Fabrice Colin n’est pas un homme oisif : sont parus à quelques mois d’intervalle un roman pour la jeunesse (Invisible, chez Mango « Autres Mondes »), le superbe Kathleen chez L’Atalante, Le Syndrome Godzilla chez Intervista, et une bande dessinée aux Humanoïdes Associés, Tir Nan Og (dessins et couleurs d’Elvire de Cock). Notre auteur assume aussi depuis quelques mois la responsabilité de la nouvelle collection « Points fantasy » aux éditions du Seuil – mais labeur n’est pas dispersion. Voici un entretien, mené par courrier électronique pour Fin de partie, avec cette Voix libre, solitaire, et intègre, de la littérature française.
Olivier Noël : Fabrice Colin, voilà quelques années que je vous lis, et même, de temps à autre, que je soutiens certains de vos livres. Dès vos premiers romans, ou presque, vous avez développé un imaginaire propre, très original, et cependant profondément ancré dans une culture littéraire anglo-saxonne, essentiellement anglaise – ainsi que, mais de façon plus souterraine, par un pan occulte de la civilisation occidentale : l’ésotérisme. Avec Or not to be cependant, vous avez franchi un cap. Sans renier vos univers précédents, ce roman remarquable s’affranchissait totalement des contraintes de genres, et, surtout, de celles qu’imposent les éditeurs spécialisés. En d’autres termes, même si vous n’avez jamais hésité à expérimenter de nouvelles formes de narration, y compris dans vos récits de fantasy (Winterheim) vous ne paraissez jamais aussi libre – aussi sincère ? – que dans vos romans édités par L’Atalante. Or not to be entrelaçait Shakespeare et le dieu Pan, le Songe d’une nuit d’été et Vertigo, poésie et schizophrénie ; Sayonara baby nous perdait dans le labyrinthe mental d’un dormeur éveillé, au cœur d’une Amérique déréalisée ; Kathleen, enfin – lire ma critique –, usant de mille stratagèmes, tente de percer la forteresse d’un vieil homme atteint de la maladie d’Alzheimer, hanté par Katherine Mansfield et, sous l’influence de Georges Gurdjieff, en quête d’immortalité. Avant d’entrer de plein pied dans l’univers tourmenté de Kathleen, j’aimerais évoquer une situation aussi incompréhensible que, j’imagine, agaçante. Je m’inquiétais en effet, dans un long préambule à ma critique de Sayonara baby, de l’accueil presque silencieux de ces admirables romans. Il suffit pour s’en convaincre d’effectuer une requête sur n’importe quel moteur de recherche. Je n’ai pu dénicher, jusqu’à aujourd’hui, c’est-à-dire plus de trois mois après la sortie du livre, que deux comptes-rendus de lecture de Kathleen, sur deux sites consacrés à la science-fiction (alors que vos romans pour la jeunesse bénéficient, ce me semble, d’une couverture satisfaisante). La presse et les sites spécialisés eux-mêmes, se montrent d’ailleurs sinon hostiles, du moins assez réticents – comme si Kathleen ou Sayonara baby n’étaient à leurs yeux que la coquetterie mainstream (ou la trahison) d’un auteur issu des jeux de rôles et de la fantasy –, mais au moins leur accordent-ils quelque attention… Que vous inspire ce silence prolongé d’une critique généraliste par ailleurs capable de consacrer sa « une » et des colonnes par dizaines aux âneries d’une Christine Angot ? Quels rapports entretenez-vous, dans tel contexte, avec votre éditeur, L’Atalante ?
Fabrice Colin : Il y a deux ans et demi, comme quelques-uns de mes confrères, j’ai pris la décision de me consacrer pleinement à l’écriture. Dès le départ, il était évident que ce n’était pas avec mes romans publiés chez l’Atalante (ni avec aucun roman de littérature générale d’ailleurs) que j’allais réussir à gagner ma vie. Le problème, c’est que les ouvrages du type Or not to be ou Kathleen sont les seuls qui me soient absolument indispensables : il y a cette poignante nécessité d’écrire, sans laquelle aucune littérature digne de ce nom ne saurait éclore. Par conséquent, je ne dirais pas que toutes mes productions annexes (romans de genre, littérature jeunesse, BD, radio, journalisme, conseil éditorial, etc.) servent à « financer » une activité prétendument plus noble, dans la mesure où nous ne sommes pas en présence d’une science exacte et où, surtout, je n’établis pas de stricte hiérarchie entre la littérature de divertissement et l’expérimentation plus ambitieuse, mais il est clair que l’une ne pourrait aller sans l’autre. Je fais en sorte que nulle considération matérielle ne vienne interférer avec le processus créatif. Et j’ai la chance d’avoir un éditeur qui me soutient sans calcul : peu importent mes ventes.
