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Fin de partie - Page 47

  • Kathleen de Fabrice Colin

     

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    « Mon esprit est à peu près mort. La source de ma vie est tellement amoindrie que c’est à peine si elle n’a pas tari. Presque toute cette amélioration de ma santé n’est que faux-semblant – que comédie. […] Qu’est-ce donc que ma vie ? C’est l’existence d’un parasite. »
    K. Mansfield, Journal.

     

     

    La meilleure façon d’entrer dans l’univers dramatique de Kathleen de Fabrice Colin – l’un des plus impressionnants romans parus cette année – n’était sans doute pas la froide analyse, encore qu’une telle chose soit possible et, je n’en doute pas, passionnante. Fin de partie vous propose plutôt, une fois n’est pas coutume, une lecture fragmentaire où s’entrechoquent des extraits du roman et mes commentaires. Beaucoup d'éléments seront ici révélés, mais cela ne devrait pas, il me semble, atténuer la magie du texte. Et dans quelques jours, vous découvrirez un long entretien qui devrait en inciter plus d’un à s’intéresser à l’œuvre de cet écrivain de premier ordre.

     

    *

     

    Nous pouvons diviser Kathleen en trois grands niveaux de récit (plus un quatrième, enchevêtré avec le troisième) :

    A) À Paris, en 2005, Charles Walker se rend au chevet de son père, Louis Pardieu, dont la mort est imminente. À mesure que les souvenirs et les questions affluent, le mystère qui entoure Louis paraît s’épaissir irrémédiablement. A-il réellement rencontré et aimé Katherine Mansfield ? Quel rôle a-t-il joué auprès de Georges Gurdjieff, le mage caucasien d’Avon et de Saint-Germain ? Charles, tourmenté, reproche à son père d’avoir menti sans cesse, de ne lui avoir jamais révélé la vérité.

    B) La vérité, serait-ce ce que nous apprend le « récit de vie » de Louis, biographie de sa jeunesse qui semble d’abord émaner d’un énonciateur omniscient, mais qui s’avère in fine avoir été rédigé par Louis lui-même ?...

    C) Dans d’autres pages, sur une colonne plus étroite, un autre narrateur (sans doute Louis, à nouveau) nous conte son étrange périple dans un monde en guerre contre des machines et, incises dans les marges gauche et droite de ce récit fantastique, de poétiques incantations – pensées de Louis malade – évoquent Katherine Mansfield (l’Amie) comme s’il s’agissait d’une déesse adorée.

    Enfin, reproductions de polaroïds et dessins épurés complètent le tableau…

    D’apparence complexe, Kathleen est pourtant construit assez simplement, puisque se succèdent très exactement sept séries ABC, ce qui donne : ABC/ABC/ABC/ABC/ABC/ABC/ABC.

     

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    « Il ne croyait ni aux fantômes ni aux hallucinations. Il croyait au souvenir.  Il croyait aux images et à la force du désir. »

     

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    La Kathleen du titre, c’est Katherine Mansfield, née Kathleen Beauchamp, nouvelliste morte à 35 ans, dont l’œuvre vient d’être rééditée chez Stock[1]. Son souvenir obsède Louis Pardieu, qui fit plus que la croiser au Prieuré d’Avon, au point que sur son lit de mort, ses dernières pensées, à supposer qu’il s’agisse bien d’elles dans les marges du récit fantastique, lui sont consacrées (vous serez là vous aussi, Kathleen – vous serez là.). Notons que c’est essentiellement dans ce texte onirique, voire surréaliste, que l’écrivain est désigné sous son véritable prénom.

     

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    Louis passe son enfance au Prieuré des Basses-Loges d’Avon, dans la forêt de Fontainebleau. Son père, Mathurin, en est le gardien, pour le compte de Margaret Labori, épouse de Fernand Labori, le célèbre avocat de Louis Dreyfus. Mathurin est un homme jaloux, sans doute parce que sa mère, Justine, est une femme très belle. Ta mère est une putain, répétaient les autres enfants. Ta mère est une putain !

     

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    « La suite ? Tu parles de la suite, Poopdeck Pappy ? Mais, putain, on la connaît par cœur, la suite, la suite c’est : un homme debout au bord du lac avec les montagnes fumantes en arrière-plan, la suite c’est : une saloperie de barque vide qui revient vers nous en oscillant, la suite c’est toi – toi et tes larmes silencieuses, toi qui te retournes vers ton fils, le menton tremblant d’angoisse, toi et tes lèvres qui remuent et ton regard qui brille, presque heureux – et ces mots, ces mots qui ont tant de mal à sortir : Katerina a disparu. »

     

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    Après Or not to be en 2002 et Sayonara baby en 2004, Kathleen est le troisième roman de Fabrice Colin publié par L’Atalante. Dans Or not to be, le schizophrène Vitus Amleth de Saint-Ange était hanté par des souvenirs qui semblaient être ceux de William Shakespeare lui-même ; et le personnage de Sayonara baby paraissait composé d’un patchwork instable d’identités aussi floues qu’innombrables. A priori, c’est un mal plus banal – mais non moins dramatique – qui frappe le héros de Kathleen, Louis Pardieu, puisque celui-ci, mourant et hanté par Katherine Mansfield, présente tous les symptômes de la maladie d’Alzheimer.

     

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    À mesure que les pièces du puzzle s’assemblent, Louis Pardieu (re)prend vie, riche de plusieurs existences, de drames et de passions. L’oubli et la mort, qui l’attendent irrémédiablement, auront été vaincus par les textes qu’il aura laissés. Qui est-on vraiment ? Sommes-nous les mêmes, à des époques et en des lieux différents ? Comme le vieillard de Big Fish, le film de Tim Burton, Louis préfère l’illusion, la légende, c’est-à-dire l’imaginaire, à la stricte restitution des événements, au risque de désorienter son propre fils. Impossible de ne pas y voir la profession de foi de Fabrice Colin qui, s’il n’est pas homme à acquiescer aux fadaises des marchands d’opium, s’est toujours efforcé de soumettre les événements de ses romans à un travail de contournement semblable à celui qu’imposent au rêveur les instances de l’inconscient. Ainsi de Kathleen, qui refuse de réduire son personnage à une série de faits consignés dans les registres – comme les nombreuses morts qui l’entourent, autant de plaies (ou de stigmates) qui altèrent profondément sa vision du monde. Ainsi également du Syndrome Godzilla, où les conflits intérieurs du jeune narrateur dépressif, s’intriquent avec le désespoir d’un personnage, Godzilla, dont on ne sait s’il est vraiment réel, ou s’il n’est qu’un fantasme.

     

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    Dans La possibilité d’une île, l’excellent dernier roman de Michel Houellebecq, la vie de l’humoriste Daniel est commentée par ses tristes clones qui, malgré une réduction génétique leur épargnant toute émotion, se rendent évidemment compte que l’angoisse de la vieillesse de leur ancêtre, n’était que le corollaire d’une irrépressible envie de vivre et d’échapper à sa condition d’homme ordinaire.

    Dans Kathleen, c’est Louis Pardieu lui-même, en pleine possession de ses moyens (sa biographie), délirant (son récit de science-fiction), ou au seuil de la mort (le monologue intérieur des marges) qui prend son histoire en main. Chez les deux auteurs, que par ailleurs tout sépare, la mort est l’élément central, le cœur du récit, l’obstacle à contourner, rarement désigné mais omniprésent.

