Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Fin de partie - Page 49

  • Hou Hsiao-hsien - 2 - Les Fleurs de Shanghai (1998)

     

    medium_les_fleurs_de_shanghai.2.jpg

     

    Avec Les Fleurs de Shanghai – adapté d’un roman de Han Ziyun –, Hou Hsiao-hsien réalisait un chef d’œuvre fascinant, très différent de ses autres films, immergeant le spectateur dans les fumées opiacées des intérieurs chinois de maisons closes de la fin du XIXe siècle. En trente-huit plans-séquences d’une stupéfiante beauté, systématiquement séparés par de lents fondus au noir, Les Fleurs de Shanghai  entrelace trois intrigues se déroulant dans quatre « maisons de fleurs », riches établissements de prostitution sis dans les enclaves internationales de Shanghai. Rubis (Michiko Hada), courtisane de l’enclave Hufang, reproche à M. Wang (Tony Leung Chiu-wai) de la tromper avec la douce Jasmin (Hsiao-Hui Wei), qui officie dans l’enclave Hexing de l’est de Shanghai ; dans l’enclave Gongyang, Perle (Carina Lau) arbitre les querelles et jalousies de ses cadettes et tente d’arranger un mariage entre Jade (Shuan Fang) et le jeune M. Zhu ; enfin Emeraude (Michelle Reis), de l’enclave Shangren, négocie âprement, avec sa patronne, les conditions de sa « libération », c’est-à-dire de son union avec M. Luo (Jack Kao).

    L’apparente complexité de ce récit plus qu’elliptique – voire lacunaire –, est atténuée par l’utilisation de noms aisément mémorisables – Perle, Rubis, Jade… –, étroitement liés aux dominantes chromatiques de chaque appartement que nous visitons au gré des fréquentations des personnages masculins. De cette façon, le spectateur n’est jamais rejeté à l’extérieur du film, comme dans les œuvres précédentes de Hou qui imposaient une forte distanciation ; il est au contraire happé par son unité esthétique, captif de son ambiance feutrée, terriblement dépaysante et cependant immédiatement confortable – aux antipodes cependant du confort uniforme, formaté du cinéma dominant. Entièrement tourné en intérieurs, Les Fleurs de Shanghai brille en effet de prime abord par la splendeur et l’opulence de ses décors, par l’élégance de ses costumes et par la picturalité de sa photographie, mis en valeur par la profondeur de champ. En dépit de la subtile et quasi constante mobilité de la caméra, les plans paraissent ainsi toujours parfaitement composés, jouant à merveille des foyers lumineux – le plus souvent des lampes à huile, parfois une fenêtre filtrant la lumière déclinante du soir – et de tous les éléments à l’intérieur du cadre – y compris les acteurs eux-mêmes, modèles dont les états d’âme, enfouis sous un épais vernis social, nous émeuvent moins que leur présence miraculeuse. Il ne serait pas exagéré d’affirmer que chaque image du film est semblable à un tableau de grand peintre, même si, comme nous allons le voir, c’est le film dans son ensemble, exploitant toutes les possibilités du cinématographe, qui finit par composer une œuvre exceptionnelle.

    Mais c’est par sa mise en scène, moins dictée, en dépit des apparences, par un quelconque formalisme que par une cohérence interne, que le film réussit pleinement à maintenir notre immersion dans cette bulle d'espace-temps. Peu importe d’ailleurs, à cet égard, que la reconstitution soit fidèle : Les Fleurs de Shanghai ressemble plutôt à un rêve langoureux, réminiscence d’un passé pour nous exotique, filmé comme une fresque naturaliste – en plans-séquences. Alain Bergala, dans l’ouvrage que les Cahiers du cinéma ont consacré au réalisateur, a très justement identifié le clivage à l’origine de ce charme (au sens de sort de magie) qu’opère le film sur le spectateur, et qui selon lui « tient à ce rêve d’une société où sur chacune des trois scènes de l’argent, des mots et des sentiments, nous pourrions jouer un rôle qui n’ait aucune obligation de cohérence avec ceux que nous jouons sur les deux autres. Cet allégement de l’obligation de coïncider avec soi-même, ce film nous en procure, comme par l’effet d’une drogue ou de l’hypnose, une image-milieu dans laquelle nous immerger : l’écrin est en fait un bocal rempli d’une solution de densité inconnue dans laquelle le je du spectateur peut faire l’expérience délicieuse d’un état d’allègement de soi et de flottaison inouïe du langage ». La théâtralité de l’intrigue est altérée par son traitement purement cinématographique : tandis qu’au théâtre textes et scénographie sont inextricablement liés, ils sont ici partiellement dissociés – les personnages sont tous prisonniers des conventions sociales, quand leur parole reste outrageusement libre.

