Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Fin de partie - Page 54

  • Sprats de David Bessis

     

    medium_sprats.2.jpg

     

    « 13 août. — Quand on est atteint par certaines maladies, tous les ressorts de l'être physique semblent brisés, toutes les énergies anéanties, tous les muscles relâchés, les os devenus mous comme la chair et la chair liquide comme de l'eau. J'éprouve cela dans mon être moral d'une façon étrange et désolante. Je n'ai plus aucune force, aucun courage, aucune domination sur moi, aucun pouvoir même de mettre en mouvement ma volonté. Je ne peux plus vouloir ; mais quelqu'un veut pour moi ; et j'obéis. »
    Guy de Maupassant, Le Horla.

     

    « Chaque fois que l’on me demande si je suis bien certain que ces tentacules n’ont pas toujours été là, je me trouve embarrassé et incapable de fournir une réponse précise. Au fond, je n’en sais rien. »
    David Bessis, Sprats.

     

     

    Etrange texte que celui-ci, sous forme de journal intime, paru dans l’excellente Petite collection d’Allia. Le narrateur de Sprats, un homme moyen, parfaitement banal, est hospitalisé en janvier 2014 pour une durée indéterminée. Motif invoqué : huit tentacules, fermes mais visqueux et garnis de ventouses, sont apparus tout autour de son abdomen, inopinément, durant la nuit. L’argument rappelle La Métamorphose de Franz Kafka (on trouve même dans Sprats un infirmier K…), mais à mesure que le malade, apparemment coupé du monde extérieur, consigne l’incroyable évolution de ses symptômes et relate les tergiversations du corps médical, le récit quitte l’allégorie sociale pour une démonstration tout aussi métaphorique qui, aussi froidement logique soit-elle – l’auteur, dont il s’agit du premier roman, est présenté comme mathématicien –, confine à l’absurde – et à l’horreur la plus viscérale.

    Les « spécialistes », incapables de déterminer les causes de la maladie – « Forme particulière de cancer, mutation que j’aurais portée depuis toujours et qui s’exprimerait subitement, inflammation, parasitisme fulgurant, dépression grave, réaction allergique ou auto-immune : en fait on ne sait rien. » même si « l’hypothèse privilégiée reste celle de l’intoxication alimentaire » –, décident finalement d’amputer leur patient de sa nouvelle ceinture organique bien que ce dernier, nonobstant une culpabilité dévorante, commençait pourtant à s’y habituer : contrairement à celui du Horla, auquel fait assurément penser le livre (ne serait-ce qu’en raison de sa forme), ce mal-ci n’habite pas le malade sinon dans l’esprit totalitaire des membres des services hospitaliers – la provenance étrangère des sprats avariés n’est pas fortuite – : il est le malade ; il n’augure pas d’un être nouveau – il n’est plus métaphore de la folie, mais de l’imaginaire – mais de la fin de l’être.

    Si le narrateur n’avait pas eu l’idée saugrenue, un matin, d’inspecter son ventre, sans doute n’aurait-il rien remarqué en effet car en vérité les pseudopodes ont fini par s’enraciner profondément en lui, par s’immiscer au creux de son être, jusqu’au cœur de son génome (« On a […] détecté, dans des noyaux de cellules tentaculaires, une multitude de séquences d’ADN étrangères à l’espèce humaine – ce qui, évidemment, est une mauvaise nouvelle »). Nous avons donc affaire, plus qu’à l’extraordinaire cas clinique d’une métamorphose, à l’exposition fantastique d’un grave problème d’identité (« Vous êtes en train de pourrir sur pied » lui apprend le docteur T… tandis que s’annonce une crise d’infâmes vomissements, « entre l’infection et le parasitisme »). A la honte d’être différent, d’avoir peut-être volontairement, ou du moins inconsciemment, transgressé la norme, s’ajoute celle d’être froidement examiné, traité en cobaye par les médecins (qui insinuent d’ailleurs qu’il serait lui-même à l’origine de son mal – non sans raison, mais s’agit-il vraiment d’un « mal » ?...). L’amputation, comme souvent, est ainsi symboliquement castratrice : avec ses tentacules, c’est son corps, c’est son âme qu’on a tenté de réduire.

    Il ne s’agit pas tant, à mon sens, d’une énième parabole de l’altérité, que d’un drôle et féroce plaidoyer pour la liberté de l’artiste, ce que la critique, de toute façon peu encline à s’intéresser aux œuvres marginales – a fortiori lorsque celles-ci sont aussi courtes que les opus de la Petite collection d’Allia –, n’a pas su déceler malgré l’évidence – à l’exception notable de mon amie Sandrine Brugot Maillard. Ce qui est alors relaté dans Sprats, livre « insolite et subversif » comme l’état physiologique qu’il décrit, n’est rien d’autre que la lente réification du vivant, la victoire annoncée de l’ordre machinique. La fin de ce court roman est encore plus pessimiste qu’elle n’en a l’air : si en dépit des traitements médicaux, des opérations chirurgicales et des psychothérapies, l’imaginaire du héros est toujours actif, il se développe désormais sur un mode paranoïaque, inévitablement morbide. – Et le monde, asphyxié, se couvre d’une poussière d’Apocalypse.

  • Le Jour des Morts de Jean-Pierre Andrevon

    medium_l_amour_fou_photographie_d_olivier_noel.4.jpg

     

    « Il n’est plus de Dieu dans l’“inaccessible mort”, plus de Dieu dans la nuit fermée, on n’entend plus que lamma sabachtani, la petite phrase que les hommes entre toutes ont chargée d’une horreur sacrée. »
    Georges Bataille, L’expérience intérieure.

     

    « Je tiens cette morte par la main. Elle ne résiste plus. Elle se laisse guider. Preuve que… Quoi ? Que, par-delà le gouffre, j’existe encore dans les zones obscures de sa mémoire ? Qu’elle a senti que je l’attendais, même si je n’étais pas le numéro un sur sa liste ? Je veux le croire. Nous cheminons ensemble par des sentiers de soleil, mes doigts se sont inextricablement liés aux siens, j’écoute ses talons compensés frapper le bitume, je ne cesse de la regarder, elle se contente de m’offrir son profil roide, celui de la Vierge à l’Enfant de Philippo Lippi. Ses lèvres restent closes et, comme chez Rimbaud, Les parfums ne font pas frissonner ses narines. Elle ne respire pas. Et alors ? Elle est là, avec moi, Maeva retrouvée. »
    Jean-Pierre Andrevon, Le Jour des Morts.

