt esquissée, n’est jamais crédible.

    Restent tout de même, rescapés du naufrage, le témoignage, qu’on devine sincère, d’un amoureux de l’Asie, un tigre magique tout droit sorti d’un conte de Borges et, quand il n’est pas question de sodomie, de fellations et de levrettes, quelques beaux passages d’introspection, comme cette « verticalité du désir » où enfin l’auteur se livre, où le narrateur enfin émouvant exprime la vanité de sa course à la jouissance : « La lumière est en haut, les ténèbres sont en bas et je voyage entre les deux, attiré et repoussé sans cesse par ces deux pôles. Je suis un être vertical, une plume ou un grain de poussière dans un tube à vide, rien de plus ».

     

    Thomas Day, La Voie du sabre, Gallimard, Folio SF, 294 pages, 4,70€.
    Thomas Day, La Cité des crânes (et autres magies du Sud-Est asiatique), Le Bélial’, 258 pages, 14€.

     

  • Entretien avec Fabrice Colin

     

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    Fabrice Colin n’est pas un homme oisif : sont parus à quelques mois d’intervalle un roman pour la jeunesse (Invisible, chez Mango « Autres Mondes »), le superbe Kathleen chez L’Atalante, Le Syndrome Godzilla chez Intervista, et une bande dessinée aux Humanoïdes Associés, Tir Nan Og (dessins et couleurs d’Elvire de Cock). Notre auteur assume aussi depuis quelques mois la responsabilité de la nouvelle collection « Points fantasy » aux éditions du Seuil – mais labeur n’est pas dispersion. Voici un entretien, mené par courrier électronique pour Fin de partie, avec cette Voix libre, solitaire, et intègre, de la littérature française.

     

    Olivier Noël : Fabrice Colin, voilà quelques années que je vous lis, et même, de temps à autre, que je soutiens certains de vos livres. Dès vos premiers romans, ou presque, vous avez développé un imaginaire propre, très original, et cependant profondément ancré dans une culture littéraire anglo-saxonne, essentiellement anglaise – ainsi que, mais de façon plus souterraine, par un pan occulte de la civilisation occidentale : l’ésotérisme. Avec Or not to be cependant, vous avez franchi un cap. Sans renier vos univers précédents, ce roman remarquable s’affranchissait totalement des contraintes de genres, et, surtout, de celles qu’imposent les éditeurs spécialisés. En d’autres termes, même si vous n’avez jamais hésité à expérimenter de nouvelles formes de narration, y compris dans vos récits de fantasy (Winterheim) vous ne paraissez jamais aussi libre – aussi sincère ? – que dans vos romans édités par L’Atalante. Or not to be entrelaçait Shakespeare et le dieu Pan, le Songe d’une nuit d’été et Vertigo, poésie et schizophrénie ; Sayonara baby nous perdait dans le labyrinthe mental d’un dormeur éveillé, au cœur d’une Amérique déréalisée ; Kathleen, enfin – lire ma critique –, usant de mille stratagèmes, tente de percer la forteresse d’un vieil homme atteint de la maladie d’Alzheimer, hanté par Katherine Mansfield et, sous l’influence de Georges Gurdjieff, en quête d’immortalité. Avant d’entrer de plein pied dans l’univers tourmenté de Kathleen, j’aimerais évoquer une situation aussi incompréhensible que, j’imagine, agaçante. Je m’inquiétais en effet, dans un long préambule à ma critique de Sayonara baby, de l’accueil presque silencieux de ces admirables romans. Il suffit pour s’en convaincre d’effectuer une requête sur n’importe quel moteur de recherche. Je n’ai pu dénicher, jusqu’à aujourd’hui, c’est-à-dire plus de trois mois après la sortie du livre, que deux comptes-rendus de lecture de Kathleen, sur deux sites consacrés à la science-fiction (alors que vos romans pour la jeunesse bénéficient, ce me semble, d’une couverture satisfaisante). La presse et les sites spécialisés eux-mêmes, se montrent d’ailleurs sinon hostiles, du moins assez réticents – comme si Kathleen ou Sayonara baby n’étaient à leurs yeux que la coquetterie mainstream (ou la trahison) d’un auteur issu des jeux de rôles et de la fantasy –, mais au moins leur accordent-ils quelque attention… Que vous inspire ce silence prolongé d’une critique généraliste par ailleurs capable de consacrer sa « une » et des colonnes par dizaines aux âneries d’une Christine Angot ? Quels rapports entretenez-vous, dans tel contexte, avec votre éditeur, L’Atalante ?