     

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    Au travers de ce dialogue impossible entre un père, à l’esprit dévasté, et un fils rancunier, nous assistons aussi à la confrontation d’un passé littéraire, magique, terrible et romantique (Gurdjieff, Mansfield, les excès mélodramatiques de la biographie de Louis) et d’un présent désenchanté où Google et le téléphone portable interdisent toute construction lente de la personnalité ou d’une relation, et phagocytent l’imaginaire. Comme la plupart des fictions de Fabrice Colin, y compris ses récits de fantasy tels les trois tomes du cycle de Winterheim, Kathleen est un roman du désenchantement du monde.

     

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    « Les mots sont de petits bouts de papier, deux ou trois en général, déchirés par la main du ciel, éparpillés sur l’herbe – assurément destinés à ma sagacité. De simples phrases : Ici, il faut que je note un rêve. Ou bien La lune et la rosée avaient posé une paillette sur chaque chose. Et encore Une fontaine de fées tout en mousse verte. Une fois ma récolte terminée, je remonte dans mon bureau et classe les coupures par ordre de découverte. Les premiers jours, j’ai éprouvé toutes les peines du monde à établir une chronologie satisfaisante. Puis, après un peu d’entraînement, j’ai compris qu’il n’était pas si difficile que cela de déterminer une séquence : il suffit d’écouter la musique des phrases. Aujourd’hui, c’est devenu une seconde nature.
    Mis bout à bout, les mots composeront un texte complet. Certes, il est encore trop tôt pour deviner ce qu’en seront le sens et la thématique. Le moment venu, cependant, je ne doute pas que les explications surgiront d’elles-mêmes. »

     

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    Une nuit de janvier 1914, Louis alors âgé de sept ans, surprend des éclats de voix. Son père hurle à sa mère : Putain ! L’été de la même année, alors que la guerre est déclarée – Mathurin, trop âgé et de santé fragile, y échappe  –, Justine bouleversée confesse à Louis qu’elle a un amant, certain Victor. Je veux que demain tu te casses une jambe. […] Il y a des arbres dans la cour de l’école. Monte sur un arbre et laisse-toi tomber. Oh ! mon Dieu, je suis folle. Louis ? N’écoute pas ce que je te dis. Je veux juste… J’ai juste besoin d’une heure avec lui. Tu vois ? Mais Louis l’a bien écoutée – si bien que le désir, celui qui consumait sa mère aimée, fera plus tard l’objet de toutes ses attentions.

     

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    Louis n’entend pas le maître hurler, il n’entend pas les autres gamins, il n’entend que sa mère, monte sur un arbre et laisse-toi tomber, c’est comme un mauvais, mauvais rêve, et, lentement, bascule.

     

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    « […] notre seul problème, et depuis toujours, c’est le temps. »

     

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    Le 21 février 1916, à Verdun, Victor, qui n’avait pas vingt ans, tombe sous le gaz asphyxiant et les balles des allemands. Lorsque la terrible nouvelle lui parvient, Justine ingère la missive, comme pour manger la mort de son amant. Le 8 juillet, le petit Louis découvre le cadavre de sa mère, nue, pendue à un arbre du parc.

    Les arbres desquels on tombe, auxquels on se pend, les arbres qu’on étreint, qu’on caresse, sont dans Kathleen d’évidents symboles de virilité, de solidité, de stabilité – d’immobilité, opposée au feu pâle, éphémère, d’une vie humaine. Ils sont les symboles vivants de cet imaginaire immémorial qui resurgissait dans Or not to be avec les traits du Grand Pan.

     

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    En 1922, Georges Gurdjieff et ses disciples s’installent au Prieuré d’Avon. Mathurin n’est plus que l’ombre d’un homme, imbibé d’alcool et enfermé dans un mutisme persistant. Alors âgé de quinze ans, Louis découvre un monde étranger, et étrange, de jeûnes, de ballets russes et de travaux agricoles. Si Gurdjieff peine à voir en lui plus qu’un imbécile heureux, Louis se lie cependant d’amitié avec un dénommé Orage, éditeur fameux d’Erzra Pound, T. S. Eliot et G. K. Chesterton. Justine avait communiqué à Louis son amour de la langue et des livres, ce que ne manquent pas de remarquer les disciples : il est engagé comme traducteur et rédacteur de communiqués de presse.

     

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    Roman, cancer de la pensée, maladie grave, subjectivité, que du mensonge, mensonge : jamais écrire roman, complète merdité. Ce sont les mots de Gurdjieff. Fabrice Colin, qui ne cède jamais aux excès faciles de la condamnation ou de l’admiration béate, prend évidemment ses distances avec le mage : son roman, qui nous dit sa foi inébranlable en la littérature, tente précisément d’immortaliser ses personnages, de les rendre plus vivants que nous ne le sommes nous-mêmes. Fabrice Colin ne cesse de se confronter à son horizon ultime, la Mort. Et d’une certaine manière, il est l’un des rares écrivains, aujourd’hui, à croire encore au pouvoir romanesque, au roman comme mise à nu des mouvements invisibles du monde. Plonger dans l’univers intérieur de Louis, n’est d’ailleurs pas moins dépaysant qu’explorer les espaces inconnus de Rama ou de Solaris… De même que nous n’en savions pas plus sur l’origine et le sens du gigantesque artefact extraterrestre à la fin de rendez-vous avez Rama, ou sur ceux de la planète-océan du livre de Stanslaw Lem, de même aucune vérité ne nous est livrée au sujet de Louis Pardieu, qui emporte ses secrets dans sa tombe. Comme chez Clarke, comme chez Lem, c’est dans la relation des explorateurs – ici : son fils Charles, et le lecteur – avec l’entité explorée, que réside le sens de l’aventure.

     

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    Dans La fosse de Babel, Raymond Abellio écrivait : « […] qu’est-ce en effet que le drame de l’esthétique sinon celui de la communication, c’est-à-dire par excellence le drame religieux, par quoi au dernier instant tout se relie, c’est-à-dire encore l’épreuve dernière par quoi les solitudes s’affirment et s’effondrent et où le témoignage se fait martyre, et l’art sera en effet le dernier martyre ou bien ne sera rien. Les mots d’engagement et de dégagement perdent ici leur sens, et leur opposition devient même vulgaire et profanatrice. C’est que le vrai roman, c’est-à-dire celui de la structure absolue, enferme par force toute l’histoire en l’arrêtant ». Kathleen n’est rien de moins qu’une (modeste) quête métaphysique de cet ordre, même si, bien entendu, le vrai roman abellien ne saurait exister.

     

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    Le 17 octobre 1922, Orage annonce à Louis la venue d’une amie à lui. Elle s’appelle Katherine. Remember her name.

     

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    Le Journal de Katherine Mansfield s’arrête au 18 octobre 1922 : « Dans le jardin d’automne, les feuilles tombent. Petits pas qui se posent, comme un chuchotement léger. Ils s’envolent, tourbillonnent, virevoltent, frémissent. »[2] Suit une liste de mots (Cendres, J’ai froid, Allumer un feu, etc.), dont Katherine cherchait l’équivalent en russe. Les événements décrits dans Kathleen, ultérieurs aux dernières pages du Journal, reposent donc à la fois sur les témoignages d’autres personnes présentes, et sur l’imagination de l’écrivain.

