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Fin de partie - Page 50

  • L’homme qui mangeait la mort de Borislav Pekić

     

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    « Il est des gens dont la vie n’est qu’un rond dans l’eau. On ne les voit pas, on ne les entend pas, ils sont irréels, leurs pas ne s’impriment point sur le désert de sable de l’humanité. Nous ignorons d’où ils viennent et, lorsqu’ils disparaissent, où ils sont partis et pourquoi. Quand les dieux fréquentaient encore la terre, on les reconnaissait à cela. Depuis qu’ils nous ont quittés, le seul de leurs pouvoirs qu’ils ont légué aux hommes est cette faculté de vivre sans être. »

     

    Pour inaugurer le nouvel habillage de Fin de partie, que je dois à l’ami Lambert Saint-Paul – il va sans dire que je l’en remercie vivement –, je me contenterai, une fois n’est pas coutume, d’un simple billet critique, non sans apporter au préalable quelque éclairage sur mes positions personnelles. L’homme qui mangeait la mort, fiction de Borislav Pekić traduite du serbo-croate par Mireille Robin et publiée aux éditions Agone (déjà évoquées ici), se présente comme la biographie de certain Jean-Louis Popier, greffier au tribunal institué par la Révolution française, sous la Terreur. Pekić, facétieux, jouant d’une érudition toute borgésienne, réussit à transformer sa petite fable historique en implacable réflexion sur le Mal. Pourfendeur des idolâtres, vraisemblablement réactionnaire, Pekić ne cède cependant jamais aux facilités de la contre-révolution : il s’en tient à une dissection distanciée, mais non moins efficace, d’une machine destructrice érigée en mythe.

    Je précise à toutes fins utiles que de mon point de vue, les massacres impardonnables commis au nom de la Révolution, ne sauraient, par cet effet pervers qui semble prévaloir aujourd’hui, éclabousser l’honneur des français du temps présent, comme ils ne sauraient remettre en cause la légitimité de la République. Comme l’écrit Bernard Debré dans Valeurs actuelles (n°3609, 27 janvier 2006) : « Il y a quelques années la France a fêté le bicentenaire de la Révolution. Voulait-on par là célébrer la Terreur, les noyades de Nantes, les canonnades de Lyon ? Bien sûr que non. Fallait-il, à l’inverse, que l’Assemblée, dans une séance solennelle, demande pardon pour le génocide vendéen dont l’atrocité ne fait pourtant aucun doute ? Pas davantage. La Révolution française est mère de la République : ses grandeurs et ses drames ont fait de la France ce qu’elle est. Commémorer un événement fondateur ne signifie pas qu’on l’idéalise. L’Histoire ne se juge pas, elle se constate. » On ne saurait mieux dire. Debré fait ici référence, vous l’aurez deviné, à la récente polémique sur les « aspects positifs » de la colonisation. « […] on ne peut a posteriori dénouer les fils que l’histoire a tissés, poursuit Bernard Debré un peu plus loin, sauf à vouloir institutionnaliser la guerre civile. Le seul devoir de mémoire qui vaille est d’aimer son pays tel qu’il est. Sans verser dans le nationalisme mais en sachant qu’à trop le dénigrer, c’est son avenir qu’on sacrifie, et avec lui la capacité de vivre ensemble des générations futures ». Il est temps en effet de renvoyer dos à dos les deux camps d’un débat trop longtemps déserté par l’intelligence. Légiférer sur la positivité d’un événement, souvent pour de fallacieux prétextes – la supériorité intrinsèque de l’Occident reste encore à prouver (que les sceptiques relisent Race et histoire de Claude Lévi-Strauss…), et le niveau de vie relativement élevé des descendants des peuples colonisés ne saurait blanchir les effroyables exactions de nombreux colons –, me paraît tout aussi stupide que réclamer réparation à l’État français pour des crimes commis par d’autres, en d’autres temps. Que la colonisation ait eu des aspects positifs, personne ne peut le nier, de même que personne ne peut nier qu’elle opprima nombre de peuples, jusqu’à les décimer : je n’en tire aucune fierté, mais aucune culpabilité. Cette précision faite – je ne saurais avoir la sotte prétention, comme certains, de me dire révolutionnaire ou contre-révolutionnaire d’une Révolution depuis longtemps révolue –, revenons au livre de Borislav Pekić.

    Jean-Louis Popier, à vrai dire, n’a peut-être jamais existé. Les faits relatés ici, nous prévient l’auteur, reposent en effet essentiellement sur la tradition orale recueillie à l’époque de la Restauration. Pekić prétend avoir peut-être identifié Popier, sans autre preuve que son imagination, sur un croquis du peintre David… Popier, donc, en bon fonctionnaire, enregistrait les sentences des ennemis de la Révolution sans émotion particulière – et Dieu sait qu’avec Fouquier-Tinville en Accusateur public, les condamnations à la guillotine étaient nombreuses –, jusqu’à ce jour où, poussé à la faute par la cadence infernale du tribunal, il est contraint à la suite d’une maladresse de faire disparaître un acte de condamnation, qu’il décide finalement de manger afin de n’en laisser nulle trace. Il réalise alors quel pouvoir est le sien : par cette ingestion incongrue, lui, Popier, l’obscur gratte-papier, a sauvé une malheureuse de la décapitation – Germaine Chutier, une fileuse dénoncée pour avoir exprimé son besoin d’un « roi », alors qu’elle n’avait prononcé que le mot « rouet »... Dès lors, ses nuits hantées par la fileuse, il réitère l’opération chaque jour. Une fois son choix arrêté – la sélection lui posera de terribles cas de conscience : « Lequel sauver ? Lequel envoyer sous le couperet de la guillotine ? » –, Popier « mange la mort » d’un condamné. Dans ses rêves, la guillotine apparaît sous la forme d’un rouet, irrémédiablement liée à la fileuse, et symbole évident du destin. Car tandis que Popier, métamorphosé par son héroïsme de l’ombre, et dont on dit qu’il ressemble étrangement au grand prêtre de la nouvelle religion de l’Être suprême, l’Incorruptible Maximilien de Robespierre, mange les condamnations la tête haute, la Terreur s’emballe. Les révolutionnaires les plus fervents sont eux-mêmes conduits à la guillotine les uns après les autres, victimes d’une machine qu’ils avaient initiée mais qui finit, entraînée par son propre poids, par les dévorer sans distinction. « Paris ressemblait funestement à celui qu’avait quitté Danton quand tout le monde réclamait la fin de la Terreur. Mais cela avait été seulement la fin de Danton. La Terreur s’était maintenue et était même devenue de plus en plus inexorable ». Popier sera lui aussi rattrapé par son destin, sans surprise, conspué par ceux dont il avait pourtant mangé la mort, dans un final saisissant…