    Dès le premier plan-séquence, admirable, Hou Hsiao-hsien annonce la couleur. Après une ouverture au noir, la caméra plane nonchalamment, durant sept minutes et quarante-cinq secondes, entre les convives d’un repas animé et bien arrosé ; notre attention est d’emblée comme engourdie par les notes traînantes et mélancoliques d’une musique extra-diégétique. Déjà, nous sommes plongés dans un état proche de l’hypnose. Les convives, riches clients de ces lieux – une maison close, évidemment –, boivent, mangent, jouent à ce qui nous semble être une variante de « pierre, feuille, ciseaux », se chambrent les uns les autres et s’amusent des rivalités des courtisanes. Parmi eux, légèrement en retrait, l’air soucieux, M. Wang / Tony Leung Chiu-wai, reste muet. Après un long moment (cinq minutes et trente secondes), ce dernier quitte la table. L’un des convives (M. Hong, que nous retrouverons dans la plupart des scènes, tirant les fils des différentes intrigues, tel un maître de marionnettes) explique alors la situation délicate de M. Wang, partagé entre ses « obligations » envers Rubis – qui en raison de l’attachement exclusif de ses services à celui-ci, a contracté de nombreuses dettes –, et ses inclinations pour Jasmin. Les clients reprennent leurs jeux et leurs discussions animées : fondu au noir.

    Le film alterne ensuite les scènes plus ou moins intimes, où s’expriment les désirs et frustrations des individus, et les scènes de groupe comme celle que nous venons de décrire. Il n’est cependant plus question, comme dans Goodbye South, Goodbye, de distinguer avec netteté tensions sociales et évasion : dans Les Fleurs de Shanghai, où l’extérieur reste invisible, tout n’est qu’apparences, codes et attitudes. L’action proprement dite, l’expression des passions n’y sont jamais montrées, si l’on excepte une chaste étreinte de réconciliation entre Rubis et M. Wang, une séquence plus violente dans laquelle M. Wang, ivre, casse et renverse les meubles de l’appartement de Rubis, et une autre dans laquelle nous assistons à une tentative d’empoisonnement. A l’exception de ces rares scènes « dramatiques » donc, faux paroxysmes qui ne rompent nullement le rythme lancinant du film, tous les faits importants (disputes, infidélités, etc.) demeurent hors-cadre et sont commentés par des tiers, tandis que chacun obéit aux obligations de sa condition – les hommes bavardent et fument l’opium ; les femmes, oppressées par ce terrible entrelacs de codes et de rituels, n’ont d’autre choix, pour exister en tant qu'individus à part entière, que d’intriguer entre elles ou de préparer le rachat de leur liberté par leurs « amants ». La microsociété dépeinte par le film, dominée par les puissantes tenancières des maisons, est extrêmement codifiée, soumise à des contraintes économiques et à des règles aussi rigides qu’innombrables, qui enferment les personnages dans des rôles étroits et apparemment immuables d’où tout libre-arbitre paraît exclu. Le cadre évoque La Rue de la honte (1956) ou Femmes de la nuit (1948) de Kenji Mizoguchi, mais le décalage hors-champ des émotions et le filmage frontal, rappellent plutôt les dernières oeuvres de Yasujiro Ozu, de Voyage à Tokyo (1953) au Goût du saké (1962), dont la mise en scène dépouillée reflète les carcans sociaux dans lesquels évoluent les personnages.