    L’arrivée de Katherine Mansfield au prieuré bouleverse la vie de Louis, qui la désire éperdument. L’auteur se lie d’amitié avec le jeune homme, qu’elle aide à perfectionner son anglais. Mais il y a déjà un homme dans sa vie : John Middleton Murry, surnommé Bogey. Jusqu’à ce jour de décembre, où, dans l’étable, l’anglaise croit pouvoir bénéficier, au moins un instant, de la vitalité du jeune homme…

    Quelques semaines plus tard, après que Louis a seulement réussi à plonger son visage entre ses cuisses, Katherine Mansfield meurt, terrassée par la tuberculose. Après l’enterrement au cimetière communal d’Avon, Louis « essaya de tournoyer sur lui-même comme il l’avait vu faire, de plus en plus vite », comme un derviche. Il n’aura de cesse d’abolir la distance, pourtant irrémédiable, qui le sépare d’elle, et commence alors à s’intéresser aux théories de Gurdjieff, pour qui il existe une possibilité de vie après la mort – une certaine forme d’immortalité –, le « quatrième corps », que seule une parfaite maîtrise du centre sexuel permettrait d’acquérir… Et d’abord, découvrir son vrai « je ». Pour cela, Louis entreprend de tuer le père...

    Cinq ans plus tard, il apprend que le corps de Katherine Mansfield, dont la tombe avait été ouverte plus tôt dans l’année, n’avait nullement subi les détériorations habituelles. « Littéralement, elle reposait. ». L’immortalité exige moins de prolonger la vie dans le temps, que d’arrêter le temps lui-même…

     

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    Les photographies de la page 242 rappellent celles compulsées par Liv Ullmann dans Saraband. Eros et Thanatos : l’image fétichise, et fixe à jamais l’instant.

     

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    Selon Gurdjieff, nous habitons des prisons, « nous vivons dans un système de cloisonnements et de correspondances secrètes, un authentique labyrinthe. Je ne parle pas le même langage que mon voisin, je ne vis pas dans le même monde que lui mais, naturellement, je suis persuadé du contraire. Parce que c’est moins douloureux. ».

     

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    « La vie n’est pas une expérience de la fraternité ! La vie est une exploration sans fin de la paternité ! » s’exclamait von Saas, dans La fosse de Babel de Raymond Abellio. Parce qu’ils ne sont pas frères, parce qu’ils ne sont pas une seule et même personne mais deux individus distincts, aux espaces intérieurs radicalement différents, Charles et Louis ne peuvent vraiment communiquer. Tout au plus, comme nous, lecteurs, Charles peut essayer de reconstruire le film de la vie de Louis.

     

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    À Paris, Louis découvre les plaisirs de la chair, et travaille à la révision perpétuelle du « chef d’œuvre » de Gurdjieff, Récits de belzébuth à son petit-fils. « […] il ne vivait rien. Quelque chose vivait en lui. ». « L’enseignement du Prieuré lui revenait en mémoire. Selon le système de Gurdjieff, l’homme était constitué de quatre corps : un corps charnel (le fiacre), un corps naturel (le cheval), un corps spirituel (le cocher) et un corps divin – le maître. Seule le corps divin, pour reprendre la terminologie du christianisme ésotérique, était susceptible de faire. Louis ne l’avait connu qu’en une seule occasion : lorsqu’il avait plaqué Kathleen contre la porte de sa chambre. Le reste était littérature, le reste était travail de sape, recherche et destruction. »

    Si vous comprendre corps, vous comprendre mécanismes de l’univers, un jour. Mouvements des danseurs, même chose mouvement des planètes, lui dit Gurdjieff, inversant la proposition d’un Julien Offroy de la Mettrie, pour qui les lois de la physique suffiraient à comprendre les mécanismes du corps. Les hommes être machines (…) et, pour hommes machines, seulement actions machinales sont possibles. « [Louis] faisait partie intégrante d’une mécanique inhumaine, c’était ainsi. Mais l’homme neuf, l’homme véritable était plus qu’un grain de sable dans l’implacable ordonnancement des roues crantées : il était le regard, le rayon pénétrant. »

     

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    Parabole des moutons hypnotisés, la puissance de l’imagination substituée au réel : « nous sommes prêts à croire n’importe quoi plutôt que d’affronter la pesanteur ».

     

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    Louis se marie à une jeune femme, Thérèse, mais est subjugué par Kitty, qu’il n’ose aborder, qu’il désire en secret, et en qui il ne voit que Kathleen, au point que lorsque celle-ci quitte l’hôtel où Louis est employé, il s’enfonce la lame d’un couteau de boucher dans le ventre.

     

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    « Autour de lui, le monde continuait de se rétracter »

     

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    Thérèse accouche d’un enfant mort-né, et, tandis que Louis s’éprend d’un nouveau fantôme de Kathleen, prénommée Cathey, la malheureuse ne survit pas longtemps à cette épreuve. Gurdjieff ne peut rien pour elle, mais il prononce ces mots étranges : Toi comme Christ, mais Christ sans dieu. Laisser le monde éroder ton âme comme vents sur la montagne. Le diamant est tout au fond.

     

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    Ce texte à la troisième personne s’avère finalement écrit par Louis lui-même, comme nous l’apprend un passage raturé, que nous pouvons néanmoins déchiffrer : « En vérité, c’est un effondrement, des ruines, j’ai l’impression que tout s’écroule en ce moment, que des pans entiers de ma mémoire disparaissent, engloutis par une vague invisible […] ». Déduction confirmée ensuite par une note du médecin de Louis à la maison de repos d’Avon.

     

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    Trois fois, Martha, dans des passages raturés, annonce à Louis qu’elle est enceinte… Louis réinvente sa vie, tait certaines choses, en magnifie d’autres. Il n’est pas personnage : il est écrivain.

     

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    Un rêve dans un rêve (« a dream within a dream »), un homme à tête de livre, un fiacre à cocher électrique, un tank qui attaque le Prieuré, des bombes en pierre, des soldats de pierre, les faubourgs attaqués par des sphères métalliques, « Je rêve de livres en feu, d’existences poudrées, de tourbillons dans la tempête. Ce matin, je suis allé acheter un pistolet. Il y a une vérité à saisir, toute proche : la flamme d’une lampe à pétrole, la flamme, en avez-vous conscience ? La flamme rend l’insecte fou. », « L’unique issue, c’est cet homme qu’il faut tuer. Qui est-il ? Cela me sera révélé en temps voulu. De quel type d’homme s’agit-il ? D’un type falsifié, factice, insignifiant. D’un type en construction. D’un type désastreusement obstiné. Et c’est cette obstination, précise G. avec gravité, qui est la cause de tout. », « Mon frère jumeau est un livre en feu. Mon passé est un champ de ruines. Le nom de mon avenir : no man’s land ».

    Le récit fantastique inséré dans le roman n’est que l’image, déformée à l’extrême, du paysage intérieur de Louis. Cet homme qu’il faut tuer, c’est son père, Mathurin. Pour Gurdjieff, les gens, et en particulier ses disciples, étaient des moutons, de stupides robots privés d’équilibre.

     

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    La superposition des différents niveaux de récit de Kathleen rappelle la prodigieuse mise en abîme de Feu pâle de Nabokov, lequel est constitué d’un long poème, de son commentaire sous forme de notes, et d’un index – sans oublier une introduction, elle-même fictive. Kathleen s’inscrit en effet dans l’esthétique postmoderne la plus achevée, héritée de Thomas Pynchon – dont l’Ulysses de Joyce fut la véritable matrice –, où le puzzle narratif, jamais gratuit, nous permet en instaurant une distance « brechtienne », d’appréhender ses protagonistes dans toute leur complexité. Fabrice Colin n’a que faire d’un quelconque mimétisme : s’il nous renvoie évidemment au Réel, ce n’est qu’après lui avoir fait subir maintes altérations, maintes distorsions. Qu’ils soient schizophrènes ou sujets aux délires paranoïdes (Or not to be, Syonara baby), dépressifs (Le syndrome Godzilla) ou atteints de la maladie d’Alzheimer (Kathleen), ses personnages sont tous dans une situation analogue à celle de Joseph K., le malheureux employé du Procès, ou à celle de Grégoire Samsa, le héros de La Métamorphose : comme chez Kafka, leurs maux arborent des formes étranges, fantastiques.

