Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

durafour

  • Millenium Mambo de Hou Hsiao-hsien (2)

     

    medium_Millenium_Mambo6.3.jpg

     

    « Ici, il n’y a pas plus mais moins de rythme que là où il n’est pas fétichisé ; on trouve seulement des translations d’éléments toujours identiques et entièrement statiques, du sur-place où l’irrégularité du retour remplace le nouveau. […] Leur seul but, c’est d’inculquer à la danseuse et aux auditeurs une inaltérable raideur par des secousses convulsives, des chocs, sur lesquels aucune angoisse flottante ne peut anticiper. »

    Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique.

     

    Selon Olivier Joyard et Jean-Marc Lalanne[1], « [d]ans Millenium Mambo, Hou retravaille au corps le cinéma de son supposé rival Wong Kar-wai. […] les images de Wong reviennent à travers celles de Hou, mais vidées de leur énergie hoquetante, tirées vers une atonalité comateuse. » C’est que, aux boucles nostalgiques de Wong Kar Wai, puissantes images-cristaux d’un ancien amour pertinemment soulignées d’entêtantes mélodies, Hou Hsiao-hsien oppose un présent bouclé sur lui-même, sur une bande-son d’où la mélodie est quasiment absente, remplacée par la house atmosphérique, répétitive, de Lim Giong. Dans la séquence d’ouverture de Millenium Mambo, Shu Qi est un avenir fantasmé comme Maggie Cheung était un souvenir exalté dans In the mood for love – notons d’ailleurs que les deux films partagent le même chef opérateur, Lee Ping-Bing (en collaboration avec Christopher Doyle chez Wong).

    Pour Jean-Michel Durafour, le titre Millenium Mambo peut lui-même être entendu comme un écho au tango d’In the mood for love, bien que, précise-t-il, « on ne trouve aucun mambo dans le film »[2]. « Là-encore, poursuit l’auteur, il s’agit d’un détour : “mambo” pour mouvement pur, élégance du geste, suavité du style, glissement sans heurt. C’est d’ailleurs le sens de l’original, manbo, formé à partir de deux caractères chinois, qui n’ont initialement rien avoir avec notre mambo, man et bo, et que l’on peut traduire, en respectant les tons, par “onde gracieuse”[3]. Ondes, fréquences, beats… « La mélodie, écrit encore Durafour, c’est la négation de l’instant. L’instant n’y compte que pour être relevé dans la note à venir qui va prolonger la note actuelle, et la lie, tout comme la note précédente l’avait préparée, également dans la continuité : “rétention” et “protention” dans le vocabulaire de Husserl… […] La musique techno, a contrario, et au-delà du phénomène physiologique de l’écoute, est une musique du pur présent, qui nécessite d’oublier ce qui précède et de ne pas anticiper sur l’avenir. Elle est, ainsi, parfaitement représentative d’une jeunesse aliénée qui n’a plus de mémoire ni de projets »[4]. Bien entendu, Jean-Michel Durafour se fait le porte-parole d’une réception réactionnaire de la musique techno (une musique totalitaire aurait dit Philippe Muray, qui aurait sans doute repris à son compte l’inquiétude de Nietzsche : « Je souffre de ce que la musique ait perdu son pouvoir de dire oui au monde, de le transfigurer, je souffre de ce qu’elle soit une musique de décadence et non plus la flûte de Dionysos »[5]), dont d’autres, comme Richard Pinhas, ont cependant montré qu’elle était aussi un art, en tant que « pure concrétion de temps, bloc temporel » – du moins quand elle est expérimentation et non seulement répétition ad nauseam du même – dont l’origine remonte bien avant la reconnaissance populaire des musiques acousmatiques. La musique électronique « intelligente » possèderait en outre, toujours selon Pinhas, « un rapport idiosyncrasique à la répétition du même indifférent, mais aussi à la répétition différenciante. […] La répétition sait être une transvaluation et un saut vers une dimension supérieure et inouïe, transcendante à toute répétition identique. ». Si elle se garde bien de porter le moindre jugement de valeur, la caméra de Hou Hsiao-hsien n’en capte pas moins ce qui relie avec tant de force la jeunesse désorientée du vide moderne, et cette musique machinique (ou transhumaine ?) qui est aussi, pensons-y, une tentative désespérée de résister au désenchantement, de s’accrocher à un ordre au cœur du chaos. Nul doute, cependant, que le maître taïwanais pourrait faire siens ces propos tirés de Tarkovski : « Comparez la musique orientale et la musique occidentale. L’Occident s’écrie : “Me voilà ! Regardez-moi ! Ecoutez comme je souffre, comme j’aime ! Comme je suis malheureux, comme je suis heureux ! Je ! Moi ! Mon ! Mien !” L’Orient, quant à lui, ne souffle mot sur lui-même, totalement ouvert à Dieu, à la Nature , au Temps. »[6] Or la musique techno, qu’elle soit trance, goa, house ou ambient s’écoute précisément en club, en boîte, lieu privilégié du lien simulé, ou bien seul, isolé du monde par de larges écouteurs comme ceux de Hao-hao, le petit-ami (et jaloux compulsif) de Vicky (les personnages s’isolent également par d’autres moyens, ainsi Vicky, au Japon, symboliquement coupée de ses camarades par un cache-oreilles rose).