    Le régime dément de la Terreur, qui avec la bénédiction de ses fous sanguinaires Marat, Danton et consorts, envoyait ad patres n’importe quel citoyen pour n’importe quel prétexte, apparaît dans le texte iconoclaste de Borislav Pekić comme une machine qui dépasse ses concepteurs, machine à tuer, machine à broyer et les vies et les consciences, machine absurde qui en préfigure une autre plus terrible encore. Alors que l’auteur, sourire féroce aux lèvres, évoquait les innombrables victimes de la Révolution, je n’ai pu m’empêcher, bien que les situations et les systèmes ne fussent guère comparables – paranoïa et volonté de puissance au Palais-Royal, froide application d’un programme génocidaire sous le Troisième Reich –, de songer au bouleversant témoignage, non dénué d’humour – et d’autant plus poignant –, de Primo Lévi rescapé d’Auschwitz. La guillotine ? Popier, débordé par son travail, ne l’a jamais vue de ses yeux : nous retrouvons ce défaut de représentation observé chez les fonctionnaires nazis par Günther Anders. Et si l’homme qui mangeait la mort finit par être à son tour mangé par la mort, au moins aura-t-il réussi, avant sa dévoration, à tenir tête à la lâcheté qui permit à des milliers d’Eichmann, cent cinquante ans plus tard, d’exterminer des millions d’individus dans leurs camps. En un certain sens, cette folie meurtrière parisienne constitua sinon la matrice, du moins le creuset des abominations du vingtième siècle.

     

    Borislav Pekić, L’homme qui mangeait la mort, Agone, 2005, 92 pages, 12 €.

     

     

  • Une barbarie fondamentale, par Anne Tronche (à propos de La Forteresse de coton de Philippe Curval)


     
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    « L’univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d’aération bordés par des balustrades très basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. »

    Jorge Luis Borges, « La Bibliothèque de Babel » in Fictions.


    « Ceux qui ont peur ont perdu. »
    Jules Echnort.

    Fin de partie, le blog du Transhumain a aujourd’hui un an. J’adresse avant toutes choses un grand merci à tous mes lecteurs et lectrices, silencieux ou non, toujours plus nombreux. Qu’il me soit également permis de saluer tout particulièrement le valeureux Juan Asensio[1], dont le soutien n’a jamais faibli en dépit de nos irrémédiables divergences, ainsi que Sébastien Wojewodka, grand spécialiste de l’œuvre de David Cronenberg, auteur de deux remarquables études consacrées à eXistenZ et à Spider et dont l’amitié m’est plus que précieuse : inestimable. Du premier texte publié ici, réfutation polémique des inepties de Jean-Claude Guillebaud et plaidoyer iconoclaste pour un transhumanisme respectueux de l’individu comme de l’espèce comme process, aux dernières critiques littéraires consacrées à James Flint ou à Fabrice Colin, en passant par mon étude encore inachevée de Ténèbres de Dario Argento, cette expérience a toujours été motivée par la volonté inflexible de porter quelque lumière en des lieux trop obscurs – et, parfois, de porter le glaive du Verbe contre notre mortelle ennemie, la Médiocrité.
    Ce labeur désintéressé, cet ahurissant mais inflexible investissement personnel, n’auront pas été vains puisqu’ils m’ont d’abord permis d’être publié dans Le Journal de la Culture, l’inégale mais généreuse revue de Joseph Vébret récemment transformée en Presse Littéraire, à laquelle ont collaboré, entre autres, Matthieu Baumier, Jean-Jacques Nuel, Muriel Cerf, Gabriel Matzneff, Ludovic Maubreuil et Sarah Vajda. Depuis le changement de formule et de périodicité, j’anime chaque mois dans La Presse Littéraire la « chronique des nouveaux mondes » consacrée à la science-fiction et, plus généralement, à la littérature des marges. Je vous annonce en outre qu’à la demande de David Kersan, j’ai officiellement rejoint les membres de la rédaction du Ring, aux côtés de Maurice G. Dantec, Renaud Camus, Alexandre Del Valle, Christian Combaz, Juan Asensio, Philippe Muray, Laurent James, Emily Tibbatts, Philippe Rivac et Jean-Louis Costes… Ma critique de Cosmos Incorporated, en trois parties, n’y est évidemment pas pour rien. Vous devriez bientôt lire sur le Ring quelques critiques littéraires initialement prévues pour Fin de partie. N’en dévoilons pas plus...
    Si je n’hésite pas à écrire sous d’autres cieux, d’autres voix – et non des moindres – se feront aussi entendre dans Fin de partie. Le texte que j’ai choisi de mettre en ligne pour célébrer à ma façon cet anniversaire, s’intitule « Une barbarie fondamentale ». Il s’agit de la superbe préface, rédigée par Anne Tronche en 1979 à l’occasion de la réédition chez Denoël d’un chef d’œuvre de Philippe Curval hélas tombé dans l’oubli, La Forteresse de coton, qui cependant, bien que ne relevant absolument pas de la science-fiction, renaît chez « Folio SF ». A mon grand regret, cette nouvelle édition a été expurgée de la belle préface d’Anne Tronche, vraisemblablement jugée trop intellectuelle par l’éditeur[2]. Bien qu’ayant déjà consacré à Philippe Curval un dossier dans la revue Galaxies[3] – constitué d’une nouvelle inédite, d’un article et d’une interview – ainsi qu’une chronique dans La Presse Littéraire n°3 (à paraître), j’éprouve toujours le plus grand plaisir à faire découvrir cette œuvre libre, inclassable, extraordinairement vivante. Tenez, c’est bien simple : bien qu’infiniment plus lyrique, plus romantique – mais pas moins torturée –, La Forteresse de coton figure en bonne place dans ma bibliothèque idéale, non loin des Yeux d’Ezéchiel sont ouverts de Raymond Abellio, de La Femme des sables de Abé Kôbô ou encore de Crash! de James G. Ballard…
    Mais trêve de bavardages. Anne Tronche, auteur de plusieurs livres d’arts et compagne de Philippe Curval, exprime dans son texte, bien mieux que je ne saurais le faire, l’urgence de dévorer La Forteresse de coton, cette tragique et envoûtante histoire de désir, de folie et de mort, dont le dénouement fantastique dans les eaux glauques, à la fois matricielles et mortifères des canaux de Venise – où le héros meurt et renaît –, anéantit définitivement les prétentions du roman réaliste.