     

     

    Avant de me coltiner enfin à Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec et à La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq, il ne me paraît pas inopportun de mettre quelques textes en lumière, qu’ils soient curieux (Sprats, de David Bessis), ébouriffants (La Horde du contrevent d’Alain Damasio, déjà évoqué ailleurs, et dont les rafales ont définitivement investi ma boîte crânienne, ravivant un feu que l’entropie informationnelle, à laquelle n’échappe pas la littérature, était sur le point d’éteindre), ou tout simplement beaux, comme ce Jour des morts dont je ne saurais jamais trop recommander la lecture.

     

    Jean-Pierre Andrevon a beau avoir une longue carrière de romancier et de nouvelliste derrière lui, inégale mais brillante (on lui doit entre autres Gandahar, animé à l’écran par René Laloux, et Le Travail du furet, récemment adapté en bandes dessinés ; ses dessins et articles furent publiés dans Fiction, Charlie Hebdo, L’Écran fantastique, ou encore dans La Gueule ouverte, revue écologiste militante), il n’en reste pas moins capable, à plus de soixante-cinq ans, de nous offrir des textes surprenants, comme ce beau Jour des morts, récit court, onirique et fantastique qui n’est pas sans rappeler « Une mort bien ordinaire », nouvelle publiée il y a une dizaine d’années dans le recueil qui porte le même titre (Denoël, « Présence du fantastique »). Vous en aviez assez des histoires de Noël ? Andrevon invente le récit de Toussaint.
    Une fois l’an, vous le savez, les morts sont célébrés. Ce que vous ignorez en revanche, c’est qu’en ce jour de la fête des morts, ceux-ci quittent leurs tombes pour passer – pesant rituel – la journée en famille avec les vivants, abandonnant dans leur sillage des particules terreuses et une odeur certes ténue – le temps détruit tout, même la puanteur – mais persistante. Alain, le narrateur, ne supporte plus cette macabre tradition. Est-il seulement possible en effet de faire semblant, quand vos grands-parents, quand votre mère – décédée d’un terrible cancer du colon – répètent mécaniquement les gestes ordinaires du repas dominical ? Alain, au grand dam de son père, préfère s’éclipser, mal à l’aise, et déambuler dans la ville. Dans chaque maison la même scène se déroule, comme dans un rêve. Et dans les rues, quelques morts oubliés de leurs proches errent à la recherche d’une famille d’accueil. Les pas d’Alain l’amènent à croiser la route de Maeva, jeune femme dont il était – dont il est encore – follement amoureux, hélas tuée par un accident de moto avant qu’une relation ait pu se nouer entre eux. Le cadavre ambulant de Maeva voudrait bien, peut-être, combler cette absence et aimer Alain en retour tour, mais elle est morte et bien morte : au soir de ce jour de célébration, comme tous les autres morts, elle doit retourner au cimetière et reposer dans sa tombe jusqu’à l’année suivante – si l’amour est éternel, il ne peut s’accommoder des chairs putréfiées.
    Jean-Pierre Andrevon porte avec ce texte poignant un regard d’une infinie tristesse sur la mort et son caractère inéluctable, sur le souvenir, et sur la nécessité de faire son deuil. Le sujet n’est pas nouveau, j’en conviens, mais ce qui frappe le plus ici est avant tout un style sculpté, ciselé, percutant, manifestement très travaillé et pourtant épuré à l’extrême. Chaque mot, chaque phrase, touchent droit au cœur – et à l’intellect – avec une précision déconcertante. La langue, froide comme la mort. Pas une once de joie n’illumine le récit, pas même lorsque Alain, gagné par le désir – ou par le souvenir du désir –, caresse le fol espoir de se faire aimer. Or d’espoir, il n’est pas question ici. La mort est définitive, même travestie ; un souvenir, aussi concret, aussi matériel, aussi corporel soit-il – voyez Solaris –, n’est au mieux qu’un faible simulacre. Cette noirceur absolue n’est pourtant jamais complaisante, transcendée par la beauté du style et par la subtile construction d’un récit inattendu. Le jour des morts est en effet structuré comme un rêve – on le lit d’ailleurs comme au ralenti, comme si les mots de l’auteur avaient le pouvoir de briser la ligne du temps –, glissant du naturalisme le plus impitoyable – Andrevon épingle les non-dits et les tabous familiaux avec une admirable économie de moyens – à l’onirisme le plus poétique sans que l’unité narrative et esthétique soit remise en cause. La satire sociale, du reste, n’intéresse pas l’auteur. Ainsi le père, qu’Alain jugeait d’abord sévèrement, nous apparaît en définitive comme un être pathétique, qui se débrouille comme il peut avec ses faiblesses, avec ses limites – un être humain. Père et fils sont alors réunis par la douleur et par un même désir de vivre. Quand le lecteur referme ce petit livre, bouleversé, il n’a d’autre choix que d’imiter Alain : « Je me décolle de la fenêtre. Je dois retourner parmi les vivants. »

     

    J.-P. Andrevon, Le Jour des morts, Eden, « Eden Fictions », 2003, 56 p., 7 €.

    Photographie © Olivier Noël, 2004

  • Cesare Battisti, avenida revolución

     

    medium_cesare_battisti.3.jpg

     

    « On m’appelle l’Exterminateur. […]
    Ma mission présente : dénicher ceux qui vivent encore et les exterminer. Pas les corps, mais les moules, les matrices, comprends-tu ? – mais non, j’oublie que tu ne peux pas comprendre… Il n’en reste que quelques-uns, et un seul suffirait à pourrir toute la soupe. »
    William S. Burroughs, Le Festin Nu.

     

    « – S’il vous plaît, Mademoiselle ! Avez-vous déjà vu une vache se traire toute seule ? Et c’est pourtant avec soulagement qu’elle donne son lait. Du reste, puisqu’il est impossible de franchir l’Ange Gardien sans s’être préalablement débarrassé de son corps, dites-moi un peu quel sens cela aurait-il de laisser pourrir dans la rue de beaux morceaux tels que les vôtres ? »
    Cesare Battisti, Avenida Revolución.