En ce qui concerne la critique, j’estime être blindé. Je prends ce qu’on me donne. C’est une chance immense, déjà, de pouvoir être publié. Kafka ne sortait rien. Joyce récoltait des procès. Arno Schmidt était pauvre. Je n’établis naturellement aucune comparaison. Mais les faits sont là : dès que vous sortez des rails (ce qui est loin d’être mon cas), c’est fini. La critique ressemble à un bébé gorille pourvu de grosses pattes maladroites. Vous pouvez lui donner des cubes, l’animal saura s’amuser, peut-être même édifier une vague construction. Inutile, pour autant, de lui confier une rose ou un Rembrandt.
La seule posture convenable, c’est de se mettre au travail et de ne se soucier de rien d’autre sans quoi on devient fou ou – plus souvent – on écrit n’importe quoi, dans une tentative aussi vaine que désespérée d’adhérer aux goûts de cette mystérieuse entité appelée « public ». J’ai essayé de lire un livre de Christine Angot. Le ciel m’est témoin que j’ai essayé. Franchement, il n’y a pas à être aigri. Ce n’est rien du tout, Christine Angot – je dis ça comme je parlerais à un enfant qui s’est égratigné le genou : ce n’est rien, ça sera vite oublié. Il y a suffisamment de romans merveilleux par ailleurs.
Quant aux milieux auxquels vous faites allusion : les gens de la SF et de la fantasy sont plutôt bienveillants, je n’ai pas à me plaindre. Les critiques traditionnels, eux, n’ont sans doute pas le temps, pas les moyens. Lorsqu’on vieillit, c’est plus simple d’aller dans le sens du courant – l’énergie se délite. Partir en croisade, mener une quête, ça demande des forces, des convictions. Les colères d’un Polac ou d’un Jourde seront toujours infiniment plus respectables, de mon point de vue, que les sempiternels commentaires composés qui font l’ordinaire des Inrocks ou de Lire. Et peu importe leur objet. Pour le reste, je préfère recueillir un silence glacé qu’un assentiment cordial en forme de prière d’insérer : au Masque et la Plume par exemple, il est évident que les chroniqueurs n’ont pas lu la moitié des livres dont ils parlent. En tout cas, c’est à espérer.
Bref.
Le seul danger qui me guette, c’est d’être lu par un nombre si restreint de personnes que même la volonté et la foi n’y suffiront plus. Les maigres réactions que suscitent mes romans (les vôtres en font partie) me comblent pour l’instant. Je déborde d’énergie. J’ai quatre romans de littérature générale en chantier pour les deux années à venir.
O.N. : J’aurais tendance, sur ce point, à rester modérément optimiste, mais aussi à ne pas faire confiance aux médias traditionnels, peu concernés en effet par ce que j’avais appelé chez Juan Asensio la « littérature à contre-vent ». D’où l’existence de ce blog, à la fois rempart contre la médiocrité, dont les cohortes sont chaque jour plus puissantes, et modeste relais, ou chambre d’écho, pour des œuvres admirables ou ambitieuses.
Venons-en donc à vos livres, et plus précisément à votre dernier roman de « littérature générale » (encore que cette appellation n’ait ici pas grand sens). Après la célébration païenne d’une nature nourricière dans Or not to be et certaine forme de sorcellerie dans Sayonara baby, vous vous tournez à nouveau vers l’invisible, via la personne de Georges Gurdjieff. Louis Pardieu, le héros de Kathleen, cherche, dans le sillage de Katherine Mansfield – en qui s’incarnait pour lui le désir comme principe de vie –, à atteindre une certaine forme d’immortalité – d’immobilité. Katherine Mansfield, dans votre roman, semble d’ailleurs y parvenir – du moins si l’on en croit le récit de Pardieu –, puisque plus d’un an après sa mort, son corps exhumé est parfaitement intact. La « quatrième voie » de Gurdjieff, si elle emprunte des chemins autrement plus folkloriques, n’est cependant pas sans évoquer la gnose christique de Raymond Abellio dont l’oeuvre, et en particulier, pour s’en tenir au champ romanesque, Visages immobiles, visait précisément à la transfiguration de l’être, à l’engendrement – ou à la révélation – du Moi transcendantal au centre de sa « Structure absolue ». Georges Gurdjieff a souvent été accusé d’avoir hâté le décès de Katherine Mansfield, atteinte de tuberculose, au Prieuré d’Avon. Pourtant son époux John Middleton Murry, à la fin du Journal de l’écrivain, écrit ceci : « Au bout de trois mois environ, au début de 1923, elle me demanda de venir passer une semaine avec elle. […] Je n’ai jamais vu, je ne verrai jamais un être aussi beau qu’elle en ce jour-là ; on eût dit que cette exquise perfection, qui avait toujours existé en elle, avait achevé de prendre possession de tout ce qu’elle était »… Dans votre roman Gurdjieff apparaît d’abord comme un original, mais peu à peu, le personnage acquiert de l’épaisseur ; derrière le jargon, réside une quête métaphysique authentique. Quel regard portez-vous sur cette forme ésotérique de spiritualité ? Le roman – que Gurdjieff, apparemment, méprisait –, ne serait-il pas, comme le suggérait Abellio, une forme idéale – quoique jamais achevée, car plus discursive que synthétique – de spiritualité ?
