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Fin de partie - Page 52

  • Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec (The Novel That Exploded – 3 – Trou Noir)

     

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    « Certains événements sont des puits sans fond, où le sens même a été jeté, sans espoir jamais de pouvoir être éclairé par la conscience qui se perd dans le néant comme une poignée de photons dans un trou noir ; certains hommes sont des gouffres, des abîmes profonds comme des fosses ouvertes sous les profondeurs océaniques. On dit que la vie s’y développe, mais il s’agit de la vie des gouffres, des abîmes situés hors de toute lumière. La vie des ténèbres. »
    Maurice G. Dantec, Cosmos Incorporated.

     

    « Le but de mon écriture est de révéler de dénoncer et d'arrêter tous les Criminels Nova. […] Avec votre aide nous pouvons occuper le Studio de Réalité et reconquérir leur univers de Peur Mort Monopole »
    William S. Burroughs, Nova Express.

     

    Injection

     

    Avec la partie intitulée « Bootstrap : Corpus Scripti », nous assistons à un brutal renversement du récit, à son inversion, au glissement de la narration sur son disque d’accrétion. Les jumaux McNellis, occupants « spaciens » (nés en orbite) de l’hôtel Laïka tout droit sortis de La Schismatrice de Bruce Sterling et descendants littéraires des jumeaux post-humains de Marie Zorn dans Babylon Babies, révèlent la Vérité avant-dernière à Plotkine : celui-ci ne serait autre que leur créature, leur personnage de fiction écrit dans une cellule du camp 77 du district de Hong-Kong… Il est leur golem, verbe fait chair (« Corpus Scripti ») qui doit s’affranchir pour conquérir sa liberté. Plotkine, l’homme venu à Grande Jonction pour tuer-le-maire-de-cette-ville, devient le Contre-Homme-Venu-du-Camp. Nous comprenons alors qu’il n’est que leur représentant, leur envoyé au creux de l’état totalitaire électronique de l’UMHU, c’est-à-dire dans la fourmilière en devenir du Contre-Monde, envers luciférien de la Création, galaxie de la fausse parole – la langue du Mal – ou « camp de concentration verbal »[1] – entre The Matrix et Le Maître du Haut Château. De cette révélation, nous avons déjà reçu quelques présages, comme ce clochard halluciné du Cosmodrome – double dickien de Dantec lui-même – qui hurle, les bras en croix, avant d’être arrêté : « POURQUOI NE VOULEZ-VOUS PAS VOIR QUE NOUS SOMMES TOUS MOOOOORTS ! » Cosmos Incorporated, à bien des égards, s’impose comme l’équivalent dans l’œuvre de Dantec de L’Invasion divine de Philip K. Dick et de Nova Express, le dernier volet du quartet burroughsien, deux romans qui postulent la fausseté de notre monde. J’écrivais en introduction que plus que chez Dick, sans doute fallait-il davantage se tourner vers William S. Burroughs, et en particulier sa première tétralogie (du Festin Nu à Nova Express), pour saisir pleinement les enjeux et l’échec de Cosmos Incorporated, mais il n’aura échappé à personne que l’Œuvre dickien n’en reste pas moins la matrice évidente du livre, comme de tous les récits de mondes truqués. Néanmoins, si le texte dickien, au moins à partir d’Ubik, est celui du ressassement, Cosmos Inorporated nous semble en revanche exiger un dénouement limpide et radical, à la façon du Temps désarticulé, Dick première manière. Nous allons voir, alors, que l’univers de la Métastructure de Contrôle, aussi faux soit-il, n’en est pas moins potentiellement réel, de même que la Révélation de Plotkine pourrait n’être à son tour qu’une nouvelle contre-fiction. In fine, le labyrinthe de la narration n’ouvre que sur des portes closes.

     

    Le Corps du Christ est une mante religieuse

     

    El Señor Métatron, l’IA de sécurité high-tech de Plotkine, firewall de l’ère cyberpunk et image luciférienne de l’Ange Métatron, n’est que le versatile successeur de la Neuromatrice des Racines du Mal ou de la schizomachine Joe-Jane de Babylon Babies, et cependant nous évoque d’autres figures : ses facéties, sa faculté (certes virtuelle) de s’immiscer dans la matière même, sa personnalité, rappellent Gloria, l’aya de l’excellente série de Roland C. Wagner, Les Futurs mystères de Paris ; mais je songeais surtout à cette « présence » apparue à Philip K. Dick sous le nom de Hagia Sophia, Sainte Sophie, que l’écrivain de science-fiction, dans l’indispensable Dernière conversation avant les étoiles paru aux éditions de l’Éclat en 2005, identifie lui-même dans un premier temps comme le Logos créateur et comme le « nom de code inventé par l’empereur Justinien pour désigner le Christ »[2]. Cette « présence » aurait fait revivre à l’auteur, en une série de flashs-back psychiques, les premiers temps chrétiens. Or le mystérieux Métatron du Zohar et du Livre d’Enoch, s’il est absent de L’Ancien Testament comme du Nouveau, est parfois considéré comme l’autre nom de YHVH… Notons qu’au fil des entretiens Dick se contredit de plus en plus, au point que ses apparitions, dont il finit par nier le caractère strictement angélique pour en faire d’hideuses mais édéniques créatures d’un monde lointain dont nos mystiques auraient un aperçu – et qui ne serait autre que l’au-delà des religions terriennes –, ne nous apparaissent de manière évidente (et émouvante) que comme le délirant tohu-bohu d’une imagination hors du commun dopée au Penthotal et au whiskey[3]. El Señor Métatron pourrait n’être à son tour que le fantôme d’Hagia Sophia, trace ironique pour Dantec du silence de Dieu, ange par qui l’écran-esprit de Plotkine, pour paraphraser le Burroughs de La Machine Molle (dans la trilogie, et surtout dans Nova Express, plane le soupçon que notre existence ne serait qu’un film), est rétroactivé amnésiquement.

     

    La révolution métatronique – Des éclats de lumière

     

