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Millenium Mambo de Hou Hsiao-hsien (1)

 

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« L’image est cinématographique si elle vit dans le temps et si le temps vit en elle, dès le premier plan tourné. »

Andrei Tarkovsi, Le Temps scellé.

 

medium_Millenium_Mambo_par_Durafour.2.jpgDans son quinzième film, Millenium Mambo (2001), Hou Hsiao-hsien immerge sa caméra et le spectateur dans l’univers figé de la jeunesse taïwanaise, sans passé, sans futur, sans autre liens qu’automatiques, au narcissisme exacerbé, sans autre communion que stroboscopique, égarée dans sa quête de sens. Il ne s’agit pas tant, cependant, d’exprimer un point de vue moral, réactionnaire, sur l’évolution des villes modernes et d’une certaine frange de leurs habitants, que d’en capter l’essence, d’en comprendre l’impasse, de l’aimer (« j’ai voulu montrer que l’existence des hommes peut être comparable à des feuilles qui tombent d’un arbre. Si je n’ai pas filmé tout l’arbre, j’en ai isolé quelques feuilles. […] Je voulais juste filmer un moment de leur vie ; et filmer également mes sentiments envers eux. »[1]). Si la plupart des critiques l’ont parfaitement compris, aucun n’analyse mieux la dynamique formelle du film que Jean-Michel Durafour dans son court mais remarquable ouvrage, Millenium Mambo, paru en novembre 2006 aux éditions de La Transparence (collection Cinéphilie). Nous pardonnerons volontiers à l’auteur – professeur d’esthétique cinématographique et de philosophie de l’art moderne et contemporain à l’Université de Lille III – son amour immodéré de la citation érudite, tant son analyse des enjeux philosophiques et esthétiques du film s’avère limpide, rigoureuse et, sinon exhaustive, du moins très complète.

Si l’on excepte sa période commerciale (ses quatre premiers films), Millenium Mambo est le premier long-métrage à la fois contemporain et urbain de Hou Hsiao-hsien (Goodbye South, Goodbye s’intéressait déjà à la déréliction d’une certaine jeunesse taïwanaise, mais essentiellement rurale). Jean-Michel Durafour découpe la filmographie du réalisateur en quatre périodes, toutes annoncée par un film de transition. Il distingue ainsi les premiers films, de Cute Girl (1980) au sketch de L’homme-sandwich (1983) ; les chroniques adolescentes, des Garçons de Fengkuei (1983) à La Fille du Nil (1987) ; les chroniques historiques, de La Cité des douleurs (1989) aux Fleurs de Shanghai (1998) ; et la période contemporaine, de Goodbye South, Goodbye (1996) à Three Times (2005) – nous voyons que Les Fleurs de Shanghai vient s’insérer chronologiquement dans cette dernière période. Or, l’observation entomologique (mais non moins empathique) de la génération techno perdue dans les lumières de la ville[2], qui noie son oubli dans les beats, l’alcool et les drogues, méritait un traitement original, une adaptation formelle de l’esthétique particulière des œuvres précédentes (Goodbye South, Goodbye, Les Fleurs de Shanghai), de leur « vérité ontologique » bazinienne, à l’univers froid, désenchanté, fluorescent, répétitif, hors du temps, des noctambules de Taipei shootés aux spots et aux néons autant qu’aux stupéfiants illicites.

Hou Hsiao-hsien, qui a passé plusieurs mois en compagnie des acteurs avant le tournage sur film, enregistrant des centaines d’heures d’images avec une caméra DV, ne renonce pas à son usage tarkovskien du plan-séquence, mais la fixité qui caractérisait ses films historiques, et la délicieuse – et terrifiante – torpeur où nous plongeaient les mouvements opiacés des Fleurs de Shanghai, sont remplacées par le regard désenchanté d’une caméra qui paraît se mouvoir sans volonté dans un milieu aqueux où nulle véritable rencontre n’est possible, et où le montage, loin de rompre « l’infusion » du plan, pour reprendre le mot de Durafour, n’en constitue qu’une autre version. Pour Hou Hsiao-hsien comme pour Husserl, l’art n’est pas l’expression d’une connaissance a priori, mais l’objectivation d’une perception subjective du réel. Le plan-séquence reste naturellement sa forme de prédilection, mais ici, son utilisation est moins systématique que d’ordinaire, la séquence est parfois découpée, non dans l’intention de multiplier les points de vue, ou de rendre plus accessible une narration de toute façon réduite à son strict minimum, mais seulement pour mettre l’accent sur un détail, un objet, un visage qui auraient acquis, sans raison consciente mais jamais gratuitement, un intérêt pour la caméra immergée. Jean-Michel Durafour évoque un cinéma du surpli, du « multipli », origami filmique où tout plan serait conçu comme une séquence, à l’intérieur même d’une séquence, qui elle-même ne serait qu’un pliage – ou un dépliement – du film dans son ensemble, à partir de la séquence d’ouverture – que nous évoquerons plus loin.