    Techno, le film l’est aussi, donc, répétant « ad libidum les mêmes motifs », comme s’en plaint Yann Gonzales sur le site de Chronic’art, qui condamne un « montage éclaté, au sein duquel l’espace et le temps répondent moins à des critères logiques qu’à un souci de nostalgie sensuelle ». Si le constat est juste, la conclusion est erronée – et le flou dont le critique accuse le film, est surtout le signe de sa propre incompréhension. Nous l’avons vu, l’image de Millenium Mambo est plus dépressive que nostalgique. Les copies multiples de Vicky, ses répliques, ont une vie trop creuse pour susciter la nostalgie. Au contraire, c’est au contact de Jack et de la grand-mère des frères Takeuchi, au Japon (c’est-à-dire en-dehors de son environnement aliénant), autrement dit au contact d’une famille, d’une tradition, au contact du lien, que, entrevoyant son avenir de femme vieillissante – et ce n’est alors qu’une autre image de Vicky, l’aperçu quasi surnaturel d’un pli futur –, Vicky rompt enfin la boucle de présent au sein de laquelle elle tourbillonnait jusque lors. Ne compare-t-elle pas Hao-hao, en voix off, à un « bonhomme de neige » qui, avec le soleil, « allait disparaître », comme si chaque nuit était une répétition de la précédente ? L’essentiel du film se déroule en nocturne. De fait, Vicky, Hao-hao, Doza et leurs semblables vivent seulement au rythme des spots, des néons, des clignotements de lumières. Ils s’éteignent, s’allument, s’éteignent, sans cesse, sans que la nouvelle extinction, le nouvel éclairage, puisse être considéré différemment du précédent (dès lors, il n’est pas anodin que le second voyage japonais de Vicky nous montre enfin la lumière du jour). Ils passent d’un beat à l’autre, d’un clignotement à l’autre, d’un lieu à l’autre (d’une boîte de nuit à l’autre), sans que le voyage, le trajet, aient la moindre importance – ceux-ci ne nous sont d’ailleurs jamais montrés, pas plus que la ville elle-même du reste. Le temps, pour eux, est une telle contrainte qu’ils n’ont de cesse de s’en débarrasser (or, le temps n’est-il pas, selon Tarkovski, « la condition d’existence du “moi” »[7] ?).

