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Fin de partie - Page 51

  • L'ultime tabou de Franca Maï

     

     

    « Las, il restait une contingence purement humaine que je ne pouvais transcender, quel que fût le réconfort spirituel que l’on m’offrait, quelles que fussent les éternités lithophaniques qui m’attendaient, à savoir que rien ne pourrait faire oublier à ma Lolita le stupre infâme où je l’avais plongée. »
    V. Nabokov, Lolita.

     

    « Les tourments sont inutiles. Mais je ne peux m’empêcher de penser que je suis fautive. Je devais être là. Et je n’arrive pas à garder la saveur de son baiser. Notre dernier câlin. »
    F. Maï, L’ultime tabou

     

    Comme le suggère l’infatigable Marc Alpozzo dans « La parole étouffée » (est ainsi intitulée sa critique de L’ultime tabou prématurément publiée sur son blog ainsi que sur Bellaciao et, bien sûr, sur e-torpedo[1]), la littérature contemporaine – trop lâche, trop inodore, aussi creuse qu’un tronc pourri – « rechigne » à aborder la pédophilie sous un angle moins ambigu, plus frontal, que les suaves obsessions de Humbert Humbert pour la prépubère Dolly dans le roman de Nabokov – « comme si l’acte, écrit Alpozzo, ultime sacrilège, rendait la parole impossible, la douleur et la peine indicible » ou comme si, ajouterais-je, comme si la parole avait été confisquée, structuralement et totalement, à la fois ligaturée par les milices communautaires du politiquement correct, et phagocytée, voire mise à mort par l’armée, chaque jour plus puissante, des faussaires professionnels.

    Le dernier audacieux à avoir brisé le tabou, Nicolas Jones-Gorlin, a cruellement subi les frais de la censure médiacratique avec son fameux Rose Bonbon qui adoptait le point de vue d’un pédophile – premier roman de l'ère post-Dutrou. La lecture de quelques passages choisis au hasard, en librairie, m’avaient rapidement convaincu de renoncer à l’acquisition d’un Rose Bonbon que je devinais pathétiquement nul : son humour noir et un style sous-nabokovien dégénéré, tout en calembours de mauvais goût, non seulement me semblaient maladroits, mais surtout paraissaient parfaitement incapables de transcender un sujet trop grave, trop complexe, trop douloureux aussi, pour le traiter avec une telle désinvolture – d’autant plus qu’aucun roman, si je ne me trompe, n’avait encore accordé la parole sinon aux victimes elles-mêmes, du moins à leurs proches : c’était un peu comme si la première fiction sur l’horreur des Camps, après-guerre, avait eu comme personnage et narrateur un nazi certes odieux mais attachant ; comme si ses actes pouvaient être psychologiquement justifiés… Autant dire que si j’aurais défendu sans condition son auteur contre toutes les tentatives de censure étatique ou médiatique, la littérature en sortait néanmoins avilie.

    Le cas du roman fantastique de Louis Skorecki, paru également en 2002, est sensiblement différent. Il entrerait dans la légende (prix Sade 2003) évoque en 2323 séquences les viols et les meurtres de femmes de plus en plus jeunes, par un narrateur monstrueux, noir comme l’obscurité, serial killer de cauchemar, ogre sexuel tout droit sorti d’un conte de fée infernal, abîmé dans l’envers de l’amour fou. Ici, la naïveté d’un style scandé jusqu’à la nausée est grandement légitimé par l’espèce de candeur immorale du monstre. Même s’il n’arrive pas à la cheville du Georges Bataille d’Histoire de l’œil, même si son croquemitaine moderne n’est pas aussi significatif, loin s’en faut, que les tueurs emblématiques de Bret Easton Ellis (American Psycho) et Eric Bénier-Bürckel (Un prof bien sous tout rapport), Il entrerait dans la légende ne méritait en tout état de cause ni le harcèlement judiciaire, ni la conjuration critique dont il fut victime à l’instar de Rose Bonbon.

    Les violeurs d’enfants, de Lolita à Il entrerait dans la légende, avaient donc leurs héros. Mais les victimes ?...

    L’ultime tabou, le nouveau roman de Franca Maï (dédicacé à l’innocence dépossédée), vient donc combler cette intolérable lacune, en s’attaquant de front à cette abominable menace qui pèse, ne cesse-t-on de nous rappeler à longueur de faits divers, sur nos enfants. L’auteur, dont je ne connaissais pas l’œuvre, tente en effet courageusement de dire l’indicible – la souffrance d’une mère dont la fille a été violée, torturée puis assassinée par un psychopathe – avec une conviction morale inébranlable, sans ambiguïté, sans fioriture. Composé de chapitres très courts (une page ou deux, parfois un simple paragraphe), L’ultime tabou commence aussi brutalement que possible, après que les faits ont eu lieu : la gendarmerie apprend à Madame Alvy que sa fille a enfin été retrouvée – morte. Suit l’identification à la morgue, insupportable : « J’ai découvert alors la chair carbonisée par endroits, le visage méconnaissable défiguré par les coups, les cheveux ébène détachés enlaidis de plaques séchées de sang, la robe retroussée et une petite chaussure blanche résistant encore aux assauts fatidiques. Des vers luisants grouillaient dans les orbites, attaquant avec férocité des lambeaux de peau. Non, ce n’était pas ma fille !... ce corps en décomposition ne pouvait être elle. Je ne voulais pas de cette monstruosité » (p. 11). L’image de la petite Betty rongée par la vermine, la bouche emplie de terre, va hanter la mère. Après cette description très crue du cadavre de l’enfant, aussi brève qu’insoutenable, Franca Maï se refusera à toute complaisance supplémentaire. Par sa violence, par sa force d’évocation, ce passage traumatique est également gravé dans l’esprit du lecteur – à mesure que l’intrigue (ténue et, nous le verrons, trop « ficelée » comme on dirait d’un jambon), à mesure, donc, que l’intrigue progresse, le lecteur est lui aussi poursuivi par cette vision d’une horreur et d’une tristesse infinies – ce corps, ce visage absents qui seuls soutiennent un roman par ailleurs abandonné par le souffle.

