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  • So tell the girls that I am back in town

     

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    Ce mois de silence, sur Fin de Partie, n’a pas été chômé. Si une partie importante de mon énergie a été accaparée par ma vie professionnelle et, surtout, par l’attention dévorante exigée par mes deux adorables bambins, je l’ai également employée à d’autres activités littéraires, pour la revue Galaxies d’abord (entre autres, la préparation d’un conséquent article – rédaction en cours – sur l’œuvre exceptionnelle d’Alain Damasio, l’auteur de La Zone du Dehors et de La Horde du contrevent), pour la revue en ligne Ring ensuite (une critique pas ordinaire, un peu expérimentale – et sans doute, peu ou prou, illisible ! – du premier roman de Jeff Noon, Vurt, qui devrait être mise en ligne dans les jours qui viennent, à moins que les responsables du Ring ne me jugent bon pour l’asile, ce qui n’est pas impossible…), pour l’Arlésienne du monde de la science-fiction, sans cesse actualisé mais jamais publié, le Dictionnaire Encyclopédique des Littératures de l’Imaginaire dirigé par Jacques Goimard (aux éditions de L’Atalante), mais aussi pour Fin de Partie (une critique-fiction – mise en ligne mercredi –, encore plus expérimentale que celle de Vurt, d’Un peu d’abîme sur vos lèvres d’Éric Bénier-Bürckel, où j’adresse la réponse véhémente et passablement tordue d’un « critique-foreuse » à « l’écrivain-trou » narrateur du livre…), ou encore pour un projet plus personnel dont je ne veux rien dire.

    Vous pourrez par ailleurs découvrir mercredi, dans les kiosques, un numéro spécial de La Presse Littéraire , exceptionnellement dirigé par Juan Asensio, consacré aux « écrivains infréquentables », où sont évoqués, entre autres, Dominique de Roux, Renaud Camus, Pierre Corneille (eh, oui !), Carl Schmitt, Philippe Muray, ou encore Robert Brasillach. J’y ai signé un article, intitulé « Maurice G. Dantec et les enfants mort-nés de Babylone », qui se concentre sur les premiers romans de l’auteur des Racines du Mal, et plus particulièrement, sur Babylon Babies, sa dernière œuvre véritablement ouverte au monde – celle où le Successeur de l’homme n’est pas encore condamné d’avance –, avant la dangereuse (mais logique) contraction qui s’opère dans ses opus ultérieurs, y compris dans le troisième tome du Théâtre des Opérations.

    medium_Noire_de_rage.jpgÀ propos d’American Black Box, je vous encourage vivement à lire la critique de Bruno Gaultier, mon ami de Systar, sur Ring, dans le cadre d’un dossier sur « la littérature noire de rage » qui s’intéresse également à Muray, Céline, Bataille, Artaud, Bloy, Houellebecq ou encore Drieu La Rochelle – et qui rehausse enfin, après une poignée de bons textes de la rubrique littéraire, le niveau d’un webzine encombré, ces dernières semaines, de papiers pamphlétaires ou polémiques de piètre valeur, sans talent, et sans nuance. L’article de Bruno, donc, est excellent, mais je m’interroge : comment peut-il, dans un commentaire aussi remarquable de rigueur – et de style –, qui aurait mérité, si l’on s’en tient à la forme, de figurer au sommaire des « infréquentables » en lieu et place de mon propre article, comment peut-il oblitérer avec tant de soin les irrémissibles faiblesses et contradictions d’un livre où la beauté, comme le feu bloyen, n’affleurent guère, et par un habile tour de passe-passe, habiller le livre d’un fin vernis de subtilité ? Ludovic Maubreuil, du blog Cinématique, avait déjà résumé mon sentiment à propos d’American Black Box : « Ses journaux demeurent […] de formidables stimulants bibliographiques (et son dernier incite par exemple à lire autrement certains Pères de l'Eglise), mais s'affoler toutes les deux pages que l'ombre islamique s'étend sur le monde, que l'Armaggueddon est tout proche et que c'est la faute aux Inrocks, cela finit par lasser même le plus enragé des déclinistes. Ne peut-on donc qu'être marxiste pour tenter ne serait-ce qu'une lichette de dialectique, même aux pires instants de désarroi, lorsqu'on est écrivain ? ».

     

    À venir, donc, sur Fin de Partie : d’abord, dès demain, une version augmentée de l’étude de A History of Violence de David Cronenberg, par Sébastien Wojewodka ; ensuite, la critique d’Un peu d’abîme sur vos lèvres d’Éric Bénier-Bürckel et, dans la foulée – sauf accident postal –, un retour sur les « écrivains infréquentables » de La Presse Littéraire (disponible sur  tous les points de vente dès le 21 février). Et plus tard, du cinéma, des entretiens, de la science-fiction, la revue La Nuit , et bien d’autres choses encore.

     

  • Grande Jonction et le Grand Monarque (divagation)

     

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    « Le divin Verbe donrra a la substance,
    Comprins ciel, terre, or occult au laict mystique:
    Corps, ame esprit ayant toute puissance,
    Tant soubs ses pieds comme au siege Celique. »
    Nostradamus, Quatrains, Centurie 3, 2.

     

    Un ami (Hugues S., que je salue bien) me confiait récemment que le portrait que je lui avais fait du personnage Link de Nova lui rappelait la légende du « Grand Monarque », dont je ne savais rien. De mes sommaires recherches sur la Toile , je vais tenter de restituer quelques informations utiles. Sachez, en préambule, que Maurice G. Dantec m’a dit lui-même ne pas connaître cette histoire mais, la conversation ayant rapidement bifurqué, nous n’avons pas eu l’occasion d’en discuter plus longuement. Aussi ai-je été fort surpris par l’improbable accumulation de liens invisibles entre ce « Grand Monarque » et les événements décrits dans Grande Jonction (dont la fin, dois-je le rappeler, nous apprend que les événements relatés sont écrits, comme une légende, par l’un des protagonistes). Ce qui a trait au « Grand Monarque » (d’aucuns, comme Michel Morin, prétendent qu’il doit rétablir les prérogatives d’un Saint-Pape français à Rome) est entouré non de mystère à proprement parler, mais d’une certaine suspicion : il semblerait en effet que certains opportunistes, comme le comte de Chambord et ses partisans, se soient jadis servis de ce mythe à des fins politiques qui n’ont que peu d’intérêt pour nous. Vous noterez donc que les propos qui suivent ne témoignent en aucune manière d’un quelconque attrait de ma part pour la légende en question – dont les interprétations sont d’ailleurs douteuses –, et ont pour objet exclusif d’éclairer différemment (ou d’obscurcir) le roman Grande Jonction.

