Transhumanae Vitae (19/12/2005)

 

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« Nous ne savions pas que les premiers embryons avortés dont on faisait des médicaments pour nourrissons malades ouvraient la voie aux gigantesques usines où, aux portes de nos villes, des milliers de nos semblables – oui, de nos semblables ! – sont chaque jour dépecés ?

 

« Nous ne savions pas que les premières cultures de tissus destinés aux greffes des grands brûlés préparaient la justification humanitaire de la boucherie – oui, la boucherie ! – à l’étal de laquelle les alcooliques viennent aujourd’hui s’approvisionner en foies neufs et les tabagiques en poumons frais ?

 

« Nous ne savions pas que les premiers bébés éprouvettes, qui nous attendrirent tant, n’étaient que les aînés de ces frères – oui, frères ! – que, sous le label commode de « clones », nous expédions crever par millions dans les incendies de nos usines, dans les radiations létales de nos centrales, dans les gaz toxiques de nos mines, sous les hautes pressions de nos océans ou sous les chenilles de nos chars d’assaut ?

 

« Si nous ne savions pas, c’est que nous n’avons pas voulu entendre ceux qui savaient : […] – l’Église ringarde, l’Église réactionnaire, l’Église totalitaire, intolérante, inaccessible aux souffrances humaines, fermée aux progrès de la science, disions-nous, moi le premier […].

 

« Nous ne savions pas ? En réalité, nous avions des yeux mais ne voulûmes point voir, des oreilles mais voulûmes rester sourds… »

 

J.-M. Truong, Reproduction interdite.

 

Reproduction Interdite, le premier roman de Jean-Michel Truong, paru en 1988, bien avant Le Successeur de pierre (1999) et Eternity Express (2003), était une oeuvre visionnaire, prophétique, à la fois terrifiante et d'une infinie tristesse, et reste à mon sens la meilleure fiction consacrée au clonage – thème qui obsède pourtant la science-fiction, mais qui y déverse aussi son lot de fantasmes et d’idées reçues. A l’heure où écrivains et journalistes s’interrogent vainement sur la possibilité et l’intérêt de « cloner le Christ » – quand bien même telle chose serait possible, nous n’obtiendrions qu’une copie génétique, un corps plu sou moins identique, mais certainement pas une copie du Christ lui-même –, à l’heure où  Raël et ses fidèles pathétiques défendent un scientisme amoral au nom d’une nouvelle et grotesque eschatologie, à l’heure où La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq, qui ne recourre à la figure du clone qu’à d’habiles fins morales et narratives, est mal compris par des médias et un poussah décérébrés, à l’heure donc où le clone vous devient aussi familier que votre ordinateur, une brutale mise au point s’imposait.

Mon transhumanisme, je l’avais écrit en inaugurant ce blog critique, ne se conçoit qu’au point nodal des enseignements essentiels du Christ et de Zarathoustra, c’est-à-dire qu’il se propose de considérer aussi bien l’amour du prochain que l’amour du plus lointain : « Dans le plus strict respect de la dignité humaine – ce qui nous distingue fondamentalement (pour l’heure…) des machines, étrangères à toute notion d’empathie et seulement préoccupées, génétiquement pourrait-on dire, de leur réplication –, nul, à mon sens, n’est en mesure d’assigner une limite au champ de la connaissance, sinon pour combattre l’immarcescible volonté de puissance qui nous caractérise. ». Jamais paradoxe plus parfait. Le transhumanisme, la modification technique de l’homme par l’homme, est en effet le mode de l’homme, il le caractérise, mais ce faisant il creuse son propre tombeau, il s’enfonce inéluctablement au plus profond de la fosse de Babel. Le Successeur comme déhiscence de l’Homme. Les progrès du génie génétique me passionnent évidemment plus que quiconque, mais le clonage humain est une pratique imminente bien plus problématique que ce à quoi les journalistes nous préparent… Plus que la question, sans doute secondaire, de la construction de l’identité du sujet cloné – indistinction du sujet et de l’objet –, plus que l’arraisonnement de l’humain par la technologie – qui en fait a existé depuis qu’un primate s’est servi d’une pierre comme d’un outil : cet arraisonnement, en un sens, n’est rien d’autre que l’humanité comme process –, c’est aux prémices d’une solution finale auxquels vous assistez sans même vous en rendre compte – une douce apocalypse que vous cautionnez, qui insidieusement fait glisser l’être humain au rang de pièce de machine. Et vous, chers lecteurs, vous-mêmes êtes les agents serviles de ce nouvel holocauste.