    Une barbarie fondamentale, préface à La Forteresse de coton (Denoël, Présence du Futur, 1979)

    « Il est des livres qui résistent à toute tentative de classification. Étrangers aux normes des fichiers et dotés d’un genre trop inhabituel pour que l’étiquette d’une chapelle ou d’une tendance puisse s’y apposer, ils dérivent vers nous indifférents aux modes, aux dictatures de la forme, ayant pour seule énergie cinétique une barbarie fondamentale. Il semble à les écouter entendre des voix qui agitent la pensée nocturne, il semble à les observer découvrir un furoncle sur le corps de la littérature. La Forteresse de coton est, sans conteste, de ceux-là. A évoquer ce titre depuis tant d’années, puisque ma première lecture remonte à sa première parution[4], il me semble retrouver cet étrange climat de désespérance, de fièvre et de doute dans lequel sa découverte m’avait plongée. Et s’il fallait en justifier l’insertion dans « Présence du futur »[5], il conviendrait de préciser qu’elle n’est certes pas plus conforme aux options de base qu’une collection de science-fiction présuppose, qu’aux schémas fictionnels sur lesquels la littérature générale a bâti sa forteresse. Mais c’est justement cette non-conformité, cette non-adaptation aux règles des genres reconnus, qui lui assurent cette qualité spéculative par laquelle se reconnaît toute expression s’autorisant à faire sauter quelques serrures mentales pour explorer les possibilités non prévisibles de l’utopie. C’est-à-dire d’un imaginaire qui ne s’en prend pas exclusivement, ou pas du tout, à ce qui ressort de la scénographie ou du décor, mais bien à la structure du récit, à son espace-temps, aux mécanismes qui en règlent l’évolution dans la durée.
    Tous les thèmes décisifs de La Forteresse de coton mettent en cause l’optimisme béat de l’ordre, le réconfort de la mesure, les bondieuseries de la logique. L’amour s’y vit mal, la projection du désir y oscille entre le dégoût et l’adhésion au dégoût de la maladie, l’aventure mentale des personnages n’y est qu’une chute délictueuse vers la mort ou la folie. Aujourd’hui que je tente de faire revivre mes premières impressions de lectrice, je ne me souviens pas d’une histoire tissée par la cohérence d’une anecdote bien troussée. Des scènes sans suite me reviennent, des images, des « flashes » qui me permettent de penser que les mots se sont davantage injectés en moi comme sous l’effet d’une seringue hypothermique, qu’agencés harmonieusement en mon esprit. Sans doute parce que La Forteresse de coton, pénétré d’un romantisme de rupture, est un ouvrage qui, tout en connaissant la qualité du froid de table rase, avoisine fréquemment les 42° , signe d’une fièvre intense.
    Au sein d’un curieux équilibre blanc, l’histoire contée est celle d’une aberration. Les mécanismes qui en assurent le déroulement traduisent l’impossibilité d’adhérer à n’importe quel système social, politique, idéologique comme aux lois les plus simples de la survie quotidienne, qui tentent tous de régler abusivement l’alchimie des rêves, des espoirs et des passions. En dépit du phénomène ganglionnaire que ce refus biologique et global suppose, les personnages se vouent à des rites de passage. Ce qui leur permet de se lier un court temps à celui ou à celle auquel ils demandent beaucoup trop : le dépassement de l’indifférence et de la solitude. Le feu et les pactes rituels, par lesquels toute imposture devient duplicité, permettent à cette entité si peu innocente qu’est le couple, de se créer une voie d’épreuves entre la naissance et l’agonie, entre le feu et la combustion lente. Sous le ciel étonnamment blanc de Venise, au cœur des places gagnées par endroit par des taches de moisissure verdâtres, dans les venelles où le silence s’emploie à prolonger l’heure de la sieste, les protagonistes captifs du jeu au-delà du jeu, cherchent désespérément à croire qu’ils se trouvent du même côté du mur qui les sépare. Dans leur crainte d’être rattrapés par les ombres du doute, mais traînant déjà derrière eux le cadavre de leur passion contrariée, ils cherchent à pénétrer plus avant dans les chemins de la pensée contraire, à se perdre dans les marécages de la fin de toute réflexion raisonnable, à dénoncer toute interprétation réaliste du monde.
    Est-ce la vie à deux et son corollaire, la mise en ordre des passions, qui travaille et ronge ainsi les personnages, ou est-ce le haut mal de la vie tout court ? Je dois avouer que cette question m’a longtemps préoccupée. Et ce, en raison même du rôle que le hasard des circonstances m’a amenée à jouer auprès de Philippe Curval. Le désespoir qui traverse toutes les phrases du récit, paraît révéler que l’ennui s’en prend toujours aux affaires de cœur quand celles-ci ne sombrent pas dans la folie la plus dérangeante, ou bien que la provocation mentale et affective peut seule convertir la vacuité en substance. Depuis, la patiente fréquentation de l’auteur et de son œuvre m’a enseigné que son expression était marquée par le rêve de l’apatride. Et qu’à l’encontre de ceux qui cherchent obstinément à consolider leurs racines, lui s’emploie à cisailler ce qui pourrait le lier définitivement à un sol, à une généalogie terrestre, à une histoire familiale. D’où son attirance pour un futur qui déterritorialise les faits et les comportements humains, d’où son désir de projeter son écriture vers des zones qui confèrent une existence identique aux lois de l’espèce et aux hasards des intuitions volatiles. Persuadé qu’il n’y a point d’évolution qui ne soit destructrice, du moins dans ses moments d’intensité, il associe bizarrement l’avènement de la lucidité, au culte de la folie créatrice. Il ne faut donc pas s’étonner si la plupart du temps, les personnages de ses fictions romanesques, las de dépendre de ce qui leur est extérieur, cherchent à faire dépendre ce qui leur est extérieur d’eux-mêmes. Face à un quotidien qui semble interdire toute possibilité de rencontres vivables, ils ne cessent d’exiger le désordre de l’imaginaire, à contredire la maturité de leur apparence par l’immaturité lumineuse de leurs rêves.
    Plus un esprit court de dangers, plus il ressent le besoin de multiplier les malentendus à son sujet. Philippe Curval, lors de la réalisation de La Forteresse de coton, n’a pas échappé à cette fatalité. Brodant les mots de son récit avec quelques touches d’une préciosité baroque, il attire l’attention sur les effets de style pour cacher combien les énigmes du récit sont couleur de noyade. De même, qu’en explorant un certain nombre de voluptés parmi lesquelles : l’ivresse, la gastronomie, l’érotisme, il paraît s’attarder à la table des moments heureux, alors même qu’il découvre à quel point les plaisirs ne conduisent pas à la satiété quand on puise à pleine main dans le vide.
    En fait, toute l’histoire de La Forteresse de coton est bâtie sur un unique sentiment, celui du dépaysement dans la durée. L’effort mis pour rejoindre le plan de la réalité épuise les sentiments et transforme les gestes les plus accessoires du quotidien en genre équivoque. Si bien que l’objet de cette réalité devenant diffus, les personnages succombent à son imprécision. Étouffant dans la double impossibilité de vivre et de mourir, ces voyageurs pour eaux profondes, ces fidèles sujets de l’exil total, n’ont plus qu’à se laisser captiver par les parfums d’une schizophrénie, peut-être salvatrice.
    Il est des livres qui, trouvant leur rythme respiratoire dès les premières pages, conduisent le lecteur vers le mot « fin » avec l’assurance que donne la connaissance préalable de l’itinéraire. D’autres, à l’image de La Forteresse de coton sont en proie à des tachycardies émotives, à des ruptures narratives qui dévient le récit de ce qui pouvait passer précédemment pour une trajectoire. Ainsi, dans La Forteresse de coton, le dernier chapitre rompt avec les significations convenues d’une histoire crédible pour se faire complice de l’énigme. Comme si en quête d’un autre ordre, l’auteur lançait un défi à l’évidence de l’artifice romanesque, à l’optique générale du genre littéraire et opérait une disjonction brutale entre la réalité et les signes de sa réinvention. Le livre lu et reposé, il nous faut mentalement contaminer notre souvenir des premiers chapitres par les connaissances acquises durant le déchiffrement des dernières pages. Comme si le récit nous avait donné en fin de course une clé de passe à multiples entrées pour un sésame trompeur. Le dédoublement final du personnage principal dans le pressentiment voilé d’un retour au fœtus assassiné par sa descendance, l’adulte, accompagne comme une ligne mélodique la fuite de l’écriture hors des territoires balisés par la logique romanesque. Tout se passe comme si le roman renonçait quelques pages avant la fin à sa fonction, coupait court à la hantise moderne de la psychologie convaincante et se donnait la capacité métaphysique de s’élever au-dessus de sa catégorie. N’est-ce pas là le propos de toute littérature spéculative ? N’est-ce pas là le but de toute pensée qui, pour se protéger des médiocres et irrespirables certitudes de son temps, s’emploie à élever une protestation contre la vérité qui, tout en étant parfaitement relative et éphémère, parvient presque toujours à devenir doctrinaire ? C’est peut-être là le sort de l’expression littéraire de Philippe Curval, d’avoir toujours à combattre contre elle-même, pour que jamais elle n’ait à se figer sous un label mortifère et culturel, pour que jamais une forme définitive ne prenne forme en elle au point de convertir en principes ses nuits. »
    Anne TRONCHE.