     

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    Sa construction sophistiquée, postmoderne, n’empêche aucunement Kathleen d’être romanesque. Elle permet même, a contrario, d’éviter la sensiblerie qui guette immanquablement tout roman sur la maladie d’Alzheimer ou sur un mal semblable. Louis Pardieu et son fils Charles, sont à la fois illusions de personne, instruments textuels et prétextes fantasmatiques, pour reprendre les type énoncés par Vincent Jouve. Louis, en premier lieu, que nous découvrons au travers de ses propres textes et fantasmes et au travers du regard de son fils, s’avère tout simplement bouleversant.

     

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    Le roman se ferme sur le récit fantastique de Louis, en complète perdition mais, au contact de la Jeune Femme, submergé d’amour.

     

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    Submergé d'amour.


     

    [1] K ; Mansfield, Les nouvelles, Stock, La Cosmopolite 2006.
    [2] K. Mansfield, Journal, édition complète, Gallimard, Folio, 2000, p. 506.
  • La forteresse de coton de Philippe Curval, ou de la nécessité de tuer son oeuvre

    Je vous proposais il y a quelque temps, en exclusivité, la belle préface qu’écrivit Anne Tronche pour la réédition de La forteresse de coton aux éditions Présence du futur en 1979. Philippe Curval demeure l’un des auteurs dont la science-fiction française, aujourd’hui sans grand relief, peut encore s’enorgueillir. Voici la courte chronique que je lui consacrai dans La Presse Littéraire n°3. Je renvoie aussi les lecteurs intéressés au dossier que la revue Galaxies a consacré à Philippe Curval en mars 2004, dans son 32e numéro.

     

     

     

     « Je me sens plus metteur en scène qu’écrivain », me confia un jour Philippe Curval. Bien qu’il soit surtout connu, à soixante dix-sept ans, comme chroniqueur régulier pour le Magazine Littéraire et bien entendu comme écrivain de science-fiction – nous lui devons entre autre l’Europe après la pluie de Cette chère humanité ; l’un des plus excitants romans du genre, L’homme à rebours ; et le récent Blanc comme l’ombre incompris de la critique –, Philippe Curval est en effet aussi homme d’images, ou plutôt d’une dialectique, toujours à réinventer, de l’image et du langage (certains de ses romans, comme Attention les yeux, ont même été inspirés de séries de clichés), comme en attestent les troublantes photographies plasticiennes qu’il réalise à ses heures perdues, mises en scène de la réalité non pas consensuelle mais intérieure, futuriste, surréaliste[1].

    Ce goût pour l’imaginaire et l’artifice, dont il s’arme pour lutter contre la défaite de la pensée et des sens, figure en première ligne dans ses romans rongés par l’obsession du mouvement. Son plaisir de créer, qui coïncide avec son acharnement à arracher ses propres racines, à se renouveler constamment, ne parvient pas à obombrer tout à fait une certaine mélancolie, mais même au plus sombre de son humeur perce une malice, un immarcescible enthousiasme que les ans n’ont jamais vraiment entamé. Sans se départir d’une langue élégante, incandescente, fluide et outrageusement sensuelle, ses fictions apatrides (ou « rastaquouères », comme il les qualifie lui-même dans Rasta Solitude) se plaisent à déployer des jeux de masques et de miroirs dont les règles ne nous sont qu’en partie dévoilées et dont le sens n’est pas à chercher dans de vaines et laborieuses expérimentations formalistes, mais dans le feu glacé d’un verbe viril, fiévreux et charnel.

    Ces labyrinthes, les personnages tourmentés de La Forteresse de coton finissent par s’y perdre, glissant avec effroi et fascination vers la schizophrénie. Paru en 1967 chez Gallimard et réédité aujourd’hui en « Folio SF » bien qu’il ne s’agisse aucunement de science-fiction, La Forteresse de coton est un chef d’œuvre baroque, inclassable, ode au désir et à l’amour fou portée par un souffle dont en vérité fort peu d’écrivains peuvent aujourd’hui se réclamer. De retour de Turquie, dans l’ombre d’une Venise glauque, matricielle et mortifère[2], un géologue, Blaise Canehan – à moins qu’il ne s’appelle Julien Cholle –, rencontre une femme, Sarah, dont il lui semble avoir de très intimes souvenirs. Les circonstances les éloignent mais même inaccessibles l’un à l’autre, Sarah et Canehan paraissent liés par un même fil mystérieux – la passion. C’est au sein des eaux fangeuses des canaux vénitiens que le héros, confronté à l’étrange blessure au ventre de Sarah qui leur interdit de s’aimer, que Canehan, enfin débarrassé d’un passé trop encombrant, accouchera littéralement de sa nouvelle identité, assassiné par son propre double… Lisons alors La Forteresse de coton comme un urgent manifeste esthétique ; de la nécessité pour l’artiste de tuer son œuvre pour sans cesse la réinventer. L’art comme déhiscence permanente, ou la folie – et la mort…
    « Sarah se lève, ruisselante ; Blaise détaille une dernière fois cette chair d’écaille blonde qu’il ne pourra plus jamais embrasser. Ses songes ont pétri l’argile de ce corps, édifiant une statue d’amour inattaquable. Il se penche vers le ventre de Sarah et simule un baiser sur sa cicatrice. Puis il sort de la chambre bleue, descend l’escalier et ouvre la porte qui le ramène vers son monde. »

     

    Philippe Curval, La Forteresse de coton, Gallimard, Folio SF, 216 pages, 5,40 €.

     


    [1] Pour les rapports qu’entretient Philippe Curval avec le surréalisme, se reporter à son article « Surréalisme et science-fiction » in Europe n°870, octobre 2001.

    [2] Il est significativement précisé, en fin d’ouvrage, que La Forteresse de coton fut composé entre 1963 et 1965 à Etretat, Paris et Corfou.

  • La Lune de Sokourov, par Lucie Garçon

     

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    « L’apparition quotidienne de l’astre est une blessure infligée au milieu naturel de la nuit ; alors que l’ombre peut tenir, c’est-à-dire durer, le Soleil ne connaît qu’un développement critique, par surcroît de malheur inexorablement répété […]. »
    R. Barthes, Sur Racine

     