    La première page que je visitai au cours de mon exploration virtuelle, tirée du « site eschatologique » (sic) Bible et nombres et intitulée La légende du grand Monarque (ou le dernier roi de France), comportait un incipit de Léon Bloy, dont l’origine n’est, hélas, pas précisée, et que je n’ai pas identifiée. Autant dire que ça commençais fort. « Et pourtant quelqu'un doit venir, quelqu'un d'inouï / que j'entends galoper au fond des abîmes. / La France de Dieu, le Royaume de Marie ne peuvent pas périr,/ il faut qu'il vienne. Quand il paraîtra enfin,/ quand il frappera à la porte des cœurs / avec le pommeau de l'Epée divine, / le réveil de tous les aveugles sera prodigieux. » Quand on sait l’admiration que voue Maurice G. Dantec à l’auteur du Désespéré et d’un mémorable Journal, pareille introduction ne pouvait qu’éveiller ma curiosité. Qu’apprend-on sur cette page ? Extraits choisis :

     

    « Selon les historiens, 69 rois ont régné sur la France , la "Première née des nations". […] Ce grand monarque annoncé, autant pressenti que contesté serait donc le 70e à venir. […] Ce grand Monarque, toujours selon la tradition et dans une perspective eschatologique, tout à fait inconnu jusqu'à son heure de révélation au monde qui attendrait un nouveau sauveur dans une ambiance de chaos, surgirait sur la scène publique comme du "néant", un scénario qui s'apparenterait à celui de Jeanne d'Arc. Par chaos, il faut comprendre que beaucoup d'ouvrages ont abordé ce sujet et n'hésitent pas à faire allusion à l'Antéchrist lui-même. […] Pour en venir au fait sans tergiverser, il est absolument vital de prendre en compte une autre hypothèse à savoir que ce grand Monarque Français pourrait être, en plus d'un pacificateur "inouï"... ce fameux Antéchrist lui-même. Étant Français moi-même, c'est avec un désespoir profond que je me sens obligé d'admettre que cette hypothèse est des plus plausibles sans devoir risquer de "jouer les faux prophètes". L'habitude de manipuler les nombres alliée à un sentiment durable et inextinguible, m'engagent inexorablement à ne jamais perdre de vue cette voie. Il ne s'agit pas de s'enfoncer dans des mystères propres à l'occultisme mais les 7 années de l'Antéchrist représentent une septaine, la fameuse 70e semaine selon le prophète Biblique Daniel. Une semaine, les 7 jours représentant 7 années comme nous l'avons déjà vu, commence pendant la première moitié par une période de fausse paix restaurée et d'alliances qui seront brisées. L'une des premières sera la destruction de l'Eglise Romaine qui aura porté la Bête au pouvoir, laquelle se retournera contre elle pour la ruiner :

     

    "[...] Il fera une solide alliance avec plusieurs pour une semaine, et durant la moitié de la semaine il fera cesser le sacrifice et l'offrande ; le dévastateur commettra les choses les plus abominables, jusqu'à ce que la ruine et ce qui a été résolu fondent sur le dévastateur". (Da 9/27)

     

    C'est donc dans ce contexte de fausse religiosité, de "Consolateur" providentiel, de "Paraclet" envoyé du ciel (mais lequel ?), qu'il faut recadrer pour ne pas risquer d'acclamer l'Antéchrist, la légende de la venue du grand Monarque, avec ses sources douteuses mêlant les quatrains Nostradamiques, les secrets ancestraux d'ordres chevaleresques aux supputations des charlatans opportunistes car ce créneau est un segment porteur et ouvert jusqu'à la fin des temps. »

     

    Diantre ! À lire ces quelques lignes, le personnage le plus proche du grand Monarque dans Grande Jonction ne serait pas Link de Nova, mais l’androïde, le Pape de l’Anome combattu par nos irréductibles gaulois de l’Hespérie. Mais n’en restons pas là.

    Des Centuries de Nostradamus, il semble en vérité difficile de déduire la prédiction de la venue d’un grand Monarque au sens strict du terme (il aurait pu aussi s’agir de tel ou tel grand roi, au règne déjà advenu), même si certains commentateurs n’hésitent pas à faire de son émergence, l’un des plus importants événements annoncés dans les Centuries. Pour d’aucuns, comme ce Ledash, auteur de cosmosite.net (nous y reviendrons), il pourrait s’agir d’un « homme ordinaire qui transcende le monde matériel pour venir en aide à l’humanité à l’aube de ce nouveau millénaire. ». Une recherche sur les mots "Grand Monarque" et "Nostradamus" m’a par ailleurs conduit sur la délirante page d’un site ésotérique, titrée « Message des initiés au peuple du grand Monarque » (sic), qui assimile, entre autres fadaises, les « dieux » à des « êtres extraterrestres »… Ça ne serait pas la première fois, voyez les raéliens… Mais, au cœur de cet affligeant salmigondis, une phrase en particulier, tirée de propos tenus par un certain François Payotte, autoproclamé « exégète de Nostradamus » (et auteur d’un obscur Big one, alerte rouge, le grand livre des présages : Nostradamus et filius 1, Montréal, Norlaris, 1996), a retenu mon attention : « Nostradamus nous assure qu'il [le grand Monarque] prendra le début de SA MISSION chez les "Gaulois de l'Hespérie" soit, ici même au Québec. » Pour ces illuminés compatriotes de Céline Dion, Garou et Roch Voisine (mais aussi, soyons justes, d’Élisabeth Vonarburg, Hubert Reeves ou Geneviève Bujold… et un certain… Maurice « Mom » Boucher, chef des Hell’s Angels et criminel notoire – nous savons que le nom « Dantec » était vraisemblablement un sobriquet breton désignant quelqu’un aux dents longues… Mais nous nous égarons.) donc, notre mystérieux Monarque doit apparaître au Québec. Précisément là où notre écrivain exilé situe les apparitions de Gabriel Link de Nova et de son antithèse, le Pape de l’Anome ! Les auteurs de cette page sont à l’évidence complètement fous, mais telle coïncidence est surprenante. Par ailleurs, leur interprétation est partagée par d’autres, canadiens eux aussi mais, du moins en apparence, plus sérieux. Nostradamus écrit : « Du plus profond de l’Occident d’Europe, […] / De pauvres gens un jeune enfant naistra, / Qui par sa langue séduira grande troupe ; / Son bruit au règne d’Orient plus croitra, / […] De l'Aquatique triplicité natra, / D'un qui fera le jeudi pour sa fête ». Ce que Ledash traduit ainsi : « En Amérique du Nord, / […] De pauvres gens un jeune enfant naitra. / Il aura un grand pouvoir sur les foules, / Et sa renommée s'étendra jusqu'en Orient. / […] Il naitra dans la péninsule gaspésienne du Québec un dix de juin »

    Gabriel Link de Nova est effectivement « né » au Canada, de parents qui, s’ils ne sont pas miséreux, n’en sont pas pour autant des puissants. Son pouvoir sur les foules, via Radio Free Territory, est également indéniable puisque ses riffs guérissent les malheureux touchés par le métavirus.