F.C. : Gurdjieff est une personnalité fascinante, éminemment complexe. Il serait hasardeux de ne voir en lui qu’un gourou mystificateur œuvrant à la triste manière d’un Ron Hubbard ou d’un Claude Vorilhon. Il refusait des adeptes. Il refusait parfois leur argent. Il avait réellement voyagé. Surtout, il pratiquait, comme vous le laissez entendre, une spiritualité vraie.
Je n’ai rien inventé. J’ai lu autant de chapitres des Récits de Belzébuth (qui sont disponibles en librairie aux Editions du Rocher) que mon estomac en pouvait supporter. Manifestement, ce bouquin est un écran de fumée. J’aurais donné cher pour assister ne serait-ce qu’à l’une des réunions parisiennes de Gurdjieff. Juste pour le voir, juste pour goûter sa présence. La plupart des personnes qui l’ont rencontré en gardent un souvenir pour le moins partagé, phénomène dont le Monsieur Gurdjieff de Pauwels se fait régulièrement l’écho. On oscille en permanence entre métaphysique de haut vol et supercherie grotesque. Sur le fond, la méthode Gurdjieff m’apparaît comme une synthèse aménagée de dogmes bouddhistes et chrétiens, avec un petit côté nietzschéen en prime. Sur la forme, rien de fondamentalement neuf : tout est affaire de foi, de rumination, d’abandon volontaire. Le principe de ce genre d’enseignement, c’est de décourager ceux qui ne le méritent pas – il n’existe évidemment aucun cas documenté d’immortalité ou de réincarnation parce qu’on ne situe pas sur un plan littéral. Bon, pourquoi pas ? Passé le baroque de la mise en scène, c’est une démarche que je respecte. Mais je ne me suis moi-même jamais engagé très loin sur cette voie. L’époque ne se prête guère aux longues équipées intérieures ; ceux qui les entreprennent en paient généralement le prix, et ne peuvent pas en parler.
Le roman comme forme idéale de spiritualité ? Je reprends cette belle phrase de Slothorp, à propos de Thomas Pynchon : « Il m'arrive même parfois de ne souhaiter plus qu’être un personnage de ses romans. Ce serait une belle façon de disparaître. » Voilà le cœur de ma thématique. Quelles vies en-dehors de la vie ? Ne pas mourir, qu’est-ce que c’est ? J’ai récemment assisté aux funérailles d’un proche. Le samedi, il allait faire son tiercé. Le jeudi suivant, on versait ses cendres dans un petit trou de terre. Terminé. La question : quand je serai mort, aurai-je plus ou moins existé qu’Anna Karénine ? On peut finir par se trouver à force de se perdre. C’est ce que racontent mes trois romans : ils brouillent les cartes, tirent le tapis sous le pied du lecteur, élaborent des stratégies de contournement. La mort est une montagne, inattaquable de face ; un roman est souvent la solution d’un problème par lui et à lui seul posé.