    Le voisin de madame Alvy, monsieur Bernard, est alors arrêté, suscitant bientôt la haine d’habitants rendus hystériques par la monstruosité du crime – Franca Maï rend bien compte, avec une étonnante économie de moyens, de l’animosité barbare dont la foule est capable dans certains circonstances... Cette arrestation ne lui est cependant d’aucun secours :

    « Qui pourrait réveiller ma fille ?
    « Lui enlever la terre de la bouche
    « Coller ses dents cassées ?
    « Recoudre son hymen ?
    « Rapiécer les lambeaux de chair brûlée ?
    « Qui pourrait me la rendre comme avant ? » (pp. 29-30)

    L’inculpé est relâché. Il est innocent. Monsieur Bernard s’invite alors chez madame Alvy et entreprend de lui conter son histoire – quelques bribes par jour –, celle qui lui valut jadis d’être condamné. Il est un « pédophile abstinent », malade mais suffisamment conscient pour ne pas passer à l’acte. Ce qu’il a vécu, et qu’il vit encore intérieurement, comme une authentique et pure histoire d’amour – Franca Maï prend acte de l’existence de telles amours, fussent-elles immorales –, est toutefois dénoncé par madame Alvy comme une lâcheté coupable. Même s’il n’a jamais pénétré celle qu’il appelle Reine, monsieur Bernard a abusé de sa candeur, de ses émois de préadolescente en mal de séduction – « Mais vous êtes une ordure. La pire des ordures. Vous avez brisé une vie. » (p. 83). Ces dialogues entre le pédophile abstinent et la mère désespérée, s’ils révèlent une grande sensibilité et une finesse de jugement assez inattendue, sont hélas parfois aussi digestes que la transcription d’un café philo (voir les pages 60-61)… Dès que l'auteur s'éloigne de l'univers mental de son personnage, le récit s'embourbe dans les discours d'où la littérature, à son tour, est absente..

    Madame Alvy, de son côté, reçoit des vidéos enregistrées par le tueur. Le roman voit alors alterner le récit de monsieur Bernard et le visionnage des cassettes par madame Alvy. La première montre Betty s’amuser à une petite fête – sa dernière fête, précisément celle qui coïncida avec sa disparition – ; la seconde la montre danser puis s’éclipser pour se diriger vers les toilettes... N’en dévoilons pas plus. Peu à peu la vérité se fait jour, abjecte, impensable. Un tel procédé emprunté au thriller aurait été profondément choquant – et ne manquera pas, j’en fais le pari, de faire bondir les garants du nouvel ordre moral – si Franca Maï, concédons-le, n’avait toujours observé une pudeur exemplaire. Certes, à chaque nouveau visionnage, l’auteur crée un suspense qui nous fait entrevoir les portes de l’abjection littéraire, mais cette technique douteuse est systématiquement désamorcée – jusqu’à la vengeance finale, étouffée avant même d’avoir pu se concevoir nettement –, comme pour mieux identifier, dénoncer et enfin exorciser nos pulsions malsaines de voyeurs drapés dans nos certitudes morales. Ainsi lorsque madame Alvy visionne l’enregistrement du supplice de sa fille, elle nous écrit la seule phrase acceptable : « Je ne raconterai rien » (p. 73).

    Entreprise des plus vaines en vérité – et des plus blessantes. Sans doute aurait-il mieux valu en effet ne jamais résoudre l’énigme, désintégrer l’affaire des cassettes et laisser la pauvre femme se débattre avec ses fantômes ; en nous révélant non seulement l’identité du coupable, mais de surcroît le fin mot de l’histoire – comme chez Agatha Christie, comme s'il s'agissait du simple vol d'une potiche –, l’auteur s’interdit en effet de laisser transparaître une réflexion universelle – ne nous est administrée qu'une leçon aussi inefficace qu'extrêmement désagréable : sauf la poignée de cinglés qui se procureront le livre pour d'inavouables raisons, les lecteurs normalement constitués n'auraient pu supporter la description de l'abjection. Et si le style de Franca Maï, d’une manière très anglo-saxonne, réussit dans un premier temps à transmettre quelque écho de l’indicible douleur évoquée plus haut, il s’enlise ensuite dans l’exercice romanesque et ne survit pas à la métamorphose de cet elliptique roman noir en explicite, manipulateur et trivial roman policier. Une épure rigoureuse n’aurait conservé de L’ultime tabou que quelques pages de détresse, l’exploration de l’espace intérieur complètement dévasté d’une mère dépossédée de son enfant – cette absence intolérable, on le devine, était l’ossature invisible du roman. Je déplore pour ma part qu’à la Littérature Franca Maï ait préféré la pédagogie retorse et velléitaire.

     

    Franca Maï, L’ultime tabou (Paris : le cherche midi, 2005), 132 pages, 13 €.



    [1] Franca Maï est en effet la principale rédactrice d’e-torpedo.

  • Alexandre Beliaev, Le Pain éternel

     

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    « La Nature est prodigue. Sur une centaine de plants, un ou deux seulement survivraient ; sur une centaine d’espèces, une ou deux.
    Mais pas l’homme. »
    T. M. Disch, Génocides

     

    Avant de commencer l’année 2006 par quelques critiques de nouveautés – L’Ultime tabou de Franca Maï (le Cherche Midi, 2005), Electrons libres de James Flint (Au Diable Vauvert, 2006)… –, ou de curiosités et rééditions – Les géocroiseurs d’Eric Pessan (La Différence, 2004), Le Gambit des étoiles de Gérard Klein (Le Livre de poche « Science-fiction », 2005), Dernière conversation avant les étoiles, passionnante et frustrante série d’entretiens avec Philip K. Dick déjà évoquée ici… –, permettez-moi de clore le mouvementé chapitre 2005 par l’évocation d’une rareté slave miraculeusement échouée dans ma boîte à lettres.