    Qu’on me permette, avant de revenir à notre « Grand Monarque », une brève digression. Radio Free Territory est un évident hommage au Radio Free Albemuth de Philip K. Dick, dans lequel un alter ego de Nixon, Ferris F. Fremont (FFF, 666) incarnait la Bête. Les deux romans sont d’ailleurs deux récits d’une révélation, mais premièrement, chez Dick, la bande FM était la voix du Mal, quand c’est le Bien, incarné en Gabriel, qui utilise les récepteurs dans Grande Jonction ; et deuxièmement, tandis que Radio Free Albemuth, dans lequel Dick se mettait lui-même en scène, jusqu’au malaise, était l’expérience d’une incroyable paranoïa, Grande Jonction assène plutôt ses certitudes – dans un cas, la crise mystique devient gangrène, pour reprendre le mot de Philippe Curval dans sa critique parue en 1987 dans le Magazine Littéraire, alors que dans l’autre cas, elle est force vitale. Mais sans doute aurons-nous un jour l’occasion d’y revenir. Revenons à nos Quatrains.

    La suite des extraits retenus par Ledash est tout aussi intéressante (pour plus de lisibilité, je ne donne ici que son interprétation) :

     

    « Le son de son nom -los, roi-, son influence croitra. / Parce qu'il aura cru les conseils d'un homme bon de langue anglaise. / Il aura honneurs, richesses et sa mission débutera dans son vieil âge. / Son corps ne sera plus sujet aux lois physiques, / Il aura transcendé le monde matériel / L'esprit divin lui apportera une joie indicible, / Lorsqu'il se retrouvera dans sa véritable demeure. / De pitié et clémence peu communes, / Il sera illuminé par sa nouvelle transformation. / De l'or de l'alchimiste à la manne biblique, / Son divin verbe transformera la substance matérielle et les éléments / Corps, âme et esprit, il aura toute puissance / Sur terre comme au ciel. / La venue de cet enseignant spirituel, / Fera disparaître les rites religieux et la somptuosité des églises / Il fera disparaître aussi les vêtements d'apparat des ecclésiastiques dont les yeux, fermés au spirituel, se sont tournés vers les rites païens, / Ce grand Monarque condamnera les excès et le faste des églises / Et leur demandera de vendre leurs trésors et de les distribuer aux pauvres. / Il aura la mission de détruire les temples et les sectes,
    souillés par le matérialisme des fidèles et des pasteurs. / Cette destruction fera plus de mal aux pierres qu'aux vivants / Qui ne se lasseront pas d'entendre ses enseignements. / Glorifiant les humbles et vexant les rebelles, / Il n'aura sur terre aucun émulateur. / Sa récompense sera d'avoir vaincu la mort, / Et sa renommée et son nom se répandront dans tout le cosmos. »

     

    Dans tout le cosmos…

    L’auteur consacre de longues pages à sa méthode d’interprétation. Je vous renvoie donc à son site pour toute interrogation. Quant au texte original de Nostradamus, il est disponible par exemple ici, Centurie par Centurie. Notons néanmoins que le texte de Ledash réunit des extraits qui, en réalité, sont dispersés dans un certain nombre de Quatrains... Autrement dit, la prophétie ainsi présentée, dont les éléments figurent effectivement dans le texte original, n’est a priori qu’un habile montage, et la lecture de Nostradamus dans le texte jette le doute sur les prédictions qu’on lui prête. Notre exégète a sans doute de bonnes raisons d’avoir ainsi procédé, mais restons prudents.

    Ceci étant entendu, posons-nous une question : le « Grand Monarque » pourrait-il advenir en tant que personnage de fiction ? Autrement dit dans un roman de Maurice G. Dantec ?... L’âge du Monarque au temps de sa Mission mis à part (et encore, Gabriel est-il littéralement sans âge, puisque né après être mort), Nostradamus a en effet prédit, tout simplement et très précisément, la venue de Link de Nova à Grande Jonction… Dantec aurait-il lu, puis oublié, les Centuries ? A-t-il sans le savoir réinventé un mythe, donnant malgré lui raison à cet autre converti de renom, Michel de Nostredame ? Il est vrai, du reste, que le thème de l’homme providentiel lui est familier.

    Sur le même site, l’auteur qui, nous l’avons vu, considère la figure du « Monarque » comme une simple métaphore, reproduit lui aussi quelques lignes de Léon Bloy citées dans un livre de Maurice Poulin (qui se trouve, par extraordinaire, être l’un des farfelus intervenants du « Message des initiés… » évoqué plus haut…) Le Grand Monarque, Messager du Verseau, mais, ici encore, à l’origine non précisée : « J'ai souvent parlé de quelqu'un qui doit venir sans être attendu, de l'étranger parmi tous les étrangers imaginables. Jamais un homme n'aura été si inconnu, si imprévu, si soudain... Il sera l'étonnement même. Est-ce possible vraiment que je sois le seul à l'attendre et à l'espérer?... »

    Si Maurice G. Dantec a pris connaissance de ces paroles, il n’est pas douteux qu’il se soit associé au vœu qu’elles expriment.

    Une dernière recherche croisée ("Grand Monarque" et "Léon Bloy") me conduit, par des voies détournées, à ce passage de Celle qui pleure (Notre Dame de la Salette ), où Bloy raille les prétentions ridicules de Chambord : « Les derrières cuisaient encore de la botte allemande. On ne parlait que de retourner à Dieu. On s’empilait dans des cercles catholiques pour entendre la bonne parole de Mgr Mermillod, racontant ce qu’il avait souffert pour Jésus-Christ ou les bafouillages œcuméniques de M. de Mun. On se cramponnait éperdument au compte de Chambord, supposé le grand Monarque annoncé par des prophéties et dont la bedaine illégitime devait tout sauver. »

    Il n’y a pas de hasard, n’est-ce pas, Maurice ?

     

     

    Hugues S., qui m’avait mis sur la piste du « Grand Monarque », avait aussi le souvenir, certes incertain, que ce dernier, selon la prophétie, devait être musicien, comme Gabriel Link de Nova ! C’était trop beau pour être vrai : je n’ai absolument rien trouvé qui confirme ou infirme ces propos. Si l’un d’entre vous possède des informations sur le sujet, qu’il se fasse connaître…

     

     

  • Grande Jonction de Maurice G. Dantec - Shoot them up

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    “Bored of the things
    that you are.
    And now at the things
    that you were.
    How does it feel to destroy
    everything by your guilt?”