    Fabrice Colin : Il y a deux ans et demi, comme quelques-uns de mes confrères, j’ai pris la décision de me consacrer pleinement à l’écriture. Dès le départ, il était évident que ce n’était pas avec mes romans publiés chez l’Atalante (ni avec aucun roman de littérature générale d’ailleurs) que j’allais réussir à gagner ma vie. Le problème, c’est que les ouvrages du type Or not to be ou Kathleen sont les seuls qui me soient absolument indispensables : il y a cette poignante nécessité d’écrire, sans laquelle aucune littérature digne de ce nom ne saurait éclore. Par conséquent, je ne dirais pas que toutes mes productions annexes (romans de genre, littérature jeunesse, BD, radio, journalisme, conseil éditorial, etc.) servent à « financer » une activité prétendument plus noble, dans la mesure où nous ne sommes pas en présence d’une science exacte et où, surtout, je n’établis pas de stricte hiérarchie entre la littérature de divertissement et l’expérimentation plus ambitieuse, mais il est clair que l’une ne pourrait aller sans l’autre. Je fais en sorte que nulle considération matérielle ne vienne interférer avec le processus créatif. Et j’ai la chance d’avoir un éditeur qui me soutient sans calcul : peu importent mes ventes.

    En ce qui concerne la critique, j’estime être blindé. Je prends ce qu’on me donne. C’est une chance immense, déjà, de pouvoir être publié. Kafka ne sortait rien. Joyce récoltait des procès. Arno Schmidt était pauvre. Je n’établis naturellement aucune comparaison. Mais les faits sont là : dès que vous sortez des rails (ce qui est loin d’être mon cas), c’est fini. La critique ressemble à un bébé gorille pourvu de grosses pattes maladroites. Vous pouvez lui donner des cubes, l’animal saura s’amuser, peut-être même édifier une vague construction. Inutile, pour autant, de lui confier une rose ou un Rembrandt.

    La seule posture convenable, c’est de se mettre au travail et de ne se soucier de rien d’autre sans quoi on devient fou ou – plus souvent – on écrit n’importe quoi, dans une tentative aussi vaine que désespérée d’adhérer aux goûts de cette mystérieuse entité appelée « public ». J’ai essayé de lire un livre de Christine Angot. Le ciel m’est témoin que j’ai essayé. Franchement, il n’y a pas à être aigri. Ce n’est rien du tout, Christine Angot – je dis ça comme je parlerais à un enfant qui s’est égratigné le genou : ce n’est rien, ça sera vite oublié. Il y a suffisamment de romans merveilleux par ailleurs.  

    Quant aux milieux auxquels vous faites allusion : les gens de la SF et de la fantasy sont plutôt bienveillants, je n’ai pas à me plaindre. Les critiques traditionnels, eux, n’ont sans doute pas le temps, pas les moyens. Lorsqu’on vieillit, c’est plus simple d’aller dans le sens du courant – l’énergie se délite. Partir en croisade, mener une quête, ça demande des forces, des convictions. Les colères d’un Polac ou d’un Jourde seront toujours infiniment plus respectables, de mon point de vue, que les sempiternels commentaires composés qui font l’ordinaire des Inrocks ou de Lire. Et peu importe leur objet. Pour le reste, je préfère recueillir un silence glacé qu’un assentiment cordial en forme de prière d’insérer : au Masque et la Plume par exemple, il est évident que les chroniqueurs n’ont pas lu la moitié des livres dont ils parlent. En tout cas, c’est à espérer.