     

    De la science-fiction russe, le lecteur français ne connaît rien ou presque : hormis Evgueni Zamiatine (Nous autres, Gallimard « L’imaginaire », 1971) et Arcadi & Boris Strougatski (Stalker, Denoël « Présence du futur », 1994) – ainsi, à la rigueur, qu’Ivan Efremov, dont le nom nous est plus familier que l’œuvre, et peut-être Vladimir Volkoff, dont les éditions L’Âge d’homme ont réédité récemment La Guerre des pieuvres et Le tire-bouchon du bon Dieu, écrits en français –, nous serions bien en peine de citer d’autres noms marquants… Or si l’on croit la préface de l’anthologiste Leonid Heller à l’introuvable Livre d’or de la science-fiction soviétique (Pocket, 1984), le genre avait suscité sous le régime communiste de nombreux textes tantôt inféodés au Parti, tantôt farouchement critiques, mais souvent admirables.

    Remercions donc les éditions Langues & Mondes/L’Asiathèque qui nous font aujourd’hui découvrir (en version bilingue !) le talent d’un certain Alexandre Beliaev (1884-1942) dont la biographie, brièvement esquissée par la traductrice (Aselle Amanaliéva-Larvet) en introduction, est déjà un roman... Fasciné par Jules Verne et par la science, le jeune Beliaev « construisait des ailes en paille, attachait des balais à ses bras ou s’accrochait à un parapluie ou à un parachute fait d’un drap, montait sur le toit et… se jetait dans le vide. » (p. 8), abandonna un séminaire religieux imposé par son père et devint juriste avant de se consacrer au théâtre pendant quinze ans, non sans avoir construit des barricades en 1905 pendant les émeutes de Moscou. Frappé d’une pleurésie, il resta paralysé des membres inférieurs de 1916 à 1922 (« C’est là que j’ai réfléchi et perçu tout ce que peut subir une “tête sans corps”. », p. 9), devint chercheur, collabora à divers journaux et rédigea ses premiers textes de science-fiction. A la fin des années trente, à Pouchkine (!) au sud de Léningrad, Beliaev rencontra Alexeï Tolstoï (autre auteur de science-fiction dont on peut lire une nouvelle dans Le Livre d’or mentionné plus haut) et publia de nombreux textes. « En 1940, il subit une opération aux reins […]. Beliaev suivit l’intervention dans un miroir accroché devant lui à sa demande. » (p. 12). Il décède en 1942 dans Pouchkine occupée par les nazis.

    Le Pain éternel, recueil de quatre nouvelles choisies et traduites par Aselle Amanaliéva-Larvet, prouve s’il en était encore besoin – les récalcitrants sont nombreux ! – que la science-fiction, en spéculant sur notre avenir, s’intéresse avant tout à notre temps présent. De fait, plusieurs problèmes envisagés ici par Alexandre Beliaev[1] nous concernent directement.

    La longue nouvelle de 1928 qui donne son titre au recueil, « Le Pain éternel », relate les espoirs suscités par la formidable invention du professeur Brojer : une substance vivante et nourrissante semblable à une gelé d’œufs de grenouilles, laquelle, si l’on en mange la moitié, se régénère totalement en une seule journée – si bien qu’un seul pot suffit en principe à nourrir un individu tout au long de sa vie. Seulement, le secret du scientifique n’aurait jamais dû être éventé : pour une bouchée de cette pâte miraculeuse – version science-fictive de La Nappe magique et d’autres contes du même type –, les pauvres pêcheurs de l’île de Fair vont s’entretuer avant d’être phagocytés par des industriels sans scrupule, puis par l’Etat qui s’arroge le monopole du commerce de la pâte. Las ! Si le professeur Brojer, qui réservait son invention à l’éradication de la famine, n’avait déposé aucun brevet, il avait pour cela une bonne raison : le produit semblait en tous points parfait, mais ses expériences n’étaient pas encore achevées ! Or, alors que tout le monde, dans le pays et au-delà des frontières, semble posséder son pot de précieuse mixture, celle-ci commence à croître anormalement, à déborder, à envahir les maisons, jusqu’à s’étendre, invincible, sur terre comme à la surface des mers… L’humanité saura-t-elle trouver une parade à cette apocalypse grotesque et métastatique ?... La course effrénée au profit, l’impasse d’une éthique officielle corrompue par les enjeux économiques, l’espérance savamment entretenue par les marchands en la fin de tous les maux au moyen d’un produit-miracle, ont raison de la plus élémentaire prudence. En manipulant ainsi la vie, en substituant à une chaîne alimentaire traditionnelle un mode d’alimentation aussi nouveau qu’artificiel, le professeur Brojer savait que le pire était envisageable – mais n’en travaillait pas moins avec acharnement. Cela ne vous rappelle rien ? ORGANISMES GENETIQUEMENT MODIFIES. De même que le clonage humain ne devient problématique que s’il est considéré en termes fantaisistes plutôt que rationnels, de même ne condamnons ni ne portons aux nues les techniques transgénétiques – chez Beliaev, moraliste optimiste, point de technophobie, au contraire : le salut viendra encore de la science et de la technique. Soyons positivistes, gardons-nous donc de la cadavérique stase réactionnaire, mais montrons-nous inflexibles et refusons toute exploitation commerciale d’organismes transgéniques dont l’innocuité pour l’homme et pour son environnement, ne l’oublions jamais, reste encore à prouver…

    « La Lumière invisible », le second texte du recueil, s’avère lui aussi d’une sidérante modernité. Un médecin ambitieux (Kruss) permet à un aveugle (Dobbel) de voir non pas le monde visible tel que nous le voyons, mais seulement, grâce à un récepteur connecté à ses nerfs optiques, le monde électrique tel que le « voient » les galvanomètres. A la splendeur du paysage inédit qui s’offre à notre aveugle aux yeux électrique succède hélas rapidement la monotonie de la vie sociale : Dobbel, engagé par la Compagnie générale d’électricité au titre d’appareil vivant d’expérimentation, s’ennuie ferme. Kruss lui rend sa vision « normale ».  Dobbel, désormais privé d’emploi, orphelin des beautés de la « lumière invisible », voit comme vous et moi, mais le monde n’est-il pas d’une tristesse à pleurer ?... Ici, l’apport cybernétique est bien décrit comme une positive extension du corps humain, et non comme la profanation d’un temple sacré. Inutile de préciser que je souscris intégralement à cette vision prototranshumaniste des anthropotechniques.