    [1] Fin de partie fut évidemment inspiré par la découverte inespérée du Stalker, le blog critique et polémique de Juan Asensio. Ainsi, il était possible de nourrir la Toile d’une eau autrement plus riche et brûlante que le filet saumâtre de forums putrescents et autres sites superficiels !
    [2] La quatrième de couverture de l’édition Folio SF reprend seulement quelques lignes de la préface.
    [3] Galaxies n°32, mars 2004.
    [4] La Forteresse de coton est initialement paru chez Gallimard, collection « blanche », en 1967 (Note du Transhumain).
    [5] L’argument d’Anne Tronche vaut évidemment aujourd’hui pour sa réédition en « Folio SF » (NdT).
  • Or not to be de Fabrice Colin

     

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    « […]
    And my ending is despair,
    Unless I be relieved by prayer,
    Which pierces so that it assaults
    Mercy itself and frees all faults.
    As you from crimes would pardon'd be,
    Let your indulgence set me free. »
    William Shakespeare, The Tempest.

     

    « Y a-t-il un dieu ?
    Regarde-nous à Elisnear. Regarde les fous errant sous le couvert des arbres, implorant d’imaginaires secours. Dans les asiles, grandes villes d’où s’élèvent les fumées noires, observe donc les déments se débattant sous leurs douches glacées. T’attendais-tu à cela ? Les coprophages, les schizophrènes, les aliénés, tel homme s’arrachant les yeux, tel autre parlant une langue qu’il n’a jamais apprise, les vois-tu comme je les vois ? Dis-moi encore une fois que la vie est conscience. »
    Fabrice Colin, Or not to be.

     