    Bref.

    Le seul danger qui me guette, c’est d’être lu par un nombre si restreint de personnes que même la volonté et la foi n’y suffiront plus. Les maigres réactions que suscitent mes romans (les vôtres en font partie) me comblent pour l’instant. Je déborde d’énergie. J’ai quatre romans de littérature générale en chantier pour les deux années à venir.

     

    O.N. : J’aurais tendance, sur ce point, à rester modérément optimiste, mais aussi à ne pas faire confiance aux médias traditionnels, peu concernés en effet par ce que j’avais appelé chez Juan Asensio la « littérature à contre-vent ». D’où l’existence de ce blog, à la fois rempart contre la médiocrité, dont les cohortes sont chaque jour plus puissantes, et modeste relais, ou chambre d’écho, pour des œuvres admirables ou ambitieuses.

    Venons-en donc à vos livres, et plus précisément à votre dernier roman de « littérature générale » (encore que cette appellation n’ait ici pas grand sens). Après la célébration païenne d’une nature nourricière dans Or not to be et certaine forme de sorcellerie dans Sayonara baby, vous vous tournez à nouveau vers l’invisible, via la personne de Georges Gurdjieff. Louis Pardieu, le héros de Kathleen, cherche, dans le sillage de Katherine Mansfield – en qui s’incarnait pour lui le désir comme principe de vie –, à atteindre une certaine forme d’immortalité – d’immobilité. Katherine Mansfield, dans votre roman, semble d’ailleurs y parvenir – du moins si l’on en croit le récit de Pardieu –, puisque plus d’un an après sa mort, son corps exhumé est parfaitement intact. La « quatrième voie » de Gurdjieff, si elle emprunte des chemins autrement plus folkloriques, n’est cependant pas sans évoquer la gnose christique de Raymond Abellio dont l’oeuvre, et en particulier, pour s’en tenir au champ romanesque, Visages immobiles, visait précisément à la transfiguration de l’être, à l’engendrement – ou à la révélation – du Moi transcendantal au centre de sa « Structure absolue ». Georges Gurdjieff a souvent été accusé d’avoir hâté le décès de Katherine Mansfield, atteinte de tuberculose, au Prieuré d’Avon. Pourtant son époux John Middleton Murry, à la fin du Journal de l’écrivain, écrit ceci : « Au bout de trois mois environ, au début de 1923, elle me demanda de venir passer une semaine avec elle. […] Je n’ai jamais vu, je ne verrai jamais un être aussi beau qu’elle en ce jour-là ; on eût dit que cette exquise perfection, qui avait toujours existé en elle, avait achevé de prendre possession de tout ce qu’elle était »… Dans votre roman Gurdjieff apparaît d’abord comme un original, mais peu à peu, le personnage acquiert de l’épaisseur ; derrière le jargon, réside une quête métaphysique authentique. Quel regard portez-vous sur cette forme ésotérique de spiritualité ? Le roman – que Gurdjieff, apparemment, méprisait –, ne serait-il pas, comme le suggérait Abellio, une forme idéale – quoique jamais achevée, car plus discursive que synthétique – de spiritualité ?

    F.C. : Gurdjieff est une personnalité fascinante, éminemment complexe. Il serait hasardeux de ne voir en lui qu’un gourou mystificateur œuvrant à la triste manière d’un Ron Hubbard ou d’un Claude Vorilhon. Il refusait des adeptes. Il refusait parfois leur argent. Il avait réellement voyagé. Surtout, il pratiquait, comme vous le laissez entendre, une spiritualité vraie.