     

    En attendant des critiques plus fraîches – je pense entre autres à Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec et à La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq, dont l’omniprésence médiatique ne doit pas oblitérer l’intérêt –, revenons sur un autre écrivain, vraisemblablement mineur mais non moins lucide (et, quand les nécessités matérielles se font moins pressantes, vraiment talentueux), qui, l’an dernier, fit lui aussi couler beaucoup d’encre, quoique pour de fort mauvaises raisons : je veux parler bien sûr de mon ami Cesare Battisti, en cavale depuis plus d’un an après la trahison d’un gouvernement français lâche, pusillanime, oublieux, semble-t-il, de certains développements étranges des temps passés. L’injure ne doit certes pas disparaître si facilement du souvenir, comme aurait dit Ducasse, mais une fois proclamé mon mépris, le mieux que je puisse, faire, sans doute, est encore de montrer à ces serpents qui, d’eux ou de leur malheureuse cible, restera dans la mémoire des hommes autrement – est-il seulement besoin de le préciser ? – que pour ses perfidies. Plutôt que de m’étendre en vain sur cette bien triste affaire, je vous propose donc une critique largement révisée, jadis publiée sur le site Mauvais Genres, de son livre le plus étonnant, le plus libre, le plus poignant : Avenida Revolución.

     

     

    Reproduisons au préalable, afin que vous sachiez de quoi il retourne – et pour clouer le bec à certain poujadiste intellectuel, dont le nom ne mérite pas d'être mentionné, qui m’accuse sur son site aussi fat que médiocre de représenter, je cite, une littérature « de l’ésotérisme et de l’occultisme » ! –, le résumé qu’en fait Claude Mesplède, éminent spécialiste du roman policier, pour amazon.com : « Fils d'un sculpteur d'anges, Antonio Casagrande est expert-comptable dans une biscuiterie milanaise où il a du mal à supporter son patron. Il se console de son ennui en rêvant de voyages devant sa mappemonde. Un jour, il gagne un voyage en camping-car qui doit lui permettre de traverser l'Amérique du Nord. Après une arrivée mouvementée à Mexico, il récupère le véhicule, roule jusqu'à Tijuana, ville frontière avec les États-Unis, s'installe dans un terrain de camping et sympathise avec des actrices de films pornos. Mais une tornade se déchaîne. Les eaux dévastent tout, et Antonio perd sa voiture, son argent, son passeport, tout en sauvant un touriste italien qui lui ressemble et qui disparaît en lui confiant son propre passeport. Antonio tente de poursuivre son voyage mais, pourchassé par la police, il doit survivre à Tijuana, mêlé aux centaines de pauvres qui tentent vainement de franchir la frontière. »