Mais, de même que le montage chez Hou transcende la théorie bazinienne du « montage interdit », son art du plan-séquence non-fixe réintroduit une forme de montage dans le plan. La recherche de l’abstraction visuelle, de l’image non-figurative que nous avions déjà décelée dans les deux films précédents, devient systématique. Il ne convient pas seulement, pour Hou, de restituer la vision embrumée du buveur d’alcool ou du fumeur de drogue, mais aussi, et surtout, de représenter plastiquement l’irréalité de ces corps, leur état d’énergie pure, leur instabilité, leur devenir-lumière, ou, pour employer une terminologie deleuzienne, de subroger l’image-action, la situation sensori-motrice des personnages, et l’image-mouvement, par une situation optique et sonore pure (qui devient aussi image-temps – une pensée).

Les personnages de Millenium Mambo existent, ils ont leurs clones dans nos discothèques, mais leur chair n’est pas réelle, ou plutôt, elle n’est qu’un simulacre de vie. Ils sont agis et se regardent agir, prisonniers de cristaux de temps où le présent se dédouble indéfiniment. Ils ne sont plus êtres sociaux, mais points lumineux, simples flux d’un vertigineux vortex  nihiliste et cinétique, simulacres vides de sens dont les mouvements seraient d’ailleurs totalement désordonnés si certains instincts, certains comportements ataviques, ne leur donnaient pas un semblant d’unité. Cela se manifeste à l’écran par la dissolution des formes en lumière pure, comme dans certains films expérimentaux : le visage de Vicky faisant l’amour est soudain masqué par des ronds de lumière orange, reflets de spots que nous ne saurons vraiment situer, pas plus que nous ne saurons identifier le lieu de cette étreinte (tout au long du film, mais plus particulièrement dans la première partie, Shu Qi n’est pas seulement belle : elle paraît irradier, source lumineuse plutôt que figure illuminée) ; en voiture, dans une scène au ralenti (qui renvoie à telle autre d’In the mood for love), son visage clignote au rythme des réverbères ; dans un club techno, la caméra glisse d’abord sur une surface bleue zébrée de traces lumineuses, avant de cadrer un groupe d’amies au terme du panoramique. « Lorsque, écrit Jean-Michel Durafour, au début de la deuxième scène du film, Vicky rentre chez elle après avoir fêté, en discothèque, l’anniversaire de Jenny avec la bande de Jack (ami et mafieux), la mise au point[3] tarde à se faire. »[4] L’auteur, poétiquement, appelle cela un « plan-jade », qui « ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même »[5].

Le génie de Hou Hsiao-hsien est bien d’avoir su, avec son intuition autant qu’avec son intelligence de cinéaste, sonder le vide existentiel de ses personnages, et en extraire, malgré tout, une indicible beauté. Plutôt que de couvrir ces derniers d’une sympathie qui, au cinéma, conduit le plus souvent au pathos, il se fond dans leur milieu, il s’y faufile, il s’y identifie de manière encore plus radicale que dans Les Fleurs de Shanghai, puisque, ici, les entrelacements d’intrigues ont disparu pour ne conserver qu’un seul personnage principal, un seul être égaré dans l’abîme urbain. Or, pour Jean-Michel Durafour, l’abstraction impressionniste recherchée par les mouvements de la caméra dans un même plan permet idéalement de réconcilier les deux termes opposés par Deleuze dans L’Image-Temps, le « constat » (« vision profonde à distance tendant vers l’abstraction ») et « l’instat » (« vision proche et plane induisant une participation ») : « l’abstraction rejoint l’empathie (Einfühlung). »[6] Autrement dit, Hou Hsiao-hsien nous fait subtilement partager l’expérience subjective du personnage.