    Je n’ai rien inventé. J’ai lu autant de chapitres des Récits de Belzébuth (qui sont disponibles en librairie aux Editions du Rocher) que mon estomac en pouvait supporter. Manifestement, ce bouquin est un écran de fumée. J’aurais donné cher pour assister ne serait-ce qu’à l’une des réunions parisiennes de Gurdjieff. Juste pour le voir, juste pour goûter sa présence. La plupart des personnes qui l’ont rencontré en gardent un souvenir pour le moins partagé, phénomène dont le Monsieur Gurdjieff de Pauwels se fait régulièrement l’écho. On oscille en permanence entre métaphysique de haut vol et supercherie grotesque. Sur le fond, la méthode Gurdjieff m’apparaît comme une synthèse aménagée de dogmes bouddhistes et chrétiens, avec un petit côté nietzschéen en prime. Sur la forme, rien de fondamentalement neuf : tout est affaire de foi, de rumination, d’abandon volontaire. Le principe de ce genre d’enseignement, c’est de décourager ceux qui ne le méritent pas – il n’existe évidemment aucun cas documenté d’immortalité ou de réincarnation parce qu’on ne situe pas sur un plan littéral. Bon, pourquoi pas ? Passé le baroque de la mise en scène, c’est une démarche que je respecte. Mais je ne me suis moi-même jamais engagé très loin sur cette voie. L’époque ne se prête guère aux longues équipées intérieures ; ceux qui les entreprennent en paient généralement le prix, et ne peuvent pas en parler.  

    Le roman comme forme idéale de spiritualité ? Je reprends cette belle phrase de Slothorp, à propos de Thomas Pynchon : « Il m'arrive même parfois de ne souhaiter plus qu’être un personnage de ses romans. Ce serait une belle façon de disparaître. » Voilà le cœur de ma thématique. Quelles vies en-dehors de la vie ? Ne pas mourir, qu’est-ce que c’est ? J’ai récemment assisté aux funérailles d’un proche. Le samedi, il allait faire son tiercé. Le jeudi suivant, on versait ses cendres dans un petit trou de terre. Terminé. La question : quand je serai mort, aurai-je plus ou moins existé qu’Anna Karénine ? On peut finir par se trouver à force de se perdre. C’est ce que racontent mes trois romans : ils brouillent les cartes, tirent le tapis sous le pied du lecteur, élaborent des stratégies de contournement. La mort est une montagne, inattaquable de face ; un roman est souvent la solution d’un problème par lui et à lui seul posé.

     

    O.N. : Autrement dit, notre vie n’est pas tant la somme de déterminismes sociaux, que la trame tissée par nos fictions. « Les événements de la vie s’enchaînent et forment une mosaïque qui ne devient intelligible qu’au soir de votre vie. La plupart des gens ne discernent pas ce motif », écrit Edith, la bienfaitrice de Louis. Se perdre pour mieux se trouver, en effet. Kathleen entrelace au moins quatre niveaux de narration – sans parler des reproductions de polaroïds et autres dessins – : le présent de Charles Pardieu ; la vie de son père, Louis (dont certains passages, qui tous concernent une certaine Martha, sont rayés) ; un texte surréaliste et apocalyptique vraisemblablement rédigé par Louis ; et, dans les marges de ce récit fantastique, les bribes d’un monologue intérieur, qu’on devine être celui de Louis atteint d’Alzheimer. Cette juxtaposition d’éléments confère à Louis une vie propre faite de drames et de fiction, de faits authentiques et de désirs – un peu comme dans Big Fish, le film de Tim Burton –, ce qui est fort émouvant, voire dérangeant, parce qu’elle nous confronte au sens même de notre existence. Elle vous permet aussi, il me semble, d’opposer un présent désenchanté, ce temps de l’immédiateté où le téléphone portable et la Toile interdisent toute patiente construction d’une vie (« l’époque se prête mal aux longues équipées intérieures », avez-vous justement écrit dans votre réponse précédente), et un passé littéraire et magique où tout est (était) possible. Simple nostalgie, ou mal plus profond ? La société de l’information serait-elle le tombeau de l’imaginaire ?