    Si la première partie du roman nous montrait la résistance clandestine des chrétiens, les deuxième et troisième parties jouent pleinement de l’opposition du Mal et du divin. La citation des Confessions de Saint Augustin en exergue de « Bootstrap : Corpus Scripti » annonçait d’ailleurs la couleur : « Il est deux choses que Vous avez faites, Seigneur : l’une près de Vous, c’est l’ange, l’autre, près du néant, et c’est la matière première. ». Nouvel exemple de la parabole de la Chute : le Contre-Monde est aussi « la contre-part tragique à l’incarnation humaine du feu du Logos dans sa chair »[4]. Métatron, interface angélique entre le pôle céleste et le pôle terrestre (dans le roman, l’enfant de Plotkine et de Vivian est adopté par un certain Gabriel Link de Nova, or, si j’en crois mes sources, c’est de Métatron que l’ange Gabriel recevait ses ordres), n’aurait alors d’autre rôle que d’éclairer nos ténèbres de Sa lumière, réunifier l’indivisible divisé (« […] j’écrirai sur le monde comme le feu sur la chair, je vivrai par l’esprit, dans un point de lumière » : par ces mots, « point de lumière », Vivian McNellis ne désigne-t-elle pas Plotkine, le point en mouvement, le photon, l’Homme-Lumière ?). Pour le métanarrateur en effet, le Corps du Christ toujours déjà constitué, indivisible, est refoulé par l’anti-humanité égocentrée de l’UMHU (« Un monde pour tous, un dieu pour chacun ») ; latent, il ne se manifeste plus que de loin en loin, comme en atteste ce magnifique passage qu’on me permettra de citer longuement : « La nuit était tombée depuis longtemps et Plotkine dormait d’un sommeil sans rêve. Peut-être quelques îlots épars de souvenirs mal constitués essayèrent-ils de prendre forme, quelques-uns de ses crimes passés, sa seule mémoire un tant soit peu constituée, tentèrent-ils de s’exprimer une nouvelle fois, peut-être perçut-il comme une image du grand tube de neuronexion mondiale, spirale infinie dont les circonvolutions, tramées dans l’ultraviolet des biophotons de l’ADN, se configuraient selon votre propre cortex, et cela simultanément pour des centaines de millions d’individus et de machines […] » La « dévolution » n’est que l’envers du Progrès qui, comme le Verbe, n’est que division en unités combinables d’une seule pièce. Dans le temps post-historique de la Machine-Monde de l’UMHU, projection prophétique du temps présent, dans cette singularité relativiste de l’« antimonade »[5] – où les valeurs morales et esthétiques sont réduites à zéro par l’absence de repères stables –, le corps biologique, comme le corps cybernétique, incorporent le monde (la Création, le Cosmos) comme une infinité de trous noirs. – Jésus est saigné à blanc…

     

    L’Ange exterminateur

     

    « Et puis, de toute manière, tout se terminerait de même, c’est-à-dire, par la mécanisation complète – à moins qu’il n’arrive un miracle »[6], écrivait S. I. Witkiewicz dans L’Inassouvissement. Contrairement à Nous autres de Zamiatine ou au roman de Witkacy, et en dépit de sa peinture apocalyptique de notre avenir proche, Cosmos Incorporated n’est pas totalement désespéré. Subsiste en effet l’espoir inébranlable – la certitude – d’un miracle, au sens le plus religieux qui soit. Conservons à l’esprit que Dieu seul étant incréé, même un Contre-Monde tel que le domaine métastatique de la Métastructure de Contrôle, même soumis aux mensonges de Lucifer, appartient encore à Son Royaume. Les plus beaux passages du roman sont sans doute ceux où s’exprime cet espoir, dans une langue enfin vraie (fragments épars du Réel), d’un « futur qui voulait s’accomplir »[7]. Les actions de Plotkine, en effet, d’abord motivées par ses souvenirs morcelés puis par la volonté de Métatron, sont avant tout des actes de foi : « Quand on est au service d’un ange tombé sur la terre, on se doit à lui sans même réfléchir un seul instant au bien-fondé de cette nouvelle allégeance. On se doit de vivre et de combattre depuis sa cellule de liberté »[8] De même que le Néo de The Matrix se range irrémédiablement aux côtés des résistants de Zion sans jamais remettre en cause cette nouvelle réalité, de même Plotkine obéit aveuglément à ces anges tombés du ciel, sans se demander – il se l’interdit – si ceux-ci ne sont pas, finalement, que le jouet de son imagination schizoïde. Ces deux phrases résonnent aussi bien comme une légitimation du terrorisme – les fanatiques religieux étant alors plus vivants que nous autres zombies du Contre-Monde – ou comme l’expression littéraire d’un trip schizo terminal.

     

    Eraserhead – Welcome to Annexia

     

    « Dans les cas de paranoïa justifiée, la résistance et une conscience aiguë de la réalité font toute la différence. »[9] écrivait l’auteur anglais de romans noirs Robin Cook (à ne surtout pas confondre avec son homonyme, spécialiste du thriller médical) dans son roman de politique-fiction Quelque chose de pourri au royaume d’Angleterre. Plotkine entre en résistance, Plotkine est complètement  paranoïaque, mais sa paranoïa est-elle vraiment justifiée ? Il n’est pas impossible en effet que les événements relatés après la Révélation « métatronique » soient eux-mêmes hallucinés par Plotkine – et rien n’interdit de douter de la même façon de la réalité de l’UMHU qui serait non plus le film totalitaire de la fausse parole mais le film intérieur d’un schizophrène perdu dans son labyrinthe intérieur. Personne, à ma connaissance, n’avait encore noté ce fait pourtant remarquable : la manifestation du surnaturel, au cours de l’incendie très symbolique d’une « capsule » de l’hôtel Laïka, n’intervient qu’alors que Plotkine est en train de dormir et de rêver… « Son rêve, cette fois, prit forme. Or, Plotkine ne savait pas encore qu’il ne s’agissait guère d’un rêve. »[10] : les termes employés sont plus qu’ambigus ; endormi à la page 234, Plotkine ne se réveille qu’à la page 304, au terme d’une odyssée onirique et théologique hard science et d’une Genèse complexe qui entre temps auront laissé un certain nombre de lecteurs sur le carreau. Rappelons-nous que Plotkine, comme nous l’avons écrit plus tôt, présente des symptômes évoquant la schizophrénie, héritier post-conversion de Marie Zorn, l’héroïne de Babylon Babies. Ses souvenirs se mélangent, se chevauchent, ne se recoupent pas ; il reçoit des messages télépathiques issus de la Bible ; il est l’agent d’une organisation occulte ; il est paranoïaque ; son ADN « non codant » serait l’interface génétique entre la Chair et le Verbe ; il devient même son propre narrateur !… Ainsi Plotkine est-il peut-être victime d’une tragique conséquence d’implants mémoriels défaillants (à moins que même ceci fût inventé), tels que ceux déjà rencontrés chez Philip K. Dick, notamment dans la nouvelle « Souvenirs à vendre », adaptée au cinéma par Verhoeven dans Total Recall. Plotkine est le Bill Lee d’Interzone Incorporated, changeant de rôle à mesure qu’il s’enfonce au centre du Trou Noir, il est le tueur, le Contre-Homme-venu-d’Annexie, il est Vivian McNellis, il est l’Enfant-Boîte, il est le terminateur, il est Terminator. Quelle que soit notre interprétation, l’arme employée par Maurice G. Dantec est bien sûr le langage, dont il utilise les propriétés virales évoquées par William S. Burroughs – périlleuse entreprise dans laquelle l’auteur échoue en grande partie.