    Justin K. Broadrick, Your Path to Divinity, in album Jesu.

     

    Les critiques de l’œuvre de Maurice G. Dantec ont ceci de paradoxal, qu’elles la considèrent généralement comme l’une des plus marquantes de l’époque, tout en formulant de sérieuses réserves (Juan Asensio, qui s’agace à juste titre de « très pesants tics de langage », d’un style « lourdement cinématographique » ou encore d’une « fastidieuse monodie accumulative »,  sans parler de « fautes de goût » adolescentes, ou Jean-Louis Kuffer, qui reproche à Dantec, non moins légitimement – mais avec un stupide préjugé sur la bande dessinée –, sa paranoïa « ravageuse », ses lourdes « béquilles idéologiques », ses « personnages terriblement stéréotypés » et, surtout, un hiatus énorme « entre la substance théologique dense mais plaquée et cette dramaturgie de bande dessinée »). L’an dernier, ne qualifiais-je pas moi-même Cosmos Incorporated d’échec littéraire, l’accusant, un peu violemment, de s’aspirer dans son propre trou noir ? Aujourd’hui Grande Jonction, qui sur le fond ne fait qu’approfondir les thèmes essentiels du roman précédent, pourrait représenter un nouveau danger pour son auteur. Je pense, comme mon ami Juan, aux critiques, professionnels ou amateurs, qui hier conchiaient un écrivain fasciste et/ou illisible, et qui, sans crier gare, et sans le moindre amour-propre, retournent aujourd’hui leur veste et, avec la même superficialité que leurs précédentes attaques, vantent les mérites romanesques d’un écrivain retrouvé, ce qui reste encore le plus sûr moyen, et le plus vil, de s’en débarrasser. Ne pas céder aux sirènes du grand cirque. D’un autre côté, la richesse de certaines analyses, comme celle, remarquable, de Bruno Gaultier, tendent à surestimer une œuvre certes importante, voire indispensable, mais aussi souvent poussive, naïve, maladroite – une œuvre monstrueuse, en perpétuelle mutation, que son mouvement frénétique empêche d’atteindre la grâce. En un sens, la série de textes de Bruno, parce qu’elle énonce clairement et intelligemment les ressorts narratologiques et métaphysiques du roman, lui est supérieure (mais en un sens seulement, car elle ne saurait exister sans l’œuvre première)… Le danger, pour Dantec, serait donc d’une part de croire à une nouvelle plénitude médiatique alors qu’il n’est, aux yeux et entre les mains des journalistes, qu’un pantin réac’ et rock n’roll, et d’autre part, en dépit d’une authentique humilité (que j’ai pu constater lors de notre rencontre), de croire à la lettre les bienveillants exégètes qui, grisés par leur analyse, élèvent son œuvre au niveau des plus grands. Je m’étonne par exemple que personne, ou presque, n’ait encore souligné combien l’envol final des derniers hommes libres de Grande Jonction, parcelle canadienne arrachée à son socle terrien, est à la fois sublime et ridicule, s’étirant d’un égal élan vers la Bible , et vers La soupe aux choux… Que retenir, donc, de cet épais roman de science-fiction théologique dont la forme même s’attache, au mépris de toute prudence, à figurer la lutte inégale entre la Bête et la beauté ? Le blog du Transhumain reprend son rythme.

     

    Après avoir fait imploser Cosmos Incorporated en cours de route, après avoir lutté contre la fausse parole pour que renaisse le verbe dont nous serions selon lui constitués, Maurice G. Dantec se trouvait, pour nous, dans une position littéraire inconfortable. Allait-il s’emparer de ce verbe qui l’obsède tant et cesser enfin de tourner autour, ou allait-il inlassablement reproduire le même échec ? Grande Jonction, suite directe de Cosmos Incorporated, se meut en effet délibérément entre ces deux territoires incompossibles – qu’en vain cependant, Dantec tente de lier –, autrement dit, à leur impossible jonction, au cœur de la Centrale de Narration cosmogonique évoquée par Gabriel Link de Noval à l’heure de sa transformation, à l’aube de la création de son Arche céleste. Tragique récit d’une lutte pour un territoire menacé, Grande Jonction narre à la manière d’un western – et parce qu’en ces terres réside encore quelque beauté échappant à la grisaille de la Machine-Monde –, en en déclinant tous les codes (attaque d’un camion/diligence par les néo-islamistes/indiens ; défense d’un Fort Alamo ; shérif inflexible et tutti quanti), les hauts faits d’une guerre qui oppose à la fin du 21e siècle quelques irréductibles – une poignée de femmes, d’hommes et d’androïdes qui littéralement refusent de se laisser réduire, qui défendent leur âme d’essence divine à sa déclinaison chiffrée – à l’emprise infernale de la chose, l’Anome, survivance omnipotente de la Métastructure , qui s’apprête à engloutir le monde. À Grande Jonction en effet, aux alentours du cosmodrome, au lieu même où tout commença – et où tout finira, provisoirement –, un nouveau mal se répand. Ne sont plus touchés les seuls détenteurs de systèmes bio-embarqués – ceux-là continuent de décéder les uns après les autres, tués par les dispositifs artificiels qui les avaient aidés à survivre. Désormais la chose, « l’Après-Machine », ne s’attaque plus seulement au mécanique, ni même au biologique, mais directement à ce qui selon Dantec définit l’homme en tant que tel : le symbolique, le langage, le pouvoir de nommer les choses (qu’on se souvienne de Primo Levi, qui dans Si c’est un homme écrivait la nécessité vitale de ne pas considérer les individus comme des matricules, ou comme des unités interchangeables). Les malades contaminés par le métavirus se mettent à débiter du langage binaire, suite ininterrompue de 1 et de 0, de plus en plus vite, jusqu’à se muer en modems organiques, avant d’exploser en débris numériques, la version codée de leur être exposée aux yeux de tous, sur les murs. L’écriture elle-même disparaît littéralement des livres et de tout autre support : les pages redeviennent vierges, les unes après les autres, effaçant les mondes qu’elles contenaient. En d’autres termes, la chose « machinise » ce qui reste de l’humanité, essaie d’en éliminer l’essence. Et transforme le monde en Camp de concentration global. Le salut de l’humanité, moins menacée numériquement que symboliquement (puisque le travail de l’Anome est de réduire l’humanité, de la diviser, non de la détruire totalement, ce qu’illustre magnifiquement l’épique bataille finale), ne tient qu’à un fil, ou plutôt à six cordes, celles de la guitare électrique de Gabriel Link de Nova, ange christique de douze ans dont la musique rock, par laquelle communient les mortels (Link, le lien), guérit définitivement les malheureuses victimes du métavirus. Gabriel, prophète dont les mains avaient déjà le pouvoir de préserver les machines électroniques, puis électriques, s’impose comme la réponse surnaturelle à la chose qui le ronge. Autour de lui se réunit en effet une communauté de valeureux croisés, un « Reste » par qui l’humanité continue malgré tout d’exister : Chrysler Campbell, l’ordinateur humain, tueur loyal à la froide intelligence, et son acolyte Youri McCoy, fasciné par les derniers chrétiens et amoureux de la belle Judith Sévigny ; Balthazar, le cyberchien de Cosmos Incorporated qui rôde dans les couloirs déserts de l’hôtel Laïka ; le shérif Wilbur Langlois, la Loi incarnée, bouclier d’airain du Territoire ; Milan Djordjevic, père adoptif de Gabriel, et l’androïde Sydia Nova, sa mère adoptive ; et ces envoyés du Vatican, qui convoient une bibliothèque d’ouvrages théologiques à l’intention des derniers hommes libres. En face, la chose semble s’être incarnée en la personne d’un androïde qui offre à ses fidèles l’immortalité en échange de leur singularité (leur âme) – donnant naissance à une néo-humanité (une « Anomanité ») de « clones » indifférenciés dont la conscience est purement collective (comme, récemment, dans Les Noctivores de Stéphane Beauverger, dont la suite, La cité nymphale, paraît prochainement, nous y reviendrons en temps voulu).