    Dans la troisième nouvelle, « Monsieur le rire », un jeune ingénieur-mécanicien avide de réussite, Spaulding, entreprend de découvrir l’ultime secret du rire, source de succès assurés. Mais dès l’instant où il y parvient, au terme d’une implacable démarche rationnelle, Spaulding tue tout rire en lui. « Je me suis volé à moi-même… », lance-t-il au comble du désespoir (p. 283). Je ne résiste pas à l’envie de vous offrir la conclusion de ce texte aussi drôle que féroce : « Les plus grands artistes comiques finissent souvent dans une mélancolie noire, disait le médecin. Mais son jeune assistant, un original et un amateur de paradoxes, assurait que Spaulding avait été tué par l’esprit américain de mécanisation. » (p. 283)… Américain, vraiment ? Ou soviétique ?... Je suis décidément stupéfait de trouver dans les textes de ce Russe d’avant-guerre une telle acuité de regard – acuité, mais aussi ambivalence : ne cachons pas que chaque texte pourrait sans doute être interprété de très différente manière –, non seulement sur les forces à l’œuvre, soviétiques et capitalistes, mais encore sur la richesse et la complexité du progrès scientifique. Ici  en effet, vous l’aurez noté, ce n’est pas l’analyse du vivant en soi qui est condamnée, mais seulement la confusion de l’inerte et du métaphysique : considérer l’homme, qui est créature productrice d’âme, comme une simple machine – alors qu’il est une machine, certes, mais infiniment complexe, et que les choses de l’esprit relèvent de l’indéterminé –, est une grossière erreur passible de mécanisation du monde – où l’on en revient à Anders et à Dantec...

    Dans « Cap à l’ouest » enfin, dernier texte du Pain éternel, Beliaev se montre diablement ingénieux. Le « Grand Esprit », surhomme aux facultés mentales extraordinaires, fruit du long travail de scientifiques eugénistes, est sur le point de mourir. La communauté scientifique, affolée à l’idée de devoir se passer, même momentanément, des lumières d’un tel cerveau , lui demandent alors de chercher toutes affaires cessantes le moyen de prolonger sa propre vie, de façon à pouvoir mener à bien le projet en cours… Notre Grand Esprit, se basant sur les théories relativistes, a alors l’idée fantastique de s’installer avec son laboratoire et ses assistants dans une grande fusée volant indéfiniment vers l’ouest (c’est-à-dire dans le sens inverse de la rotation terrestre) à la vitesse, censée relativiser le déroulement du temps, de mille six cent soixante-six kilomètres et six dixièmes à l’heure. Le résultat est au-delà des espérances : le Grand Esprit ne vieillit plus mais… pour lui, comme pour les autres passagers, le temps s’est arrêté ! Pire : suite à une erreur de calcul après plusieurs rebondissements, le pilote augmente encore la vitesse de la fusée… dans laquelle un physicien envoyé en reconnaissance ne trouve que des bébés, tous morts à l’exception d’un seul, le Grand Esprit sauvé par son intelligence supérieure… Passons sur l’aspect scientifique du texte, en grande partie obsolète – même si demeure intact le mystère d’éventuels paradoxes temporels –, et saluons plutôt l’audace et l’humour mordant de Beliaev, qui pour un prétexte matérialiste que n’aurait pas renié le Parti, souffla à ses contemporains que c’est à l’ouest, seulement à l’ouest que le renouveau naîtrait…

     

    Il n’y a pas de hasard. « Ce n’est pas parce que deux nuages se rencontrent que l’éclair jaillit, écrivait Raymond Abellio, c’est afin que l’éclair jaillisse que les nuages se rencontrent ». Le Pain éternel surgit en France précisément au moment où nous avons cruellement besoin non de maîtres à penser (ce que ne sont ni le footballeur Lilian Thuram, ni le populiste Nicolas Sarkozy, pas plus d’ailleurs qu’Alain Finkielkraut[2]) mais de passeurs (stalkers) comme Alexandre Belaiev, réactionnaires ou progressistes, apocalyptiques ou utopistes, mais toujours prophétiques – des grands écrivains d’anticipation capables de nous faire entrevoir la « lumière invisible ».

     

    Tenez, puisque vous êtes encore là, j’en profite pour vous signaler aussi la parution le 5 janvier 2006 d’un inattendu Omnibus intitulé Catastrophes, brièvement présenté par Michel Demuth (« le malheur a commencé dès que le premier feu a été allumé »[3]) et réunissant des œuvres assez datées (Terre brûlée de John Christopher, Soleil vert de Harry Harrison, et le remarquable Génocides de Thomas Disch) et deux autres que je n’ai jamais lues (La fin du rêve de Philip Wyle et La Goélette des glaces de Michael Moorcock). Cinq romans cataclysmiques pour le prix d’un : largement de quoi reprendre du poil de la bête ! Le 21e siècle sera transhumain ou ne sera pas.



    [1] Après vérification, la traduction française d’un roman d’Alexandre Beliaev, L’Homme amphibie, est disponible depuis 1988 aux éditions Radouga (Moscou).

    [2] Alain Finkielkraut, dont on devine quelle fut la réaction au coup d’éclat de Marc-Edouard Nabe, en 1985, sur le plateau d’Apostrophes… ou celui de Renaud Camus dans son journal de 1994, La campagne de France...  Dénombrer les Juifs parmi les invités d’une émission, et dénombrer les Noirs dans le onze de départ de l’équipe de France de football, relève de la même logique.