     

    The Downward Spiral

     

    Cosmos Incorporated figure en effet la résistance du Logos à l’emprise totalitaire de la fausse parole. Après une première partie située dans le monde-simulacre désenchanté de l’UMHU, se manifeste la parole divine, le Verbe, la Lumière qui éclaire les ténèbres (du monde ou de l’esprit, selon le point de vue, mais nous savons combien cette distinction manque de pertinence lorsqu’il s’agit d’analyser les liens, la dialectique, plutôt que les causes premières). Dès lors, les trois dernières parties (« Bootstrap : Corpus Scripti », « Process : Vers l’invisible » et « Output : Métatron ») consistent en une lutte incessante entre le récit initial du Cosmodrome (le contrat de Plotkine) et la Vérité Révélée de Vivian McNellis. La narration est ainsi déchirée entre deux pôles, l’un terrestre, l’autre céleste, l’un obscur, l’autre lumineux. Le Contre-Homme-Venu-du-Camp (dont l’éveil à Métatron est provoqué par des textes bibliques viraux parasitant son esprit) est envoyé pour couper les lignes-mots, pour ouvrir des brèches dans l’univers forclos du Contre-Monde. Casser les images-contrôles. Or à l’intersection de ces deux mondes pourtant déclarés incompossibles surgissent des fragments de textes de chansons (U2, Kraftwerk, Nine Inch Nails), étonnamment vrais, superbement réels, de notre temps présent, comme si ce Réel, celui de la Création malgré tout, se rappelait à Plotkine – et à Dantec – de temps à autre. L’Enfant-Boîte et sa liste de 99 noms jouerait alors le rôle que tenaient les petites étiquettes (« BUVETTE ») dans Le Temps désarticulé : celui d’une salutaire piqûre de rappel (« POURQUOI NE VOULEZ-VOUS PAS VOIR QUE NOUS SOMMES TOUS MOOOOORTS ! »).

     

    Antivirus

     

    La principale faiblesse de Cosmos Incorporated réside précisément dans sa soumission, puis dans son insoumission avortée, au langage-machine qui le contamine ; dans l’incapacité de Dantec de se libérer de ses gimmicks littéraires. Le Verbe prométhéen ne parvient pas à « déchaîner le Verbe »[11], il est au contraire enchaîné. Figurant la résistance de la parole vraie au joug de la fausse parole, le roman ne prend vie qu’à de rares occasions, lorsque la langue se fait enfin plus littéraire, plus poétique, lorsque son objet prend racine dans notre continuum et non plus dans celui, sénescent, de l’UMHU, lorsque, à la toute fin, avec une innocence insoupçonnée, il perpétue l’espoir d’une parole libre – humaine. Le plus souvent hélas, les procédés stylistiques maladroits font penser à un mauvais épigone de Chuck Palahniuk, et contrairement à ce qu’affirme une phrase du roman[12], l’opacité de la narration n’est pas soutenue, à l’opposé d’un Burroughs, par une énergique préoccupation esthétique. Comme Villa Vortex déjà, Cosmos Incorporated en dit trop pour être véritablement animé de l’intérieur, pour que son auteur, pour reprendre les termes du Stalker, soit « dépossédé de sa parole », et s’il explose en cours de route, l’explosion est trop contrôlée, son verbe trop mécanique, pour ouvrir de nouvelles perspectives littéraires. Tandis que William S. Burroughs accouchait de véritables réalités alternatives contre l’hégémonie ontologique du « Film-Dieu », s’il oeuvrait sans cesse pour enfin réaliser le vœu de Lautréamont (que la poésie soit faite par tous et non par un), Dantec en revanche ne parvient jamais à tirer les conséquences esthétiques de ses idées pourtant fortes et belles ; et lorsque son roman paraît échapper à l’artifice, lorsque la Parole enfin s’en extirpe, le romanesque disparaît : Cosmos Incorporated n’est alors ni roman, ni réalité alternative. La résistance à Big Brother, dans 1984, s’inscrivait « d’abord […] dans le genre romanesque »[13], le roman lui-même était une réponse cinglante et magnifique au Novlangue qu’il combattait. Et Raymond Abellio, dans La Fosse de Babel, appelait de ses vœux la naissance d’un roman absolu, désengagé et englobant, dont Les Frères Karamazov constituent peut-être l’exemple le plus achevé et dont rien n’est plus éloigné que Cosmos Incorporated.

     

    Rejection

     

    La limite de Cosmos Incorporated réside dans sa nature romanesque désavouée, explosée, dans son obstination pourtant à rester dans le champ de la fiction. « Un écrivain ne peut décrire qu’une seule chose : ce que ses sens perçoivent au moment où il écrit. », écrit Burroughs dans sa « postface atrophiée »[14] au Festin Nu. Et d’ajouter : « Je ne suis qu’un appareil d’enregistrement… […] Je ne cherche pas à distraire, je ne suis pas un amuseur public… » Nous ne pouvons certes pas reprocher à Dantec de n’avoir pas connu la souffrance du Camp, mais le fait demeure que Fiodor Dostoïevski n’a écrit ses chefs d’œuvre (Souvenirs de la Maison des Morts ; Mémoires écrits dans un souterrain ; Crime et châtiment ; L’Idiot ; Les Possédés ; Les Frères Karamazov) qu’après avoir passé quatre ans au Bagne et subi un simulacre d’exécution... Cosmos Incorporated donne constamment l’impression de vouloir dire, de n’être qu’une métafiction sans objet. Métatron n’est sans doute pas apparu à Dantec, dont la conversion au catholicisme m’apparaît moins comme la conséquence d’une révélation, comme ce fut le cas pour Dick, que comme l’étape logique d’un cheminement spirituel et intellectuel dont ses multiples lectures nous fournissent les indices. Burroughs avait bien compris que l’inconscience-fiction (j’emprunte cette expression à Boris Eizykman) de l’enregistrement automatique du réel, qu’il rapprochait de la possession (pour Juan Asensio, Cosmos Incorporated est même l’histoire d’une dépossession), pourrait bien constituer la seule alternative au silence rimbaldien dans sa lutte contre la fausse parole. La prose frénétique du Festin nu et de la trilogie qui en découla était la seule capable de rendre compte de l’univers mental psychédélique de l’écrivain junkie. Mieux : elle s’opposait violemment aux organes policiers de ses contre-utopies fantasmatiques. Cut-up et fold-in, collages et permutations, décrivent un univers cauchemardesque tout en le combattant, jusqu’à l’ultime insurrection contre la Police Nova dans Nova Express.

     

    Plus lien… leviens vendledi…

     

    Non, Cosmos Incorporated, après l’explosion-révélation, refuse d’enregistrer le réel ; en fait, le Réel n’est pour Dantec que ce néant originel évoqué par Saint Augustin. Ambition aporétique s’il en est, d’un projet faustien désavoué in extremis : écrire le contre-roman du contre-monde, écrire l’impossibilité de décrire l’indicible, se défaire de son innocence pour retrouver l’innocence. Entendu au sens burroughsien de virus, le langage est ici plus contaminé qu’il ne contamine ; il finit par tuer son hôte – Plotkine, et le roman lui-même. Le langage ne transcende plus, il est une substance-mort. En d’autres termes, au Trou Noir du Contre-Monde relativiste succède un autre Trou Noir, celui du livre, celui de la littérature de Dantec. Dans La Littérature à contre-nuit, le recueil de textes critiques de Juan Asensio, figure un passage intitulé « de la littérature considérée comme un trou noir » où il est opportunément rappelé que cette singularité fut aussi désignée par de Nerval comme l’œil de Dieu. « [n]ous mettons en rapport la négativité d’un espace aboli, celle d’un astre inversé ou retourné, et l’apparition, au sein d’une écriture romanesque, d’un vide qui la creusera jusqu’à son amuïssement final. » D’amuïssement, il ne saurait être question dans Cosmos Incorporated puisque la parole – contre-verbe – y est déjà vaincue. On saisit quel abîme sépare irrémédiablement le roman de Maurice G. Dantec et le chef d’œuvre de Georges Bernanos, Monsieur Ouine, dont Juan Asensio, qui lui consacre les plus belles pages de son livre, écrit à juste titre qu’il est une révélation[15], ce que Cosmos Incorporated, à trop vouloir tutoyer les dieux, ne parvient jamais à être. Il semblerait toutefois que Dantec en soit douloureusement conscient, lui qui réduit Plotkine au silence – qui le rend à sa liberté – dans les dernières pages de son roman. Mais avant cette consomption finale, en dépit de son échec littéraire, Dantec et sa substance-mort auront au moins réussi, ce n’est pas rien, à nous communiquer l’essence de ce qui manque cruellement à sa fiction, et qui fit le succès et l’importance de 1984 : l’insurrection du Verbe au royaume du Novlangue.