    Dans sa critique de Cosmos Incorporated (Galaxies n°39), Sam Lermite (dont je vais publier dans quelques jours un excellent texte consacré à Minuscules flocons de neige depuis dix minutes de David Calvo) parlait à juste titre d’un « roman sur la science de la fiction ». Et de fait, nous assistons encore, avec Grande Jonction, récit de l’anomie du langage, à la représentation esthétique du combat opposant l’Anome et le Logos, comme le suggère cette belle pensée de Josef Ratzinger, citée par l’auteur en exergue de la deuxième partie (et qui fait écho au Nous, fils d’Eichmann de Gunther Anders longuement commenté dans Cosmos Inc.) : « Aujourd'hui, si la loi universelle de la machine est acceptée, il ne faut pas oublier que les camps pourraient préfigurer la destinée d’un monde qui adopte leur structure. Les machines qui ont été mises au point imposent la même loi. Selon cette logique, l’homme doit être interprété comme un ordinateur et cela n’est possible que s’il est traduit en nombres. La Bête est un nombre et transforme en nombres. Toutefois, Dieu a un nom et nous appelle par notre nom. Il est la personne et recherche la personne. » L’enjeu du roman est limpide : comment figurer l’indicible, comment écrire la dévolution du langage – et donc de l’humanité – sans y succomber à son tour ? Le chef d’œuvre de George Orwell, 1984, sans doute l’un des romans les plus importants de l’histoire, y répondait magistralement, et le plus simplement du monde : le langage n’est pas un simple système de codage d’informations, il n’est pas strictement utilitaire : il est vecteur de singularité, de beauté, par sa richesse, par sa liberté de dire l’amour, mais aussi parce qu’il transmet un héritage – un témoignage. L’omniprésence dans Grande Jonction de la musique rock, qui contamine le roman jusqu’à son style (nous allons y venir), nous rappelle précisément que la singularité, la spécificité individuelle, naît moins du néant, que d’une patiente et laborieuse étude d’un socle culturel commun (d’où l’importance cruciale des 13000 volumes convoyés par les soldats du Vatican). La littérature, comme le rock, ne font pas, en théorie, qu’exploiter un « temps de cerveau disponible », pour reprendre les termes employés par Patrick Le Lay à TF1 : comme le principe divin selon Jean Duns Scott, abondamment cité dans le roman, ils transmettent, ils unifient tout en singularisant.

    Du rock, Dantec essaie donc de conserver un rythme, un tempo particulier, tout en répétitions, en scansions, d’où les variations personnelles, que nous qualifions un peu facilement de « fulgurances » (en omettant de rappeler que pour que ces dernières surviennent, il faut en maîtriser la genèse, savoir enfouir la beauté pour la mieux faire surgir), sont censées émerger. Sans parler des titres de chapitres, qui reprennent tous le titre d'une chanson, ou le nom d'un groupe, à commencer par Radiohead. Le roman dans son ensemble est ainsi conçu comme une chanson rock (Bruno Gaultier en dissèque fort bien les mécanismes), Welcome to the Territory, orchestrée par Gabriel Link de Nova. Et c’est précisément là que le bât blesse. En effet, la langue syncopée de Grande Jonction, qui dans ses meilleurs passages peut évoquer le style quasi slamé de Chuck Palahniuk (Fight Club), souffre le reste du temps d’un pénible déficit de singularité, d’un excès de machinisme, évidemment problématique dans le cas qui nous intéresse. Loin d’hypnotiser le lecteur, loin de l’immerger dans un éblouissant trip littéraire, les refrains en anglais de Welcome to the Territory alourdissent inutilement une prose déjà trop mécanique. Si Dantec martèle ainsi ses idées, si les mêmes phrases reviennent sans cesse, comme des mantras, c’est que l’auteur, aveuglé par la puissante lumière qu’il trouve dans la prière, essaie à son tour de nous faire entrer en transe. En vain. Comme si U2 jouait du Rammstein (ou du Laibach…).

    À plusieurs reprises, de longues descriptions de la flore étique de Grande Jonction s’insèrent dans la narration, tout droit sorties d’un quelconque dictionnaire botanique. La critique s’en est d’ailleurs moquée, sans pourtant chercher à en saisir le sens. Or, si ces maladroits passages auraient pu sans dommage être réduits et mieux répartis, disséminés dans le texte comme autant de graines de combat, ils n’en témoignent pas moins de la lutte, à l’œuvre au cœur de la diégèse comme dans l’écriture elle-même, pour la survie du langage. Nommer les choses, nous l’avons dit, même s’il ne s’agit que de mauvaises herbes, permet en effet à l’auteur de ne pas céder à la destruction du langage. Mais la beauté du verbe se fait trop rare, et sans vraie cohérence : ça ne fonctionne pas, ça tourne à vide. D’autant, effet sans doute involontaire, qu’à ces listes d’espèces végétales (dont la poésie s’estompe rapidement) fait écho la précision mécanique avec laquelle l’auteur, comme à son habitude, inventorie les nombreuses armes et méthodes de combat employées.