O.N. : Autrement dit, notre vie n’est pas tant la somme de déterminismes sociaux, que la trame tissée par nos fictions. « Les événements de la vie s’enchaînent et forment une mosaïque qui ne devient intelligible qu’au soir de votre vie. La plupart des gens ne discernent pas ce motif », écrit Edith, la bienfaitrice de Louis. Se perdre pour mieux se trouver, en effet. Kathleen entrelace au moins quatre niveaux de narration – sans parler des reproductions de polaroïds et autres dessins – : le présent de Charles Pardieu ; la vie de son père, Louis (dont certains passages, qui tous concernent une certaine Martha, sont rayés) ; un texte surréaliste et apocalyptique vraisemblablement rédigé par Louis ; et, dans les marges de ce récit fantastique, les bribes d’un monologue intérieur, qu’on devine être celui de Louis atteint d’Alzheimer. Cette juxtaposition d’éléments confère à Louis une vie propre faite de drames et de fiction, de faits authentiques et de désirs – un peu comme dans Big Fish, le film de Tim Burton –, ce qui est fort émouvant, voire dérangeant, parce qu’elle nous confronte au sens même de notre existence. Elle vous permet aussi, il me semble, d’opposer un présent désenchanté, ce temps de l’immédiateté où le téléphone portable et la Toile interdisent toute patiente construction d’une vie (« l’époque se prête mal aux longues équipées intérieures », avez-vous justement écrit dans votre réponse précédente), et un passé littéraire et magique où tout est (était) possible. Simple nostalgie, ou mal plus profond ? La société de l’information serait-elle le tombeau de l’imaginaire ?
F.C. : Ce n’est pas tant un mal qu’un perte de repères. Nous ne savons plus trop ce qu’est l’autre réalité. Un monde tangible, des portes, une autre perception : nous aimerions que les données soient si simples. Malheureusement, il n’en est rien. Prenez le deuil. Où vivent nos fantômes ? A côté de nous ? En nous ? Des gens que je connaissais sont morts. Je ne les vois pas. Je ne les voyais déjà pas avant. Qu’est-ce qui a changé ? Et le 11 septembre : je ne suis pas retourné à New York, je n’ai aucune expérience directe de ce qui s’est passé. En ce qui me concerne, rien n’est arrivé. Songez aux génocides futurs, aux conséquences de ça. Je ne suis pas nostalgique. On n’a pas le droit de l’être. La perte de repères peut s’avérer salutaire si on accepte les règles. Mais le « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » dont parlait Rimbaud n’est à mon sens plus de mise. En nous bombardant d’informations, le monde se charge très bien de nous dérégler. Dieu se niche dans le regard d’un poisson rouge. Dieu soupire quand vous allumez votre ordinateur. Dieu n’existe plus à force de trop exister : il y a quelque chose de christique dans la conscience de ce siècle. Je ne sais pas si c’est de l’ordre du suicide ou de la révélation mais, pour un écrivain, c’est terriblement excitant.
O.N. : « Dieu n’existe plus à force de trop exister » : Dieu, c’est-à-dire l’Autre, n’est-ce pas ? Dans Kathleen, si les dialogues du « récit de vie » de Louis (pour parler comme les clones de La possibilité d’une île) sont de facture classique, ceux du monologue intérieur de son fils Charles, dans la société contemporaine, sont en revanche dénués de toute marque distinctive. En d’autres termes, Charles voit le monde se contracter (ou se « rétracter », comme il est dit de Louis, p. 266) autour de lui, se confondre avec lui. Narcissisme absolu, schizophrénique, qui rappelle inévitablement les yuppies et mannequins-vedettes de Bret Easton Ellis.
Le jeune narrateur du Syndrome Godzilla, court roman publié chez Intervista, intériorise lui aussi ses contacts avec l’extérieur ; nous ne savons donc jamais avec certitude si, en effet, ses fantômes sont en lui ou au-dehors. Seules, ses premières conversations avec l’homme au sac en plastique sur la tête, qui se fait appeler Godzilla, sont pourvues des tirets cadratins habituels – bref intermède avant une nouvelle contraction. Glissement de temps sur Mars, génial et terrifiant roman de Philip K. Dick, prévoyait une dangereuse multiplication des cas de schizophrénie. Le Mal de notre époque, ce pourrait bien être, justement, la « rongeasse » du livre de Dick, cette perte de repères (ici, temporels) qui abolit la distance qui nous sépare de notre propre mort. Je repense à la conclusion du Syndrome Godzilla, déjà lue dans Kathleen : « Nous faisons tous partie du film ». La conscience de ce siècle serait christique, dites-vous… En êtes-vous bien sûr ? Ne serait-elle pas plutôt luciférienne ?...