    F.C. : Ce n’est pas tant un mal qu’un perte de repères. Nous ne savons plus trop ce qu’est l’autre réalité. Un monde tangible, des portes, une autre perception : nous aimerions que les données soient si simples. Malheureusement, il n’en est rien. Prenez le deuil. Où vivent nos fantômes ? A côté de nous ? En nous ? Des gens que je connaissais sont morts. Je ne les vois pas. Je ne les voyais déjà pas avant. Qu’est-ce qui a changé ? Et le 11 septembre : je ne suis pas retourné à New York, je n’ai aucune expérience directe de ce qui s’est passé. En ce qui me concerne, rien n’est arrivé. Songez aux génocides futurs, aux conséquences de ça. Je ne suis pas nostalgique. On n’a pas le droit de l’être. La perte de repères peut s’avérer salutaire si on accepte les règles. Mais le « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » dont parlait Rimbaud n’est à mon sens plus de mise. En nous bombardant d’informations, le monde se charge très bien de nous dérégler. Dieu se niche dans le regard d’un poisson rouge.  Dieu soupire quand vous allumez votre ordinateur. Dieu n’existe plus à force de trop exister : il y a quelque chose de christique dans la conscience de ce siècle. Je ne sais pas si c’est de l’ordre du suicide ou de la révélation mais, pour un écrivain, c’est terriblement excitant.

     

    O.N. : « Dieu n’existe plus à force de trop exister » : Dieu, c’est-à-dire l’Autre, n’est-ce pas ? Dans Kathleen, si les dialogues du « récit de vie » de Louis (pour parler comme les clones de La possibilité d’une île) sont de facture classique, ceux du monologue intérieur de son fils Charles, dans la société contemporaine, sont en revanche dénués de toute marque distinctive. En d’autres termes, Charles voit le monde se contracter (ou se « rétracter », comme il est dit de Louis, p. 266) autour de lui, se confondre avec lui. Narcissisme absolu, schizophrénique, qui rappelle inévitablement les yuppies et mannequins-vedettes de Bret Easton Ellis.

    Le jeune narrateur du Syndrome Godzilla, court roman publié chez Intervista, intériorise lui aussi ses contacts avec l’extérieur ; nous ne savons donc jamais avec certitude si, en effet, ses fantômes sont en lui ou au-dehors. Seules, ses premières conversations avec l’homme au sac en plastique sur la tête, qui se fait appeler Godzilla, sont pourvues des tirets cadratins habituels – bref intermède avant une nouvelle contraction. Glissement de temps sur Mars, génial et terrifiant roman de Philip K. Dick, prévoyait une dangereuse multiplication des cas de schizophrénie. Le Mal de notre époque, ce pourrait bien être, justement, la « rongeasse » du livre de Dick, cette perte de repères (ici, temporels) qui abolit la distance qui nous sépare de notre propre mort. Je repense à la conclusion du Syndrome Godzilla, déjà lue dans Kathleen : « Nous faisons tous partie du film ». La conscience de ce siècle serait christique, dites-vous… En êtes-vous bien sûr ? Ne serait-elle pas plutôt luciférienne ?...

    F.C. : Luciférienne au sens de porteuse de lumière, oui, bien entendu – « excusez-moi, marmonne l’aliéné, j’ai parfois du mal à établir la distinction. » C’est drôle que Dick revienne toujours sur le tapis. Je n’ai jamais ouvert un livre de cet auteur, et on le cite tellement à mon propos que je ne m’y risquerai probablement jamais. Pour ce que j’en lis, Dick était un visionnaire. Sans vouloir en aucune façon me comparer à lui, je dirais que je suis plutôt un rapporteur, un filtre. Je ne fais que raconter, non pas ce que je vois, mais ce que je perçois de l’époque. Un éditeur me disait récemment que j’avais de la chance – les écrivains ont de la chance et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils ne sont pas très nombreux à s’en rendre compte en France – parce que l’époque est intéressante, au sens chinois du terme : une authentique malédiction. On le voit aux Etats-Unis. Don DeLillo et Bret Easton Ellis n’auraient pu naître ailleurs.