    Au-delà de ses péripéties endiablées, Avenida Revolución conte l’aventure intérieure d’un homme ordinaire gagné par la folie (et/ou, nous le verrons, par le désespoir). S’il fallait le définir en quelque mots, l’indexer selon les modes commerçantes – l’étiqueter comme une vulgaire marchandise –, nous pourrions alors le classer au rayon des « feuilletons » policiers, pour la succession échevelée des rebondissements narratifs ; aussi bien qu’au rayon des « romans noirs » pour son contexte – un Mexique rongé par la misère et la corruption – et le parcours de Casagrande – sexe, violence, alcool en milieu interlope. Mais en lieu et place de la soupe fadasse que promettait une aussi commune bouillabaisse – surtout de la part d’un auteur qui s’était rendu coupable d’un « Poulpe » franchement calamiteux (quasiment un euphémisme…) intitulé J’aurai ta Pau (mais aussi, tout de même, d’un excellent roman sur les années de plomb : Dernières cartouches chez Rivages) –, Avenida Revolución s’impose comme une œuvre extrêmement cohérente bien qu’hétéroclite, inventive bien que référentielle et, ce qui ne gâche rien, aussi palpitante que le mieux construit des thrillers. L’aspect le plus intéressant du roman cependant est sans conteste son incursion imprévue dans l’onirisme : ni lyrisme pompier ni fantastique avéré, Avenida Revolución nous plonge dans la réalité subjective d’Antonio Casagrande, au coeur de son esprit imaginatif et pertrbé, dans un œil du cyclone pas si éloigné des fantasmes-fiction de William S. Burroughs.
    A première vue donc, Avenida Revolución décrit la descente aux enfers d’un petit comptable italien à la frontière américano-mexicaine, où il est brutalement confronté à des univers dangereux, sordides et pathétiques, mais aussi à une humanité plus chaleureuse, plus authentique que dans sa froide Italie du nord. Les jeunes qui « adoptent » Antonio sous le sobriquet de « Chompetta », enfants livrés à eux-mêmes, parias contraints de voler pour survivre – et pour subvenir aux besoins vitaux de leurs proches –, évoquent ceux de Los Olvidados de Luis Buñuel, cinéaste avec qui Battisti partage, en plus d’une rage commune contre la bourgeoisie et toutes les formes organisées du pouvoir, cette singulière capacité à mêler inextricablement rêve et réalisme cru, horreur et poésie. Evidemment, il ne serait pas moins pertinent de chercher des références chez ses compatriotes : citons au moins Vittorio De Sica (les enfants de Sciuscia) et Federico Fellini, dont la démesure aussi bien que l’humanisme ont visiblement marqué Battisti. Mais s’il fallait trouver des équivalents cinématographiques, il faudrait peut-être se tourner, en plus de Buñuel, vers le Japonais Shohei Imamura (La Femme insecte) : comme lui, Battisti passe sans problème et avec une force accrue du naturalisme le plus dur au grotesque grinçant, évitant ainsi tout misérabilisme, et tout militantisme ostentatoire : plutôt l’inquiétante fantaisie de Dr Akagi, en somme, que le sentimentalisme social de Miracle à Milan. Curieusement Avenida Revolución, pourtant indéniablement personnel, ne cesse en effet d’inspirer de nouvelles correspondances. Kafka en est un autre exemple, parmi les plus évidents : Avenida Revolución recèle son lot de bureaucratie insensée, d’acharnement absurde de la justice, de mouvements de résistance (puis d’autodestruction), et même d’insectes grouillants, métaphores de sa prodigieuse (et tragique) métamorphose… On pense aussi au Céline de Voyage au bout de la nuit parfois – toutes proportions gardées –, pas tant pour son style, nettement moins inventif, moins abrasif, que pour cette urgence à établir un constat aussi banal qu’essentiel : la violence, la misère dont les petites gens sont les victimes impuissantes, sont totalement inutiles.
    L’une des figures majeures d’Avenida Revolución est ce fameux mur de Tijuana, le cerco, rempart de tôle ondulée édifié à la frontière du Mexique et des Etats-Unis pour endiguer l’immigration de Latino-Américains cherchant un avenir meilleur. Le mur, cause de nombreuses mort chaque année – déshydratation en été, froid en hiver, noyade pour ceux qui, prêts à tout, essaient de contourner l’obstacle, tirs sans sommation des militaires frontaliers… –, et dont on peine à croire qu’il n’est pas le fruit de l’imagination de Cesare Battisti, existe pourtant réellement. Il hante même Antonio Casagrande, qui fait de son franchissement, comme de nombreux habitants – ils sont plus d’un demi-million – de Tijuana, un objectif ultime, une Terre Promise. Lieu de tous les désirs, il symbolise à merveille les espoirs des personnages. Antonio, dans sa fièvre délirante, va d’ailleurs jusqu’à provoquer une révolution trash, poussant le peuple à ensevelir le cerco sous des montagnes d’excréments pour provoquer sa destruction ! Le mur abattu – le lecteur, incrédule, croit rêver –, enfin terrassé par la merde qu’il prétendait contenir, de nouveaux problèmes surviennent, rétablissant en quelque sorte l’ordre des choses. Le chaos, les pillages, la barbarie, succèdent à l’ordre destitué – les habitants frontaliers partent, mus par le « rêve américain » – nous savons ce qu’il adviendra de la plupart d’entre eux –, mais la misère et son cortège d’infamies restent.
    Demeure surtout l’émouvant désenchantement de Cesare Battisti, témoin de l’entropie universelle, dont le regard sur ses propres idéaux révolutionnaires (et sur la lutte armée) s’est profondément modifié (ici en filigrane, cette désillusion était même au cœur de cet autre excellent roman, Dernières cartouches). Malgré le parcours que l’on sait, en dépit des épreuves endurées, dont l’exil n’est pas la moindre, Cesare Battisti ne laisse jamais place dans Avenida Revolución à l’aigreur, à la rancune ou à la haine. La conscience politique de l’auteur est certes intacte, toujours aussi vive, mais, comme il est dit dans Dernières cartouches, la fin ne justifie pas les moyens. Les deux romans, extrêmement lucides, expriment tous deux la volonté de détruire l’ordre établi, mais aussi l’impérieuse – et implicite – nécessité d’en instituer un autre tout aussi solide, sans quoi le chaos, selon le fameux second principe de la thermodynamique, menace. Cesare Battisti, étranger à toute mondanité, marqué dans sa chair et dans son âme par un passé de lui seul connu, n’oublie jamais de replacer l’homme au cœur de ses préoccupations.
    La vérité, en effet, est à chercher ailleurs. Antonio, à ses heures perdues, écrit des textes étranges, fiction hallucinée, fantastique, incantatoire. Il lui arrive aussi, nous apprend-on dès les premières pages, de rêver à des voyages, de « faire comme si », seul dans son appartement en proie aux parasites, pointant un endroit au hasard sur sa mappemonde avant de laisser dériver son imagination. Or, au début du roman, en cette soirée qui bouleverse la vie du héros, la mappemonde désigne le Mexique. Ce détail, apparemment simple rime avec la suite, constitue en fait le premier tournant décisif d’un récit à entrées multiples. Antonio, grâce à un miraculeux billet de loterie, s’envole en effet vers le Mexique, comme si son petit jeu fantasmatique avait su infléchir le Réel. Un lecteur distrait s’en tiendrait d’ailleurs à cette description objective des faits, mais comment ne pas deviner qu’Antonio n’est sans doute qu’un aventurier en chambre, employé houellebecquien victime de sa misérable condition ? Ces aventures sont-elles donc rêvées par un Casagrande endormi ?  imaginées par un Casagrande en mal de fantaisie ? écrites par un Casagrande écrivain ?...
    Les deux premiers chapitres, à y regarder de plus près, nous livrent déjà toutes les clés du roman : les cafards, la tempête (évoquée dès la première page), le Mexique, la femme objet de désir (Brigida, matrice de la Silvia de la partie mexicaine) et la misère affective et sexuelle, les velléités d’écriture, l’usurpation d’identité (son patron, Martini, lui demande de se faire passer pour lui auprès d’un client hollandais), le désespoir, s’y trouvent déjà… Une brève analyse rétrospective de ces deux chapitres (l’introduction milanaise) nous renseigne de surcroît sur l’indétermination ontologique de toutes les pages qui suivront : père castrateur, désir de s’évader de son quotidien balisé, banal et conventionnel, peur de voir les cafards proliférer dans son appartement – autant d’éléments développés au cours de l’aventure proprement dite, parfois directement mais le plus souvent soumis au « travail » de l’inconscient, selon la terminologie freudienne…
    Luigi Trombetta, le mystérieux écrivain italien avec qui Casagrande échange son identité – la quête d’identité est l’un des thèmes majeurs de Battisti –, est évidemment son Doppelganger, son double de fiction, alter ego viril et baroudeur. Tous les personnages (Gomez H., Silvia, Trombetta…) représentent d’ailleurs une part de Casagrande, dont l’inconscient fait mieux que surgir dans le récit : il le crée. La prolifération des sergents Gomez H. par exemple, clones-flics particulièrement sournois (révélateurs de l’imposture du héros), est assurément la manifestation déformée de cette angoisse liée aux cancrelats, en même temps qu’une tentative désespérée de retour à l’ordre mental. L’obsession d’Antonio pour la taille réduite de son pénis et pour ses performances sexuelles, est de même annoncée, dans l’introduction milanaise, par l’évocation de ce père castrateur – matériau idéal pour lui inventer une sexualité vaillante et débridée. Le statut de comptable d’Antonio refait lui-même surface de loin en loin, comme si la réalité objective, captive du piège schizophrénique, cherchait à se manifester d’une manière ou d’une autre à la conscience du héros. Comme dans un rêve, Antonio semble réaliser avec son périple mexicain ses désirs les plus intimes…
    Battisti, plus retors que jamais, a eu par ailleurs, comme je l’ai suggéré plus haut, l’astucieuse idée du roman dans le roman, dévoilé en une dizaine de fragments ouvertement fantastiques et allégoriques tout au long du récit, qui tendent par le jeu naturel des comparaisons à modérer, voire à annihiler nos soupçons. Et pourtant le lecteur, pas si bête, devine que les événements dont Antonio est témoin, sont presque aussi improbables que ceux, franchement délirants, qu’il imagine dans son roman. Autant vous prévenir : rien ne vous permettra de trancher. Fantasme, inconscient et réalité diégétique finissent par se confondre, par s’entortiller, par annihiler nos vaines tentatives pour découvrir l’insaisissable vérité, comme chez William Burroughs, qu’Avenida Revolución rappelle par bien des égards (mais dans une version populaire, accessible au plus grand nombre car travestie en roman noir) : Antonio écrit dans un état second, ne découvrant sa prose (surréaliste, terrifiante, pornographique, traversées par des fantasmes homosexuels) qu’après coup, comme Burroughs lui-même (ainsi que le montrait admirablement l’adaptation à l’écran par David Cronenberg). De toute évidence le Tijuana de Casagrande – de Cesare Battisti ? – renvoie au Tanger de Burroughs, ce lieu des possibles, des désirs comme de toutes peurs (et le Milan fantastique du roman d’Antonio est un peu son Interzone personnelle). Au début du récit, Casagrande submerge son appartement de produit contre les cafards, or Burroughs lui-même n’usait-il pas d’une telle poudre comme d’un puissant (et destructeur) psychotrope ? L’inhalation de la Black Death (la Mort Noire) aurait-elle suscité ces aventures abracadabrantesques ?…
    A la fin, Antonio Casagrande, empêtré dans son labyrinthe schizophrénique, n’a d’autre choix (comme le laisse entendre Gomez H. à plusieurs reprises) que de se donner la mort, d’une balle dans la poitrine, dans les flots de l’océan. Intervient alors l’avant-dernier paragraphe : « La détonation se répercuta dans l’appartement, au troisième étage. » Est-il vivant ? Est-il mort ? Est-il à Milan ? A Tijuana ? Comment savoir ?... Quoi qu’il en soit, Avenida Revolución ne serait pas tant le récit initiatique attendu que la chronique ludique, « populaire » et hallucinée d’un homme sans qualité en proie à la solitude, au désespoir, et au suicide.