     

    Output

     

    « Devant une neige un Être de Beauté de haute taille. Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s'élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré ; des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes. Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent, et se dégagent autour de la Vision, sur le chantier. Et les frissons s'élèvent et grondent et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, – elle recule, elle se dresse. Oh ! nos os sont revêtus d'un nouveau corps amoureux. »
    Arthur Rimbaud, Being Beauteous.


     


    [1] A. Robin, La Fausse parole, p.51, cité par J. Asensio in La Littérature à contre-nuit (A Contrario, 2005), p. 81.

    [2] P. K. Dick, Dernière conversation avant les étoiles, édité par Gwen Lee et Doris Elaine Sauter, traduit de l’anglais (USA) par Hélène Collon (éditions de L’Éclat, 2005), p. 168.

    [3] « Pendant presque huit ans, j’ai été en contact avec une forme ou une autre d’esprit dont tout indiquait qu’il s’agissait de Dieu, y compris dans les termes employés, etc. Mais je pense maintenant qu’il s’agissait en fait d’une autre forme de vie que la nôtre. […] Or le moment est venu pour nous de les voir tels qu’ils sont. Et ils ne ressemblent en rien à Jésus. Ils sont laids, horribles, mais sur le plan spirituel, il sont comme lui. Ils croient qu’on percevra leurs aspect spirituel. Sauf qu’ils sont vraiment affreux à voir. Ils n’ont pas d’oreilles. Ils ne peuvent pas parler. Ça n’a pas de mains. Ça ressemble à une mante religieuse. » Ibid., pp. 203-204.
    [4] Cosmos Inc., p. 265.

    [5] Ibid.

    [6] S. I. Witkiewicz, L’Inassouvissement (éditions L’Âge d’Homme, Classiques Slaves, 1970), p. 48.

    [7] Cosmos Inc., p. 185.
    [8] Ibid., p. 346.

    [9] R. Cook, Quelque chose de pourri au royaume d’Angleterre (Rivages, Ecrits Noirs, 2003) p. 140.

    [10] Cosmos Inc., p. 235.

    [11] W. S. Burroughs, « postface atrophiée » du Festin Nu (Gallimard, L’Imaginaire, 1984), p.  249.

    [12] « Toute tentative d’explication rationnelle manquerait inévitablement le point essentiel et souffrirait d’une absence totale de préoccupation esthétique », Cosmos Inc., p. 496.

    [13] J.-F. Lyotard, Le Postmoderne expliqué aux enfants (Le Livre de poche, Biblio, Essais, 1993), p. 126.

    [14] W. S. Burroughs, op. cit., pp. 241-242.

    [15] J. Asensio, op. cit., p. 226.

  • Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec (The Novel That Exploded – 2 – Zéropolis)

     

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    « Il n’y a de réel, il n’y a d’imaginaire qu’à une certaine distance. Qu’en est-il lorsque cette distance, y compris celle entre le réel et l’imaginaire, tend à s’abolir, à se résorber au seul profit du modèle :
    ― elle est maximale dans l’utopie, où se dessine une sphère transcendante, un univers radicalement différent […]
    ― elle se réduit de façon considérable dans la science-fiction : celle-ci n’est le plus souvent qu’une projection démesurée, mais non qualitativement différente, du monde réel et de la production. […]
    ― elle se résorbe totalement à l’ère implosive des modèles. Les modèles ne constituent plus une transcendance ou une projection, ils ne constituent plus un imaginaire par rapport au réel, ils sont eux-mêmes anticipation du réel, et ne laissent donc place à aucune sorte d’anticipation fictionnelle – ils sont immanents, et ne laissent donc place à aucune transcendance imaginaire. Le champ ouvert est celui de la simulation au sens cybernétique, c’est-à-dire celui de la manipulation tous azimuts de ces modèles […] mais alors  rien ne distingue cette opération de la gestion et de l’opération même du réel : il n’y a plus de fiction. »
    Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation.

     

    « Notre réalité se situe dans un univers de mots, non de choses. D’ailleurs une chose, cela n’existe pas, c’est une Gestalt au sein de l’esprit. […] Le mot est plus réel que l’objet qu’il désigne. »
    Philip K. Dick, Le Temps désarticulé.

     

    Le plot de Cosmos Incorporated – plot, comme dans Plotkine – est d’une simplicité enfantine. « S’il est venu ici, c’est pour tuer un homme. » Sergueï Diego Plotkine, le personnage principal, se rend à Grande Jonction pour tuer le Maire de cette ville. Plotkine n’a pas de mémoire, ou plutôt celle-ci paraît se réassembler – quoique de troublante manière – à mesure que le tueur passe les examens ultratechnologiques de la Métastructure de Contrôle. Cette fraction Nord-américaine de l’Occident – l’Europe est désormais islamiste – est régie par les lois de l’UMHU, l’UniMonde Humain dont la devise est « UNIMONDE HUMAIN, UN MONDE POUR TOUS – UN DIEU POUR CHACUN ». Plotkine, pour préparer son forfait, reçoit l’aide d’El Señor Métatron, intelligence artificielle de sécurité extrêmement perfectionnée.

     

    Cette première partie du roman (pp. 11-247) judicieusement intitulée « Input », qui nous plonge dans le dark age du simulacre, l’UMHU, Zéropolis techno-totalitaire de l’ère des modèles, s’articule autour de deux thématiques principales, inextricablement liées : le devenir-Machine du monde d’une part, tel que prophétisé par Günther Anders dans ce livre essentiel qu’est Nous, fils d’Eichmann, et que représente ici la Métastructure de Contrôle ; d’autre part la révélation à Plotkine que cet univers technicien dévolutif n’est peut-être que l’envers du décor, une fiction en dissimulant une autre – Plot-kiné, le point en mouvement, l’Image-Mouvement de la Vérité Révélée.