    [3] M. Demuth, « La Terre gronde, le ciel tombe, il gèle en enfer… Les nouveaux voyages de Gulliver » in Catastrophes (Omnibus, 2006), p. IV.

  • Transpause

     

     

     

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    Retour du Transhumain le 30 décembre 2005.

     

  • Transhumanae Vitae

     

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    « Nous ne savions pas que les premiers embryons avortés dont on faisait des médicaments pour nourrissons malades ouvraient la voie aux gigantesques usines où, aux portes de nos villes, des milliers de nos semblables – oui, de nos semblables ! – sont chaque jour dépecés ?

     

    « Nous ne savions pas que les premières cultures de tissus destinés aux greffes des grands brûlés préparaient la justification humanitaire de la boucherie – oui, la boucherie ! – à l’étal de laquelle les alcooliques viennent aujourd’hui s’approvisionner en foies neufs et les tabagiques en poumons frais ?

     

    « Nous ne savions pas que les premiers bébés éprouvettes, qui nous attendrirent tant, n’étaient que les aînés de ces frères – oui, frères ! – que, sous le label commode de « clones », nous expédions crever par millions dans les incendies de nos usines, dans les radiations létales de nos centrales, dans les gaz toxiques de nos mines, sous les hautes pressions de nos océans ou sous les chenilles de nos chars d’assaut ?

     

    « Si nous ne savions pas, c’est que nous n’avons pas voulu entendre ceux qui savaient : […] – l’Église ringarde, l’Église réactionnaire, l’Église totalitaire, intolérante, inaccessible aux souffrances humaines, fermée aux progrès de la science, disions-nous, moi le premier […].

     

    « Nous ne savions pas ? En réalité, nous avions des yeux mais ne voulûmes point voir, des oreilles mais voulûmes rester sourds… »

     

    J.-M. Truong, Reproduction interdite.

     

    Reproduction Interdite, le premier roman de Jean-Michel Truong, paru en 1988, bien avant Le Successeur de pierre (1999) et Eternity Express (2003), était une oeuvre visionnaire, prophétique, à la fois terrifiante et d'une infinie tristesse, et reste à mon sens la meilleure fiction consacrée au clonage – thème qui obsède pourtant la science-fiction, mais qui y déverse aussi son lot de fantasmes et d’idées reçues. A l’heure où écrivains et journalistes s’interrogent vainement sur la possibilité et l’intérêt de « cloner le Christ » – quand bien même telle chose serait possible, nous n’obtiendrions qu’une copie génétique, un corps plu sou moins identique, mais certainement pas une copie du Christ lui-même –, à l’heure où  Raël et ses fidèles pathétiques défendent un scientisme amoral au nom d’une nouvelle et grotesque eschatologie, à l’heure où La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq, qui ne recourre à la figure du clone qu’à d’habiles fins morales et narratives, est mal compris par des médias et un poussah décérébrés, à l’heure donc où le clone vous devient aussi familier que votre ordinateur, une brutale mise au point s’imposait.

    Mon transhumanisme, je l’avais écrit en inaugurant ce blog critique, ne se conçoit qu’au point nodal des enseignements essentiels du Christ et de Zarathoustra, c’est-à-dire qu’il se propose de considérer aussi bien l’amour du prochain que l’amour du plus lointain : « Dans le plus strict respect de la dignité humaine – ce qui nous distingue fondamentalement (pour l’heure…) des machines, étrangères à toute notion d’empathie et seulement préoccupées, génétiquement pourrait-on dire, de leur réplication –, nul, à mon sens, n’est en mesure d’assigner une limite au champ de la connaissance, sinon pour combattre l’immarcescible volonté de puissance qui nous caractérise. ». Jamais paradoxe plus parfait. Le transhumanisme, la modification technique de l’homme par l’homme, est en effet le mode de l’homme, il le caractérise, mais ce faisant il creuse son propre tombeau, il s’enfonce inéluctablement au plus profond de la fosse de Babel. Le Successeur comme déhiscence de l’Homme. Les progrès du génie génétique me passionnent évidemment plus que quiconque, mais le clonage humain est une pratique imminente bien plus problématique que ce à quoi les journalistes nous préparent… Plus que la question, sans doute secondaire, de la construction de l’identité du sujet cloné – indistinction du sujet et de l’objet –, plus que l’arraisonnement de l’humain par la technologie – qui en fait a existé depuis qu’un primate s’est servi d’une pierre comme d’un outil : cet arraisonnement, en un sens, n’est rien d’autre que l’humanité comme process –, c’est aux prémices d’une solution finale auxquels vous assistez sans même vous en rendre compte – une douce apocalypse que vous cautionnez, qui insidieusement fait glisser l’être humain au rang de pièce de machine. Et vous, chers lecteurs, vous-mêmes êtes les agents serviles de ce nouvel holocauste.

    medium_reproduction_interdite.jpgSous forme de dossier d’instruction (transcriptions d'écoute, articles de journaux, lettres, etc.), Reproduction interdite déroule son implacable démonstration avec une rigueur, une froideur d’entomologiste qui renvoie au lecteur ses lâches compromissions. Le juge Norbert Rettinger, avec l'aide de la belle commissaire de police Nora Simonot, exhume une affaire d'ampleur internationale, mettant gravement en cause divers gouvernements et multinationales, et ébranlant la puissante industrie du clone. Nous sommes en France, en 2037. Les clones humains, génétiquement amputés d’une petite partie du cerveau et donc profondément débiles, sont depuis longtemps utilisés à des fins médicales (transplantations d'organes, transfusions sanguines, expériences diverses...), industrielles (recyclage des déchets...) et militaires (chair à canon), depuis que les dernières résistances d'ordre éthique ont été balayées grâce, entre autres, à l'acceptation par l'Eglise de la non-humanité du clone, désormais considéré comme un robot organique, sans plus de droit qu’un autocuiseur. Tout le monde s'en accommode, vous, moi, vos enfants, sauf quelques agitateurs subversifs volontiers qualifiés de terroristes fanatiques. Mais à la suite de divers rebondissements, les millions de clones « élevés » dans le camp CP24 doivent être supprimés, de la même façon qu’un cheptel d’animaux est aujourd’hui abattu dès que plane un soupçon de contamination par l'encéphalopathie spongiforme bovine. Entre temps, Rettinger aura appris à considérer les clones, qui pour lui n’étaient que de la chair à son service, comme ses égaux en droit.