    Le neuvième plan du film, qui suit immédiatement la première séquence de discothèque, témoigne magistralement de ce ballet de corps étrangers les uns aux autres. La caméra cadre l’intérieur de l’appartement de Hao-hao (notons au passage que Vicky ne possède quasiment rien, et le peu qu’elle possède, comme son sac à main et son contenu, est régulièrement inspecté par son petit ami), flou, réduit à de gros points lumineux. Bruit de clés, de porte qu’on ouvre. Panoramique. La caméra fait le point à l’approche de Vicky, qui se déshabille (de la chambre, vue à travers un « cadre dans le cadre » de l’extérieur, nous ne voyons qu’une mince bande). L’œil du spectateur est attiré par une lampe jaune, un papier peint rouge et noir, et divers cadrans lumineux bleutés. Vêtue d’une minijupe et d’un soutien-gorge, elle enfile un gilet rouge marqué « Army ». Panoramique gauche quand Vicky repasse au premier plan pour gagner la salle de bains. Une autre pièce est à présent visible entre deux murs, comme précédemment. Cette fois il s’agit du studio de Hao-hao, baigné d’une lumière bleue semblable à celle de la boîte de nuit. Un peu plus tard, dans le même plan-séquence, Hao-hao et Vicky se disputent. L’écran est alors coupé en deux par les éléments du décor : à gauche, Vicky, encadrée par le bleu électrique du studio ; à droite, Hao-hao, dans la froide blancheur du réel. Image de leur immaturité ? Enclos dans leur temporalité suspendue (Hao-hao n’a-t-il pas volé la Rolex de son père ? Ici, c’est moins le père en tant qu’individu qui est visé, que le symbole du temps – de l’argent), ces jeunes n’ont plus le moindre désir[8] (Vicky voudrait quitter Hao-hao, qui est manifestement incapable de la rendre heureuse, mais elle ne parvient pas à s’y résoudre). Ni heureux, ni malheureux, ils pourraient tout aussi bien disparaître comme les personnages de Kairo de Kyoshi Kurosawa, sans qu’aucun de leurs camarades ne s’en formalise[9]. Ils n’ont aucune conscience de la mort – encore que Vicky s’inquiète sincèrement de la santé de Hao-hao, au point de lui lancer, bouleversée, que la drogue, « cette merde » (dont la voix off nous a dit plus tôt qu’elle en a elle-même beaucoup consommé) le tuera –, ils sont des enfants, mais des enfants désenchantés.

    La première excursion de Vicky à Yubari au Japon (introduite par un magnifique travelling avant sur une route enneigée sur le thème musical de la séquence d’ouverture), onctuée par l’empreinte de son visage moulée dans la neige (« l’exacte matière du présent » pour Mia Hansen-Love), puis sa visite chez Jack, après une énième dispute avec Hao-hao, marquent l’avènement d’un second temps, celui d’une nouvelle naissance. Au Japon (où se déroulera le film suivant de Hou Hsiao-hsien, Café Lumière), Vicky est déjà ailleurs, hors de sa prison techno. À Taipei elle ne regardait jamais vraiment rien, ni personne, parce que tout se confondait. À Yubari, elle contemple de vieilles affiches de cinéma. Il s’agit moins d’évoquer un cinéma défunt, que d’enfin confronter Vicky au Temps. D’où son besoin de laisser son empreinte, même éphémère. Jack, lui, tandis que Vicky réclame de la sauce pimentée pour sa soupe (pour sa vie), récite des sutras. Pour Jean-Michel Durafour, cette seconde partie « sera comme la répétition inversée de la première, où l’on retrouve un certain nombre d’éléments identiques […], mais, désormais, comme niés, relevés. » En gravant ainsi la neige de son empreinte éphémère, Vicky abandonne une part d’elle-même, ou plutôt, elle s’éloigne d’elle-même – elle prend un nouveau pli qui rend enfin possible la séquence d’ouverture, à la fin de laquelle Vicky disparaît littéralement de l’écran, descendant les marches d’un escalier en sautillant tandis que la caméra, elle, s’est arrêtée. Filmée en gros plan, l’empreinte dans la neige apparaît d’ailleurs comme un négatif du visage de Vicky, ou comme un visage étranger, d’extraterrestre (et l’on se remémore alors ces mots de Hao-hao rapportées par la voix off au début du film et maintes fois illustrées par la mise en scène : « Tu es venue de ton monde et tu es tombé dans le mien. C’est pourquoi tu ne comprends pas mon monde. »[10]). L’empreinte, la grand-mère des frères Takeuchi, symbolisent l’impermanence des choses. « Seule la mort est éternelle, qu’il y ait ou qu’il n’y ait rien de l’autre côté. »[11]. C’est alors une autre Vicky, au sens littéral, plus mûre enfin, moins infantile, qui naît au monde par le regard du réalisateur. Le second voyage de Vicky, partie rejoindre Jack – qu’elle ne trouvera jamais – au Japon, la montre en intérieurs et extérieurs jour. Dans une rue. Au réveil dans un hôtel, au petit matin, avec de nombreux passages de trains en arrière-plan (fait rarissime, Hou utilise ici un jump-cut, qui renforce encre l’attente, la perception du temps). Enfin adulte, enfin vivante. Sur un magnifique travelling avant d’un chemin de fer enneigé, Vicky exprime d’ailleurs son désir de devenir une personne normale, « avec une vie ». Olivier Joyard et Jean-Marc Lalanne ont donc raison quand ils écrivent dans les Cahiers du Cinéma que Millenium Mambo, qui d’une certaine manière décrit une mue aussi radicale que celle de Mulholland Drive, appelle à être vu deux fois. Et pas seulement deux fois. Le spectateur qui revoit pour la énième fois ce film raffiné, devient malgré lui le semblable de Vicky et de ceux qui partagent son existence. Ces visions répétées, loin de nous enfermer dans une boucle de néant, nous en font pénétrer la substance et, comme par miracle, ramener les personnages à la vie. Et au Temps.