    Bien que la totalité du film se déroule dans des maisons closes, le sexe y est remarquablement absent, de même que toute forme d’érotisme, même suggéré. La pudeur chinoise revendiquée par le réalisateur n’y est sans doute pas étrangère, mais concrètement, et pour nous en tenir à une lecture textuelle, ce jeu d'étiquettes, d'obligations et de conventions interdit toute sensualité, ou du moins la repousse en ses alcôves, dans la plus stricte intimité – c’est-à-dire hors-cadre – dont on se demande d’ailleurs, à constater la présence constante de tierces personnes (amis, courtisanes, serviteurs…) si elle existe vraiment... Se retrouver seul à seul, pour la courtisane et son amant, relève de la gageure. Cette inhibition des passions, dont nous ne voyons que l’écume, ce refoulement des désirs sexuels et des rapports charnels, contribuent grandement à nous maintenir sous le charme. Nous avons en effet l’impression, dès les premières images, d’être introduits en des lieux magiques, secrets, clos, où le temps paraît suspendu, et d’où toute action dramatique, nous l’avons vu, est irrémédiablement bannie. On mange, on boit, on fume, on parle. Les passions, littéralement indicibles dans le contexte ultra-codifié des maisons closes, sont refoulées hors du jeu social – et donc, hors de l’image puisque la caméra, jamais inquisitrice, n’est que l’œil d’un invisible observateur opiomane. L’usage systématique du plan-séquence – refus de découper l’espace et le temps – et du fondu au noir – refus de rompre brutalement l’harmonie –, renforcent cette impression tenace. Prisonnière des couleurs chaudes des maisons de prostitution, la caméra, discrète, indolente, ne cesse de se mouvoir en lentes volutes autour des modèles, d’un foyer lumineux à un autre – comme M. Wang, ballotté entre Rubis et Jasmin ; comme le spectateur, dont l’attention est clivée – dans un espace conçu comme un aquarium.

    La bande-son, enfin, n’est pas moins remarquable. Les voix des personnages nous parviennent ouatées, comme murmurées à l’oreille, seules au monde comme la voix de l’hypnotiseur, indépendamment de la place des acteurs par rapport à la caméra. La musique surtout, presque omniprésente mais le plus souvent dissimulée en arrière-fond, parfois inaudible, parachève l’œuvre du maître. « La musique, répétitive et lancinante, écrit Alain Bergala dans son excellente analyse, participe à ce décollage du spectateur, convié à se dédoubler entre le je qui voit et le je qui entend, et qui a compris dès le début du film qu’il n’a plus qu’à se laisser bercer par le roulis narratif, à attendre passivement le retour de ces figures qui tissent très lentement quelques fils d’une histoire sans commencement ni fin, dont M. Hong, à la fois omniprésent et hors-jeu, serait la navette ».

    Le secret des Fleurs de Shanghai réside dans la rigoureuse cohérence des choix de mises en scène de son réalisateur. Il ne s’agit pas avec ce film de réaliser une fresque historique naturaliste, ni même d’assurer une quelconque fonction édifiante de l’art – les luttes et rivalités des protagonistes nous demeurent étrangers, propres à une époque, à une contrée, à une situation données –, mais de figurer, avec les moyens du cinéma, les enjeux d’une société strictement codifiée. D’une certaine manière – éloignons-nous, rien qu’un instant, de notre approche structuraliste –, le chef d’œuvre de Hou Hsiao-hsien n’est rien de moins qu’une réponse allégorique cinglante, virtuose et inflexible, au dogme du cinéma spectaculaire, pas moins ritualisé que les maisons closes du film. Au montage cut frénétique et quasi grammatical des productions hollywoodiennes, Hou oppose des plans-séquences parfois très longs mais rarement statiques, et de doux fondus au noir ; à l’outrancière dramatisation des fictions les plus prisées des (télé)spectateurs, il oppose l’éradication radicale de toute action ; à la progression classique de l’intrigue, le modernisme d’une histoire sans commencement ni fin ; au jeu artificiel des acteurs professionnels, l’abandon bressionnien de tous les gimmicks au profit d’un vérisme qui jaillit des corps, des voix et des situations ; au « mickeymousing[1] » des blockbusters d’orient et d’occident, il oppose un nappage musical discret et déconnecté d'éventuels rebondissements.