    Sur le site « Mauvais Genres » puis ici même, je m’étais déjà longuement exprimé sur les labyrinthes mentaux de Sayonara Baby, paru en 2004. Avant de m’attaquer au dernier roman de Fabrice Colin aux éditions de L’Atalante, Kathleen[1], j’aimerais en guise de préambule revenir sur son obscur chef d’œuvre clair-obscur, lyrique et pastoral, Or not to be, oublié de la critique généraliste, jugé trop hermétique par la critique spécialisée[2], hélas aussi confidentiel qu’indispensable, dont la trame fantastique tissée autour du Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare et d’inquiétants rites païens m’évoque ces livres imaginaires commentés par Borges dans ses Jardins aux sentiers qui bifurquent. A lire Bibliothèque de l’Entre-Mondes (guide de lecture, les transfictions), l’essai de Francis Berthelot récemment paru en Folio SF, nous sommes plusieurs – mais pas encore suffisamment nombreux – à considérer Or not to be en dépit de ses excès comme l’une des pièces essentielles de la littérature française contemporaine. « Le plus remarquable dans Or not to be, écrit Francis Berthelot, reste la fluidité de son écriture, qui lui permet d’allier complexité et profondeur en un récit constamment limpide, où même les zones d’ombre demeurent lumineuses. Dans ce paradoxe se joue la question fondamentale du lien entre l’amour, la mort et l’art : une question qui constitue le sujet même de ce fascinant ouvrage »[3] Fluidité donc, mais aussi polymorphisme : Fabrice Colin, au Verbe animé par un souffle hors du commun et faisant feu de tout bois, n’hésite pas à enchâsser dans sa sarabande vers, épîtres et pièces de théâtre, tirés de l’œuvre de Shakespeare ou créés pour les besoins du roman ; son texte multiplie les audaces formelles, avec une exubérance jamais complaisante, comme ce rêve du « chapitre vingt et un » au début du livre – la partie « Révélations » est chapitrée à rebours –, cut-up burroughsien parfaitement maîtrisé, comme cette page entièrement noire, cette « ombre portée par la révélation » (pp. 21-22) de William Shakespeare en 1592, ou comme, encore, ces antiques bacchanales des vergers d’Arcadie – réminiscence ou fantasme –.relatée à la manière d’un scénario de film muet, légendes en lettres gothiques à l’appui (pp. 289-296)…
    Vitus Amleth de Saint-Ange, jeune anglais hanté par William Shakespeare, est frappé d’« amnésie volontaire » – ne subsistent que des images, des sensations, qu’aucune structure logique ne semble étayer. Depuis cette excursion près des grands lacs en compagnie de sa mère et de Samuel, l’amant de cette dernière, sa vie est un abîme qu’illumine seulement le feu éternel du poète. Quels étranges événements ont pu ainsi précipiter le garçon dans la folie ? Et d’où lui viennent ces souvenirs qui semblent appartenir à Shakespeare lui-même, celui des « années sombres » ? Interné à Elisnear Manor à l’époque de la psychanalyse balbutiante après une tentative de suicide et dans un état de mutisme « effarant » (selon son dossier), Vitus est analysé par le jungien Thomas Jenkins. De ces séances, il sort « horriblement déprimé, aux limites du désespoir » (p. 57). Au décès de sa mère Mary, dont Jenkins était l’amant, il quitte Elisnear à la recherche de son propre passé. « Je m’enfonce dans les ténèbres » (p. 71), écrit-il à l’instant de sa sortie. Ses souvenirs épars – ou ceux, réels ou inventés, de Shakespeare – le mènent irrésistiblement au village de Fayrwood qu’aucune carte ne mentionne, en lisière de la forêt mythique d’Arcadie. C’est en ces lieux que jadis, lorsqu’il n’était âgé que de sept ans, sa vie bascula irrémédiablement en compagnie du mystérieux Baron Henry Hudson. C’est en ces lieux, au cœur de cette forêt des anciens dieux, que cela prit possession de lui, en une nuit magique digne des plus belles pages des Mythagos de Robert Holdstock. Au milieu des vestiges d’un temple romain, guidé par d’effrayants présages (une lumière divine tombant des frondaisons, un squelette aux orbites béantes), Vitus rencontra le Grand Pan, qui l’appela William… C’est au lendemain de ces étranges événements que Vitus découvrit pour la première fois, encore jeune enfant – et déjà victime d’un grave complexe d’Œdipe –, le Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare – et que son obsession prit corps. Revenu à Fayrwood, Vitus adulte, redevenu Amleth, rencontre la belle Maryan Beauclerck qui s’offre à lui, troublante synthèse de la mère et de l’amante. Dans les couloirs du château de la famille Beauclerck, l’histoire quoique plus fantasmagorique que jamais paraît se répéter, la vérité se révéler. Qui est donc vraiment Thelma, frère de Maryan et double anagrammatique d’Amleth ? Qui est ce Queequeg gardien de cimetière, échappé de Moby Dick ? Et Hermia, du Songe d’une nuit d’été ? Ces événements étranges nous sont contés au cours d’une pièce, La Tragédie fantôme, drame en cinq actes composé par Amleth au sortir de terrifiants rituels païens.
    En ouvrant son inextricable roman sur une projection de Vertigo d’Alfred Hitchcock, Colin situe d’emblée son récit sous le sceau de la dualité, de l’obsession et de la schizophrénie. A mesure que Vitus Amleth (Hamlet) tente de reconstituer le puzzle de sa mémoire scotomisée, nous essayons nous lecteurs de démêler le vrai du faux, de distinguer le souvenir du fantasme, avant de comprendre qu’il n’y a en définitive ni vrai ni faux, ni rêve ni réalité, mais seulement une œuvre littéraire, une fiction qui s’assume comme telle, qu’elle soit le fait du personnage Amleth/William, ou celui de l’auteur, Fabrice Colin. Selon le point de vue adopté, Or not to be est soit un roman fantastique qui n’a rien à envier aux classiques du genre – Vitus est effectivement possédé par l’âme immortelle de Shakespeare –, soit une description certes onirique mais surtout métaphorique d’un cas clinique  – Vitus est schizophrène : rigoureusement incapable de différencier le monde extérieur de son univers intérieur, il s’invente un passé, une personnalité, une histoire, seulement possédé par Shakespeare comme paradigme. La conclusion du roman, dévolue comme le prologue (tous deux qualifiés d’« échos »[4]) au docteur Jenkins, va d’ailleurs en ce sens puisqu’elle invoque l’inconscient collectif comme élément déterminant. Fabrice Colin en vérité annonçait la couleur dès les premières pages ; il écrivait que la schizophrénie est « […] la plus émouvante et la plus impénétrable de toutes les maladies mentales » (p. 13).
    Le problème fondamental de Vitus Amleth de Saint-Ange est qu’il se conçoit lui-même comme objet fictionnel ; l’artiste et le fou sont ici les deux faces d’une même pièce – dont l’autre extraordinaire illustration, pour en rester aux écrivains de science-fiction et de fantasy, est à mon sens Camp de concentration, le chef d’œuvre de Thomas Disch. Le titre Or not to be (littéralement : Ou ne pas être) est lui-même signifiant : en abandonnant le To be (Être) initial, en mettant l’accent sur ce non-être, sur cette existence d’ombre sans sujet, Colin prépare déjà l’incertitude ontologique du récit ; il convie son lecteur à assister à une Tempête sous un crâne, à la création d’une vie, et au final, qu’on me pardonne ce lieu commun, à un livre en train de s’écrire[5]. « Différences imperceptibles, au fond, entre un fantôme et un souvenir. L’un comme l’autre n’appartiennent qu’à vous » (p. 112).
    Par ailleurs l’auteur adjoint habilement à cet aspect fantastique une trame psychanalytique plus traditionnelle : Vitus développe en effet un complexe d’Œdipe prononcé, sans doute lié à un traumatisme sexuel – l’inceste en particulier, plane sur le roman sans jamais ôter son masque. Colin ne cède cependant jamais aux sirènes de la psychanalyse facile : l’explication du mystère ne sera jamais révélée et le lecteur ne dispose, pour recomposer le tableau – repensons à cette esquisse de sous-bois inachevée de Constable, dans le cabinet du docteur Jenkins –, que d’indices poétiquement déformés par les barrières de l’inconscient de Vitus. Cet incroyable passage dans la forêt de Fayrwood – au nom évocateur –, où Pan, dieu des bergers d’Arcadie, prince de la fécondité, se frotte à un arbre en une posture obscène devant l’enfant Vitus/William hébété, avant d'être secoué des spasmes de l'ensemencement – scène identifiée comme éminemment traumatisante, déterminante dans l’évolution de sa psychose –, n’est-elle pas aussi la représentation symbolique et allégorique d’une agression pédophile ? Les bacchanales du maître du château ne sont-elles pas aussi la distorsion d’un autre souvenir, en même temps que la confusion schizophrénique de Vitus ? La schizophrénie chez Colin se veut l’aboutissement de l’Art comme transcendance, ouverture vers un ailleurs – vers un autre – qui exige un lourd tribut : la folie. Il se dégage ainsi du livre une profonde tristesse – à rapprocher du Spider de Patrick McGrath (qu’il surpasse) et de son adaptation par David Cronenberg – et une incurable mélancolie nées de la féconde rencontre du drame psychanalytique, des tragédies shakespeariennes et du fantastique borgésien. Le mal de Vitus Amleth de Saint-Ange, c’est-à-dire son génie, se révèle en même temps que Le Songe d’une nuit d’été dans la forêt magique d’Arcadie, Fayrwood, où jaillit toujours intacte, par le vigoureux bas-ventre du Grand Pan, la sève immortelle d’une nature matricielle, primordiale, nourricière – écho merveilleux d’un éden et de mystères immémoriaux tels que ceux magnifiquement dépeints par J.R.R. Tolkien et Robert Holdstock –, que rythment avec douceur et violence les irrépressibles élans, joués au syrinx, d’Eros et de Thanatos.

    Voilà ce que peut la littérature et que réussit pleinement Fabrice Colin avec Or not to be, comme autrefois Philippe Curval dans sa Forteresse de coton – transcender son univers de référence, entraîner le lecteur hors des couloirs trop arpentés de la routine romanesque, le confronter au désordre de l'imaginaire, le perdre dans des labyrinthes insoupçonnés ; rompre avec les règles sclérosées du récit et de la psychologie pour faire de la littérature non simplement un efficace antidépresseur, mais bien un feu vif, insaisissable, transfictionnel, créateur et non imitateur. 