     

    Cesare Battisti, Avenida Revolución, Rivages « Thriller », 2001, traduit de l’italien par Claude Sophie Mazéas et Silvia Bonucci.

  • Les Harmonies Werckmeister de Béla Tarr – pourquoi le monde est-il atteint de folie meurtrière ?

     

    medium_les_harmonies_werckmeister.jpg

     

     

    Après la dense étude de Spider par Sébastien Wojewodka, continuons notre lente exploration d’un cinéma contemporain infiniment plus riche – et contemplatif – que ce que certains précieux ridicules confis dans leur paresse, laissent entendre. Voici donc la version à peine retouchée d’un texte paru dans le Journal de la Culture n°15, consacré au film du Hongrois Béla Tarr, également réalisateur du magnifique Damnation sorti sur nos écrans dans l’indifférence quasi générale il y a quelques mois, à l’exception notable de quelques résistants parmi lesquels, comme souvent, se trouvait le Stalker Juan Asensio, auteur d’un texte poétique plutôt que critique, établissant des connexions inattendues comme ce rapprochement improbable – mais, j’en suis convaincu, évident – entre les paysages de désolation de Damnation et ceux imaginés par J.G. Ballard dans Sécheresse. Et c’était déjà lui qui, en mars 2005, écrivait sans doute avec « Deux monstres » les lignes les plus essentielles – sur la Toile au moins – sur Les Harmonies Werckmeister, dans une lecture croisée avec la bouleversante nouvelle de Paul Gadenne, La Baleine. Qu’il en soit ici remercié, lui qui ne se contente pas, comme certains, de « défendre » en long et en large des produits superficiels dont le succès commercial, et même critique, était assuré avant même leur sortie en salle.

     

    Les Harmonies Werckmeister de Béla Tarr – pourquoi le monde est-il atteint de folie meurtrière ?

     

    Si vous n’avez pas encore vu Les Harmonies Werckmeister de Béla Tarr, le cinéaste hongrois, hâtez-vous, amis lecteurs, de réparer ce regrettable oubli ! J’entends assez, à longueur d’année, les lamentations passéistes des nostalgiques d’un « âge d’or » qui n’a jamais existé que dans leurs rêves sépias, pour ne pas manquer d’attirer l’attention de ces grincheux quand je me trouve, quasiment par hasard en l’occurrence, sur la foi d’un photogramme intriguant – un visage de profil, un œil de baleine, plongés dans les ténèbres –, face à une œuvre aussi puissante : si ceux-ci, au lieu de soupirer, avaient vu en salle Les Harmonies Werckmeister, sorti en 2004 et désormais disponible en DVD dans une copie irréprochable, nul doute qu’ils auraient révisé leur jugement. En ce qui me concerne, ce chef d’œuvre obscur et lumineux, long poème cinématographique en Noir et Blanc à la beauté plastique sans égale, à la virtuosité technique dénuée d’ostentation, à la bande-son poignante (et obsédante), m’a plongé dans des abîmes métaphysiques comme seuls, auparavant – et sans vouloir m’adonner à de vaines comparaisons –, le Dreyer de La Passion de Jeanne d’Arc et d’Ordet, le Bergman de La Honte et de L’Heure du loup, le Tarkovski de Stalker et d’Andrei Roublev, le Buñuel de L’Ange exterminateur, le Sokourov de Mère et fils et, peut-être, le Fellini de Huit et demi et de la Dolce Vita, en avaient été capables.

    Le génie de Béla Tarr, c’est presque bête à écrire, est d’une simplicité enfantine, à l’image de son personnage Janos Valushka : c’est l’Amour qui l’anime, celui des hommes comme celui du monde. Tournés en plans séquences – j’en ai compté trente-cinq dans Les Harmonies, dont les plus longs atteignent les dix minutes –, ses films élégiaques, animés par une caméra aussi mobile que contemplative, permettent au plan et à ses acteurs de prendre corps, de s’inscrire et de se déployer dans un espace-temps sensuel, sensitif, susceptible d’altérer notre perception du Réel. La caméra de Béla Tarr n’enferme pas le Réel, elle ne prétend surtout pas le contenir : au contraire elle s’y glisse, mue par la grâce, épousant un point de vue divin – c’est-à-dire, entendons-nous bien, profondément humain.

    L’arrivée, dans un village indéterminé, d’un convoi forain seulement constitué d’une gigantesque baleine morte et d’un mystérieux Prince auquel la rumeur accorde d’inquiétants pouvoirs de destruction – et que les habitants associent au chaos et à certains pillages –, sème le germe de la discorde et pousse ses habitants à commettre l’irréparable. Valushka, postier au visage halluciné, vraisemblablement poète, sans doute simple d’esprit, essaie tant bien que mal, sans le moindre cynisme, de restituer au monde son harmonie céleste, celle-là même que son « oncle » musicologue Eszter, pour qui « tout est faux », avait pourtant dénoncée comme mensongère.