    Les décors et les costumes de toute beauté, une musique hypnotique, une caméra tantôt planante, tantôt pendulaire, qui se meut placide dans l’espace comme un poisson dans un aquarium, moins guidée, du moins en apparence, par la narration que par la lumière, par les couleurs, par les mouvements et par les sons, la retenue magistrale de Tony Leung Chiu-wai, font des Fleurs de Shanghai l’un des films les plus ensorcelants de l’histoire du cinéma.

    medium_fleurs_de_shanghai.3.jpg


    [1] Mickeymousing : accentuation exagérée, voire redoublement de l’action visuelle, par la musique. Les films de Luc Besson – il n’est pas seul, hélas – en proposent de nombreux exemples…
  • Hou Hsiao-hsien - 1 - Goodbye South, Goodbye (1996)

     

    medium_goodbye.3.jpg

     

    J’inaugure aujourd’hui, dans Fin de partie, une série d’articles consacrés à l’œuvre du cinéaste taïwanais Hou Hsiao-hsien, à partir de Goodbye South, Goodbye – son treizième film, mais le premier que j’ai vu –, jusqu’à Three times, son dernier long-métrage.

     

    Dans Goodbye South, Goodbye, Hou Hsiao-hsien, l’austère réalisateur du Maître de marionnettes (1993), proposait une réponse esthétique au désoeuvrement moderne de ses personnages. Je me souviens que dans la salle nancéienne où je vis pour la première fois cette œuvre envoûtante, les deux tiers des spectateurs – hélas peu nombreux – étaient partis en cours de projection, incapables ce jour-là de trouver la beauté dans la composition des plans, dans cette façon qu’avaient les protagonistes de n’exister, malgré eux, que par leur inscription plastique dans l’image cinématographique, c’est-à-dire en tant que points lumineux. Goodbye South, Goodbye, film résolument moderne en dépit d’une ouverture très classique (un voyage en train, censé transporter en douceur le spectateur du monde réel au monde diégétique), donne à voir et à entendre le drame de la jeunesse contemporaine. Eternels adolescents, les petites frappes emmenées par Jack Kao au-delà d’un « sud » métaphorique dont on ne s’échappe pas, paraissent condamnés à errer sans but dans une réalité qu’ils n’habitent plus que comme des fantômes. Leur « ivresse sans contenu », leur « ennui sans repos », pour reprendre les termes d’Emmanuel Burdeau[1], n’avaient jamais été exprimés avec une telle adéquation formelle – et s’ils sont sans doute représentatifs d’une génération taïwanaise, ils sont aussi universels. Seven invisible men, le dernier film de Sharunas Bartas, réussit lui aussi, dans ses meilleurs moments (la danse d’une fillette en plan séquence ; le désastre final), à figurer cette absence de perspectives. A Taïwan comme en Crimée, l’illégalité, l’alcool et l’oisiveté sont venus combler le vide laissé par la dissolution des traditions.

    Voués à l’oubli, angoissés par leur insignifiance et par la menace de leur disparition physique, Kao, Patachou et « Tête d’obus » se démènent pour se faire une place, pour simplement exister. Leur peur de l'éloignement du réel, de n’être que des ratés sans importance, d’être morts, se manifeste à l’image par leur disparition plastique dans le plan. Parfois, ils ne s'effacent pas mais sont visuellement oppressés, écrasés par des cadres dans le cadre ou prisonnier, comme Kao dans un bar, derrière des barreaux métaphoriques symbolisés par les lignes verticales d’un élément du décor – procédés typiques de la modernité. Même si la caméra est plus mobile dans Goodbye South, Goodbye que dans ses précédents films, Hou Hsiao-hsien n’hésite pas une fois de plus à considérer le plan comme un espace semi-ouvert, vase clos pour la caméra – comme dans ce plan-séquence magnifique nous invitant (au sens propre puisque la caméra est introduite par les hôtes du geste et du regard) à une fête aux tons dorés – mais où les personnages principaux aussi bien que secondaires vont et viennent à leur guise, indifférenciés de leur environnement et des objets qui les entourent – d’où une grande profondeur de champ, qui encourage l’œil à voleter d’un point à un autre – ce que facilite également le format 1.85. Mais ici, pour la première fois dans l’œuvre de Hou, les personnages se fondent littéralement dans l’image – solution formelle très cohérente de leur situation. Biam, alias « Tête d’obus », est souvent victime de ces disparitions, dérobé à notre vue derrière une vitre, dans l’éclat d’une lampe ou encore derrière un autre personnage. Les corps de Biam, Kao et Patachou, ivres ou alanguis, sont comme des ombres aspirées par la lumière.