     

     

    medium_Millenium_Mambo7.jpg

     

    [1] O. Joyard et J.-M. Lalanne, « Lynch et “HHH”, l’autre avant-garde », in Cahiers du Cinéma n°562, novembre 2001.

    [2] J.-M. Durafour, op. cit., p. 46.
    [3] Ibid.

    [4] J.-M. Durafour, op. cit., p. 77.

    [5] F. Nietzsche, Ecce Homo in Œuvres II, R. Laffont, « Bouquins », 1993, p. 1184.

    [6] A. Tarkovski, Le Temps scellé, éd. des Cahiers du Cinéma, « Petite bibliothèque », 2004, p. 281.

    [7] A. Tarkovski, op. cit, p.67.
    [8] « Dans la société actuelle, il n’y a plus rien pour occuper le désir », écrivait Philippe Muray dans « Purification éthique » in Désaccord parfait, Gallimard, « Tel », 2000, p. 191.
    [9] « Finie l'apocalypse, aujourd'hui c'est la précession du neutre, des formes du neutre et de l'indifférence. [...] tout ce qui reste, c'est la fascination pour les formes désertiques et indifférentes, pour l'opération même du système qui nous annule. Or, la fascination (à l'opposé de la séduction qui s'attachait aux apparences, et de la raison dialectique qui s'attachait au sens) est une passion nihiliste par excellence, c'est la passion propre au mode de disparition. Nous sommes fascinés par toutes les formes de disparition, de notre disparition. » J. Baudrillard, Simulacres et simulation, Galilée, 1981, p. 229.

    [10] Plus tard, Hao-hao prononcera des paroles identiques, prélude à une violente dispute : « Nous venons de deux mondes différents. Comment peut-on vivre ensemble ? ».

    [11] D. de Roux, Immédiatement, La Table Ronde, « La Petite Vermillon », 1995, p. 147.
  • Millenium Mambo de Hou Hsiao-hsien (1)

     

    medium_Millenium_Mambo1.jpg

      

    « L’image est cinématographique si elle vit dans le temps et si le temps vit en elle, dès le premier plan tourné. »

    Andrei Tarkovsi, Le Temps scellé.