Ce personnage, c’est Vicky, entraîneuse de bar incarnée à la perfection – car en vérité, selon Hou Hsiao-hsien, elle joue quasiment son propre rôle – par l’actrice Shu Qi, au corps et au visage aussi photogéniques que désincarnés. Shu Qi est d’une grande beauté dans Millenium Mambo, mais d’une beauté décharnée, plate (et ce qui est plat peut être plié), plane, une beauté froide de mannequin ou, précisément, de vedette de cinéma, de papier glacé, qu’on admire mais qu’on ne touche pas, qu’on contemple par automatisme, pour les esquisses lumineuses que son corps décrit en se mouvant et non pour ce qu’elle est, à l’exception notable (d’une importance essentielle) de la superbe séquence d’ouverture où la jeune femme – qu’à son invite, par le biais d’un regard caméra, nous suivons nuitamment au ralenti sous des arcades éclairées aux néons, au son d’une musique électronique aérienne – a l’air épanoui, radieux, tandis qu’elle introduit le récit en voix off. Et pourtant cette séquence, où Vicky est déjà dédoublée par la voix off (qui parle d’elle-même à la troisième personne), annonce la couleur : il contient en lui tout ce qui va suivre. Eclairages jaunes, rouges ou bleus, points lumineux flottant dans les eaux profondes d’un espace aquatique, musique répétitive, hypnotique : cette Shu Qi-là, resplendissante, discrète réponse à la Maggie Cheung iconisée par Wong Kar Wai dans In the mood for love, est la seule, parmi toutes ses représentations, à être véritablement vivante, charnelle, réelle : les autres, celles de ce que nous pouvons considérer comme un long flash-back au futur antérieur, ne sont que des coupes, des plis dont le relief, entrevu dans les séquences japonaises, ne deviendra effectif que dans ce futur, que celui-ci soit réel ou rêvé (la voix off nous parle en 2011 : « C’était il y a dix ans, en 2001 »).

Ce plan d’une fascinante beauté, qu’on peut d’abord soupçonner, à tort, de singer l’esthétique de Wong Kar Wai avant que le film et Vicky se plient et se déplient, révélant alors toute leur complexité, ce plan irréel, donc, nous montre une Vicky pas encore advenue mais plus vivante que celle(s) du récit à venir – sortie du vide où elle se débattait/se débattra. Jean-Michel Durafour rappelle opportunément que dans la tradition chinoise classique, taoïste, le vide est « non seulement l’origine fondamentale du monde, mais aussi ce qui, dans le monde, assure le mouvement, met les êtres en relation les uns avec les autres, permet le surpassement des oppositions terme à terme, “saisit le rythme de l’espace et du temps”[7], en un mot constitue le dynamisme cosmologique. »[8] Et pour Mircea Eliade, le vide « est associé, d’une part, à la notion de fertilité et de maternité, et d’autre part, à l’absence des qualités sensibles (modalité spécifique au Tao) »[9]. Le vide de Millenium Mambo tiendrait donc moins de la vacuité que nous lui associons naturellement – et qui n’en demeure pas moins palpable, constitutive de la jeunesse dépeinte par le film –, que du blanc de la feuille attendant qu’un texte vienne la noircir.

 


[1] Hou Hsiao-hsien, cité dans E. Burdeau, « Entretiens II (août 2005) » in J.-M. Frodon (dir.), Hou Hsiao-hsien, Cahiers du Cinéma, « Auteurs », 2005, pp. 113-114.

[2] Chaplin sera cité par la voix off.

[3] L’utilisation par Hou Hsiao-hsien d’une longue focale pour ses plans-séquences non-fixes rend nécessaires de fréquentes mises au point.

[4] J.-M. Durafour, Millenium Mambo, éd. de La Transparence , « Cinéphilie », 2006, p. 29.

[5] J.-M. Durafour, op. cit., p. 30.

[6] Ibid.

[7] F. Cheng, cité dans J.-M. Durafour, op. cit., p. 14.

[8] J.-M. Durafour, op. cit., pp. 13-14.

[9] M. Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses. 2. De Gautama Bouddha au triomphe du christianisme, Payot, 1978, p. 33.

 

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