    Le plus souvent, la caméra – annonçant la flottaison fascinante des Fleurs de Shanghai – paraît irrésistiblement attirée par les foyers lumineux du décor, comme un insecte, qu’il s’agisse du soleil, des lampes d’un bar moderne, de fenêtres, d’écrans de télévision ou d’ordinateurs, du feu d’une gazinière ou des phares d’une voiture dans la nuit d’une route de campagne. L’énonciateur – que nous ne confondrons pas avec le cinéaste, dont les sentiments nous sont sinon inconnus, du moins de peu d’utilité pour notre esquisse d’analyse – ne manifeste aucune compassion envers Kao et ses jeunes compagnons, pas plus qu’il ne les juge. Au début du film, Kao participe avec une dizaine de personnes à un jeu d’argent, autour d’une table. La caméra, se déplaçant mollement dans les airs à proximité de la lampe qui surplombe la table de jeu, observe en plongée leur ballet, pour nous, occidentaux, incompréhensible, plus attirée à l’évidence par les voix et par les mouvements des mains, que par le sens même des enjeux et des dialogues. La caméra de Hou filme les modèles en plan-séquences comme si elle était des leurs, mais en léger retrait, point de vue extérieur injecté au coeur des choses.

    Ce que nous pourrions aisément prendre pour de l’indifférence correspond en réalité à une manière très distanciée – sans doute spécifiquement orientale – d’envisager les personnages comme les parties d’un tout, et dont les actes sont déterminés non par une poignée de motifs, mais par un habitus complexe. Ainsi ce qu’ils disent n’a que peu d’importance : nous les entendons mais ne les écoutons pas vraiment – leurs communications sont vides, et ce, dès le premier plan (Kao, Biam et Patachou debout dans un train, oisifs ou au téléphone). Dans Taïwan en proie à la déréliction (où sont les familles ?), à la corruption (voir ce repas où le patron de Kao essaie de faire libérer ses employés enlevés par le cousin de Biam, avec l’arbitrage d’un député…) et à l’incommunicabilité de l’époque moderne, c’est naturellement à l’arrière-plan technologique, électrique, photonique, que disparaissent les personnages – jusqu’à devenir faisceaux lumineux, lorsque cherchant les clés de leur voiture dans un champ, ils ne sont reconnaissables qu’à leurs lampes torches. Autrement dit, ils n’existent plus qu’en tant que possibilité plastique du plan-séquence. Ainsi Biam, occupé à manger des nouilles sur une terrasse surplombant la voie ferroviaire, reste-t-il transparent aux yeux du spectateur avant de former l’une des pièces essentielles d’un émouvant triptyque pictural, avec la voiture rouge garée en contrebas (jusque là sans intérêt, comme Biam) lorsque passe un train de couleur bleue sur lequel s’attarde la caméra, faisant alors du spectateur non plus un froid entomologiste mais le pair du personnage – un insecte à son tour attiré par la lumière, le bruit, le mouvement. Distance, empathie. Il n’est guère étonnant, dès lors, qu’une panne d’électricité dans un bar (dans lequel des truands en emmènent un autre vers on ne sait quel sort) suffise à plonger l’écran dans le noir : privés d’énergie, les personnages cessent tout simplement d’exister…

    Le spectateur, pris en étau entre l’enregistrement brut du réel qui caractérise le cinéma du réalisateur et cette sophistication plastique inouïe, saute fréquemment d’un régime scopique, frégéen (l’image comme reflet du monde) à un autre, saussurien (l’image comme assemblage abstrait de points lumineux sur un écran), sans jamais subir la moindre disruption. Ainsi cette superbe transition, après moins de vingt minutes, d’une image abstraite vue à travers le verre bombé d’une horloge-gadget à celle, concrète, de Kao en pleine activité manuelle à côté d’une femme tenant dans sa main ladite horloge.

    Goodbye South, Goodbye alterne d’emblée des scènes plus ou moins statiques, dans lesquelles les personnages parlent, mangent ou ne font rien et où rien ne fait vraiment sens – séquences de l’inertie –, et des séquences de trajets routiers ou ferroviaires en rupture esthétique complète, d’une grande beauté, déréalisés – séquences cinétiques. Dans ces dernières l’objectif n’est plus focalisé sur quelque obsédante source lumineuse ; par des travellings arrière ou avant, nous dérivons en toute fluidité, légers, le long d’une voie de chemin de fer ou d’une route, au son du techno-rock de Lim Giong (qui joue Biam dans le film) ou d’une musique plus lancinante, qui supplante le son in de l’univers diégétique. Les personnages, enfin libres, loin des contingences, y sont absents (séquences du train, de la route vue au travers d’un filtre vert – sans doute les verres de lunettes teintées –, etc.), purs flux de lumière, champs lumineux ou électromagnétiques (Biam, dissous derrière son pare-brise par le crépitement de la pluie et les fluctuations de la lumière des phares de son véhicule) ou adolescents insouciants (la superbe séquence des deux-roues).