    La première séquence du film, un plan d’une dizaine de minutes – mais à la temporalité, à la fluidité d’une perfection absolue, transparente, – est située dans un bar, à l’heure de la fermeture. Sur la demande des clients, Valushka donne une étrange représentation : il orchestre, se servant des ivrognes qu’il déplace et dirige dans la salle débarrassée de ses tables, un étrange ballet cosmique, leur faisant mimer, tournoyant gauchement les uns autour des autres, le mouvement du Soleil, de la Terre et de la Lune. Survient l’éclipse : la chorégraphie interrompt son cours, c’est l’attente et l’inquiétude, le froid et l’obscurité – la peur. Ironiquement, alors que Valushka évoque le silence « qui envahit tout » – la tension est alors quasiment palpable, comme si notre vie était suspendue à cette éclipse jouée par le poète –, la musique débute alors, notes mélancoliques qui confèrent à l’image une gravité insoupçonnée. Mais ce n’est pas fini, prévient le poète tandis que la caméra s’élève, cadrant partiellement le plafonnier qui éclaire la scène avant de redescendre – avec une économie de moyens exemplaire (travelling avant, travelling arrière), Béla Tarr suscite une incroyable sensation de froid qui engourdit, de chaleur qui s’échappe puis qui revient, insufflant la vie – : le Soleil réapparaît et le mouvement peut reprendre de plus belle. Aux trois astres s’en joignent d’autres, harmonie d’ensemble à laquelle la caméra elle-même est conviée, élément indispensable à l’intégrité du monde. Et au propriétaire du troquet, qui chasse enfin sa clientèle avinée, Valushka ne peut s’empêcher de lancer, d’une voix où perce la détresse : « ce n’est pas encore fini », phrase que répète encore, quelques minutes plus tard, une ouvrière révoltée contre le désordre du monde…

    Mais qui donc est à l’origine du Mal ? D’où vient cette menace qui pèse sur le pays ?

    Il y a d’abord cette baleine, qui évoque celle de la Dolce Vita, monstre pourrissant et majestueux, une créature divine pour Valushka, qui la regarde en effet, comme il dévisage ses pairs, avec une conscience exacerbée du divin, d’un point de vue – je le précise afin d’éviter tout malentendu – purement métaphysique, et pourquoi pas athée : en s’inscrivant dans le monde, en contemplant les cieux, même représentés par une ronde d’ivrognes (« le vide, porteur de plénitude ») ou ce gigantesque cétacé, c’est l’univers dans son mystère ontologique fondamental qu’interroge le poète – Dieu. Tout, avec Béla Tarr, acquiert une dimension sacrée, au sens le plus primitif du terme. Témoin ce plan extraordinaire de Valushka et Eszter, de profil, marchant de concert d’un point à un autre du village (Gus Van Sant rendra hommage à Béla Tarr en reproduisant ce plan dans Gerry). Le bruit de leurs pas, la beauté de leurs visages, la longueur étirée du plan, émeuvent plus que de raison. Le moindre geste, le moindre événement, sont transcendés par l’œil empathique du réalisateur (si Gerry est hypnotique, fascinant, Les Harmonies Werckmeister sont envoûtantes, mystiques). C’est que Béla Tarr, comme son personnage, n’est pas dupe, ni prisonnier, des représentations totalitaires du Réel qu’au contraire il crée, qu’il façonne, qu’il anime. Tel est, à mon sens, l’enjeu de l’allégorie d’ouverture.

    Il y a ensuite ce Prince étranger – le Prince des Ténèbres ? –, dont nous n’apercevrons qu’une ombre expressionniste et dont nous ne connaîtrons que la voix, frêle et véhémente, exhortant ses « adeptes » – la population locale, réunie autour de feux de mauvais augure – à semer la ruine et le chaos. Existe-t-il ? N’est-il que la projection des peurs et des pulsions de mort des villageois ? Celles de la tante Tünde par exemple (Hanna Schygulla, égérie de Fassbinder rencontrée, entre autre, dans Le Mariage de Maria Braun et Pourquoi monsieur R. est-il atteint de folie meurtrière, avec lequel Les Harmonies Werckmeister partagent d’ailleurs une certaine vision du Mal), qui organise le « rétablissement de l’ordre » et fait chanter son ancien époux Eszter pour le forcer à appuyer sa cause.

    Car c’est justement de folie meurtrière que se rendent coupable, pour des raisons qui nous échappent, ces hommes silencieux au visage fermé – empoisonnés par la baleine ? envoûtés par le Prince ? manipulés par Tünde et ses sbires ? – qui, sans prononcer le moindre mot, sans pousser le moindre cri, dans un silence seulement rompu par les heurts et les coups, saccagent un hôpital et massacrent méthodiquement ses pensionnaires tandis que la caméra assiste, hébétée, affligée, à l’inexplicable massacre, cette nuit des longs couteaux nihiliste – et fantastique. Seul, un vieillard trouvé debout, nu dans sa baignoire, nimbé de lumière, sera épargné, mettant soudain un terme au pillage. Les zombies repartent alors lentement, titubant, coupables.

    Suit une séquence extraordinaire. Tandis que la caméra, qui cadre au départ une lucarne ensoleillée, descend lentement en tournoyant, révélant les débris jonchant le sol, retentit une voix au timbre indéfinissable, saccadée, un peu rauque et amplifiée par l’écho, que l’on identifie un temps comme celle du Démon lui-même : « Ce que vous construisez et ce que vous construirez, ce que vous faites et ce que vous ferez, tout n’est que déception, et mensonge. Ce que vous pensez et ce que vous penserez est ridicule. Vous pensez car vous avez peur. Et celui qui a peur ne sait rien. » Au terme du panoramique, nous découvrons Valushka, un livre à la main. Sa voix chuchotante a supplanté celle, vraiment effrayante, qui la précédait. Traumatisé, le poète n’est désormais plus capable de transcendance. Pourchassé par le groupuscule de sa tante, terrassé par la mort de ses proches, il a peur désormais (celui qui a peur ne sait rien), il court le long des rails sans pouvoir rattraper la caméra fuyante car de colère l’œil divin se retire ; il est finalement tenu en respect par un hélicoptère, un monstre technologique froid comme l’acier, reflet apoétique de la baleine qui interdit tout sentiment mystique. Comme le héros de Damnation, l’autre film de Béla Tarr sorti en France (d’une égale beauté), Valushka s’enferme dans une solitude absolue, reclus dans son monde intérieur, et baragouine quelque vague comptine, sourd aux paroles défaitistes d’Eszter, qui conclut ainsi : « Rien n’a plus d’importance ».