F.C. : Luciférienne au sens de porteuse de lumière, oui, bien entendu – « excusez-moi, marmonne l’aliéné, j’ai parfois du mal à établir la distinction. » C’est drôle que Dick revienne toujours sur le tapis. Je n’ai jamais ouvert un livre de cet auteur, et on le cite tellement à mon propos que je ne m’y risquerai probablement jamais. Pour ce que j’en lis, Dick était un visionnaire. Sans vouloir en aucune façon me comparer à lui, je dirais que je suis plutôt un rapporteur, un filtre. Je ne fais que raconter, non pas ce que je vois, mais ce que je perçois de l’époque. Un éditeur me disait récemment que j’avais de la chance – les écrivains ont de la chance et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils ne sont pas très nombreux à s’en rendre compte en France – parce que l’époque est intéressante, au sens chinois du terme : une authentique malédiction. On le voit aux Etats-Unis. Don DeLillo et Bret Easton Ellis n’auraient pu naître ailleurs.
Si la seule distance qui nous sépare de notre propre mort est le temps – et il semble que ce soit le cas – c’est sur le temps que doivent se porter nos efforts. Je n’essaie pas de parler d’immortalité. Subjectivement, l’immortalité n’a aucune importance. Vous êtes, nous sommes probablement tous immortels et nous ne le savons pas. Ou bien nous sommes Dieu, et nos mots sont des impulsions nerveuses, ou bien nous sommes collectivement la réincarnation d’un paysan mexicain syphilitique (un rêve à l’intérieur d’un rêve) et à vrai dire, peu importe : j’accueille toutes ces hypothèses avec joie. « When the game has gone on long enough, all of us will wake up, stop pretending, and remember that we are all one single Self, the God who is all that there is and who lives for ever and ever. » C’est Allan Watts qui disait ça. Se rassurer ne pose aucun problème.
Pour en revenir à nos préoccupations, mon boulot est effectivement de travailler sur le temps : le temps en tant qu’obstacle, en tant qu’écran de fumée. Si nous ne nous plions plus aux tyrannies de ce maître encombrant, si nous refusons son système et ses contraintes alors, oui, nous voyons la mort en face, et elle disparaît aussitôt. Pour l’instant, je ne suis parvenu à imaginer qu’une maigre série de « stratégies de contournement » – celles que j’évoquais plus haut – mais j’aime à croire que j’ai le temps, justement, et que l’illumination se présentera en son heure.
Je me suis mis à relire Raymond Abellio, puisque vous en parliez. Je suis bluffé par son efficacité romanesque. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts : on aurait pu s’attendre à des efforts autrement pontifiants. « Le roman gnostique à l’intérieur du roman d’action », disait Michel Camus. Cette méthode me plaît ; elle s’est perdue, il faut la retrouver et ça promet d’être horriblement ardu mais, très franchement, si la littérature ne sert pas à ça, je ne vois pas à quoi elle peut servir.
O.N. :
D’ailleurs, bien qu’ils soient de facture plutôt postmoderne, vos romans étonnent par leur puissance romanesque. On s’aime, on meurt, on se souvient, on oublie, on rêve, et une vie se dessine, bouleversante.
Mais permettez-moi de revenir à ma précédente question. En quoi cette « conscience du siècle » serait-elle christique, et salutaire ? Chez Dick, le temps linéaire est moins un obstacle qu’un rempart : son brouillage, son glissement ou sa désarticulation empêchent précisément ses personnages de se construire une vie… Ce n’est d’ailleurs qu’au contact des martiens primitifs que Manfred Steiner, le jeune autiste schizophrène de Glissement de temps sur Mars, trouve le salut. La conscience du temps, n’est-ce pas ce qui manque à un monde désenchanté, tel que le définissait Marcel Gauchet, c’est-à-dire un monde où la religion est sécularisée, où les rites, où l’invisible, ne rythment plus la vie quotidienne ? Dans Le syndrome Godzilla, l’homme au sac en plastique demande : « Est-ce qu’il faut voir la mort en face pour devenir capable d’amour ? ». Nous connaissons tous deux la réponse, je crois…
F.C. : C’est assurément dans ce combat contre le temps, le temps en tant que brouillage – une somme de contraintes parasites – que réside la beauté de la vie. Comment l’homme se débat. J’entends christique au sens sacrificiel du terme. Nous laissons tous des plumes dans la bataille et mes personnages n’échappent pas à la règle. Le temps subit une accélération exponentielle. C’est idiot, on entend ça partout, il faudrait dire : le temps se désagrège, il perd son sens. On le voit dans Ada ou l’ardeur, c’est très touchant : Nabokov essaie de retenir le temps et, pour le lecteur, c’est comme un bain de jouvence, un retour aux sources d’une lumineuse évidence. Quoi qu’il en soit, la machine est en marche. Je ne voudrais pas donner dans la prophétie de bas étage, mais les signes se multiplient. Nous allons très rapidement épuiser l’espace des possibles ; ensuite, il faudra inventer autre chose, ou quelque chose s’inventera malgré nous. Quand je dis salutaire, encore une fois, c’est en croyant de toutes mes forces à l’apocalypse, à la révélation ; je pense qu’il faudra en passer par une phase de chaos, et si possible dans la joie. On en est encore loin. Regardez la critique culturelle. Regardez ce qu’il en reste, et voyez à quelle vitesse le vent tourne. Ça devient une mécanique absurde. Le succès est une épreuve. Le succès signifie que l’œil de ce système qui se croit monde s’est posé sur vous et que, très probablement, vous allez en crever.