     

    « If we shadows have offended,
    Think but this, and all is mended,
    That you have but slumber'd here
    While these visions did appear. »

    William Shakespear, Midsummer Night’s Dream.

     

     

    Fabrice Colin, Or not to be, L'Atalante, 2002, 364 pages.



    [1] Mentionnons aussi la parution de son nouveau roman pour la jeunesse, Invisible, aux éditions Mango, Autres Mondes. Fabrice Colin mène une carrière à deux visages : s’il multiplie les productions plus ou moins alimentaires – souvent de grande qualité, jamais indignes –, c’est avant tout pour vivre de sa plume et se permettre, dans le même temps, d’écrire et de publier des romans plus personnels, plus confidentiels, chez L’Atalante.
    [2] Citons tout de même, parmi ses admirateurs, J.-C. Vantroyen du Soir, A.-F. Ruaud dans Bifrost et A. Marcinkowski, auteur d'une belle critique dans SF-Mag. Notons en outre que le dieu Pan, dont il est question dans Or not to be, est désigné dans l’Hymne homérique comme le fils d’Hermès… Quoi de plus naturel, dès lors, que d'être dérouté par un certain hermétisme ?
    [3] F. Berthelot, Bibliothèque de l’Entre-Mondes (Gallimard, Folio SF, 2005), p. 187.
    [4] Le prologue s’intitule « Echo : le Grand Pan est mort », et l’épilogue : « La Grand Pan est mort : écho ». Fabrice Colin prétend qu'ils comptent très exactement le même nombre de caractères...
    [5] Dans la nouvelle « L’Homme dont la mort était une forêt » – quel beau titre ! – publiée en 2000 dans Royaumes, anthologie réunie par Stéphane Marsan au Fleuve noir, les âmes des morts se muent littéralement en histoires, en fictions.
  • Noir de KW Jeter

     

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    « Les gens, avec tout le savoir-faire et la volonté dont ils étaient capables, étaient les artisans de leur propre perte. »
    KW Jeter, Noir.

     

    Avant de poursuivre notre lente et sélective revue critique des nouveautés et rééditions littéraires (à venir, dans le désordre et sous réserve : Bandes alternées de Philippe Vasset, Le Gambit des étoiles de Gérard Klein, Kathleen de Fabrice Colin, Dernière conversation avant les étoiles de Philip K. Dick…), je vous invite aujourd’hui à vous pencher sur un auteur américain, KW Jeter qui, hormis un mémorable Dr Adder (Denoël, Présence du futur, 1985), était surtout connu du public français pour ses sequels de Blade Runner et de Star Wars – qu’on me pardonnera de n’avoir pas lues. Noir, paru en 2003 dans la défunte collection Millénaires aux éditions J’ai Lu, est un exceptionnel roman noir d’anticipation, férocement inventif, un âpre chef d’œuvre comme les « mauvais genres » n’en proposent que trop rarement.

     

    Dans quelques années, les côtes du Pacifique formeront une ceinture urbaine ininterrompue, gigantesque mégalopole – le « Gloss », monstrueuse Zéropolis, hystérique préfiguration de la Grande Jonction de Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec – qui paraît aspirer le reste du monde[1] comme un Trou Noir. Ce paysage de métaux, de béton et d’enseignes lumineuses est bien entendu propice à la prolifération des milieux interlopes, théâtre d’obscures machinations et de crimes sordides, d’expériences sexuelles déviantes, de désespoirs en stade terminal et de solitudes rongées à coups de psychotrips. McNihil, héros bien nommé, est un ancien asp-ion de l’Agence de recouvrement des droits d’auteurs. Autant vous prévenir : dans le Gloss on ne plaisante pas avec la propriété intellectuelle : l’Agence et les ayants droit suffisamment habiles (ou nantis) sont capables d’identifier et de localiser un piratage numérique en temps réel… Et le sort réservé aux criminels du copyright pris en flagrant délit, croyez-moi, est fort peu enviable… Ceux-ci perdent en effet tous leurs droits, même les plus élémentaires – les intérêts financiers ont eu raison des dernières résistances éthiques –, et les asp-ions, couverts par leurs puissants commanditaires, rivalisent d’imagination sadique pour châtier les imprudents. Il n’est pas rare, par exemple, que le cerveau encore vivant – encore conscient ! – de ces malheureux, soit reconverti en biocâble numérique haute fidélité !... S’agit-il vraiment d’une critique du droit d’auteur et de ses abus ? Noir, sur ce point, est ambigu, car autant les châtiments encourus par les contrevenants paraissent aberrants, autant l’auteur lui-même, dans une énergique postface, se montre radicalement opposé au piratage et au pillage culturel… Mais peu importe : tandis que nos gouvernements s’apprêtent à durcir les lois  – DADVSI[2] ou pas, c’est une affaire entendue en haut lieu –, sachons, avant qu’il ne soit trop tard, apprécier l’ironie de KW Jeter à sa juste valeur.

    Depuis qu’il a quitté l’Agence à la suite d’une bavure meurtrière, McNihil travaille donc en free lance. Par ses yeux – dont il a fait  modifier la vision chirurgicalement pour ne plus endurer une réalité trop grise, trop triste –, le monde ressemble à un film noir des années quarante – noir et blanc, peuplé de femmes fatales façon Lauren Bacall et de faux durs façon Humphrey Bogart. Désabusé, McNihil est cependant forcé de reprendre du service auprès d’une puissante multinationale, chargé contre son gré d’enquêter sur la mort d’un cadre foudroyé alors qu’il s’adonnait à une pratique technosexuelle extrême, révolutionnaire. Commence alors pour notre cynique anti-héros un voyage halluciné dans l’inframonde cauchemardesque du Gloss, terrifiant de réalisme sous la plume frénétique de l’auteur. McNihil agit comme un robot, psychopathe incapable de contrer le cours inéluctable des événements. Jusqu’à sa propre mort, c’est ivre de rédemption, dans un irrépressible élan suicidaire, que McNihil aux yeux fous arpente l’espace urbain.

    Mais dans Noir, la mort elle-même n’est d’aucun secours aux âmes damnées… En effet, dans les friches du Gloss, les inégalités sociales ont fait des ravages au point que les plus pauvres, plus ou moins organisés en hordes bestiales, sont prêts aux actes les plus vils, les plus barbares pour vous détrousser de vos maigres biens – au point que même les défunts sont exploités ! Pauvres hères… En mourant, vous croyiez être enfin délivrés des souffrances terrestres ? Attendez, nous vérifions d’abord l’état de votre compte… Vous êtes endettés, dites-moi, cela change tout : pour vous, pas de repos éternel avant d’avoir soldé votre dette ; nous vous réanimons, nous vous maintenons à l’état de viande froide à moitié vivante – ce qui ne vous change guère, n’est-ce pas ? –, nous vous parquons dans une zone urbaine fantomatique, et nous vous faisons trimer jusqu’à ce que votre compte soit positif – sans oublier, cela va de soi, des intérêts exorbitants qui dépassent parfois, ironie du sort, le montant de vos modestes revenus d’esclave-zombie !