     

    Dans son court mais excellent essai Zéropolis, Bruce Bégout désigne Las Vegas, non-lieu de l’urbanité moderne, avant-garde de la ville contemporaine, comme l’espace de la « nullité qui fait nombre »[1]. Grande Jonction n’est ainsi que l’anticipation visionnaire de cette utopie consumériste et schizophrène gouvernée par l’immédiateté et « l’impulsivité itérable »[2], et où « les humains sont des extensions prothétiques de l’urbanisme » (Cosmos Inc., p. 140). Ses hôtels à capsules renvoient au Profanateur de Philip K. Dick, sa technologie futuriste est celle des romans cyberpunk de William Gibson qui, dans Identification des schémas, annonçait l’avènement du « monde-miroir ». L’UMHU, l’UniMonde Humain, le Monde Humain Uni, n’est que marques et acronymes, références sans référents, dissolution du langage dans la Machine Relativiste ; il est aussi la démocratie terminale, le système inhumain de termination ― Unimanité/Unanimité/inhumanité. Le médium est le message. La carte devient le territoire.

     

    Cosmos Incorporated rompt avec la poésie acronymique du cyberpunk. Ce mélange de termes anglais, sigles, néologismes et majuscules n’est qu’une manifestation actualisée du Novlangue orwellien tel qu’analysé par Jean-François Lyotard dans Le Postmoderne expliqué aux enfants. L’avalanche majusculaire n’y a d’ailleurs jamais l’impact symbolique que Frank Herbert avait insufflé au récit de Dune : tout, en UMHU, est indéterminé. « Le vocabulaire du Novlangue [écrit George Orwell en appendice de 1984] était construit de telle sorte qu’il pût fournir une expression exacte, et souvent très nuancée, aux idées qu’un membre du Parti pouvait, à juste titre, désirer communiquer. Mais il excluait toutes les autres idées et même les possibilités d’y arriver par des méthodes indirectes. L’invention des mots nouveaux, l’élimination surtout des mots indésirables, la suppression dans les mots restants de toute signification secondaire, quelle qu’elle fût, contribuaient à ce résultat. »[3]

     

    Or, pour Lyotard, « […] si l’on fait attention à la généralisation des langages binaires, à l’effacement de la différence entre ici-maintenant et là-bas-alors, qui résulte de l’extension des télérelations, à l’oubli des sentiments au bénéfice des stratégies, concomitant à l’hégémonie du négoce, on trouvera que les menaces qui pèsent du fait de cette situation, la nôtre, sur l’écriture, sur l’amour, sur la singularité sont, dans leur nature profonde, parentes de celles décrites par Orwell. » L’UMHU est donc aussi, bien qu’aucune réelle menace de dictature centralisée ne pèse sur l’unimanité qui le peuple, un monde structurellement totalitaire. Un monde de chiffres, perdu pour l’imaginaire.

     

    « Le prodige tient d’une synthèse dévolutive de toute l’espèce biologique connue sous le nom d’homo sapiens ; 5 ou 6 millions d’années depuis les primates du Pliocène pour en arriver là, se dit Plotkine, c’est à se demander si la Parabole de la Chute ne se réfère pas à l’instant même où nous sommes descendus de l’arbre. » (Cosmos Inc., p. 69) « La dévolution n’est pas qu’un phénomène technique. D’ailleurs le constat lui-même est absurde. La dévolution est, par définition, anthropologique parce que la technique, c’est le moment de division infinie de l’anthropogenèse. » (Cosmos Inc., p. 284) Précisément le Progrès, naïvement défini par Bacon comme la somme cumulative et positive des connaissances, génère toujours plus de complexité – c’est l’entropie. De ce Second principe de thermodynamique, George Orwell a d’ailleurs bâti son 1984 : le Progrès, pour lui, crée les conditions de son propre ralentissement, jusqu’à l’inversion irréversible du processus. Sur la Parabole de la Chute, Dantec a sans doute vu juste. Pour Lewis Mumford, le langage n’était autre que la première des technologies. Le langage, qui permet l’émergence hors de l’univers indéterminé de la schizophrénie, est volonté de puissance. Aporie du constat : le Verbe du commencement est aussi celui de la fin (« L’idéal, c’est clair, sera atteint lorsque rien n’arrivera plus. »[4]).

     

    L’UMHU est la figure soft du Camp de Concentration (Plotkine, « l’Homme-venu-du-Camp », nouvelle version de la servitude volontaire de l’État unique de Nous autres d’ugène Zamiatine, de l’emprise du Big Brother de 1984 ou du Panoptique selon Michel Foucault dans Surveiller et punir. Soft, comme chez Burroughs, parce qu’il ne s’agit pas tant d’un État policier que d’un asservissement de l’humain par la Machine-Monde. L’individu, devenu pièce de la Machine, est incapable de se représenter l’ensemble de la Monade urbaine[5] – et pour cause, puisque dans Cosmos Incorporated, il n’y a plus rien à se représenter. C’est ce que Günther Anders appelle un « processus de co-machinisation ». La machine devient monde – le monde devient machine. L’UMHU consacre l’avènement du « royaume millénariste du totalitarisme technique »[6], c’est-à-dire le Camp d’extermination de l’humanité, le Successeur totalement inhumain prophétisé par Jean-Michel Truong.

     

    L’individu se meut dans le bonheur non pas programmé mais circonscrit de la société du spectacle. Weltanschauung comme fait hallucinatoire total. « Dans une société où personne ne peut plus être reconnu par les autres, chaque individu devient incapable de reconnaître sa propre réalité. L’idéologie est chez elle ; la séparation a bâti son monde »[7]. Plotkine est schizophrène à double titre, d’abord en raison de sa mémoire fragmentaire et paradoxale, ensuite parce que dans l’univers régressif narcissique de l’UMHU, le moi est écrasé par la « présence-absence »[8] de la Machine-monde. Les rapports du signifiant et du sens sont altérés.

     

    L’anomalie du fonctionnement symbolique de l’esclave volontaire de l’UMHU, cependant, serait à l’origine du défaut de langage. Pour le schizophrène la croyance délirante possède le caractère réel de l’évidence subjective ; la substitution du signifiant au signifié est impossible. Le mot, selon Lacan, est « le meurtre de la chose ». Seul, Plotkine n’aurait donc jamais pu échapper à l’emprise de la Machine. Il était dès lors logique que son salut vînt de l’extérieur – d’El Señor Métatron. La Métastructure de Contrôle ne serait-elle donc que l'envers luciférien du Royaume de Dieu ?

     

    « La quotidienneté même de l’habitat terrestre élevé au rang de valeur cosmique, hypostasié dans l’espace – la satellisation du réel dans la transcendance de l’espace – c’est la fin de la métaphysique, c’est la fin du phantasme, c’est la fin de la science-fiction, c’est l’ère de l’hyperréalité qui commence. »
    Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation.

     

    A venir : Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec (The Novel That Exploded – 3 – Trou Noir).

     



    [1] B. Bégout, Zéropolis (Allia, 2002), p. 15

    [2] Ibid., p.  109.

    [3] G. Orwell, 1984 (Gallimard, Folio, 2002), p. 422.

    [4] E. Zamiatine, Nous autres (Gallimard, L’Imaginaire, 1971) p. 36.

    [5] « Obéissance et irresponsabilité, voilà les deux Mots Magiques qui ouvriront demain le Paradis de la Civilisation des Machines. » (G. Bernanos, La France contre les Robots, Le Livre de Poche Biblio, 1999, p. 123.