    En complément de mon récent article consacré au Soleil, je propose aux lecteurs de Fin de partie une lecture érudite et, il me semble, fort pertinente, de cette œuvre étrange d’Alexandre Sokourov. Lucie Garçon, son auteur, s’est intéressée en particulier aux figures du soleil et du crabe, riches symboles s’il en est. Si le soleil symbolise souvent, de par le monde, le dieu ou sa descendance, c’est-à-dire, de manière générale, la divinité, la mythologie japonaise peut nous aider à mieux comprendre la symbolique du film. Précisons ainsi – nous aurions dû le faire plus tôt – que les empereurs japonais étaient considérés comme les descendants directs de Ninigi, petit-fils d’Amaterasu, la déesse du Soleil pour les shintoïstes. Or Amaterasu, née de l’œil gauche du dieu Inazagi, n’est autre que la sœur de Tukuyomi, le dieu de la Lune, né de son œil droit. En outre Amaterasu, qui avait privé le monde de sa lumière, est bernée par son propre reflet. Aussi quand Hirohito renonce à sa divinité, ne renonce-t-il pas avant tout au funeste orgueil national, celui qui accula Amaterasu, celui encore qui mena l’armée japonaise à la ruine ? Vous noterez à ce propos que le Soleil, dix-neuvième arcane majeur du Tarot, exprime non seulement la vanité, fuie par Hirohito, mais encore la clarté de jugement et le talent artistique, ce dont ne peut se prévaloir l’Empereur qui, incontestablement, se sent plutôt d’invincibles affinités avec le crabe. En effet le signe astrologique du Cancer, que représente traditionnellement le crabe ou l’écrevisse, « est traditionnellement le domicile de la lune et favorise le retour sur soi, l’examen de conscience » (J ; Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, R. Laffont / Jupiter, coll. Bouquins, p. 595). Le Cancer, par ailleurs, « relie le monde formel et l’informel, il est le seuil de la réincarnation, le passage du zénith vers le nadir. Les êtres marqués de ce signe jouissent d’un grand pouvoir secret, propre à favoriser les renaissances futures » (op. cit., p. 162). Symbole lunaire plus que solaire, le crabe figure d’ailleurs sur la lame Lune du Tarot – la dix-huitième. La lune, dont la lumière, rappelle opportunément Lucie, n’est jamais que le reflet de celle du Soleil, symbolise quant à elle l’imagination, la magie. Elle n’est plus de ce monde, comme l’empereur Meiji – en ces temps modernes, rationnels, aucune aurore boréale ne saurait être vue au-dessus du palais, comme un scientifique le confirme à Hirohito. Si à son grand désespoir le règne de la Lune est terminé, celui de l’objectivité et de l’orgueil solaires ne lui plaît guère. Et s’il préfère rejoindre son épouse que demeurer dans la lumière divine, nous savons que le vingtième arcane majeur, auquel le Soleil nous donne accès par sa lumière, est le Jugement, également appelé la Résurrection, ou le Réveil des Morts. Le Soleil s’efface donc : le Japon peut enfin renaître, prélude à l’épanouissement du Monde – ultime arcane majeur.

    A présent, place au passionnant texte de mon invitée Lucie Garçon, étudiante en 5ème année d’études cinématographiques à Lille III.

     

     

     

    Olivier Noël – l’hôte de ces lieux – l’a souligné, Le Soleil de Sokourov est gris. Son image terne a froncé mes sourcils, arraché des larmes de mes yeux plus plissés encore que ceux de l’empereur. Que se passait-il devant moi ? Pas grand-chose en apparence. L’opacité dure toujours trop longtemps, elle nous ennuie. Elle stagne. Celle du film recèle pourtant de profondes mutations, à commencer par celle de l’empereur Hirohito, le dieu qui devient homme. Il mute, plongé dans le brouillard, ou dans l’encre grisâtre qu’il mélange longuement avant d’écrire à son fils. Comme s’il étouffait sous le voile cendré de l’image vidéo, il ouvre silencieusement la bouche, semblable au poisson inaccoutumé à son nouvel environnement.

    L’empereur Hirohito contemple une peinture, sur laquelle la caméra effectue un mouvement « descendant », si bien qu’il semble que ce soit l’image qui se déplace sous nos yeux, comme le faisaient les plaques des lanternes magiques devant la lumière (probablement faible) d’une lampe à huile. Mais ici, l’image défile verticalement, amenant le regard à descendre, descendre encore, jusqu’à ce que la tête de l’empereur s’interpose dans le champ et nous cache les abysses de cette peinture.

    Avec tous les prêtres, moines et pasteurs impliqués dans l’histoire de la fantasmagorie – dans la préhistoire du cinéma – l’abbé Etienne-Gaspard Robertson entretenait l’idée du divin en invoquant les images infernales que projetait son fantascope : les silhouettes d’insectes, d’araignées et d’autres espèces amphibies se posaient sur l’écran comme autant d’incarnations du mal. L’emploi de fumigènes complétait le spectacle, ce qui laisse songeur quant à la visibilité qui régnait dans la salle comme sur l’écran, couvert de brume, jusqu’à n’être que brume lui-même. En inventant le fantascope, l’abbé Robertson améliore la lanterne magique. Les silhouettes sont parfois démultipliées par l’association de différentes sources lumineuses, formant des images kaléidoscopiques comparables à certains plans de Sokourov où les visages s’éclatent à travers les carreaux. D’autre part, avec Robertson, les ombres deviennent mobiles, elles se dilatent, s’agrandissent, se métamorphosent : le spectacle se fluidifie. Surtout, le fantascope est doté d’un deuxième objectif, et d’un dispositif permettant d’assurer une continuité dans la succession des images grâce à une phase de surimpression : c’est l’origine du fondu enchaîné cinématographique tel que nous le connaissons aujourd’hui.

    Que voit-t-on de l’enfer ? Pas grand-chose, vraisemblablement – « Tu n’as rien vu à Hiroshima » –, un nuage de fumée noire. Dans l’ombre, aux côtés des êtres déjà pétrifiés, sont tapis les mutants qui verront le jour, entre l’homme et autre chose, entre mon amour et Hiroshima. Que voit-on dans le fondu enchaîné ? Quelque chose d’indistinct, de confus. Dans l’obscurité se joue une métamorphose. Dans le mélange du fondu enchaîné, une image est en germe, et toujours j’anticipe son horreur. « Hiroshima, mon amour », quelle horreur que ce mélange-là.

    Dans Le Soleil, un brouillard visqueux stagne autour de l’empereur. Mais une image du film montre la vie qui y grouille : celle de poissons volants, êtres hybrides en lesquels se fondent poissons-chats et papillons dont il était question dans le discours de l’empereur face aux ministres. L’immobilité apparente du film est donc bien trompeuse. Elle recèle, sous une forme larvée, quelque chose d’une mutation radicale.

    Alors que s’endort le scribe – à l’image d’une partie de la salle – un gros plan exhibe l’immense immobilité d’un crabe blanc à l’occasion d’une curieuse insistance de l’empereur sur le mot « migration ». Cette surimpression oxymoron du dialogue et de l’image me laisse craindre le pire, je ne sais quoi d’un affreux mélange. Au fond, j’appréhende que la bête s’anime : en germe dans cette confusion audiovisuelle, il y a un sursaut, tout au moins le petit tremblement qui suffirait à me faire bondir, s’il affectait ces énormes pattes. Le crabe ne bougera pas effectivement à l’écran. La suite nous le dira : c’est le bond de l’empereur, suivi d’une avalanche de considérations politiques, qui germait dans ce gros plan. La « migration » serait peut-être à comprendre en son sens génétique, comme une mutation intérieure, latente, cachée sous une apparence flegmatique. Reste toujours le frisson, à l’idée d’un discours qui mêle des considérations biologiques à ses partis pris politiques. De ce mélange-là peut jaillir l’horreur absolue… Mais l’empereur nie.

    Le mouvement du crabe se décline au cours du film, repris par les serviteurs aux regards obliques, et par l’empereur lui-même : peut-être que, compte tenu de la netteté de l’image vidéo par-delà la profondeur du champ[1], le seul moyen de se cacher est-il de quitter le cadre par les bords, qui exercent à propos une certaine attraction sur les silhouettes, souvent lovées à la limite du cadre. Tout porte à croire que l’idée du crabe est restée vigoureuse dans l’esprit de Sokourov, bien au-delà du gros plan dont nous avons parlé. Son mode de déplacement rappelle, une fois de plus, le déplacement des plaques de verre devant la lanterne magique. Le déplacement latéral, c’est aussi celui du regard de Sokourov sur la mappemonde qui donne lieu à sa trilogie a-chronologique autour du pouvoir – Allemagne, URSS, Japon… Si le crabe se mettait en mouvement, comme le laissait attendre le mot « migration » qui s’adjoint à son image, il se déplacerait latéralement : remarquable subterfuge, l’affranchissement de l’orientation du corps (entre sa tête et sa queue) permet au crabe de se dérober face au prédateur. Il y a, dans la dérobade du crabe, un rapport certain avec l’histoire que nous raconte Sokourov : la décision de l’empereur du Japon face à son ennemie, la bombe atomique.