    Cette insouciance aérienne du mouvement renforce, par contraste, l’enfermement mental des personnages, condamnés à poursuivre leurs petites combines jusqu’à l'engloutissement. S’ils sont en effet de petits truands, Kao, Biam et Patachou sont surtout de grands enfants, irresponsables... Kao, ivre, pleure de n’être pas à la hauteur des attentes de son père, qui voudrait le voir ouvrir un restaurant ; « Tête d’obus » se dissimule derrière ses écouteurs et ses verres colorés, et veut se venger de l’humiliation subie chez son frère ; Patachou joue la gamine mutine, armée d’un biberon et de vêtements fluo. Mais leur cool attitude ne leur est d’aucune aide – ils le savent bien. En figurant métaphoriquement l’effacement de ses protagonistes dans un environnement auquel ils ne peuvent échapper, Goodbye South, Goodbye témoigne non sans sévérité des conséquences du recul des valeurs traditionnelles. Sans autorité pour les guider, Kao, Biam et Patachou sont irrémédiablement perdus…

     

    Goodbye South, Goodbye, un film de Hou Hsiao-hsien, 1h52, Japon/Taïwan, 1996.

     

    medium_goodbye_south_goodbye_6.3.jpg


    [1] E. Burdeau, « Goodbye South, Goodbye » in Hou Hsiao-hsien, ouvrage dirigé par Jean-Michel Frodon (éd. des Cahiers du Cinéma, « Auteurs », 2005.
  • Entretien avec Eric Bénier-Bürckel, sur le Ring

    « La part maudite de l'être humain est ce que depuis mon premier roman je m'emploie à explorer. Je n'en fais pas l'apologie. Je la regarde en face. »

    Eric Bénier-Bürckel

     

    medium_ebb.jpgAfin de ne pas abuser de votre patience, en attendant une série d’articles consacrés au cinéaste Hou Hsiao Hsien – nous commencerons dès cette semaine avec une étude de Goodbye South, Goodbye –, je vous invite à lire un passionnant entretien avec l’écrivain Eric Bénier-Bürckel, que juan Asensio et moi-même avons réalisé pour le Ring. Le Stalker avait écrit dans la Zone combien Pogrom échouait à rendre compte de la vérité comprise par son auteur, c’est-à-dire à être un véritable roman. « Eric Bénier-Bürckel, écrivais-je dans ma critique de Pogrom, met en scène son ambition (“Pénétrer dans la nuit des morts) en même temps que son impuissance à l’accomplir pleinement, douloureusement conscient de n’être pas Léon Bloy, de n’être pas doué du génie ». Pogrom ou la mise en abyme de son propre échec. Nous avons tenté, avec Juan Asensio, de pousser l’écrivain dans ses retranchements, de discerner, entre des aspirations philosophiques et sa fascination pour le Mal, comment évoluerait sa littérature. J’ignore si nous avons réussi, mais même s’il nous paraît parfois ruser, Eric Bénier-Bürckel fait preuve dans cet entretien d’une intelligence et d’une lucidité rares. David Kersan, patron du Ring, regrette que notre homme n’ait « pas encore écrit le livre qu’il mérite d’écrire, celui qui obligera les fabricants d'antisémites, les salauds indignés, à ne plus jeter de sel sur la plaie qu'Éric Bénier-Bürckel n'a jamais désiré raviver ». Rien n’est plus faux cher David. Ce livre existe, il s’agit du premier écrit par son auteur, Un prof bien sous tout rapport, odyssée barbare sans fin ni commencement au cœur du nihilisme contemporain, à propos duquel je livrais ces quelques confidences : « Le livre de Bénier-Bürckel a ouvert une brèche en moi, il m’a renvoyé une image monstrueuse que je n’étais, sans doute, pas prêt à contempler sereinement. Mon malaise était de triple nature. Malaise métaphysique d'abord, parce que souvent, les réflexions cyniques de Bucadal font mouche, parce que philosophe malgré tout, il fait preuve d’une lucidité rare ; malaise viscéral ensuite, tant la description clinique des tortures m’a bouleversé les entrailles ; malaise ontologique enfin, à mon tour – le plus vertigineux –, car cet hyperréalisme halluciné a fini par m’aspirer au coeur de la diégèse, au cœur des ténèbres, et tandis que Bucadal sentait qu’il n’existait peut-être plus vraiment, j’avais quant à moi la sensation extrêmement dérangeante d’évoluer entre deux mondes, absent d’un Réel fantomatique, hanté par le spectre de ma propre folie potentielle, celle que je redoute plus que tout depuis ce jour maudit où j’ai senti, durant de trop longues minutes, vaciller ma raison, trembler mon emprise sur le monde, échapper mon corps au contrôle de mon esprit, déchirée mon âme entre deux pôles, entre deux maîtres, comme possédée »…