    Le moins que l’on puisse dire est que l’avenir selon KW Jeter n’est pas rose – ou alors d’un rose bien sale, d’un rose frappé d’un X pornographique... Comme le titre du roman l’indique, nos lendemains seront noirs ou ne seront pas. Ce récit de science-fiction hard boiled, influencé par le Dick de Blade Runner comme par Neuromancien de William Gibson – et dopé par un style mordant évoquant les meilleurs James Ellroy –, est aussi celui d’un long et inéluctable suicide, tragique odyssée urbaine ordonnée par les dieux des finances et des technosciences et dont l’Ulysse, nihiliste revenu de tout, n’est attendu à LA que par une morte-vivante. Jamais nous ne nous sentons asphyxiés par cette atmosphère explosive, pourtant oppressante, tant l’auteur prend ses distances avec son phantasme urbain, jamais dupe de ses propres visions infernales, et utilise judicieusement le potentiel d’humour noir inhérent au genre. Au travers du regard fallacieusement cinématographique de McNihil ce monde pourrissant – le nôtre évidemment – prend une teinte décalée, poétique, nostalgique (troublante confrontation des esthétiques cyberpunk et private eye), et surtout schizophrénique : l’essor des nanotechnologies permet désormais de brouiller jusqu’en nos centres nerveux nos facultés de représentation symbolique. Tout devient possible – c’est l’avènement du Néant. La ville, dans Noir (comme, déjà, dans Dr. Adder), est le royaume du simulacre en même temps que celui – que nous ne connaissons que trop bien – de l’exhibitionnisme et du voyeurisme de masse. L’apocalypse selon KW Jeter se pare de verres miroirs déformants : abusés par nos propres artifices, nous nous y jetterons tous comme des damnés. Voici le précipice qui nous recevra dans ses routes périlleuses...

     

    *

     

    « La littérature est le monde des morts », écrit Juan Asensio à la fin d'un « intermède mélancolique ». J'inverse la proposition. LE MONDE EST LA LITTERATURE DES MORTS.


     

    KW Jeter, Noir, traduit de l’américain par Marie de Prémonville (J’ai lu, Millénaires, 2003), 466 pages, 18 €.

     



    [1] Dans Cosmos Incorporated également, rien n’existe en dehors de Grande Jonction. Maurice G. Dantec évoque bien la situation géopolitique de l’Europe, mais de même que son héros Plotkine ne se libérait qu’en écrivant sa propre histoire, de même la diégèse ne souffrait aucun hors-cadre.

    [2] DADVSI : Droit d’Auteur et Droits Voisins dans la Société de l’Information.
  • Electrons libres de James Flint (et retour sur Habitus)

     

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    « To subsist in lasting Monuments, to live in their productions, to exist in their names, and prædicament of Chymera's, was large satisfaction unto old expectations, and made one part of their Elyziums. But all this is nothing in the Metaphysics of true belief. To live indeed is to be again our selves, which being not only an hope but an evidence in noble beleevers; 'Tis all one to lye in St Innocents Church-yard, as in the Sands of Ægypt: Ready to be any thing, in the extasie of being ever, and as content with six foot as the Moles of Adrianus. »
    Sir Thomas Browne, Hydriotaphia Or, A Brief Discourse of the Sepulchrall Urnes Lately Founds in Norfolk.

     

    « Je t'invoque, toi qui es plus grand que tout, qui as tout créé, qui es né de toi-même, qui vois tout et qui n'es point vu.  C'est toi qui as donné au Soleil sa gloire et toute sa puissance, à la Lune de croître et de diminuer et de suivre une course régulière, sans avoir rien enlevé aux ténèbres antérieures, mais en attribuant à tous une part égale. Car c'est avec ton apparition que le monde vint à l'être et que la lumière apparut. Toutes choses te sont soumises, toi dont aucun des dieux ne peut voir la vraie forme, toi qui, tandis que tu revêts toutes les formes, demeures l'invisible Aïon de l'Aïon. »
    Hermès Trismégiste, Poimandrès

     

    Virginia Woolf écrit que l’ouvrage Urn Burial de l’érudit Sir Thomas Browne, « est un temple dans lequel nous ne pouvons entrer qu’en laissant nos bottes boueuses sur le seuil (a temple which we can only enter by leaving our muddy boots on the threshold). Ici il n’est pas question de vous et moi, ou d’elle et lui, mais du destin et de la mort, de l’immensité du passé, de l’étrangeté qui nous enveloppe de toutes parts. Ici, comme dans aucun autre écrit anglais exceptée la Bible, plutôt que d’être abandonné à sa lecture solitaire le lecteur devient la partie d’un tout. Mais là encore, il y a une différence ; alors que la Bible prêche un évangile, qui saurait en revanche affirmer avec certitude que Sir Thomas Browne lui-même avait la foi ? » Auparavant, comme en prévision des labyrinthes borgésiens, Edgar Allan Poe citait Browne en épigraphe des Nouvelles histoires extraordinaires : « Quelle chanson chantaient les Sirènes ? Quel nom Achille avait-il pris, quand il se cachait parmi les femmes ? Questions embarrassantes, il est vrai, mais qui ne sont pas situées au-delà de toute conjecture ». Selon l’un des personnages du Livre de cendre (El Libro de ceniza) de l’auteur britannique James Flint, la rumeur voudrait que Sir Thomas Browne fut « le dernier homme vivant à avoir  lu tous les livres jamais écrits » – la mort de Browne en 1682, si telle hypothèse était vérifiable, daterait alors précisément la venue au monde de la Machine. De l’abecedarium naturae de Bacon à la bibliothèque de Babel, perce ainsi peu à peu la certitude que l’univers est de dimensions sinon infinies, du moins indéfinies – l’étendue des possibles n’est pas humainement concevable. James Flint, s’il n’est pas doué du génie littéraire de Thomas Pynchon, de Don DeLillo ou du maître Argentin – qui refermait sa nouvelle Tlön Uqbar Orbis Tertius sur ces mots : « Alors l’Anglais, le Français et l’Espagnol lui-même disparaîtront de la planète. Le monde sera Tlön. Je ne m’en soucie guère, je continue à revoir, pendant les jours tranquilles de l’hôtel d’Adrogué, une indécise traduction quévédienne (que je ne pense pas donner à l’impression) de l’ “Urn Burial” de Browne »[1] –, a cependant l’ambition rare d’ouvrir quelques fenêtres sur un monde dont les sentiers, s’ils sont tracés d’avance, bifurquent suffisamment pour nous réserver le terrible honneur de choisir notre propre voie.