    Dans Le Soleil, la figure du crabe, et plus généralement les propos de l’empereur concernant le comportement des animaux, constituent sans doute quelques clefs du film. Autour de la biologie, les disciplines hybrides abondent – biophysique, biotique, biophilosophie, bioéthique, biopolitique, bioart… Le terme de bioesthétique est la chasse gardée de quelques laboratoires parapharmaceutiques, mais alors, ne pourrions-nous pas réfléchir à une méthode de bioanalyse filmique, voire à une biopoétique des arts ? Pensons au modèle de l’araignée que développe Gilles Deleuze[2], et que Jean-Louis Leutrat met à l’épreuve du cinéma[3]. Et si le discours du cinéma portait spécifiquement sur la vie ? La biologie est bien la science de la vie, or Etienne-Jules Marey insistait tant sur ce fait : la vie, c’est le mouvement ; ce mouvement se traduisait par une série de métamorphoses, de transmutations des formes littéralement saisies (pétrifiées) par la chronophotographie.

    Dans Le Soleil, l’empereur dit que parfois, le papillon doit replier ses ailes, et le poisson-chat doit se cacher dans les profondeurs : les dérobades et camouflages (parmi lesquels figure l’immobilisation) s’imposent souvent aux animaux comme des solutions pour survivre. Ce discours, en reconnaissant le rôle essentiel du caché dans la préservation de la vie, rend à l’ombre son blason. Il annonce ainsi trois évènements à suivre dans le film : le renoncement du Japon à la poursuite de la guerre, le renoncement de l’empereur au divin Soleil, et, comme en accord avec son personnage, le choix esthétique du film qui est très clairement (sans mauvais jeu de mots) celui de la pénombre et de la suspension du mouvement apparent. Ainsi, il ne serait pas paradoxal que la fixation du visage de l’empereur sur les photographies aille de pair avec son plongeon dans la pénombre : la photographie – grise, à l’époque – opère effectivement par le détournement de la lumière, et sa fixation sur l’image dépend de la fermeture de l’obturateur. Cette phase d’obscurité est primordiale dans la reconstruction du mouvement, depuis son analyse (chronophotographie) à sa synthèse (cinématographe)[4]. Reste à comprendre pour quelle raison l’idée du soleil résiste à cette aventure jusqu’à demeurer le titre du film.

    Le crabe est une figure symbolique prégnante dans le monde oriental. Il est la nourriture des génies de la sécheresse, ainsi associé au soleil meurtrier : le soleil n’est pas seulement dieu de vie et de bienfaisance. Les recherches scientifiques, entre les deux guerres, l’ont révélé plus destructeur que jamais : en son orbe se joue une série de réactions nucléaires d’une inconcevable énergie. Tourner le dos au soleil, c’est peut-être aussi éviter la réaction en chaîne. Avant toute chose, c’est tenir compte du caractère hybride de l’astre solaire incarné par le crabe. Avant d’annoncer la mutation de l’empereur sous la lueur blafarde de la lune, le symbole lunaire du crabe, tel qu’il est associé au mot « migration » dans le film, ne préfigurerait-il pas la migration du soleil lui-même, migration qui le conduit à se cacher sous l’horizon ? La lumière de la lune n’est autre que celle, projetée sur elle, du soleil auquel on tourne le dos. La lune est un écran qui métamorphose la lumière du soleil, qui la rend pâle, blafarde et grise. Cette lumière est bien celle que Le Soleil de Sokourov projette sur l’écran : celle d’un soleil qui, loin de s’absenter – tel est peut-être le subterfuge de l’empereur –  migre, se cache et mute. Le cinéma n’est pas seulement l’exhibition ostentatoire du mouvement, il est le détournement de la lumière en pénombre, le mélange et la dissolution d’invisibles fluides, le lieu de métamorphoses latentes et d’obscures hybridations. Mais bien qu’il demande de lui tourner le dos, le cinéma – comme l’empereur, semble-t-il – ne saurait renoncer à sa source lumineuse. Reste à savoir ce que deviendra le système de la projection, mis à l’épreuve de ces autres mutations qu’annonce le développement de l’image vidéo.

     

     


    [1] Cf. le commentaire de Slothorp, à la suite de l’article d’O. Noël.

    [2] DELEUZE Gilles, Deux régimes de fous, Paris,  éditions de Minuit, coll. Paradoxe, 2003.

    [3] LEUTRAT Jean-Louis, Kaléidoscope, Presses universitaires de Lyon, 1988.
    [4] Georges Didi-Huberman insiste particulièrement sur l’importance des choix de Marey autour de l’obturateur, la régulation de la traîne visuelle (le flou) et le principe de l’épure qu’il adopte (plongés dans l’obscurité, les corps sont réduits à quelques point lumineux). Il se dessine une véritable dialectique entre la visibilité et le mouvement, qu’il serait intéressant d’interroger. « La danse de toutes choses », in DIDI-HUBERMAN Georges et MANNONI Laurent, Mouvement de l’air : Etienne-Jules Marey, photographie des fluides, Paris, Gallimard, 2004, pp. 233 à 245.
  • Bandes alternées de Philippe Vasset

     

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    « Peut-être suis-je égaré par la vieillesse et la crainte, mais je soupçonne que l’espèce humaine – la seule qui soit – est près de s’éteindre, tandis que la Bibliothèque se perpétuera : éclairée, solitaire, infinie, parfaitement immobile, armée de volumes précieux, inutile, incorruptible, secrète. »
    J. L. Borges, « La Bibliothèque de Babel » in Fictions.

     

    Ce texte est d’abord paru ici, sur le Ring.

     