    Vous n’y croyez pas ? Vous ne trouvez pas ce scénario crédible ? Détrompez vous. Pour Jean-Michel Truong, dont l’avertissement n’a évidemment pas été écouté – comme pour Peter Sloterdijk –, nos lois éthiques actuelles, notre contexte socio-économique, sont en train de constituer un terreau plus que favorable à l’institution d’un holocauste autorisé, officiel, politiquement correct, parce que la logique et l'ontologie mêmes de l'éthique, pour reprendre les mots de Sloterdijk, sont sinon impensées, du moins déformées par la répartition erronée de l'étant entre d'une part le spirituel, l'humain et d'autre part le concret, l'inhumain. C'est au nom de cette éthique dont vous vous réjouissez que l'horreur sera répétée encore et encore, sous vos yeux bienveillants. On parle déjà d’utiliser des organ bags, clones acéphales donc inhumains, qui constitueraient une réserve d’organes pour nos transplantations. Notre civilisation va bientôt être confrontée à un grave problème de conscience auquel l’Eglise, désormais réduite à son rôle de repoussoir réactionnaire – ce qu'elle est assurément –, n’apportera d’autre réponse qu’une indignation aussi prévisible qu’attendue – une lettre encyclique n’y changera rien –, à moins qu’elle refuse tout simplement d’accorder une âme aux clones, auquel cas le problème serait rapidement réglé. Ce que vous refusez d’admettre, chers lecteurs, chers agents exterminateurs de tous horizons, c’est que vous-mêmes accompagnerez l’abjection avec indifférence, avec intérêt, voire avec convoitise. Je l’affirme ici sans ambiguïté, au risque de me voir agoni d’injures : tolérer l’avortement, c’est entériner la future jurisprudence qui permettra l’usage intensif et industriel de clones auxquels sera refusée la dignité humaine.

    Je sais pertinemment qu’écrire cela, c’est s’exposer à de violentes attaques. Je sais qu’on m’accusera d’être un pro-life, moi qui me méfie des religions comme de la peste, mais qu’importe : au moins serez-vous prévenus, au moins agirez-vous en toute connaissance de cause, lorsque les premiers cas de clonage humain surviendront officiellement, lorsque, peut-être, la médecine ou une industrie vous proposeront de prolonger votre espérance de vie, ou celle de vos enfants, d’un, de dix ou de vingt ans grâce au clonage. Si l’avortement est toléré en effet, c’est parce que le législateur a décrété qu’un amas de cellule n’avait pas de dignité humaine. Or, comment convaincre ce même législateur qu’un clone au cerveau diminué, au corps déformé, ne pouvant assumer son rôle social de par sa nature même, devrait cependant bénéficier des mêmes droits que vous et moi ? Je vous vois venir… Les handicapés ? Non, eux ont été victimes d’un accident de la nature, quand les clones ne sont que des produits de fabrication. Aujourd’hui, certains scientifiques nous font admettre l’utilité médicale – indéniable – d’éventuels organes créés in vitro. En effet, si l’on vous dit aujourd’hui qu’en cas d’accident, votre rein ou votre foie peuvent être remplacés par un clone de l’original, avouez que vous êtes tentés… Si l’on vous dit que votre durée de vie peut être augmentée de plusieurs années si vous acceptez diverses transfusions et transplantations, si l’on remplace vos organes vieillissants par des modèles de première fraîcheur, avouez que quelles que soient vos convictions morales ou religieuses, vous ne pourrez que céder à vos rêves d’immortalité… « Mais oui, enfin, cher Transhumain, bien sûr que nous acceptons ! Un foie n’est pas un être humain, admettez au moins cette évidence ! » Un foie ? Et un fœtus ?... Mais admettons… Il est en fait très improbable que les laboratoires puissent dans un avenir relativement proche réussir cet exploit. Un organe ne se développe en effet que dans un environnement interactif : il n’acquiert sa forme qu’au cours de la morphogenèse. Autrement dit, le seul moyen techniquement envisageable de disposer d’organes de rechange est le clone. Lorsque les laboratoires avoueront leur échec, il sera trop tard : l’idée de transplantations médicales d’organes clonés sera déjà admise, solidement ancrée dans nos esprits trop avides d’une nouvelle jeunesse, d’une seconde chance. L’étape suivante, la production industrielle de clones à usage médical pourra alors commencer, et nous pouvons d’ores et déjà avancer qu’elle connaîtra un succès prodigieux – la recherche étant majoritairement financée par les industries, celles-ci devront inexorablement être payées en retour, et de façon plus conséquente que les dérisoires revenus de l’aide à la procréation…

    Alors l’être humain, déjà déconsidéré par l’Holocauste, déjà en voie de machinisation avancée, se dépossédera lui-même de sa propre humanité – je ne parle pas de son corps, qui pour moi n’est qu’un médium auquel nous pouvons avantageusement greffer diverses extensions, mais bien de son essence métaphysique –, car si le clone débile ou acéphale peut être dépecé, remplacé, fabriqué, réparé, nous-même éprouverons les plus grandes difficultés du monde à conserver notre dignité humaine. Nous ne serons plus que les pièces d’une machine utilitariste, celle que Maurice G. Dantec redoute tant dans Cosmos Incorporated, celle que Jean-Michel Truong, s’il la craint tout autant, espère voir succéder à cette humanité à jamais damnée par ses crimes. Et tout cela sera possible parce qu’un jour, nous avons décidé, pour des raisons que je me refuse ici de juger, qu’un fœtus n’accède à la dignité humaine qu’au terme de douze semaines d’aménorrhée, y compris lorsque l’intégrité de la mère n’est pas menacée. Il est certains combats où les conclusions matérialistes les plus athées rejoignent les positions spirituelles les plus intransigeantes...