    Et pourtant non, décidément ce n’est pas fini : le Mal et le monde qu’il enténèbre appartiennent tous deux au domaine de Dieu – c’est-à-dire, dans le langage esthétique de Béla Tarr, à l’harmonie universelle –, comme en témoigne l’errance plastique de Valushka, dont la silhouette, qui arpente nuitamment les chemins du village, est tantôt engloutie par l’obscurité, tantôt absorbée par la lumière. Comme en témoigne encore, dans un dernier plan bouleversant, cette baleine morte sur laquelle Eszter se retourne une dernière fois.

     

     

    LES HARMONIES WERCKMEISTER (Werckmeister harmóniák), film hongrois de Béla Tarr, 2000 (DVD « blaq out collection », 2h20, 28 €).

     

    medium_werckmeister.jpg
  • Villa Vortex de Maurice G. Dantec - 2 - Le cosmos est vivant

    medium_kabbale2_small.3.jpg

     

     

    « [L]’érudition pure, du point de vue de la connaissance, n’a aucun intérêt. La vraie mémoire n’est pas du tout celle des mots, ou des incidents sans importance, mais la capacité de mettre en structure, de réduire et d’intégrer les mots et les anciens incidents… »
    Raymond Abellio, Entretiens.

     

    « Osons donc dire que le cosmos est une forme de vie. Ou plutôt : qu’il est la métaforme de la vie. »
    Maurice G. dantec, Laboratoire de catastrophe générale.

     

    Kernal, le personnage de Villa Vortex, explore les contrées du Mal sur la piste d’un tueur en série – comme dans Les Racines du Mal – qui remplace certains organes de ses victimes par des composants électroniques, comme pour animer ceux-ci d’un simulacre de vie – le tueur, par cette dérisoire tentative d’accorder la Parole aux morts, n’est autre que le symbole de la désagrégation du langage déjà évoquée ; son absence physique insistante stigmatise au passage, subjective interprétation de ma part, la pauvreté des écrivains coupables de prostitution du Verbe. Kernal va en réalité connaître la révélation, sous l’influence de deux figures tutélaires (Wolfmann et sa bibliothèque de combat, Nitzos et son manuscrit d’outremonde), d’un fragment de Vérité : notre monde serait littéralement écrit, de même que l’écrivain, à son tour, crée littéralement de nouveaux mondes (comme dans L’Univers en folie de Fredric Brown, 1949, dans lequel l’explosion, suite à l’écrasement de la première une fusée lunaire, expédie Keith Winton, rédacteur en chef de la revue de science-fiction « Aventures extraordinaires », dans un monde parallèle à l’image de sa représentation du monde ; comme, également, dans Le Maître du haut château de Philip K. Dick : Genèse plutôt que processus) – ce qui, chez Dantec, lecteur éclairé de Dick, se traduit par l’évocation d’un univers transcendantal tapi sous la réalité consensuelle. Mais de Dick, de Brown ou de Raymond Abellio (dont l’influence sur la genèse de Villa Vortex fut décisive ; notons par ailleurs que la structure même de Villa Vortex doit beaucoup à celles des Yeux d’Ezechiel sont ouverts et de La Fosse de Babel, dont le motif principal n’est autre que la constitution d’un phalange d’hommes supérieurs en guerre contre la lente dissolution – dévolution – du monde), Dantec aurait dû retenir également une certaine épure stylistique, une transparence qui seule permettrait, pour rester dans sa perspective prophétique, de percer les Ténèbres occultant la Lumière du monde incréé. L’intéressante mais faible dernière partie, où Dantec oublie de montrer pour se contenter de dire et où Kernal plonge dans un inframonde futuriste – ce « quatrième monde » serait ainsi l’équivalent pour Dantec du « manuscrit trouvé à Sarajevo » de Nitzos –, aurait grandement gagné à être directement injectée dans l’univers plus dense de l’enfer urbain des six cents premières pages. Ce long épilogue science-fictif intitulé « quatrième monde » est en effet problématique puisqu’il justifie l’ambition du roman en même temps qu’il l’entrave irrémédiablement. Jusqu’alors le point de vue subjectif de Kernal, alter ego de Dantec, permettait toutes les lectures possibles, mais ici le discours revient à la charge, moins subtil que jamais ; il sabote la fiction, la mine de l’extérieur, le Verbe est flétri – c’est à peine travesti qu’il envahit le champ narratif, ne laissant que peu de place à la Littérature, celle-là même que Dantec avait su produire jusque là, celle-là même, vous l’aurez compris, qui constitue l’enjeu majeur du roman ! On peine alors à croire vraiment à ce futur délirant contaminé par les mèmes idéologiques de l’auteur, même si cet univers futuriste qui succède à la conurbation crépusculaire est présenté comme un phantasme métafictionnel, comme un Anti-Monde, aperçu qu’un écrivain visionnaire pourrait avoir de l’avenir. Dans un autre article publié chez le Stalker, La Littérature à contre-vent, j’écrivais que Dantec était « gagné à son tour par l’emprise de la fausse parole », agent malgré lui d’une Novlangue alternative dont l’effet principal est de réduire le monde. Même si j’avais alors, peut-être, cédé à quelque facilité, il faut cependant reconnaître le caractère fondamentalement erroné du quatrième monde, où Dantec fait à mon sens fausse route.