    [6] G. Anders, Nous, fils d’Eichmann (Rivages, Bibliothèque, 1999), p. 85.

    [7] G. Debord, La Société du spectacle (Gallimard, Folio, 1992), p. 207.

    [8] Ibid., p. 208.

  • Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec (The Novel That Exploded ― 1 ― Input)

     

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    « C’EST UNE GUERRE D’EXTERMINATION. LUTTEZ CELLULE PAR CELLULE A TRAVERS LES ECRANS-CORPS-ESPRITS DE LA TERRE. AMES POURRIES PAR LA DROGUE-ORGASME, CHAIRS EXTRAITES DES FOURS TREMBLANTES, PRISONNIERS DE LA TERRE SORTEZ. PRENEZ LE STUDIO D’ASSAUT – »
    William S. Burroughs, Nova Express.

     

    Tantôt porté aux nues par ses fervents thuriféraires, tantôt ridiculisé par ses ennemis bêlants, le dernier roman de Maurice G. Dantec a déjà fait couler beaucoup d’encre, mais hormis ceux du Stalker comme d’habitude – quoique sur le mode inhabituel, mais fort pertinent, de la « divagation » –, pour qui Cosmos Incorporated était le prolongement prophétique et incontrôlé de ses propres réflexions sur le devenir-Machine du monde, rares ont été les commentaires intelligents, qui ne se seraient point contentés de signaler, usant de paraphrases et de formules journalistiques bien commodes, combien le roman est passionnant, ou indigeste, ou ambitieux, ou mystique, ou laborieux, ou tout cela à la fois, mais qui auraient au contraire résolu d’en explorer les tortueux rhizomes, d’en éclairer les épaisses ténèbres, d’en enténébrer la lumière trop crue. A trop rester en surface, à trop craindre de se perdre dans le labyrinthe des références et des errements littéraires de l’auteur, la plupart des critiques, effarouchés, sont complètement passés à côté de leur sujet, louchant un peu trop, à l’évidence, vers Philip K. Dick (Le Maître du Haut Château, Ubik ou la trilogie divine), alors que c’est sans doute davantage vers William S. Burroughs et son fameux quatuor (Le Festin Nu, La Machine molle, Le Ticket qui explosa, Nova Express) qu’il aurait fallu se tourner afin d’en mieux appréhender les enjeux, l’ambition et, au final, l’échec.

     

    Sur ce monstrueux et aporétique roman de science-fiction qui met en scène son propre combat contre l’empire totalitaire de l’entertainment, sur ce rejeton difforme de Villa Vortex qui refuse la toute-puissance stochastique de l’ère post-industrielle, rien, ou presque, n’a encore été dit. Je vous invite donc à suivre en ces pages, dans les jours qui suivent, ma propre déambulation, ma propre errance au cœur du vortex, dans l’œil-fiction de la Métastructure de Contrôle – implacable descente au plus profond du cerveau de Sergueï Diego Plotkine, voyage critique au centre de la nuit métatronique. Errance, certes, car, et c’est peut-être l’intérêt majeur d’un récit qui ne parvient jamais à être un vrai roman au sens où l’entendait Raymond Abellio dans La Fosse de Babel, c’est-à-dire à « enfermer la plus haute charge de pensée et de vie dans la forme à la fois la plus concertée et la plus frémissante », d’un récit qui s’abreuve à mille sources comme son Enfant-Boîte, d’une œuvre au verbe métastatique, jamais vraiment maîtrisé, c’est peut-être son intérêt majeur, donc, de rendre inopérantes les pratiques formatées de la critique, de tuer dans l’œuf la simple note de lecture, d’avorter le compte-rendu synthétique. Errance, donc, mais rigoureusement téléguidée par nos obsessions propres. Ainsi nous intéresserons-nous d’abord à la première moitié de Cosmos Incorporated, à son apocalyptique description des simulacres de l’UniMonde Humain de Grande Jonction, soft totalitarism cyberpunk inspiré du Nous, fils d’Eichmann de Günther Anders, contre-utopie dans la lignée du Meilleur des mondes d’Huxley ou des Monades urbaines de Silverberg, ainsi qu’à sa théorie orwellienne, moins novatrice mais très stimulante, de « dévolution », à son homme dans le labyrinthe, Sergueï Plotkine dont les doigts morts parlent, et à son « ange » neuromatriciel El Señor Métatron. Puis nous verrons, dans un second temps, combien la « révélation » du Scribe halluciné Plotkine, qui fait exploser la narration au beau milieu du récit, n’est qu’une tentative confuse mais impérieuse de sauver ce contre-roman de sa propre incorporation ; de sauver l’humanité – rien de moins – de sa réification finale, en proposant de lui redonner vie par la fiction.

     

    « Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu. »
    Saint Jean, Evangile, 1, 1

     

    A venir : Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec (The Novel That Exploded – 2 – Zéropolis).

  • Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman – visages de Liv Ullmann

     

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    Ce texte est initialement paru dans le Journal de la Culture.

     

    En six épisodes de cinquante minutes sans une seconde de romantisme, Scènes de la vie conjugale dissèque quelques moments cruciaux de la vie d’un couple, avec une précision quasi entomologique qui contraste ironiquement avec l’errance affective des protagonistes. Les éditions MK2, de plus en plus indispensables – parmi les sorties récentes, citons les films de Tarkovski (L’enfance d’Ivan, Andrei Roublev, Solaris, Le Miroir, Stalker), de Gus Van Sant (Gerry, Elephant), de Robert Bresson (Pickpocket, Procès de Jeanne d’Arc, L’Argent) et, donc, d’Ingmar Bergman avec Saraband, son magistral dernier film, et cette version longue des Scènes de la vie conjugale, réalisée en six semaines en 1973.

    Résumé des épisodes :

    1. Innocence et panique. Marianne (Liv Ullmann, effarante de vérité, telle qu’en elle-même) et Johan (Erland Josephson, inégalable) sont mariés depuis dix ans. Ils vivent heureux avec leurs deux enfants, Eva et Karin, sans faire de vagues, au point qu’une amie journaliste fait de ce bonheur parfait le sujet d’un article pour un magazine féminin. Marianne est spécialisée dans les affaires de divorce, Johan est chercheur à l’université. Au cours d’un dîner, ils sont confrontés à l’enfer conjugal d’un couple d’amis, Peter (Jan Malmsjö) et Katarina (Bibi Anderson[1]), qui s’entredéchirent et font étalage de leurs rancoeurs. Marianne, un peu plus tard, apprend à Johan qu’elle est enceinte. Premier signe d’incompréhension : elle finit par avorter.

    2. L’art de cacher la poussière sous les meubles. Marianne, déjà oppressée par la pression familiale, est ébranlée par la confession d’une cliente qui souhaite divorcer après vingt ans de mariage sans amour. Le vernis de leur mariage modèle, de sa réalité bien ordonnée, commence à fondre. Marianne et Johan – dont l’attitude commence à trahir l’infidélité – se disputent ouvertement à propos de leur sexualité laborieuse, mais l’affrontement tourne court et la politique de l’autruche finit par l’emporter.