     

  • Chromozone et Les Noctivores, deux tueries de Stéphane Beauverger

     

    « […] Pour la première fois, Justine perçoit l’effrayante totalité du monde. Des marées montantes de concepts corrodent ses convictions. Partout, des épiphénomènes, des micro-tourbillons, postulats réfractaires qui se noient sous le poids de leur partialité, ou diffusent leur éclatante hérésie jusqu’à devenir le courant dominant. A chaque seconde, des potentialités sont écartées, des décisions s’imposent. Sereine, la synthèse pulse ses certitudes jusqu’aux racines des dents serrées de Justine. La plénitude de la sphère humaine, insaisissable et intégralement accessible, à portée d’âme. L’équilibre, dans le mouvement toujours réinitialisé.
    Tout est là, simplement. »
    S. Beauverger, Les Noctivores.


     

    Si la SF contemporaine n’est pas aussi riche que celle des années soixante, soixante-dixson véritable « âge d’or » avec les chefs d’œuvre de Dick, Brunner, Spinrad, Disch, Silverberg, Jeury, Curval, Ballard, Herbert, Vonnegut, etc. ―, certaines voix parviennent malgré tout à s’élever au-dessus des gargouillis de la soupe terminale des lettres françaises, et à nous soumettre leurs visions cauchemardesques ou fantasmatiques de notre avenir et de nos espaces intérieurs. Ces Voix, il nous faut le reconnaître, évoluent le plus souvent aux marges des genres, plutôt dans l’Entre-Mondes évoqué par Francis Berthelot dans son guide de lecture paru en Folio SF, c’est-à-dire à la jonction d’un réel technologique interdisant toute transcendance et d’un imaginaire personnel, que dans les limites vitrifiées des genres eux-mêmes ; ces Voix, en somme, font ce qu’elles peuvent pour donner corps au réel ― un corps forcément schizophrénique ―, pour que jamais ne s’éteigne la flamme d’une littérature d’abord menacée par elle-même, ou plutôt par son envers. Tandis que les bataillons de littérateurs qui envahissent bibliothèques et librairies avec la précision des automates de Métropolis n’animent qu’une langue morte, décomposée, ces Voix déconstruisent les lois du monde et de la narration pour mieux les réinventer. Ces Voix, aujourd’hui en France, ont pour nom Xavier Mauméjean (auteur du remarquable Car je suis légion aux éditions Mnémos, sur lequel je reviendrai dès que possible), Fabrice Colin (je vous parlerai bientôt de son magnifique Or not to be, et sans doute de son nouveau roman à paraître en janvier, Kathleen, tous deux chez L’Atalante), Maurice G. Dantec, Alain Damasio (je ne répèterai jamais assez combien La Horde du contrevent est une œuvre prodigieuse), Antoine Volodine (qui poursuit son chemin à nul autre pareil avec une constance rare, de son premier roman, Biographie comparée de Jorian Murgrave, à son dernier en date, Bardo or not Bardo), Alain Fleischer (étrange et apocalyptique La Hache et le violon), Christophe Claro (pour ses récits personnels mais aussi et surtout pour son immense travail de l’ombre) ou Michel Houellebecq. A cette liste des insurgés du Verbe, certainement pas exhaustive mais qui prouve que la carte des nouvelles constellations littéraires reste encore à dresser, peut-être pourrons-nous dans un proche avenir ajouter Stéphane Beauverger. Ce dernier n’a sans doute pas encore l’envergure des Voix solitaires citées, mais à lire ses deux premiers thrillers d’anticipation, Chromozone et Les Noctivores (en attendant le dernier tome de la trilogie, La Cité nymphale), on retrouve un peu de cette énergie explosive des premiers Dantec, de La Sirène rouge à Babylon Babies, et l’on se dit que leur auteur pourrait bien nous réserver quelques surprises. Je reprends ici, en la développant, une courte critique de Chromozone parue dans Trans/Fictions[1] (fanzine prometteur dirigé par mon collaborateur à Galaxies, Xavier Bruce), que je complète de ma récente lecture des Noctivores.

     