Derrière le tourbillon, l’invisible, comme vous dites, ne trouve plus à s’exprimer, sinon par jaillissements ou explosions. C’est un peu comme si nous pointions nos radars vers un trou noir. On sait que tout est possible, y compris les Martiens, y compris une autre idée de Dieu mais pour l’instant, c’est la dégringolade, l’engloutissement inéluctable. C’est pourquoi, et on en revient à ce que je disais au début, la seule solution pour un écrivain, ou n’importe quel artiste, est de travailler dans son coin – de tracer des lignes.
O.N. : Votre comparaison avec les trous noirs est assez saisissante. La seule manière de découvrir ce qui se passe au cœur d’un « œil de Dieu », est d’en franchir le point de non retour, et d’être « englouti ». Mais nous savons – jusqu’à nouvel ordre – qu’avant même d’en atteindre le centre, un tel voyageur serait irrémédiablement détruit…
Dans mon crépuscule des idiots, j’écrivais : « Domaine infra-verbal pour Juan Asensio, univers de la furtivité pour Dominique Autié, la Toile, ce schizo-monde infernal peuplé de simulacres, ne saurait en effet relayer la moindre parole solitaire sinon pour la broyer sans état d’âme et à son insu. La Zone elle-même, qui se voudrait pourtant telle, a surtout réussi – les anticorps de la Matrice sont désormais trop puissants – à traîner dans son sillage son cortège de commentaires dégénérés, cellules métastatiques dont la prolifération exponentielle menace de submerger le monde sensible qui les a vu naître, comme si l’Univers, après s’être étendu, s’auto-dévorait jusqu’à n’être plus qu’un non-point de densité infinie – anus mundi sans la moindre dimension. » Selon vous, comment cette parole solitaire peut-elle s’exprimer aujourd’hui ? Quelles sont, sur le plan romanesque, vos « stratégies de contournement » ?
F.C. : Il y a d’abord un aspect pratique. Il faut se sentir libre, c’est un point – on l’a vu – absolument primordial : la parole ne prend de valeur que lorsque l’auditoire peut être négligé, au plan quantitatif s’entend. Ensuite, le phénomène que vous décrivez a depuis longtemps envahi le paysage littéraire français. Et c’est bien d’un cancer qu’il s’agit : à force d’expansion, la littérature se détruit elle-même. Tout le monde écrit, tout le monde publie, n’importe quoi et de plus en plus. Je peux en parler, j’ai moi-même participé à cette prolifération au temps de mes premiers romans. Il faut savoir faire amende honorable : je ne suis pas certain que cette multiplicité de supports, d’opportunités, de prix ou de critiques soit profitable à qui que ce soit en définitive.
Ma stratégie principale réside en quelques points très simples. Creuser son sillon ; ne se préoccuper ni des critiques ni des ventes ; aimer son lecteur, au sens où l’on va aimer celui à qui l’on offre un aller simple vers une destination mystérieuse ; ne pas connaître ladite destination, mais embarquer aux côtés du passager unique ; au milieu du vol, se lever, marcher d’un pas décidé vers le poste de pilotage, sortir une arme, etc. Ne pas prendre tout ça trop au sérieux, mais le reste encore moins. Je demeure persuadé que la vérité, si elle doit émerger, émergera malgré nous ; je m’efforce d’être un vecteur. Avant tout, il faut s’ouvrir : aux autres vies, aux autres pensées – laisser la pluie battre au carreau, et rêver. De temps à autre, quelqu’un arrive et me dit : « j’ai lu ». Parfois, c’est vrai. Et c’est déjà splendide.
© Didier Leclerc, pour l'Atelier Photographique N89