    Si la seule distance qui nous sépare de notre propre mort est le temps – et il semble que ce soit le cas – c’est sur le temps que doivent se porter nos efforts. Je n’essaie pas de parler d’immortalité. Subjectivement, l’immortalité n’a aucune importance. Vous êtes, nous sommes probablement tous immortels et nous ne le savons pas. Ou bien nous sommes Dieu, et nos mots sont des impulsions nerveuses, ou bien nous sommes collectivement la réincarnation d’un paysan mexicain syphilitique (un rêve à l’intérieur d’un rêve) et à vrai dire, peu importe : j’accueille toutes ces hypothèses avec joie. « When the game has gone on long enough, all of us will wake up, stop pretending, and remember that we are all one single Self, the God who is all that there is and who lives for ever and ever. » C’est Allan Watts qui disait ça. Se rassurer ne pose aucun problème.

    Pour en revenir à nos préoccupations, mon boulot est effectivement de travailler sur le temps : le temps en tant qu’obstacle, en tant qu’écran de fumée. Si nous ne nous plions plus aux tyrannies de ce maître encombrant, si nous refusons son système et ses contraintes alors, oui, nous voyons la mort en face, et elle disparaît aussitôt. Pour l’instant, je ne suis parvenu à imaginer qu’une maigre série de « stratégies de contournement » – celles que j’évoquais plus haut – mais j’aime à croire que j’ai le temps, justement, et que l’illumination se présentera en son heure.

    Je me suis mis à relire Raymond Abellio, puisque vous en parliez. Je suis bluffé par son efficacité romanesque. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts : on aurait pu s’attendre à des efforts autrement pontifiants. « Le roman gnostique à l’intérieur du roman d’action », disait Michel Camus. Cette méthode me plaît ; elle s’est perdue, il faut la retrouver et ça promet d’être horriblement ardu mais, très franchement, si la littérature ne sert pas à ça, je ne vois pas à quoi elle peut servir.

     

    O.N. :
    D’ailleurs, bien qu’ils soient de facture plutôt postmoderne, vos romans étonnent par leur puissance romanesque. On s’aime, on meurt, on se souvient, on oublie, on rêve, et une vie se dessine, bouleversante.

    Mais permettez-moi de revenir à ma précédente question. En quoi cette « conscience du siècle » serait-elle christique, et salutaire ? Chez Dick, le temps linéaire est moins un obstacle qu’un rempart : son brouillage, son glissement ou sa désarticulation empêchent précisément ses personnages de se construire une vie… Ce n’est d’ailleurs qu’au contact des martiens primitifs que Manfred Steiner, le jeune autiste schizophrène de Glissement de temps sur Mars, trouve le salut. La conscience du temps, n’est-ce pas ce qui manque à un monde désenchanté, tel que le définissait Marcel Gauchet, c’est-à-dire un monde où la religion est sécularisée, où les rites, où l’invisible, ne rythment plus la vie quotidienne ? Dans Le syndrome Godzilla, l’homme au sac en plastique demande : « Est-ce qu’il faut voir la mort en face pour devenir capable d’amour ? ». Nous connaissons tous deux la réponse, je crois…

    F.C. : C’est assurément dans ce combat contre le temps, le temps en tant que brouillage – une somme de contraintes parasites – que réside la beauté de la vie. Comment l’homme se débat. J’entends christique au sens sacrificiel du terme. Nous laissons tous des plumes dans la bataille et mes personnages n’échappent pas à la règle. Le temps subit une accélération exponentielle. C’est idiot, on entend ça partout, il faudrait dire : le temps se désagrège, il perd son sens. On le voit dans Ada ou l’ardeur, c’est très touchant : Nabokov essaie de retenir le temps et, pour le lecteur, c’est comme un bain de jouvence, un retour aux sources d’une lumineuse évidence. Quoi qu’il en soit, la machine est en marche. Je ne voudrais pas donner dans la prophétie de bas étage, mais les signes se multiplient. Nous allons très rapidement épuiser l’espace des possibles ; ensuite, il faudra inventer autre chose, ou quelque chose s’inventera malgré nous. Quand je dis salutaire, encore une fois, c’est en croyant de toutes mes forces à l’apocalypse, à la révélation ; je pense qu’il faudra en passer par une phase de chaos, et si possible dans la joie. On en est encore loin. Regardez la critique culturelle. Regardez ce qu’il en reste, et voyez à quelle vitesse le vent tourne. Ça devient une mécanique absurde. Le succès est une épreuve. Le succès signifie que l’œil de ce système qui se croit monde s’est posé sur vous et que, très probablement, vous allez en crever.