medium_reproduction_interdite.jpgSous forme de dossier d’instruction (transcriptions d'écoute, articles de journaux, lettres, etc.), Reproduction interdite déroule son implacable démonstration avec une rigueur, une froideur d’entomologiste qui renvoie au lecteur ses lâches compromissions. Le juge Norbert Rettinger, avec l'aide de la belle commissaire de police Nora Simonot, exhume une affaire d'ampleur internationale, mettant gravement en cause divers gouvernements et multinationales, et ébranlant la puissante industrie du clone. Nous sommes en France, en 2037. Les clones humains, génétiquement amputés d’une petite partie du cerveau et donc profondément débiles, sont depuis longtemps utilisés à des fins médicales (transplantations d'organes, transfusions sanguines, expériences diverses...), industrielles (recyclage des déchets...) et militaires (chair à canon), depuis que les dernières résistances d'ordre éthique ont été balayées grâce, entre autres, à l'acceptation par l'Eglise de la non-humanité du clone, désormais considéré comme un robot organique, sans plus de droit qu’un autocuiseur. Tout le monde s'en accommode, vous, moi, vos enfants, sauf quelques agitateurs subversifs volontiers qualifiés de terroristes fanatiques. Mais à la suite de divers rebondissements, les millions de clones « élevés » dans le camp CP24 doivent être supprimés, de la même façon qu’un cheptel d’animaux est aujourd’hui abattu dès que plane un soupçon de contamination par l'encéphalopathie spongiforme bovine. Entre temps, Rettinger aura appris à considérer les clones, qui pour lui n’étaient que de la chair à son service, comme ses égaux en droit.

Vous n’y croyez pas ? Vous ne trouvez pas ce scénario crédible ? Détrompez vous. Pour Jean-Michel Truong, dont l’avertissement n’a évidemment pas été écouté – comme pour Peter Sloterdijk –, nos lois éthiques actuelles, notre contexte socio-économique, sont en train de constituer un terreau plus que favorable à l’institution d’un holocauste autorisé, officiel, politiquement correct, parce que la logique et l'ontologie mêmes de l'éthique, pour reprendre les mots de Sloterdijk, sont sinon impensées, du moins déformées par la répartition erronée de l'étant entre d'une part le spirituel, l'humain et d'autre part le concret, l'inhumain. C'est au nom de cette éthique dont vous vous réjouissez que l'horreur sera répétée encore et encore, sous vos yeux bienveillants. On parle déjà d’utiliser des organ bags, clones acéphales donc inhumains, qui constitueraient une réserve d’organes pour nos transplantations. Notre civilisation va bientôt être confrontée à un grave problème de conscience auquel l’Eglise, désormais réduite à son rôle de repoussoir réactionnaire – ce qu'elle est assurément –, n’apportera d’autre réponse qu’une indignation aussi prévisible qu’attendue – une lettre encyclique n’y changera rien –, à moins qu’elle refuse tout simplement d’accorder une âme aux clones, auquel cas le problème serait rapidement réglé. Ce que vous refusez d’admettre, chers lecteurs, chers agents exterminateurs de tous horizons, c’est que vous-mêmes accompagnerez l’abjection avec indifférence, avec intérêt, voire avec convoitise. Je l’affirme ici sans ambiguïté, au risque de me voir agoni d’injures : tolérer l’avortement, c’est entériner la future jurisprudence qui permettra l’usage intensif et industriel de clones auxquels sera refusée la dignité humaine.