     

  • Bibliothèque de l’Entre-Mondes de Francis Berthelot

    Avant de me remettre à la critique cinématographique, délaissée provisoirement pour honorer quelques contrats, voici un article précédemment publié dans la « chronique des nouveaux mondes » de La Presse Littéraire n°1 en décembre 2005, consacré à un essai de Francis Berthelot sur les « transfictions », suivi d’un choix de lecture.

     

     

    Curieusement, bien qu’il n’ait écrit que trois romans ressortissant effectivement des « littératures de l’imaginaire » (La Lune Noire d’Orion, Khanaor et son chef d’œuvre Rivage des intouchables), le théoricien et romancier Francis Berthelot n’est aujourd’hui connu que des habitués des collections de fantasy et de science-fiction. Entre 1994 et 2001, notre homme publia pourtant cinq volumes hors collections spécialisées, d’abord aux éditions Denoël (L’ombre d’un soldat, Le Jongleur interrompu) puis aux éditions Fayard (Mélusath, La Boîte à chimères, Le Jeu du cormoran). Son activité au sein du groupe Nouvelle Fiction, ainsi que ses travaux en narratologie (chercheur au Centre de Recherches sur les Arts et le Langage depuis 1989, il organise un séminaire à l'EHESS avec John Pier et Jean-Louis Schaeffer), lui ont par ailleurs ouvert les pages de revues prestigieuses comme Critique, Europe ou Le Magazine Littéraire. Depuis 2003, guère respecté par ses confrères – son homosexualité et son domaine de recherches ne jouent pas en sa faveur –, Francis Berthelot est à nouveau accueilli par les collections spécialisées ; Hadès Palace, son dernier roman, est ainsi paru en 2005 aux éditions du Bélial’.

    C’est donc logiquement que Bibliothèque de l’Entre-Mondes, son nouvel essai sur les « transfictions » complété d’un guide de lecture, paraît aujourd’hui en « Folio SF ». Les transfictions ou « fictions transgressives », pour F. Berthelot, désigneraient les œuvres inclassables du 20e siècle, celles qui se situeraient aux frontières de la littérature générale et des littératures de l’imaginaire, à la jonction des littératures savante et populaire, dont les représentants s’appuieraient « en particulier sur les figures de l’inconscient – individuel ou collectif – et sur la manière dont celles-ci gèrent le monde ». Transgression de l’ordre du monde, transgression des lois du récit. Sous cette bannière aussi séduisante qu’artificielle, l’auteur réunit des écrivains universellement reconnus tels Jorge Luis Borges, William Burroughs, Abe Kôbô, Samuel Beckett, Franz Kafka, Vladimir Nabokov ou Virginia Woolf, mais aussi des auteurs de science-fiction comme Thomas Disch, Christopher Priest ou Robert Silverberg, ou encore des auteurs contemporains aussi divers que Thomas Pynchon, Antoine Volodine, Fabrice Colin, Martin Amis, Haruki Murakami, Sylvie Germain ou Chuck Palahniuk.