    3. Paula. Johan apprend à Marianne qu’il a rencontré une autre femme et qu’il s’apprête à partir huit mois avec elle. Johan n’a aucune considération pour sa famille, et Marianne est effondrée.

    4. La vallée des larmes. Un an a passé. Ils se retrouvent pour la première fois, en tête à tête. Marianne semble se remettre peu à peu – elle a un nouvel amant – tandis que Johan accuse le coup, déjà lassé de Paula et traversant une mauvaise passe professionnelle. Marianne lui lit des extraits importants de son journal intime, mais Johan s’endort.

    5. Les analphabètes. Marianne et Johan se retrouvent encore, pour signer les papiers du divorce. Marianne joue l’insouciante, Johan la victime. Dix ans de non-dits, de frustrations, de rancœur refont soudain surface en une explosion de violence physique et morale, et chacun cherche à détruire l’autre. Johan, effaré par sa propre violence, capitule.

    6. En pleine nuit dans une maison obscure quelque part sur terre. Sept ou huit ans plus tard, Johan et Marianne, tous deux remariés et apaisés, se retrouvent à nouveau, en secret. Dans une maison de campagne, ils parlent de choses douloureuses, de leur insignifiance, de leur égarement, mais ils sont enfin unis par une authentique tendresse mutuelle.

     

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    Dans un numéro spécial de Positif consacré à l’œuvre du maître, un critique écrit que « Scènes de la vie conjugale interpelle notre conscience à un degré tel qu’il est impossible de ne pas laisser transparaître dans toute velléité critique notre propre frustration, l’envers de notre éducation, la lie de nos angoisses comme la transparence pathétique de notre carapace. »[2] On ne saurait mieux dire. Avec cette implacable autopsie du couple occidental et de la vie conjugale, Bergman nous force à regarder ce que nous refusons de voir, il nous force à entendre ce que nous nous efforçons de taire. En même temps qu’aux émois et déchirements conjugaux de Johan et Marianne, le spectateur assiste à la projection terrible et dérisoire de sa propre vérité intérieure : ses faiblesses, ses lâchetés, sa veulerie, sa soumission aux conventions sociales comme aux pulsions sexuelles, ses échecs, ses erreurs, ses exigences insensées envers l’autre, sa trivialité, ses manques et ses angoisses. C’est de notre propre vie que nous sommes spectateurs ; nous contemplons l’œil du cyclone – au plus profond de notre âme[3]. Liv Ullmann, dans un touchant film d’entretiens proposé en complément du DVD de Saraband, affirme – non sans gravité – que lorsque la caméra s’approche de son visage pour un gros plan, cette dernière la trouve « plus exposée que l’amant qui s’imagine avoir lu [ses] pensées. ». Le plus souvent en effet, ces visages ne sont pas maquillés, exposés dans leur indécente nudité : chez Bergman, ils ne sont pas seulement des surfaces, ils possèdent aussi une profondeur propre, un relief – une histoire – que le cinéaste, maître du gros plan, saisit mieux que quiconque.

    Associé à la voix de l’actrice – ou de l’acteur –, le gros plan excède largement le simple cadre technique du choix d’échelle : il est toujours la représentation, à la pureté inégalée, d’une souffrance d’être-là ; Ingmar Bergman souffre en effet d’être affronté aux déterminismes biologiques et sociaux, incroyant en quête du sens de la vie et d’une vérité spirituelle. Cette spiritualité ne se conçoit cependant, chez Bergman, qu’aux nœuds d’une trame naturaliste de relations humaines, affectives, biologiques – terrestres –, « plus physique que métaphysique » pour reprendre les mots de Truffaut. Si le gros plan bergmanien bouleverse autant, c’est qu’il suscite le pur effroi de l’être confronté au néant, en même temps qu’il nous relie irrévocablement à cette humanité reflétée tout entière dans ce visage – une communion. Comme dans La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer, les décors sont minimaux, dépouillés, l’espace est aboli dans l’épure tragique du gros plan par cette « déterritorialisation très spéciale propre à l’image-affection »[4] évoquée par Gilles Deleuze. Ce qui est alors exprimé n’est pas tant l’état d’âme d’un personnage donné dans une situation donnée, qu’un affect pur arraché aux coordonnées spatio-temporelles, c’est-à-dire à son contexte diégétique. Quand Liv Ullmann se tord le visage après la brutale révélation de l’infidélité de Johan, nous ne voyons plus que la douleur elle-même, c’est-à-dire la nôtre. « Il n’y a pas de gros plan de visage [écrit encore Deleuze]. Le gros plan, c’est le visage, mais précisément le visage en tant qu’il se défait de sa triple fonction [individuante, relationnelle, communicante]. Nudité du visage plus grande que celle des corps, inhumanité plus grande que celle des bêtes. […] Bergman a poussé le plus loin le nihilisme du visage, c'est-à-dire son rapport dans la peur avec le vide ou l’absence, la peur du visage en face de son néant. [Il] consume et éteint le visage aussi sûrement que Beckett. »[5] Voix de Liv Ullmann, consubstantielle à son visage : recadrée en gros plan, elle parle littéralement dans le vide, écoutée de nous seuls – Johan, lui, s’endort. Le hors champ devient hors cadre – le visage devient le cadre. Marianne/Liv Ullmann devient icône de la femme trompée, humiliée, ravagée par la culpabilité et la mauvaise conscience, annonciatrice de la fin de la domination masculine – l’avènement d’une ère nihiliste déchirée entre une éducation traditionnelle, disons « judéo-chrétienne », avec ce que cela suppose de renoncements, de frustrations, de solitude spirituelle, et de nouvelles exigences affectives, sexuelles, sociales.

     

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    « Est-ce une question de choix, bon ou mauvais, ou est-ce qu’on suit sans le vouloir une voie déjà tracée, jusqu’au couperet final ? » demande Johan, alter ego de Bergman – lire les éloquentes premières pages de Laterna magica[6] –, angoissé à l’idée de n’être que le jouet de pulsions, de déterminismes divers, et incapable d’assumer ses actes ou simplement d’en mesurer la portée. Ainsi l’avortement de Marianne, qui leur apparaissait comme un choix raisonnable, une décision réfléchie, une arme contre le destin, est vécu par Marianne comme un drame, un déchirement, une culpabilité supplémentaire. Quand la femme d’occident s’émancipait, chacun se mit à proclamer sa sacro-sainte « liberté » – d’aimer, de jouir, de tromper, d’avorter… – au mépris des responsabilités qui en découlaient. Curieusement, alors que la plupart des critiques ont décelé quelque optimisme dans le dénouement de Scènes de la vie conjugale, j’ai toujours été frappé par le caractère menaçant de la corne de brume qui retentit au loin, « en pleine nuit dans une maison obscure quelque part sur Terre » et qui précède immédiatement – ou qui déclenche ? – le cauchemar de Marianne : celui-ci est d’une importance cruciale en vérité, et concerne les enfants. Voici le récit qu’en fait Marianne à Johan, encore effrayée, le visage marqué par l’angoisse : « On devait traverser une route très dangereuse… Je voulais que les filles nous donnent la main… Mais c’était impossible. Je n’avais plus de mains. Je n’avais plus que des moignons. J’étais en contrebas, je sautais sur le sable. Je ne pouvais pas vous attraper. ». Ce détail m’a toujours intrigué car les deux petites filles justement, après deux courts plans de pose photographique au tout début du film, ne sont plus montrées, comme si elles n’existaient pas, comme si leur existence était superficielle, virtuelle, pure convention d’apparat. « Je crois que les petites peuvent s’en aller », dit rapidement le photographe, et en effet, nous ne les reverrons pas. Or la fin de Saraband – où l’on retrouve les deux mêmes personnages, bien que leurs âges et les noms de leurs proches ne correspondent pas tout à fait (pour Bergman nous portons plusieurs masques) –, ce plan terrible – l’Innommable ? – de leur fille Martha recroquevillée dans son mutisme autistique, et de son regard porté sur Marianne, suivi d’un plan du visage pudiquement anéanti de Liv Ullmann, devraient suffire à nous convaincre de la sévérité du jugement. Les enfants, les êtres humains, n’ont pas tant besoin d’ordre ou de liberté, que d’amour. En la matière, hélas, nous sommes tous des « analphabètes des sentiments ».