    Derrière le tourbillon, l’invisible, comme vous dites, ne trouve plus à s’exprimer, sinon par jaillissements ou explosions. C’est un peu comme si nous pointions nos radars vers un trou noir. On sait que tout est possible, y compris les Martiens, y compris une autre idée de Dieu mais pour l’instant, c’est la dégringolade, l’engloutissement inéluctable. C’est pourquoi, et on en revient à ce que je disais au début, la seule solution pour un écrivain, ou n’importe quel artiste, est de travailler dans son coin – de tracer des lignes.

     

    O.N. : Votre comparaison avec les trous noirs est assez saisissante. La seule manière de découvrir ce qui se passe au cœur d’un « œil de Dieu », est d’en franchir le point de non retour, et d’être « englouti ». Mais nous savons – jusqu’à nouvel ordre – qu’avant même d’en atteindre le centre, un tel voyageur serait irrémédiablement détruit…

    Dans mon crépuscule des idiots, j’écrivais : « Domaine infra-verbal pour Juan Asensio, univers de la furtivité pour Dominique Autié, la Toile, ce schizo-monde infernal peuplé de simulacres, ne saurait en effet relayer la moindre parole solitaire sinon pour la broyer sans état d’âme et à son insu. La Zone elle-même, qui se voudrait pourtant telle, a surtout réussi – les anticorps de la Matrice sont désormais trop puissants – à traîner dans son sillage son cortège de commentaires dégénérés, cellules métastatiques dont la prolifération exponentielle menace de submerger le monde sensible qui les a vu naître, comme si l’Univers, après s’être étendu, s’auto-dévorait jusqu’à n’être plus qu’un non-point de densité infinie – anus mundi sans la moindre dimension. » Selon vous, comment cette parole solitaire peut-elle s’exprimer aujourd’hui ? Quelles sont, sur le plan romanesque, vos « stratégies de contournement » ?

    F.C. : Il y a d’abord un aspect pratique. Il faut se sentir libre, c’est un point – on l’a vu – absolument primordial : la parole ne prend de valeur que lorsque l’auditoire peut être négligé, au plan quantitatif s’entend. Ensuite, le phénomène que vous décrivez a depuis longtemps envahi le paysage littéraire français. Et c’est bien d’un cancer qu’il s’agit : à force d’expansion, la littérature se détruit elle-même. Tout le monde écrit, tout le monde publie, n’importe quoi et de plus en plus. Je peux en parler, j’ai moi-même participé à cette prolifération au temps de mes premiers romans. Il faut savoir faire amende honorable : je ne suis pas certain que cette multiplicité de supports, d’opportunités, de prix ou de critiques soit profitable à qui que ce soit en définitive.

    Ma stratégie principale réside en quelques points très simples. Creuser son sillon ; ne se préoccuper ni des critiques ni des ventes ; aimer son lecteur, au sens où l’on va aimer celui à qui l’on offre un aller simple vers une destination mystérieuse ; ne pas connaître ladite destination, mais embarquer aux côtés du passager unique ; au milieu du vol, se lever, marcher d’un pas décidé vers le poste de pilotage, sortir une arme, etc. Ne pas prendre tout ça trop au sérieux, mais le reste encore moins. Je demeure persuadé que la vérité, si elle doit émerger, émergera malgré nous ; je m’efforce d’être un vecteur. Avant tout, il faut s’ouvrir : aux autres vies, aux autres pensées – laisser la pluie battre au carreau, et rêver. De temps à autre, quelqu’un arrive et me dit : « j’ai lu ». Parfois, c’est vrai. Et c’est déjà splendide.

     

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    © Didier Leclerc, pour l'Atelier Photographique N89