     

    medium_Millenium_Mambo_par_Durafour.2.jpgDans son quinzième film, Millenium Mambo (2001), Hou Hsiao-hsien immerge sa caméra et le spectateur dans l’univers figé de la jeunesse taïwanaise, sans passé, sans futur, sans autre liens qu’automatiques, au narcissisme exacerbé, sans autre communion que stroboscopique, égarée dans sa quête de sens. Il ne s’agit pas tant, cependant, d’exprimer un point de vue moral, réactionnaire, sur l’évolution des villes modernes et d’une certaine frange de leurs habitants, que d’en capter l’essence, d’en comprendre l’impasse, de l’aimer (« j’ai voulu montrer que l’existence des hommes peut être comparable à des feuilles qui tombent d’un arbre. Si je n’ai pas filmé tout l’arbre, j’en ai isolé quelques feuilles. […] Je voulais juste filmer un moment de leur vie ; et filmer également mes sentiments envers eux. »[1]). Si la plupart des critiques l’ont parfaitement compris, aucun n’analyse mieux la dynamique formelle du film que Jean-Michel Durafour dans son court mais remarquable ouvrage, Millenium Mambo, paru en novembre 2006 aux éditions de La Transparence (collection Cinéphilie). Nous pardonnerons volontiers à l’auteur – professeur d’esthétique cinématographique et de philosophie de l’art moderne et contemporain à l’Université de Lille III – son amour immodéré de la citation érudite, tant son analyse des enjeux philosophiques et esthétiques du film s’avère limpide, rigoureuse et, sinon exhaustive, du moins très complète.

    Si l’on excepte sa période commerciale (ses quatre premiers films), Millenium Mambo est le premier long-métrage à la fois contemporain et urbain de Hou Hsiao-hsien (Goodbye South, Goodbye s’intéressait déjà à la déréliction d’une certaine jeunesse taïwanaise, mais essentiellement rurale). Jean-Michel Durafour découpe la filmographie du réalisateur en quatre périodes, toutes annoncée par un film de transition. Il distingue ainsi les premiers films, de Cute Girl (1980) au sketch de L’homme-sandwich (1983) ; les chroniques adolescentes, des Garçons de Fengkuei (1983) à La Fille du Nil (1987) ; les chroniques historiques, de La Cité des douleurs (1989) aux Fleurs de Shanghai (1998) ; et la période contemporaine, de Goodbye South, Goodbye (1996) à Three Times (2005) – nous voyons que Les Fleurs de Shanghai vient s’insérer chronologiquement dans cette dernière période. Or, l’observation entomologique (mais non moins empathique) de la génération techno perdue dans les lumières de la ville[2], qui noie son oubli dans les beats, l’alcool et les drogues, méritait un traitement original, une adaptation formelle de l’esthétique particulière des œuvres précédentes (Goodbye South, Goodbye, Les Fleurs de Shanghai), de leur « vérité ontologique » bazinienne, à l’univers froid, désenchanté, fluorescent, répétitif, hors du temps, des noctambules de Taipei shootés aux spots et aux néons autant qu’aux stupéfiants illicites.

    Hou Hsiao-hsien, qui a passé plusieurs mois en compagnie des acteurs avant le tournage sur film, enregistrant des centaines d’heures d’images avec une caméra DV, ne renonce pas à son usage tarkovskien du plan-séquence, mais la fixité qui caractérisait ses films historiques, et la délicieuse – et terrifiante – torpeur où nous plongeaient les mouvements opiacés des Fleurs de Shanghai, sont remplacées par le regard désenchanté d’une caméra qui paraît se mouvoir sans volonté dans un milieu aqueux où nulle véritable rencontre n’est possible, et où le montage, loin de rompre « l’infusion » du plan, pour reprendre le mot de Durafour, n’en constitue qu’une autre version. Pour Hou Hsiao-hsien comme pour Husserl, l’art n’est pas l’expression d’une connaissance a priori, mais l’objectivation d’une perception subjective du réel. Le plan-séquence reste naturellement sa forme de prédilection, mais ici, son utilisation est moins systématique que d’ordinaire, la séquence est parfois découpée, non dans l’intention de multiplier les points de vue, ou de rendre plus accessible une narration de toute façon réduite à son strict minimum, mais seulement pour mettre l’accent sur un détail, un objet, un visage qui auraient acquis, sans raison consciente mais jamais gratuitement, un intérêt pour la caméra immergée. Jean-Michel Durafour évoque un cinéma du surpli, du « multipli », origami filmique où tout plan serait conçu comme une séquence, à l’intérieur même d’une séquence, qui elle-même ne serait qu’un pliage – ou un dépliement – du film dans son ensemble, à partir de la séquence d’ouverture – que nous évoquerons plus loin.