     

    SCENES DE LA VIE CONJUGALE, film TV d’Ingmar Bergman, 1973 (3 DVD chez MK2 éditions, 5h10 environ, 40€ environ).

     



    [1] Impossible de ne pas mentionner Persona (1966) dans lequel Liv Ullmann et Bibi Anderson se confondent sur la pellicule : Katarina, dans Scènes de la vie conjugale, n’est encore que l’image spéculaire de Marianne.

    [2] Y. Dahan, « Scènes de la vie conjugale : la télévision est la rétine de l’œil de l’esprit » in Positif n°498 (Juillet-août 2002), p. 60.

    [3] Tout le contraire de la prétendue « téléréalité » qui, au lieu d’êtres douée d’âme, nous montre seulement des archétypes, des caricatures, des pantins qui ne reflètent rien.

    [4] G. Deleuze, Cinéma I - L’Image-Mouvement (Minuit, 1983), p.137.

    [5] Op. Cit., p. 141-142.

    [6] I. Bergman, Laterna magica (Gallimard, 1987).

  • Et Expecto - 7 - Anthrax, baby

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    L’endroit du quai où j’ai choisi de patienter est plus clairsemé.

    Une rapide mesure de la densité humaine répartie sur la longueur du quai s’avère édifiante. La bêtise est quantifiable : à vue de nez, je l’estime à 75%. Soixante-quinze pour-cent d’irrémissibles imbéciles verticalement plantés les uns contre les autres, respirant docilement un épais nuage d’odeurs corporelles – mélange infect de crasse et de transpiration, sans même parler des haleines fétides–, soixante-quinze pour-cent de lemmings zombifiés, tous prêts à se jeter sur la voie à l’approche d’une rame – à se faire violemment percuter, déchiqueter, démembrer – si l’un d’eux en prenait l’absurde initiative.

    A seulement trois ou quatre mètres de moi, monopolisant cinq sièges à eux seuls – un chacun, plus un troisième pour leurs sacs en plastique sans doute remplis d’immondices, et deux autres laissés en quarantaine par les honnêtes voyageurs que la puanteur tient éloignés –, deux loques humaines, clochards déjà ivres morts, déblatèrent dans un français compréhensible d’eux seuls, d’où surnagent seulement de temps à autre un mot, une syllabe ou un phonème que par miracle je reconnais ou crois reconnaître, entre deux arpèges de la musique de Gospeed You Black Emperor, qui d’aérienne et mélancolique devient plus nerveuse, plus impérieuse, presque martiale.

    Plus violente.

    Dopé par la déferlante sonique qui vrille mes tympans, je m’écarte des clochards – moi aussi – de peur d’être contaminé par quelque maladie putride, survivance aberrante du temps où Paris n’était qu’un amas de fange nauséabonde, réceptacle de la Mort réincarnée en micro-organismes, ville-dortoir réservée au seul usage des épidémies.

    En matière d’anomalies biologiques, le bubon érectile lové sous mon bras gauche me suffit largement.

    Dès 1348, la peste s’abat sur Paris, et revient souvent sur la scène de son crime jusqu’au dix-septième siècle. Aux quinzième et seizième siècles, la lèpre et la syphilis y font des ravages, bientôt remplacées par le choléra. En 1692-1693, le royaume de Louis XIV est aux abois. La ligue d’Augsbourg, coalition du continent européen contre la France organisée par le roi d’Angleterre Guillaume d’Orange le protestant, exerce sur le pays une pression implacable, alourdissant encore une fiscalité déjà handicapante. Les récriminations de Fénelon restent lettre morte : les prix du pain et du grain s’envolent, c’est la famine, annonciatrice de féroces épidémies. En 1871, Paris est envahi par des hordes invisibles : la typhoïde, la variole, la bronchite et la pneumonie profitent du siège de la capitale par les prussiens de Bismarck pour décimer les habitants. La Commune est alors instaurée : de nouveau attirées par l’odeur suave du sang putrescent, la coqueluche et la rougeole gagnent à leur tour la capitale, bientôt rejointes par la tuberculose qui élit domicile dans les bas-fonds où elle sévit encore aujourd’hui, dans ces mêmes couloirs que j’arpente chaque jour.

    Et le Syndrome Immuno-Déficitaire Acquis, le sida, rôde peut-être dans les parages, rampant sur mon épiderme, cherchant une brèche, une entaille, une faille dans sa mince carapace, cherchant par tous les moyens à neutraliser ma petite ogive déhiscente, ma petite bombe de chair nucléaire.

    Ma chose venue d’un autre livre.

    Les virus sont partout ici. J’ai vu un reportage TV sur la concentration bactériologique dans les lieux publics, en particulier dans le métro parisien. Ça m’a terrifié. Depuis, j’évite systématiquement d’empoigner à main nue les barres de soutien des transports – comme de toucher quoi que ce soit. Soit je m’assieds – mais avec la hantise que le siège soit infesté de résidus dont je préfère de toute façon occulter l’origine –, auquel cas je parviens à calmer mon aversion en me concentrant sur la lecture d’un bouquin ou d’un quotidien, soit j’enfile une paire de gants de fin tissu, indispensable protection du parisien soucieux de préserver une hygiène décente. Un masque à gaz serait également souhaitable mais la peur d’attirer l’attention m’a toujours dissuadé d’en acquérir un. Peut-être un simple mouchoir en gaze passerait-il plus inaperçu ? Aucune importance puisqu’en définitive la vie finit toujours par éclater, se diviser, se disperser, prendre une nouvelle direction que le chaos est seul en mesure de déterminer.

    En cet instant même par exemple, j’inhale un atome d’hydrogène qui le 6 janvier 1970, jour de ma naissance, était peut-être bruyamment expulsé des intestins d’un diplomate américain en visite à Berlin ouest puis rattrapé in extremis par les capteurs nasaux de la jeune femme qui l’accompagnait. Et ce prodige, en vérité, n’aurait aucun sens.