    En outre, hormis Gabriel Link de Nova et, dans une moindre mesure, Youri McCoy, les personnages sont bien trop stéréotypés pour vraiment prendre vie. Dantec ne parvient jamais, par exemple, à nous communiquer la beauté de Judith, même lorsqu’elle est perçue par les yeux de ses prétendants. Judith ne reste, pour nous, qu’un fantasme adolescent de beauté féminine. Une créature dont l’âme se limite aux formes plantureuses. Une poupée aux yeux morts. Quant aux héros, réduits à leurs fonctions minimales, ils évoquent davantage de rigides avatars de shoot them up (cette analogie me frappe soudain : la tentative dantécienne de nommer les choses, plantes ou automatiques, de leur redonner une existence annihilée par l’Anome, renvoie aux listes d’items auxquels le gamer d’un jeu de survie comme Resident Evil est confronté…) que des êtres autonomes, doués d’une vie propre. Erreur fatale dans un roman dont l’enjeu est bien la sauvegarde d’une étincelle de lumière divine. Pensez que même Feric Jaggar, le leader nazi de Rêve de fer de Norman Spinrad, qui extermine les impurs dans la joie et l’exaltation, même cette caricature de héros de fantasy ou de space opera était bien plus émouvante, plus vivante que les personnages de Grande Jonction… Dans la première partie, Youri McCoy (personnage privilégié, de loin le plus intéressant, car sans doute le plus proche de Dantec, dont nous suivons le cheminement spirituel jusqu’à sa conversion) et son mentor Chrysler Campbell recensent toutes les victimes de la chose. Ils enregistrent et analysent les données, chacun à sa manière, mathématique pour Chrysler, plus affective, métaphysique pour Youri, Ils sont les « médecins du Camp », comme Youri le répète à longueur de temps, c’est-à-dire qu’ils font eux-mêmes partie de la dévolution (nous faisant comprendre au passage combien cette analyse purement numérique de la situation est absurde), mais y compris, et c’est sur ce point que je voudrais insister, de la dévolution narrative. Certes, comme le rappelle Bruno Gaultier, le personnage de Judith vaut surtout pour l’amour qu’il inspire à Gabriel et à Youri, mais cet amour lui-même reste lettre morte, ne jaillit jamais d’un verbe dantécien tout simplement impuissant. Il faut se demander si cette antienne de Youri McCoy, « Nous sommes les médecins du Camp », n’est pas le code d’accès au système du roman. Certes, nous savons que Maurice G. Dantec a écrit Grande Jonction très vite, trop vite, en quelques mois, avec une facilité qui ne laisse pas d’inquiéter. Mais ce leitmotiv de McCoy ne saurait être fortuit : l’auteur aurait-il donc tenté ce pari insensé, d’enfermer sciemment ses personnages, et leur univers, dans la grisaille machinique de l’Anome, pour mieux les sauver ensuite ?... À l’échelle du roman, cela n’a aucun sens, mais à celle d’un cycle ? Délire d’interprétation ? Sans doute. Et cependant.

    L’espoir n’est pas mort. Grande Jonction est un roman métaphysique passionnant, sans conteste, surtout pour l’indéniable élan intellectuel qu’il suscite chez certains lecteurs – quoique, ne nous leurrons point : je ne sache pas que nos girouettes de la presse aient vraiment compris ce que Dantec essaie de leur dire –, mais qui échoue encore une fois formellement à se hisser à la hauteur de ses admirables ambitions. Je le répète : j’aime la démarche courageuse de Maurice G. Dantec ; je préfère mille fois son échec (qui, tout de même, n’est jamais complet) aux réussites étriquées d’écrivains sans envergure, dont le nombril, sujet ou moteur de fiction, constitue l’indépassable horizon. Mais l’espoir subsiste encore, disais-je. Avec son Arche de lumière (qui, selon que l’on est bienveillant envers l’auteur, ce qui est mon cas, ou que l’on est son adversaire, provoquera une émotion toute métaphysique ou bien suscitera le souvenir de l’effarant final de certain navet, cité en introduction de cet article, où flatulences et onomatopées tenaient lieu de dialogues…), Gabriel Link de Nova conduit les derniers hommes libres dans l’espace, hors de Grande Jonction (hors du lieu diégétique, mais aussi, hors du roman) vers ce Ring qui, en orbite, échappe à l’emprise de l’Anome. Ainsi est-ce non sans impatience, et non sans inquiétude – car le successeur de Grande Jonction n’a plus droit à l’erreur –, que nous attendrons le troisième et, en théorie, dernier volet de cette trilogie annoncée, où nous devrions retrouver, peut-être enfin transcendée, cette nouvelle communauté de l’Anneau.

  • Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec (The Novel That Exploded – 2 – Zéropolis)

     

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    « Il n’y a de réel, il n’y a d’imaginaire qu’à une certaine distance. Qu’en est-il lorsque cette distance, y compris celle entre le réel et l’imaginaire, tend à s’abolir, à se résorber au seul profit du modèle :
    ― elle est maximale dans l’utopie, où se dessine une sphère transcendante, un univers radicalement différent […]
    ― elle se réduit de façon considérable dans la science-fiction : celle-ci n’est le plus souvent qu’une projection démesurée, mais non qualitativement différente, du monde réel et de la production. […]
    ― elle se résorbe totalement à l’ère implosive des modèles. Les modèles ne constituent plus une transcendance ou une projection, ils ne constituent plus un imaginaire par rapport au réel, ils sont eux-mêmes anticipation du réel, et ne laissent donc place à aucune sorte d’anticipation fictionnelle – ils sont immanents, et ne laissent donc place à aucune transcendance imaginaire. Le champ ouvert est celui de la simulation au sens cybernétique, c’est-à-dire celui de la manipulation tous azimuts de ces modèles […] mais alors  rien ne distingue cette opération de la gestion et de l’opération même du réel : il n’y a plus de fiction. »
    Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation.

     

    « Notre réalité se situe dans un univers de mots, non de choses. D’ailleurs une chose, cela n’existe pas, c’est une Gestalt au sein de l’esprit. […] Le mot est plus réel que l’objet qu’il désigne. »
    Philip K. Dick, Le Temps désarticulé.

     

    Le plot de Cosmos Incorporated – plot, comme dans Plotkine – est d’une simplicité enfantine. « S’il est venu ici, c’est pour tuer un homme. » Sergueï Diego Plotkine, le personnage principal, se rend à Grande Jonction pour tuer le Maire de cette ville. Plotkine n’a pas de mémoire, ou plutôt celle-ci paraît se réassembler – quoique de troublante manière – à mesure que le tueur passe les examens ultratechnologiques de la Métastructure de Contrôle. Cette fraction Nord-américaine de l’Occident – l’Europe est désormais islamiste – est régie par les lois de l’UMHU, l’UniMonde Humain dont la devise est « UNIMONDE HUMAIN, UN MONDE POUR TOUS – UN DIEU POUR CHACUN ». Plotkine, pour préparer son forfait, reçoit l’aide d’El Señor Métatron, intelligence artificielle de sécurité extrêmement perfectionnée.