    Mais, de même que le montage chez Hou transcende la théorie bazinienne du « montage interdit », son art du plan-séquence non-fixe réintroduit une forme de montage dans le plan. La recherche de l’abstraction visuelle, de l’image non-figurative que nous avions déjà décelée dans les deux films précédents, devient systématique. Il ne convient pas seulement, pour Hou, de restituer la vision embrumée du buveur d’alcool ou du fumeur de drogue, mais aussi, et surtout, de représenter plastiquement l’irréalité de ces corps, leur état d’énergie pure, leur instabilité, leur devenir-lumière, ou, pour employer une terminologie deleuzienne, de subroger l’image-action, la situation sensori-motrice des personnages, et l’image-mouvement, par une situation optique et sonore pure (qui devient aussi image-temps – une pensée).

    Les personnages de Millenium Mambo existent, ils ont leurs clones dans nos discothèques, mais leur chair n’est pas réelle, ou plutôt, elle n’est qu’un simulacre de vie. Ils sont agis et se regardent agir, prisonniers de cristaux de temps où le présent se dédouble indéfiniment. Ils ne sont plus êtres sociaux, mais points lumineux, simples flux d’un vertigineux vortex  nihiliste et cinétique, simulacres vides de sens dont les mouvements seraient d’ailleurs totalement désordonnés si certains instincts, certains comportements ataviques, ne leur donnaient pas un semblant d’unité. Cela se manifeste à l’écran par la dissolution des formes en lumière pure, comme dans certains films expérimentaux : le visage de Vicky faisant l’amour est soudain masqué par des ronds de lumière orange, reflets de spots que nous ne saurons vraiment situer, pas plus que nous ne saurons identifier le lieu de cette étreinte (tout au long du film, mais plus particulièrement dans la première partie, Shu Qi n’est pas seulement belle : elle paraît irradier, source lumineuse plutôt que figure illuminée) ; en voiture, dans une scène au ralenti (qui renvoie à telle autre d’In the mood for love), son visage clignote au rythme des réverbères ; dans un club techno, la caméra glisse d’abord sur une surface bleue zébrée de traces lumineuses, avant de cadrer un groupe d’amies au terme du panoramique. « Lorsque, écrit Jean-Michel Durafour, au début de la deuxième scène du film, Vicky rentre chez elle après avoir fêté, en discothèque, l’anniversaire de Jenny avec la bande de Jack (ami et mafieux), la mise au point[3] tarde à se faire. »[4] L’auteur, poétiquement, appelle cela un « plan-jade », qui « ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même »[5].

    Le génie de Hou Hsiao-hsien est bien d’avoir su, avec son intuition autant qu’avec son intelligence de cinéaste, sonder le vide existentiel de ses personnages, et en extraire, malgré tout, une indicible beauté. Plutôt que de couvrir ces derniers d’une sympathie qui, au cinéma, conduit le plus souvent au pathos, il se fond dans leur milieu, il s’y faufile, il s’y identifie de manière encore plus radicale que dans Les Fleurs de Shanghai, puisque, ici, les entrelacements d’intrigues ont disparu pour ne conserver qu’un seul personnage principal, un seul être égaré dans l’abîme urbain. Or, pour Jean-Michel Durafour, l’abstraction impressionniste recherchée par les mouvements de la caméra dans un même plan permet idéalement de réconcilier les deux termes opposés par Deleuze dans L’Image-Temps, le « constat » (« vision profonde à distance tendant vers l’abstraction ») et « l’instat » (« vision proche et plane induisant une participation ») : « l’abstraction rejoint l’empathie (Einfühlung). »[6] Autrement dit, Hou Hsiao-hsien nous fait subtilement partager l’expérience subjective du personnage.