    Villa Vortex, rappelons-le, était censé inaugurer un nouveau cycle, premier tome de qui était annoncé comme une trilogie, Liber Mundi – dont Cosmos Incorporated, son dernier opus, ne fait pas partie en dépit d’un évidente parenté. Plus que le titre du volume qui nous intéresse ici, c’est donc ce « Liber Mundi », autrement dit ce « Livre Monde », qui donne le ton du récit. Villa Vortex, s’il peut être rattaché au roman noir, est aussi un roman philosophique, un roman politique, un roman de science-fiction, voire : un roman de hard science qui entrelacerait Kabbale et génétique. Tout commence pourtant comme dans un classique roman noir, façon Ellroy : nous avons droit aux sempiternels meurtres en série, sur un territoire délimité et largement arpenté (la conurbation parisienne), ainsi, comme il se doit, qu’au flic déjanté à souhait – et à l’histoire récente. Mais à mesure que Kernal s’ouvre à une dimension plus occulte, plus métaphysique, de son métier de flic, ses influences humaines et culturelles le plongent dans une transe mystique et prophétique, long délire sous psychotrope au sein duquel le Verbe acquiert une importance essentielle. Au travers d’analyses de la Kabbale par exemple – brillantes et férocement ésotériques, inspirées entre autres de Raymond Abellio – Kernal accède à une conscience aiguë du statut métafictionnel de l’univers. En d’autres termes, l’idée qu’il serait né de la « plume » métaphorique d’un narrateur céleste – langage dont les structures génétiques, les transposons, seraient les lettres – fait son chemin dans son esprit surchauffé. Idée magnifique que celle-ci : s’emparant de notre ignorance quasi-totale sur le rôle réel de ce que les scientifiques ont absurdement appelé « junk-DNA » (ADN-poubelle), Dantec imagine que cette part dite « non-codante » de l’ADN – que nous soupçonnons tout de même de jouer un rôle prépondérant dans ce qu’il nous faut désormais désigner comme un véritable réseau – ouvrirait, pour qui saurait s’y exercer, au Corps Lumineux » de la « grande transposition ». Autrement dit – pour les détails, et parce que je ne maîtrise pas totalement le sujet, je vous renvoie au chapitre « Digital Dogs, 31 décembre 1999 », pages 488 à 505 –, le corps du Christ, que l’on considère celui-ci comme authentique fils de Dieu ou comme symbole, serait en chacun de nous.

    N’accusons pas trop vite Dantec, même si nous n’aurions pas tort, d’avoir abusé de drogues diverses [1]. Il n’est pas inutile en effet de signaler que les avancées les plus récentes de la science – astrophysique, biologie, génétique et physique quantique – remettent aujourd’hui en cause nos vieilles certitudes cartésiennes. Ainsi, aucun scientifique sérieux ne saurait réfuter d’emblée une cosmogonie phénoménologique, « transfictionnelle », telle que celle proposée par Dantec. L’homme de science est en effet au bord d’un fascinant précipice, puits vertigineux dont les vortex confinent au mysticisme pur. Le concept selon lequel la réalité que nous connaissons n’est pas forcément la réalité ultime n’est pourtant pas nouveau : la science-fiction en a même fait depuis longtemps l’un de ses thèmes récurrents, avec Philip K. Dick ou, plus récemment, avec Greg Egan ; Dantec ne fait que la replacer dans un cadre plus politique – au sens premier du terme. De même, bien que je sois incapable de suivre l’auteur dans ses développements kabbalistiques, il me semble y avoir décelé l’idée, non moins fascinante et tout à fait sensée, que cette théorie du « Corps Lumineux » prendrait part à l’unité fondamentale de l’Univer que j’ai d'ailleurs moi-même évoquée, quoique plus modestement, dans mon article « La structure absolue et les lois de l’anature ».

    Hormis quelques fautes de goût assez anecdotiques – Ah ! ce navrant ménage à trois sous les décombres du Mur, digne des pires clichés du genre (alors que Dantec écrivait de très belles lignes sur l’amour dans son journal)… – et hormis, malgré tout, un certain nombre de redondances langagières dont on peine à identifier la raison d’être (le mot « cinétique », dont les occurrences ne se comptent plus), les six cents pages incandescentes de Villa Vortex tiennent du chef d’œuvre. On pense souvent aux deux tomes d’Underworld USA de James Ellroy, dans cette manière particulière de mêler l’histoire récente de la France – French Tabloïd, de Jean-Hugues Oppel, si j’en crois les commentaires d’une lectrice avisée, en est le pire avatar – et les parcours individuels ; dans cette virtuosité aussi – bien que dans un style très différent, aussi torrentiel que celui d’Ellroy est minimaliste – à dépeindre la lente plongée des personnages au cœur de la tourmente et d’une violence qui les dépasse. Je ne suis donc pas étonné de lire sous la plume du Stalker que Cosmos Incorporated multiplie « les bribes, les coupures de presse » à l’instar en effet d’un John Dos Passos (sa trilogie U.S.A.) et d’un John Brunner (Tous à Zanzibar) – sans oublier l’excellent Reproduction Interdite de Jean-Michel Truong, roman sur le clonage (le meilleur à ce jour) entièrement constitué d’extraits de journaux, de courriers électroniques et autres documents – dans ce dernier texte toutefois, le kaléidoscope est assemblé avec précision vers un but unique, tandis que Brunner et Dos Passos cherchaient au contraire à élargir le spectre du récit, à l’ouvrir vers l’Infini.

    Surtout, Dantec a su décrire à sa manière poétique ce paysage urbain désolé, ces routes éclairées au sodium, ces barres de béton, ces tours de verre, cette mégapole inhumaine dont les valeurs sous-jacentes sont concentrées dans l’aberrante Très Grande Bibliothèque. L’opposition entre la Babel de Tolbiac et la bibliothèque de combat de Wolfmann – transmutée en Bibliogôn dans l’Anti-Monde – constitue d’ailleurs un axe majeur du roman. Il s’agit en vérité d’une dialectique philosophique et politique qui oppose la société technique moderne, jouisseuse et « internetisée », réifiée, dont le devenir-Machine ne fait pas de doute, et les résistants, les guerriers, les chercheurs de trace, de vérité, de l’Essence du monde. – Villa Vortex n’est d’ailleurs pas sans parenté avec Un prof bien sous tout rapport d’Eric Bénier-Bürckel, roman extrême dont le Verbe est une lame meurtrière, ce que ne réussit pas complètement Villa Vortex : dans les deux livres, le tueur en série est un individu lettré, cultivé, mais qui ne sait quoi faire de ce stockage d’information ; ils sont rattrapés par le nihilisme post-moderne dont les attentats du World Trade Center sont l’archétype. Ainsi qu'en matière de critique, comme le suggère ici notre amie d'Obombration, l’important n’est pas l’information, mais ce qui la transpose.

     

    Illustration © http://www.conesa.com/kabbale/.



    [1] Un écrivain m’a raconté qu’un jour, dans les locaux de Gallimard, Dantec l’a salué au moins trois ou quatre fois en quelques minutes. Distrait ? Non, m’a confié cet écrivain, dont je tairai évidemment le nom : dans le cosmos, plutôt… N’oublions pas non plus les beaux passages du TdO, dans lesquels Dantec décrit avec un vrai talent les conséquences de ses « cocktails »…