    medium_chromozone.5.jpgChromozone est un récit choral, à l’anglo-saxonne, qui nous fait suivre en alternance et à la troisième personne les aventures de Gemini — jeune prisonnier d’un camp de réfugiés dominé par les violents Keltics —, de Teitomo — flic pur et dur qui travaille pour le plus offrant dans les « zones de couleur » communautaires de Marseille —, d’Ogre — machine à tuer pour qui « il n’y a plus de place en ce monde pour la bêtise », véritable leitmotiv du roman —, de Justine — femme (à poigne) de l’inventeur d’un éventuel antivirus révolutionnaire —, et de Khaleel — homme génétiquement modifié qui traite les informations phéromoniques et fournit ses synthèses sous forme de sueur, avant de se découvrir un effrayant don de prescience… Dans ce futur proche en effet, les technologies informatiques ont été anéanties par un mégavirus militaire, le « Chromozone », qui a contraint les consortiums et multinationales à développer un nouveau mode de communication et de stockage de l’information : les phéromones… La catastrophe a eu une autre grave conséquence : les nations ont éclaté en communautés, en territoires ethniques ou tribaux — Beauverger n’est cependant jamais caricatural —, abandonnant l’ordre public et la justice à des milices privées — c’est la loi de la jungle urbaine ; dans Chromozone, seuls les plus forts et les plus malins survivent, souvent au détriment des autres.
    S’il n’atteint pas les sommets himalayens de son prédécesseur déjà culte aux éditions la Volte (La Horde du contrevent), Chromozone n’en est pas moins un remarquable thriller d’anticipation — le meilleur, peut-être, en France, depuis Babylon Babies de Maurice G. Dantec. Plus fantaisiste, peut-être, que Forteresse de Georges Panchard ou Cosmos Incorporated, mais aussi plus inventif. Dans ce roman nerveux et post-apocalyptique — on pense également, ce n’est pas un maigre compliment, au Norman Spinrad de Rock machine —, dans ce nuage d’orageuse noirceur donc, Beauverger ménage cependant d’essentiels îlots de lumière : ses personnages, quels qu’ils soient — hormis la faction Orage —, conservent jusqu’au bout quelques fragments d’humanité ; ils s’entraident, ils s’aiment — ils vivent. Le moins étonnant sans doute, dans ce que son auteur annonce comme le premier titre d’une trilogie, n’est pas le style percutant, incisif, d’un écrivain qui ne craint pas de risquer parfois un style ampoulé — un écrivain dont les audaces s’avèrent finalement payantes ― qui rend admirablement compte de l’atmosphère explosive de son récit. Beauverger, c’est une bonne et grande nouvelle — c’est aussi, à la réflexion, ce qui le rapproche d’Alain Damasio —, ne se contente pas de raconter (ce qu’il fait pourtant avec une maîtrise évidente), il écrit aussi avec une jubilation, avec une conviction dont les peine-à-jouir de la littérature germanopratine sans estomac devraient s’inspirer toutes affaires cessantes, et qui nous font oublier ses quelques maladresses : « Fleurs corrosives et magnifiques, des bouffées de haine s’ouvraient en corolles sanglantes sur l’écran sensible de son front. Il était un jardin, parsemé d’orchidées primitives et carnivores exprimant le feu et le sang qui se répandaient dans la cité. La rage révélée allait dévorer quiconque l’empêcherait de s’épanouir et tout effort de modération serait vain. Le temps était venu de jeter à bas les espoirs en un progrès corrompu. »


    medium_les_noctivores.2.jpgLa narration des Noctivores, suite directe du précédent, est plus linéaire. Huit ans après les massacres de Marseille, une version mutante du virus Chromozone qui exacerbe la violence de ses hôtes divise le territoire entre « zombies » contaminés et éléments « sains ». Deux génies se disputent alors le pouvoir : Khaleel, le prophète doué de prescience reclus dans son bunker, a développé un contre-virus technologique aux effets insidieux tandis que Peter Lerner, inexpugnable démiurge à l’origine de la pandémie, phagocyte littéralement l’humanité avec ses hordes de Noctivores. Cendre, jeune Sauveur des Soubiriens Révélés doué d’un terrifiant pouvoir ― par la prière, il foudroie les porteurs du virus ― et jeté au cœur du maelström, devient l’enjeu de ces deux grands manipulateurs. Mais quand les renégats d’Ouessant et les bombardiers Chamans s’en mêlent, le chaos menace de détruire cet ordre précaire. Comme l’assènent sans arrêt les sbires post-humains de Peter Lerner, « il est peut-être temps d’en finir avec la violence »…

    Si techniquement Stéphane Beauverger maîtrise son sujet, il faut cependant attendre le dernier tiers du roman pour qu’enfin son explosivité se libère totalement. La linéarité sied mal en effet à son style sec, brutal, et à son imaginaire composite qu’on devine influencé par les univers hypertextuels des jeux vidéos et des technologies numériques ― ainsi défragmentée, sa prose nerveuse aux dialogues virils menace à tout moment (sans vraiment perdre pied) de sombrer dans les pires clichés du roman de gare. Mais une fois atteint le point de convergence du récit, une fois les pièces du puzzle assemblées, la tuerie peut enfin commencer. Beauverger n’est jamais aussi à l’aise que dans les scènes d’action, animées d’un souffle hors du commun (le souffle, dénominateur commun des livres publiés par la Volte). C’est également dans cette dernière partie que nous est dévoilée la véritable nature des Noctivores, brillante idée à l’origine de ces courtes « Interfaces » enchâssées ça et là, entre deux chapitres. Les Noctivores, s’ils conservent leur individualité physique, sont une entité informationnelle unique, alimentée par les pensées de chacun de ses membres ― tous contaminés par le Chromozone. Une Gestalt agglomérée autour de la personnalité dominante (et démoniaque, comme le suggère l’auteur plusieurs fois) de Peter Lerner lui-même, comme réponse définitive ― solution finale ― à la bêtise et à la violence humaines ― version destroy des clones asexués de l’épilogue des Particules élémentaires ou des frères-clones reliés de ma nouvelle Pater Noster. L’enjeu du triptyque est ainsi le choix impossible que l’humanité s’apprête à faire malgré elle, et auquel nous confrontent tous les grands romans d’anticipation : soit nous suivons la voie de la déshumanisation, la servitude volontaire, l’engloutissement dans la Machine-Monde qui caractérise l’Occident moderne, soit nous lui résistons, l’arme au poing, au risque du terrorisme et de la barbarie ― mais avec l’espoir d’une illumination. Combattre le Mal par le Mal, ou épouser sa cause... Comme pour Dantec, le salut n’est ici sans doute possible que par un inflexible réenchantement du monde. Chez Beauverger, cet espoir est incarné par Gemini, le héros castré de Chromozone qui n’use de la violence qu’en dernière extrémité (et qui, ayant choisi son nom, tente de reprendre les rênes de son existence), et par le couple amoureux des Noctivores, Cendre et Lucie ― Cendre, dont la parole ironiquement pieuse clôt le roman sur une note terriblement ambiguë : « L’extase vient. ». Ou l'Apocalypse...



    [1] Vous pouvez vous procurer le N°1 de Trans/Fictions en contactant Xavier Bruce à l’adresse suivante : transfictions@aol.com. A lire, entre autres, des textes consacrés à Chuck Palahniuk, Régis Jauffret, Hubert Selby Jr, Philip K. Dick et David Peace.