    Ce personnage, c’est Vicky, entraîneuse de bar incarnée à la perfection – car en vérité, selon Hou Hsiao-hsien, elle joue quasiment son propre rôle – par l’actrice Shu Qi, au corps et au visage aussi photogéniques que désincarnés. Shu Qi est d’une grande beauté dans Millenium Mambo, mais d’une beauté décharnée, plate (et ce qui est plat peut être plié), plane, une beauté froide de mannequin ou, précisément, de vedette de cinéma, de papier glacé, qu’on admire mais qu’on ne touche pas, qu’on contemple par automatisme, pour les esquisses lumineuses que son corps décrit en se mouvant et non pour ce qu’elle est, à l’exception notable (d’une importance essentielle) de la superbe séquence d’ouverture où la jeune femme – qu’à son invite, par le biais d’un regard caméra, nous suivons nuitamment au ralenti sous des arcades éclairées aux néons, au son d’une musique électronique aérienne – a l’air épanoui, radieux, tandis qu’elle introduit le récit en voix off. Et pourtant cette séquence, où Vicky est déjà dédoublée par la voix off (qui parle d’elle-même à la troisième personne), annonce la couleur : il contient en lui tout ce qui va suivre. Eclairages jaunes, rouges ou bleus, points lumineux flottant dans les eaux profondes d’un espace aquatique, musique répétitive, hypnotique : cette Shu Qi-là, resplendissante, discrète réponse à la Maggie Cheung iconisée par Wong Kar Wai dans In the mood for love, est la seule, parmi toutes ses représentations, à être véritablement vivante, charnelle, réelle : les autres, celles de ce que nous pouvons considérer comme un long flash-back au futur antérieur, ne sont que des coupes, des plis dont le relief, entrevu dans les séquences japonaises, ne deviendra effectif que dans ce futur, que celui-ci soit réel ou rêvé (la voix off nous parle en 2011 : « C’était il y a dix ans, en 2001 »).

    Ce plan d’une fascinante beauté, qu’on peut d’abord soupçonner, à tort, de singer l’esthétique de Wong Kar Wai avant que le film et Vicky se plient et se déplient, révélant alors toute leur complexité, ce plan irréel, donc, nous montre une Vicky pas encore advenue mais plus vivante que celle(s) du récit à venir – sortie du vide où elle se débattait/se débattra. Jean-Michel Durafour rappelle opportunément que dans la tradition chinoise classique, taoïste, le vide est « non seulement l’origine fondamentale du monde, mais aussi ce qui, dans le monde, assure le mouvement, met les êtres en relation les uns avec les autres, permet le surpassement des oppositions terme à terme, “saisit le rythme de l’espace et du temps”[7], en un mot constitue le dynamisme cosmologique. »[8] Et pour Mircea Eliade, le vide « est associé, d’une part, à la notion de fertilité et de maternité, et d’autre part, à l’absence des qualités sensibles (modalité spécifique au Tao) »[9]. Le vide de Millenium Mambo tiendrait donc moins de la vacuité que nous lui associons naturellement – et qui n’en demeure pas moins palpable, constitutive de la jeunesse dépeinte par le film –, que du blanc de la feuille attendant qu’un texte vienne la noircir.

     


    [1] Hou Hsiao-hsien, cité dans E. Burdeau, « Entretiens II (août 2005) » in J.-M. Frodon (dir.), Hou Hsiao-hsien, Cahiers du Cinéma, « Auteurs », 2005, pp. 113-114.

    [2] Chaplin sera cité par la voix off.

    [3] L’utilisation par Hou Hsiao-hsien d’une longue focale pour ses plans-séquences non-fixes rend nécessaires de fréquentes mises au point.

    [4] J.-M. Durafour, Millenium Mambo, éd. de La Transparence , « Cinéphilie », 2006, p. 29.

    [5] J.-M. Durafour, op. cit., p. 30.

    [6] Ibid.

    [7] F. Cheng, cité dans J.-M. Durafour, op. cit., p. 14.

    [8] J.-M. Durafour, op. cit., pp. 13-14.

    [9] M. Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses. 2. De Gautama Bouddha au triomphe du christianisme, Payot, 1978, p. 33.