    Nous pourrions gloser indéfiniment sur la pertinence du concept de transfiction (aussi flou – ce que reconnaît volontiers l’auteur – qu’intéressant) comme celle des choix du guide de lecture où des chefs d’œuvres incontestables côtoient des livres mineurs ou oubliés – quand d’autres, qu’on pourra juger incontournables, restent ignorés –, mais l’essentiel est ailleurs. Comme il est rappelé en introduction du « panorama » (page 134), « l’objectif principal de cet ouvrage est de donner un début d’identité à un corpus qui, jusqu’à présent, n’a jamais eu cet honneur ; […] il ne s’agit là que de la première pierre d’un édifice que d’autres – il faut l’espérer – continueront à construire ». L’entreprise, aussi linéamentaire soit-elle, n’en reste pas moins animée d’une véritable cohérence théorique – nous sommes donc loin du fatras sans queue ni tête d’une simple « bibliothèque idéale ». Et Francis Berthelot, forcément subjectif mais talentueux vulgarisateur, devrait sans mal susciter chez son lecteur l’impérieux désir de s’infiltrer entre les mondes et de découvrir (ou redécouvrir) des œuvres aussi essentielles que L’Adieu à l’automne de S. I. Witkiewicz, Crash ! de J. G. Ballard, L’Invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares, Substance Mort de Philip K. Dick ou Le Sanatorium au croque-mort de Bruno Schultz. Ce qui, pour un essai publié en poche et destiné au grand public, n’est assurément pas négligeable.

     

    Francis Berthelot, Bibliothèques de l’Entre-Mondes (guide de lecture, les transfictions), Gallimard, Folio SF, 330 pages, 6,20 €.

  • Bandes alternées de Philippe Vasset, sur le Ring

    « Nos œuvres ressemblaient à des tournées générales : légères, périssables, elles s’élaboraient en bande, spontanément, sans autres spectateurs que les participants qui, sans cesse, cherchaient à se faire rire, se séduire ou s’émouvoir tout en zigzaguant d’une fête à l’autre jusqu’à l’aube. »

     

    Aujourd’hui est publié sur le Ring, un article consacré au troisième roman (après Exemplaire de démonstration et Carte muette, déjà évoqués ici) de Philippe Vasset, Bandes alternées. Dans cette étrange et poétique anticipation sociale, l’auteur dissèque les excès d’une société festive où l’amateurisme artistique, le sampling et le collage post-moderne ont relégué la culture historique au rang d’items déracinés indexés dans les banques de données. Bref, le cauchemar de Philippe Muray. Dans Bandes alternées l’individu disparaît au bénéfice d’une colonie d’insectes béatement besogneux, dont l’ensemble finit par former une sorte de masse grisâtre et visqueuse, comme embaumée par le fil et les sucs d’une invisible araignée.

    L’idée forte de Philippe Vasset est en effet d’avoir décrit notre société – car c’est bien de la nôtre qu’il s’agit – à l’image exacte de sa représentation sur la Toile. Hommes, femmes et enfants, dont la substance s’aplatit derrière avatars et pseudonymes, y sont irrémédiablement désunis, divisés en groupes et communautés microscopiques, seulement liés par des références et centres d’intérêt communs, à l’exclusion de tous les autres. Le village global de Marshall MacLuhan ressemble en vérité à un grand cimetière où vacillent les feux-follets, sourds et aveugles à leurs voisins. Bandes alternées reflète avec acuité le repli autiste de ces communautés de plus en plus étroites. « Les autres, ceux qui n’avaient pas vu les mêmes films, on parvenait à peine à leur parler et, de toute façon, ils ne nous entendaient pas. L’inverse était vrai : lorsque l’un d’entre nous, abandonnait les références communes au groupe, il devait changer d’auditoire et, bientôt, de communauté, car il était devenu, pour nous, inaudible » (p. 58).

    Il suffit d’ailleurs d’arpenter rien qu'un instant les forums thématiques et les micro-trous noirs de la « blogosphère » pour être quasi immanquablement assailli par une odeur de charnier, toujours la même, celle de la pensée en décomposition. De cet éclatement tribal, dont aucune transcendance ne nous protège, ne peut surgir que le néant de l’oubli, ou la barbarie. Comment savoir, par exemple, si les méprisantes menaces d’agression physique dont j’ai fait l’objet au cours de mes pérégrinations, jadis de la part d’un nostalgique du troisième Reich sur un forum politique, hier de la part d’un sombre crétin sur un forum de science-fiction, ne sont que fanfaronnades ou dangereuses promesses ?… Ces imbéciles nous fournissent de parfaits exemples des inqualifiables régressions que la structure même de la Toile – lieu de déréliction plutôt que de lien – engendre inexorablement.