    Dans son premier roman paru en 2003, Exemplaire de démonstration, Philippe Vasset inventait le Scriptgenerator©®™, machine à générer du langage qui menaçait de reléguer la littérature au rang vieux souvenir, stocké comme il se doit dans sa mémoire morte. Carte muette, en 2004 – que j’évoquais ici, chez le Stalker –, tentait un impossible réenchantement du monde des réseaux, en lui redonnant corps au travers de ses infrastructures – poésie des câbles, des échangeurs et des pylônes. A la fin, il ne restait des labyrinthes borgésiens de la Toile qu’un flatland fantomatique : « L’œil, le nom, la carte et le territoire désormais confondus, équivalents ». Bandes alternées, plus proche de l’essai poétique que de l’entreprise romanesque, dépeint en une centaine de pages une société, la nôtre, que la disparition de valeurs de référence – en l’occurrence, artistiques – a plongé dans un relativisme béat. Le récit entrelace deux monologues poétiques, deux voix antagonistes, celle d’un « nous » indéterminé, déambulation laconique dans cet univers de loisirs où les individus n’existent plus en tant que tels, interchangeables dans leur narcissisme même, et celle, dissidente, discordante, d’un résistant de l’ombre, narrateur-virus traqué par un système métastatique. La première, évoque son utopie décadente avec indifférence. L’art, désormais, n’est plus réservé à une élite mais se vit pleinement au quotidien, en famille ou entre amis. Les garages pavillonnaires ont remplacé les théâtres, les livres ne sont écrits que pour un cercle de proches, tout le monde crée, tout le monde échange, tout le monde partage… Le Verbe faussement serein de Philippe Vasset, qui n’épargne ni les produits formatés des industries ni leurs vaines alternatives indépendantes, nous projette au cœur du paradis dont rêvent Jack Lang et Bertrand Delanoë, l’avènement doucement concentrationnaire de l’homo festivus festivus.
    « Un monde pour tous, un dieu pour chacun », scandait l’UniMonde Humain dans Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec. Le slogan de Bandes alternées, où la pratique artistique est la seule religion, serait plutôt « un monde pour tous, une (techno)culture pour chacun ». Toute culture classique, traditionnelle ou identitaire s’est diluée dans le flux continu d’information et de représentations. A Zéropolis – ainsi appellerons-nous cette société indéterminée, en référence à l’excellent essai de Bruce Bégout aux éditions Allia, consacré à Las Vegas –, le monde a été définitivement, radicalement désenchanté. Ses habitants, d’âge incertain mais qu’on devine tous jeunes, s’emploient avec amateurisme et conviction – ils n’exècrent rien tant que « l’Industrie culturelle » – à faire de leur quotidien une œuvre d’art : ils exposent leurs sculptures dans leur jardin, ils montrent leur dernier film expérimental dans leur salon et aménagent leurs appartements en tableaux vivants de jeux de plateformes… Or, dans cet univers fondamentalement faux, luciférien, non plus uni mais divisé, partagé, pour parler comme Marcel Gauchet, « entre présence et absence » et voué à devenir mégamachine totalement inhumaine, l’art lui-même participe à l’éloignement du divin et à la réification de l’homme. L’art, confondu avec le trivial, le quotidien, perd tout son sens et n’est plus que simulacre – alors qu’en vérité l’art n’est pas moins réel que ce qu’on appelle la réalité. « Non seulement l’art, affirmait Ernesto Sabato à Jorge Luis Borges, est une création, et non pas un reflet, mais la réalité qu’il crée est plus durable et intense que celle qui lui a servi de base. De la Grèce d’Homère il ne reste rien ou presque. Ses poèmes ont mieux résisté que les villes »[1]. A Zéropolis, les poèmes d’Homère ont eux aussi succombé ; non qu’ils aient vraiment disparu d’ailleurs : déracinée, dilacérée, diluée, la culture n’est plus qu’un code, un signe distinctif qui seul permet encore aux communautés de rester unies. Ce que Philippe Vasset retrace, non sans ironie, n’est autre que cette déréliction quasi absolue et irréversible – ses fictions sont foncièrement pessimistes –, cet effacement du lien qui unissait l’individu à l’Autre, l’abandonnant désormais, par-delà bien et mal, à son narcissisme, à sa culpabilité et à son irresponsabilité.
    Les individus dans Bandes alternées sont comparables à des clones informatiques bouclés sur leur simulacre de bonheur. Enfermés dans leurs bulles de réel, ils se révèlent incapables de créer leurs propres mythes : « Il n’y avait plus, sur nos longues étagères surchargées de livres et de films, de place pour de nouveaux personnages : nos bibliothèques n’étaient plus que des répertoires, des nuanciers destinés à colorer nos vies et décorer nos intérieurs de frises bariolées dans lesquelles visages connus et anonymes se mélangeaient, se superposaient, s’hybridaient » (p. 29). Le mythe, qui devrait universaliser, qui devrait unir, est au contraire miniaturisé, personnalisé – un monde pour tous, un mythe pour chacun. La langue elle-même devient un collage baroque de références coupées de leurs racines. Une telle société, enclose sur elle-même, est évidemment condamnée à pourrir de l’intérieur – se souvenir de La cité et les astres d’Arthur C. Clarke –, sauf si y est injecté, de l’extérieur, un peu de sang neuf. Ce cauchemar climatisé, cependant, ne serait rien de plus qu’une habile mise en scène des idées martelées par d’autres depuis des années – c’est-à-dire, un livre inutile de plus sur les étagères infinies de la bibliothèque de Babel –, s’il n’était aussi et surtout le reflet poétique, mais nullement déformé, de la Toile, et en particulier de ce qui est censé, si l’on en croit les illuminés de la cyberdémocratie, faire vivre l’Internet : ses innombrables blogs et forums thématiques. « Notre seule ambition était, par de constants allers-retours entre vrai et faux, de cacher le réel sous des jupes soulevées par intermittence de brusques coups de vent (mais nos devinettes étaient toujours transparentes, nos pseudonymes grossiers et nos blancs aisément comblés) » (p. 29). Cette crainte du vide et du silence, ce flux informe et continu d’information stérile charrié par les téléphones mobiles, satellites, lecteurs MP3, podcasts, moteurs de recherche et modems à haut débit, cette affligeante obsession pour le « multimédia », le sample et le téléchargement gratuit de musique, d’image et de texte, ne sont-ils pas précisément ceux des habitués des forums et autres blogueurs pour qui les références littéraires, par exemple, n’ont pas de valeur en soi mais seulement en tant qu’équivalents modernes des tatouages tribaux ?... Ce n’est certes pas un hasard si la société de Bandes alternées est organisée autour de « groupes » et de « communautés » – termes que la Toile s’est largement appropriée – de plus en plus resserrés. A mesure que leur nombre croît, décroît celui des liens authentiques. Les œuvres sont répertoriées, indexées, scannées puis découpées en fines tranches comme un cerveau disséqué, avant d’être distribuées sous forme d’infimes fragments. Entre les deux tendances majeures, la force de frappe des majors d’un côté et l’expression narcissique de l’autre, existe-t-il une troisième voie qui garantisse reconnaissance et intégrité ? Des vers d’Homère, il ne restera plus rien, ou seulement à l’état de samples, dits par une voix métallique, assemblés avec des beats techno – puisque ne survivent que les concepts, non le sens.

    L’hypothétique émergence, espérée par d’aucuns, d’une intelligence collective ou « en essaim », qui légitimerait peut-être le sacrifice de la médiateté nécessaire à notre cohésion, se heurte ontologiquement à sa nature utilitariste, machninique. Et si quelques paroles solitaires s’élèvent de loin en loin, résistant ardemment à l’Ennemi, elles n’ont d’autre issue que leur assimilation complète. Ainsi la voix dissidente du marginal, dans Bandes alternées, descendante fuyante et désincarnée – est-ce un clochard ? un démon ? un virus ? – du personnage de Huysmans, des Esseintes, voudrait échapper à l’œil morne et panoptique de la zéropolis ; exclue, elle voudrait disparaître, devenir transparente, s’introduire dans les fissures de cet enfer démocratique. Cette voix – celle de l’auteur ? – n’est pas dupe de la félicité factice de ses congénères, mais n’a d’autre choix que d’abdiquer – pour n’avoir pas su s’effacer assez vite, le virus sera exterminé. Cette fatidique prise de conscience permet néanmoins à la seconde et dernière partie du roman de débuter. Huysmans, cité en exergue de la première partie, est supplanté par Les choses de Georges Perec, comme si la lutte était perdue d’avance, comme si, déjà, les hommes n’étaient plus de ce monde. Le « nous » employé par les citoyens de la cité, se mue en un « on » indéterminé ; le « je » subversif de la voix dissidente laisse place au récit indirect : « Un soir, ils ne sont pas rentrés : leurs maisons étaient devenues inhabitables. […] Cela faisait comme des ailes, des nageoires ou bien d’interminables traînes poisseuses qui attrapaient tout et s’emmêlaient les unes avec les autres jusqu’à former des boules informes, organismes composites et surchargés où se mêlaient le vivant et l’inerte, tout cela englué de bave et d’écume et gonflé d’une bourdonnante vie interne que l’on devinait derrière des membranes distendues »… La civilisation des arts et des loisirs croule sous son propre poids et commence à ressembler au cadavre putrescent échoué sur une plage, dans la Baleine de Paul Gadenne, au point que nos jeunes artistes amateurs l’ont massivement désertée, délaissant leurs ateliers insulaires pour envahir les rues. Naufragés, nos zombies doivent réapprendre à vivre, mais il est trop tard. Insatisfaits de leur art du néant, ils se mettent à pratiquer une forme arty de terrorisme, avant d’essayer, à leur tour, de disparaître dans les interstices du faux monde. Comme leurs semblables de Fight club de Chuck Palahniuk, ou ceux de Millenium People de J.G. Ballard, nos ex-bienheureux consommateurs cherchent désespérément à retrouver un semblant de réalité. A leur autisme d’antan succède leur nouvelle schizophrénie : en diffusant des conversations téléphoniques privées à l’antenne de grandes radios, en affichant sur des panneaux publics d’innombrables emails, ils n’ont hélas fait qu’accélérer le processus de confusion et d’engloutissement généralisés.