Je sais pertinemment qu’écrire cela, c’est s’exposer à de violentes attaques. Je sais qu’on m’accusera d’être un pro-life, moi qui me méfie des religions comme de la peste, mais qu’importe : au moins serez-vous prévenus, au moins agirez-vous en toute connaissance de cause, lorsque les premiers cas de clonage humain surviendront officiellement, lorsque, peut-être, la médecine ou une industrie vous proposeront de prolonger votre espérance de vie, ou celle de vos enfants, d’un, de dix ou de vingt ans grâce au clonage. Si l’avortement est toléré en effet, c’est parce que le législateur a décrété qu’un amas de cellule n’avait pas de dignité humaine. Or, comment convaincre ce même législateur qu’un clone au cerveau diminué, au corps déformé, ne pouvant assumer son rôle social de par sa nature même, devrait cependant bénéficier des mêmes droits que vous et moi ? Je vous vois venir… Les handicapés ? Non, eux ont été victimes d’un accident de la nature, quand les clones ne sont que des produits de fabrication. Aujourd’hui, certains scientifiques nous font admettre l’utilité médicale – indéniable – d’éventuels organes créés in vitro. En effet, si l’on vous dit aujourd’hui qu’en cas d’accident, votre rein ou votre foie peuvent être remplacés par un clone de l’original, avouez que vous êtes tentés… Si l’on vous dit que votre durée de vie peut être augmentée de plusieurs années si vous acceptez diverses transfusions et transplantations, si l’on remplace vos organes vieillissants par des modèles de première fraîcheur, avouez que quelles que soient vos convictions morales ou religieuses, vous ne pourrez que céder à vos rêves d’immortalité… « Mais oui, enfin, cher Transhumain, bien sûr que nous acceptons ! Un foie n’est pas un être humain, admettez au moins cette évidence ! » Un foie ? Et un fœtus ?... Mais admettons… Il est en fait très improbable que les laboratoires puissent dans un avenir relativement proche réussir cet exploit. Un organe ne se développe en effet que dans un environnement interactif : il n’acquiert sa forme qu’au cours de la morphogenèse. Autrement dit, le seul moyen techniquement envisageable de disposer d’organes de rechange est le clone. Lorsque les laboratoires avoueront leur échec, il sera trop tard : l’idée de transplantations médicales d’organes clonés sera déjà admise, solidement ancrée dans nos esprits trop avides d’une nouvelle jeunesse, d’une seconde chance. L’étape suivante, la production industrielle de clones à usage médical pourra alors commencer, et nous pouvons d’ores et déjà avancer qu’elle connaîtra un succès prodigieux – la recherche étant majoritairement financée par les industries, celles-ci devront inexorablement être payées en retour, et de façon plus conséquente que les dérisoires revenus de l’aide à la procréation…

Alors l’être humain, déjà déconsidéré par l’Holocauste, déjà en voie de machinisation avancée, se dépossédera lui-même de sa propre humanité – je ne parle pas de son corps, qui pour moi n’est qu’un médium auquel nous pouvons avantageusement greffer diverses extensions, mais bien de son essence métaphysique –, car si le clone débile ou acéphale peut être dépecé, remplacé, fabriqué, réparé, nous-même éprouverons les plus grandes difficultés du monde à conserver notre dignité humaine. Nous ne serons plus que les pièces d’une machine utilitariste, celle que Maurice G. Dantec redoute tant dans Cosmos Incorporated, celle que Jean-Michel Truong, s’il la craint tout autant, espère voir succéder à cette humanité à jamais damnée par ses crimes. Et tout cela sera possible parce qu’un jour, nous avons décidé, pour des raisons que je me refuse ici de juger, qu’un fœtus n’accède à la dignité humaine qu’au terme de douze semaines d’aménorrhée, y compris lorsque l’intégrité de la mère n’est pas menacée. Il est certains combats où les conclusions matérialistes les plus athées rejoignent les positions spirituelles les plus intransigeantes...

 

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