     

    Cette première partie du roman (pp. 11-247) judicieusement intitulée « Input », qui nous plonge dans le dark age du simulacre, l’UMHU, Zéropolis techno-totalitaire de l’ère des modèles, s’articule autour de deux thématiques principales, inextricablement liées : le devenir-Machine du monde d’une part, tel que prophétisé par Günther Anders dans ce livre essentiel qu’est Nous, fils d’Eichmann, et que représente ici la Métastructure de Contrôle ; d’autre part la révélation à Plotkine que cet univers technicien dévolutif n’est peut-être que l’envers du décor, une fiction en dissimulant une autre – Plot-kiné, le point en mouvement, l’Image-Mouvement de la Vérité Révélée.

     

    Dans son court mais excellent essai Zéropolis, Bruce Bégout désigne Las Vegas, non-lieu de l’urbanité moderne, avant-garde de la ville contemporaine, comme l’espace de la « nullité qui fait nombre »[1]. Grande Jonction n’est ainsi que l’anticipation visionnaire de cette utopie consumériste et schizophrène gouvernée par l’immédiateté et « l’impulsivité itérable »[2], et où « les humains sont des extensions prothétiques de l’urbanisme » (Cosmos Inc., p. 140). Ses hôtels à capsules renvoient au Profanateur de Philip K. Dick, sa technologie futuriste est celle des romans cyberpunk de William Gibson qui, dans Identification des schémas, annonçait l’avènement du « monde-miroir ». L’UMHU, l’UniMonde Humain, le Monde Humain Uni, n’est que marques et acronymes, références sans référents, dissolution du langage dans la Machine Relativiste ; il est aussi la démocratie terminale, le système inhumain de termination ― Unimanité/Unanimité/inhumanité. Le médium est le message. La carte devient le territoire.

     

    Cosmos Incorporated rompt avec la poésie acronymique du cyberpunk. Ce mélange de termes anglais, sigles, néologismes et majuscules n’est qu’une manifestation actualisée du Novlangue orwellien tel qu’analysé par Jean-François Lyotard dans Le Postmoderne expliqué aux enfants. L’avalanche majusculaire n’y a d’ailleurs jamais l’impact symbolique que Frank Herbert avait insufflé au récit de Dune : tout, en UMHU, est indéterminé. « Le vocabulaire du Novlangue [écrit George Orwell en appendice de 1984] était construit de telle sorte qu’il pût fournir une expression exacte, et souvent très nuancée, aux idées qu’un membre du Parti pouvait, à juste titre, désirer communiquer. Mais il excluait toutes les autres idées et même les possibilités d’y arriver par des méthodes indirectes. L’invention des mots nouveaux, l’élimination surtout des mots indésirables, la suppression dans les mots restants de toute signification secondaire, quelle qu’elle fût, contribuaient à ce résultat. »[3]

     

    Or, pour Lyotard, « […] si l’on fait attention à la généralisation des langages binaires, à l’effacement de la différence entre ici-maintenant et là-bas-alors, qui résulte de l’extension des télérelations, à l’oubli des sentiments au bénéfice des stratégies, concomitant à l’hégémonie du négoce, on trouvera que les menaces qui pèsent du fait de cette situation, la nôtre, sur l’écriture, sur l’amour, sur la singularité sont, dans leur nature profonde, parentes de celles décrites par Orwell. » L’UMHU est donc aussi, bien qu’aucune réelle menace de dictature centralisée ne pèse sur l’unimanité qui le peuple, un monde structurellement totalitaire. Un monde de chiffres, perdu pour l’imaginaire.

     

    « Le prodige tient d’une synthèse dévolutive de toute l’espèce biologique connue sous le nom d’homo sapiens ; 5 ou 6 millions d’années depuis les primates du Pliocène pour en arriver là, se dit Plotkine, c’est à se demander si la Parabole de la Chute ne se réfère pas à l’instant même où nous sommes descendus de l’arbre. » (Cosmos Inc., p. 69) « La dévolution n’est pas qu’un phénomène technique. D’ailleurs le constat lui-même est absurde. La dévolution est, par définition, anthropologique parce que la technique, c’est le moment de division infinie de l’anthropogenèse. » (Cosmos Inc., p. 284) Précisément le Progrès, naïvement défini par Bacon comme la somme cumulative et positive des connaissances, génère toujours plus de complexité – c’est l’entropie. De ce Second principe de thermodynamique, George Orwell a d’ailleurs bâti son 1984 : le Progrès, pour lui, crée les conditions de son propre ralentissement, jusqu’à l’inversion irréversible du processus. Sur la Parabole de la Chute, Dantec a sans doute vu juste. Pour Lewis Mumford, le langage n’était autre que la première des technologies. Le langage, qui permet l’émergence hors de l’univers indéterminé de la schizophrénie, est volonté de puissance. Aporie du constat : le Verbe du commencement est aussi celui de la fin (« L’idéal, c’est clair, sera atteint lorsque rien n’arrivera plus. »[4]).

     

    L’UMHU est la figure soft du Camp de Concentration (Plotkine, « l’Homme-venu-du-Camp », nouvelle version de la servitude volontaire de l’État unique de Nous autres d’ugène Zamiatine, de l’emprise du Big Brother de 1984 ou du Panoptique selon Michel Foucault dans Surveiller et punir. Soft, comme chez Burroughs, parce qu’il ne s’agit pas tant d’un État policier que d’un asservissement de l’humain par la Machine-Monde. L’individu, devenu pièce de la Machine, est incapable de se représenter l’ensemble de la Monade urbaine[5] – et pour cause, puisque dans Cosmos Incorporated, il n’y a plus rien à se représenter. C’est ce que Günther Anders appelle un « processus de co-machinisation ». La machine devient monde – le monde devient machine. L’UMHU consacre l’avènement du « royaume millénariste du totalitarisme technique »[6], c’est-à-dire le Camp d’extermination de l’humanité, le Successeur totalement inhumain prophétisé par Jean-Michel Truong.

     

    L’individu se meut dans le bonheur non pas programmé mais circonscrit de la société du spectacle. Weltanschauung comme fait hallucinatoire total. « Dans une société où personne ne peut plus être reconnu par les autres, chaque individu devient incapable de reconnaître sa propre réalité. L’idéologie est chez elle ; la séparation a bâti son monde »[7]. Plotkine est schizophrène à double titre, d’abord en raison de sa mémoire fragmentaire et paradoxale, ensuite parce que dans l’univers régressif narcissique de l’UMHU, le moi est écrasé par la « présence-absence »[8] de la Machine-monde. Les rapports du signifiant et du sens sont altérés.