    Les paroles solitaires, aussi vaillantes soient-elles, sont inexorablement happées par le vortex.

     

    Philippe Vasset, Bandes alternées (Fayard, 2006)



    [1] J. L. Borges, Ernesto Sabato, Conversations à Buenos Aires (Editions du Rocher, Anatolia, 2001), p. 93.
  • L’I.A. et son double de Scott Westerfeld

     

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    « Tout reste à faire au sujet des androïdes. Vaucanson, Fragonard et moi-même avons mis le pied sur un nouveau continent. Il faut maintenant pénétrer l’intérieur des terres. L’aventurier savant y découvrira un peuple. Qu’il se souvienne alors que la liberté de l’homme s’arrête là où commence celle de la machine. »
    Xavier Mauméjean, La Vénus anatomique


    J’avais prévu de vous livrer cette semaine ma critique sans cesse ajournée de l’excellent roman de Fabrice Colin, Kathleen, mais, confronté à des difficultés inattendues, je ne suis pas aujourd’hui en mesure de vous en confier une version acceptable[1]. Aussi, comme souvent dans cette situation, ai-je puisé dans mes anciennes notes de lecture. Voici donc un papier jadis publié sur Mauvais Genres, consacré à un roman de science-fiction parfois maladroit mais unique en son genre. A sa sortie en France en 2002, L’I.A. et son double avait d’ailleurs fortement impressionné la critique spécialisée, qui vit en son auteur le successeur de Iain M. Banks, et l’un des grands écrivains de demain. Il aura pourtant fallu quatre ans pour qu’un autre roman de Scott Westerfeld traverse l’Atlantique : les éditions Pocket publient aujourd’hui (directement en poche) Les légions immortelles, premier tome du space opera Succession. En attendant sa lecture, je vous propose de revenir brièvement sur cette œuvre atypique, vraisemblablement surestimée, mais néanmoins remarquable.


     

    Chéri est une intelligence artificielle qui a franchi le seuil de Turing et gagné son indépendance – ainsi qu’un corps humanoïde – en développant une relation très intime avec une jeune fille dans un vaisseau spatial. Sa vie d’Artificiel libre est alors entièrement consacrée au sexe – il collectionne les accessoires et extensions érotiques – et à l’esthétique – ayant accédé à la conscience par un apprentissage de la sensualité, c’est en toute logique que Chéri se spécialise dans l’authentification d’œuvres d’art. C’est au cours d’une mission – il doit expertiser une sculpture récente du célèbre Vaddum pourtant mort depuis des lustres – qu’il fait la connaissance de Mira, femme sans passé chargée de retrouver et d’éliminer un mystérieux Fabricant qui s’est rendu coupable de l’impossible, la duplication d’un Artificiel, crime hautement répréhensible s’il en est. Chéri et Mira, mus par une violente attirance sexuelle et unis par une destinée commune, vont se croiser en un corps à corps d’une intensité hors du commun.

    Indubitablement, L’I.A. et son double est un roman de science-fiction ; c’est aussi un authentique mélodrame érotique… En effet l’univers de Westerfeld se caractérise avant tout par ses envolées pornopoétiques et visionnaires. Dans cet avenir étranger et lointain, où l’humain et l’inhumain s’entrelacent froidement, et où certains hommes sont réduits à l’état de robots par opération corticale et implants nanotechs, les étreintes désespérées de ces deux êtres solitaires s’affirment comme l’expression ultime d’un besoin vital d’émotion – la quête de ce qui ne relève pas directement de l’intellect (du machinique). Ces coïts d’un nouveau type entre Mira la Biologique inhumaine et Chéri l’Artificiel trop humain, décrits avec une précision chirurgicale et force détails techniques, représentent en vérité le seul échappatoire possible dans un monde (et une fiction) lentement gagnés par la minéralisation, à l’image de ces créatures de pierre – les statues vivantes de Pétraveil qui ouvrent le roman. Hors ces corps unis, violentés, poussés dans leurs retranchements, rien ne subsiste que la nostalgie d’un temps où être vivant avait encore un sens, d’où cette poésie un peu triste ; d’où également cette incandescence érotique rarissime dans un roman de science-fiction. Chéri (le « chéri de l’évolution »[2] puisque ses facultés d’adaptation paraissent infinies), en pénétrant Mira par tous les orifices avec ses extensions nanotechs, la ramène momentanément à la vie. Et Mira, de par son propre mystère, parce qu’elle ne ressemble ni aux autres humains – une part d’elle-même lui a été arrachée –, ni aux Artificiels, est objet de fascination pour un Chéri avide d’humanité.

    L’originalité du roman réside sans doute dans l’importation de procédés formels couramment utilisés en littérature générale, dans un univers de space opera. La narration elle-même fonctionne en effet sur le mode binaire qui structure le récit, et les unions physiques de Chéri et Mira, aussi abrasives soient-elles, ne sont que les soubresauts d’un électrocardiogramme qui, le reste du temps, affiche un calme plat – elles s’imposent comme le seul aspect réellement original du roman. Autrement dit, le lecteur s’ennuie vaguement entre deux parties de jambes en l’air... Le caractère macroscopique des scènes de sexe favorise l’empathie du lecteur, tandis que l’errance individuelle des amants, et plus encore ce qui leur est extérieur, est soumis à un regard kaléidoscopique elliptique pas assez maîtrisé pour vaincre toutes nos résistances. La narration s’étoile en corolles avant de se désagréger, inanimée sinon par l’intervention des électrochocs érotiques. L’I.A. et son double ressemble un peu à ses personnages, gardé en vie artificielle entre deux relations technosexuelles. Le reste est figé, inerte, excepté peut-être le Fabricant et son obsession maladive, dont la fin, même attendue, concentre le fond tragique sous-jacent du récit. La sensualité du roman, sa réflexion sur l’essence de l’art à l’ère de la reproduction illimitée, ne sont pas sans rappeler certaines nouvelles de Jean-Claude Dunyach, mais les limites formelles déjà mentionnées et certains développements scientifiques fantaisistes (les I.A. tirent leur conscience d’un artefact aux propriétés obscures, et pour dupliquer une I.A., le Fabricant construit un superordinateur gigantesque qui s’étend sur plusieurs kilomètres carrés…) en font un roman parfois passionnant, souvent visionnaire, mais inabouti, qui oscille dangereusement entre science-fiction philosophique et bluette érotique sans consistance.

    Scott Westerfeld, L’I.A. et son double, traduit de l’anglais (E.-U.) par Pierre-Paul Durastanti, Flammarion, Imagine, 2002, 288 p., 17€.
     



    [1] Et je ne vous parle même pas des articles prévus depuis des lustres, mais jamais écrits, sur les romans admirables de Xavier Mauméjean… Cet oubli sera réparé très prochainement, d’abord dans La Presse littéraire, puis ici même. Ah ! Xav', ton heure viendra !

    [2] Evolution’s darling est le titre original de L’I.A. et son double.