     

    L’anomalie du fonctionnement symbolique de l’esclave volontaire de l’UMHU, cependant, serait à l’origine du défaut de langage. Pour le schizophrène la croyance délirante possède le caractère réel de l’évidence subjective ; la substitution du signifiant au signifié est impossible. Le mot, selon Lacan, est « le meurtre de la chose ». Seul, Plotkine n’aurait donc jamais pu échapper à l’emprise de la Machine. Il était dès lors logique que son salut vînt de l’extérieur – d’El Señor Métatron. La Métastructure de Contrôle ne serait-elle donc que l'envers luciférien du Royaume de Dieu ?

     

    « La quotidienneté même de l’habitat terrestre élevé au rang de valeur cosmique, hypostasié dans l’espace – la satellisation du réel dans la transcendance de l’espace – c’est la fin de la métaphysique, c’est la fin du phantasme, c’est la fin de la science-fiction, c’est l’ère de l’hyperréalité qui commence. »
    Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation.

     

    A venir : Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec (The Novel That Exploded – 3 – Trou Noir).

     



    [1] B. Bégout, Zéropolis (Allia, 2002), p. 15

    [2] Ibid., p.  109.

    [3] G. Orwell, 1984 (Gallimard, Folio, 2002), p. 422.

    [4] E. Zamiatine, Nous autres (Gallimard, L’Imaginaire, 1971) p. 36.

    [5] « Obéissance et irresponsabilité, voilà les deux Mots Magiques qui ouvriront demain le Paradis de la Civilisation des Machines. » (G. Bernanos, La France contre les Robots, Le Livre de Poche Biblio, 1999, p. 123.

    [6] G. Anders, Nous, fils d’Eichmann (Rivages, Bibliothèque, 1999), p. 85.

    [7] G. Debord, La Société du spectacle (Gallimard, Folio, 1992), p. 207.

    [8] Ibid., p. 208.

  • Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec (The Novel That Exploded ― 1 ― Input)

     

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    « C’EST UNE GUERRE D’EXTERMINATION. LUTTEZ CELLULE PAR CELLULE A TRAVERS LES ECRANS-CORPS-ESPRITS DE LA TERRE. AMES POURRIES PAR LA DROGUE-ORGASME, CHAIRS EXTRAITES DES FOURS TREMBLANTES, PRISONNIERS DE LA TERRE SORTEZ. PRENEZ LE STUDIO D’ASSAUT – »
    William S. Burroughs, Nova Express.

     

    Tantôt porté aux nues par ses fervents thuriféraires, tantôt ridiculisé par ses ennemis bêlants, le dernier roman de Maurice G. Dantec a déjà fait couler beaucoup d’encre, mais hormis ceux du Stalker comme d’habitude – quoique sur le mode inhabituel, mais fort pertinent, de la « divagation » –, pour qui Cosmos Incorporated était le prolongement prophétique et incontrôlé de ses propres réflexions sur le devenir-Machine du monde, rares ont été les commentaires intelligents, qui ne se seraient point contentés de signaler, usant de paraphrases et de formules journalistiques bien commodes, combien le roman est passionnant, ou indigeste, ou ambitieux, ou mystique, ou laborieux, ou tout cela à la fois, mais qui auraient au contraire résolu d’en explorer les tortueux rhizomes, d’en éclairer les épaisses ténèbres, d’en enténébrer la lumière trop crue. A trop rester en surface, à trop craindre de se perdre dans le labyrinthe des références et des errements littéraires de l’auteur, la plupart des critiques, effarouchés, sont complètement passés à côté de leur sujet, louchant un peu trop, à l’évidence, vers Philip K. Dick (Le Maître du Haut Château, Ubik ou la trilogie divine), alors que c’est sans doute davantage vers William S. Burroughs et son fameux quatuor (Le Festin Nu, La Machine molle, Le Ticket qui explosa, Nova Express) qu’il aurait fallu se tourner afin d’en mieux appréhender les enjeux, l’ambition et, au final, l’échec.

     

    Sur ce monstrueux et aporétique roman de science-fiction qui met en scène son propre combat contre l’empire totalitaire de l’entertainment, sur ce rejeton difforme de Villa Vortex qui refuse la toute-puissance stochastique de l’ère post-industrielle, rien, ou presque, n’a encore été dit. Je vous invite donc à suivre en ces pages, dans les jours qui suivent, ma propre déambulation, ma propre errance au cœur du vortex, dans l’œil-fiction de la Métastructure de Contrôle – implacable descente au plus profond du cerveau de Sergueï Diego Plotkine, voyage critique au centre de la nuit métatronique. Errance, certes, car, et c’est peut-être l’intérêt majeur d’un récit qui ne parvient jamais à être un vrai roman au sens où l’entendait Raymond Abellio dans La Fosse de Babel, c’est-à-dire à « enfermer la plus haute charge de pensée et de vie dans la forme à la fois la plus concertée et la plus frémissante », d’un récit qui s’abreuve à mille sources comme son Enfant-Boîte, d’une œuvre au verbe métastatique, jamais vraiment maîtrisé, c’est peut-être son intérêt majeur, donc, de rendre inopérantes les pratiques formatées de la critique, de tuer dans l’œuf la simple note de lecture, d’avorter le compte-rendu synthétique. Errance, donc, mais rigoureusement téléguidée par nos obsessions propres. Ainsi nous intéresserons-nous d’abord à la première moitié de Cosmos Incorporated, à son apocalyptique description des simulacres de l’UniMonde Humain de Grande Jonction, soft totalitarism cyberpunk inspiré du Nous, fils d’Eichmann de Günther Anders, contre-utopie dans la lignée du Meilleur des mondes d’Huxley ou des Monades urbaines de Silverberg, ainsi qu’à sa théorie orwellienne, moins novatrice mais très stimulante, de « dévolution », à son homme dans le labyrinthe, Sergueï Plotkine dont les doigts morts parlent, et à son « ange » neuromatriciel El Señor Métatron. Puis nous verrons, dans un second temps, combien la « révélation » du Scribe halluciné Plotkine, qui fait exploser la narration au beau milieu du récit, n’est qu’une tentative confuse mais impérieuse de sauver ce contre-roman de sa propre incorporation ; de sauver l’humanité – rien de moins – de sa réification finale, en proposant de lui redonner vie par la fiction.

     

    « Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu. »
    Saint Jean, Evangile, 1, 1

     

    A venir : Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec (The Novel That Exploded – 2 – Zéropolis).