     

    J’avais été favorablement impressionné, il y a quelques années, par le premier roman de James Flint – admirablement traduit par Claro – : Habitus, œuvre aussi imparfaite qu’inventive et prophétique, nous conviait sur plus de 700 pages à un fascinant parcours à travers l’histoire de l’informatique au cours de la seconde moitié du 20e siècle – ou comment l’ère des réseaux aura raison de l’être humain… Après Douce Apocalypse, recueil de nouvelles certes mineur mais sous-estimé par la critique (nous retiendrons tout particulièrement « Auto-assistance », texte ludique sous forme de test de personnalité ; « Lieux stratégiques », inquiétante variation autour du délire sécuritaire ; « Rêves d’un futur parfait », cauchemar psychosexuel nanotechnologique ; et « Esquisse pour un futur biotechnologique », implacable panorama historique des biotechnologies de 1980, date à laquelle la Cour suprême des Etats-Unis autorisa les brevets portant sur la vie génétiquement créée, jusqu’à 2060, année de la légalisation par le Congrès du clonage humain), les éditions Au Diable Vauvert publient aujourd’hui le dernier roman de James Flint, Electrons libres, traduit cette fois par Alfred Boudry. Ce Book of Ash s’avère plus drôle que Habitus, plus relâché aussi – à la construction composite de celui-là succède la nonchalance, la linéarité de celui-ci – ; le génie n’y transparaît plus qu’en creux, fuyant, insaisissable comme une ombre – celle de Jack Reever, le sculpteur pour déchets atomiques transmutés, sur les traces duquel nous sommes cordialement invités à marcher. Avant de nous pencher plus avant sur ces passionnants Electrons libres, plus profonds qu’ils n’en ont l’air, revenons sur Habitus. Voici ce que j’écrivis avec enthousiasme pour le numéro 28 de la revue Galaxies, en 2003 :

     

    « Premier roman de l'américain James Flint, Habitus célèbre avec bonheur les noces du proche et du lointain comme celles du trivial et du divin – ses personnages pathétiques sont confrontés aux vastes desseins qui président à leurs existences. Flint réussit une œuvre ambitieuse et personnelle qui ne croule jamais sous le poids de ses références : si Deleuze est cité en épigraphe[2], l'imaginaire de l'auteur paraît nourri avant tout de fantastique et de science-fiction. Habitus ressemble de ce fait à un improbable croisement entre Thomas Pynchon et Maurice G. Dantec, héritage de la grande tradition littéraire anglo-saxonne comme des cyberpunks. Impossible (pour des raisons matérielles) d'en résumer ici l'intrigue ; contentons-nous d'en dessiner les grandes lignes.
    Nous suivons dans Habitus les destins croisés de Joel, génie des mathématiques devenu informaticien – né dans une famille de kabbalistes hassidiques –, Judd, sosie introverti de Denzel Washington, et Jennifer, jeune fille dévergondée en manque de liens affectifs. De l'union de ces trois fragiles personnalités naîtra une enfant mutante dotée de deux cœurs – et de pouvoirs effrayants. Et loin au-dessus, en orbite à 298 kilomètres de la Terre, Laïka la chienne de l'espace observe l'agitation des humains avec son regard distancié d'animal-dieu…
    Pour donner vie ses personnages comme pour étayer ses descriptions, Flint utilise quasi systématiquement la métaphore – tantôt organique, tantôt minérale – dans un double mouvement de réification de l'homme et de vitalisation de l'inerte. Au confluent de ces deux courants contraires, le règne animal agit comme un révélateur des deux forces opposées qui se disputent l'univers : l'ordre et l'entropie. Mais ce qui n'apparaît un temps que comme un exercice de style gratuit prend tout son sens lorsque les métaphores deviennent littérales : Joël, obsédé par la création d'un Golem numérique à son image, devient lui-même pure information ; Judd finit par se minéraliser – littéralement – ; Jennifer se liquéfie, éparpillée en une myriade de particules. Et à bord de Spoutnik II, à force d'emmagasiner les flux d'informations en provenance de la Terre, Laïka finit par fusionner avec le satellite lui-même...
    Roman post-humaniste, Habitus défend l'idée matérialiste d'un monde absolument déterministe mais aussi complètement imprévisible parce que l'homme est incapable de maîtriser l'infinitude des interactions à l'œuvre – considération éminemment borgésienne. D'où cette histoire critique, ludique et désenchantée des nouvelles technologies, conclusion imprévue d'un récit pourtant fasciné par la science. Le propos en lui-même n'est pas nouveau – le mythe de Prométhée a fait long feu –, mais James Flint a su le renouveler avec bonheur, lui donnant même une authentique dimension cosmique (métaphysique), sans jamais oublier ses personnages, profondément humains en dépit de leurs caractères exceptionnels. [...] »

     

    Non sans humour et poésie, sur fond de physique quantique et de Kabbale, Habitus ne décrivait donc rien de moins que l’avènement imminent de la Machine-Monde – annoncé par les tentatives des personnages de dompter le hasard, et préfiguré par la Shoah. Cristallisation, structure structurante, structure structurée.

     

    medium_electrons_libres.2.gifDans Electrons libres, road-book aussi drôle qu'inquiétant – plus simple, plus touchant, moins métastatique qu'Habitus –, les métaphores sont plus discrètes, moins systématiques, mais d’une violence parfois surprenante. Ainsi les Etats-Unis, que traverse son personnage Cooper James équipé d’un appareil photographique – dont les clichés[3] sont insérés dans le texte, lui conférant plus d’étrangeté que de réalisme – et d’un exemplaire, offert par l’attentionnée Liz, d’une monographie de Sir Thomas Browne, « Hydriotaphia : De l’enfouissemen des Urnes ; ou Traicté des Urnes Sépulchrales récemmen mises à jour dans le Comté de Norfolk »[4], ainsi ces Etats-Unis sont-ils dépeints comme machine organique, immense et cancéreuse, à la beauté morbide. « Elle n’a rien d’une grande route large et vide qui s’étend pleine de promesses à la découverte de l’Ouest, non, c’est plutôt un tapis roulant pour bagnoles, un train à quatre voies dans lequel on s’insère pour s’oublier pendant les miles qu’on doit se taper, au milieu des feux arrière qui ondulent autour de vous avec une molle simplicité comme des composants électroniques en tri automatique dans une usine gigantesque, après quoi on n’a plus qu’à s’en extraire. » Si l’Homme empoisonne la planète, il s’assujettit volontairement à la Machine…
    Le héros visible et introverti d’Electrons libres – Cooper James, jadis prénommé Ash, autrefois nommé Reever –, qui a passé son enfance dans une communauté hippie, a rejeté ce milieu contestataire : il est programmeur informatique pour l’armée américaine dans le Yorkshire, Angleterre. En plein cœur du complexe militaire qui l’emploie, alors que le personnel est évacué, Cooper se voir remettre par ses supérieurs une boîte métallique qu’on soupçonne de contenir de l’anthrax… mais qui s’avère ne renfermer que les cendres de son père !... Suspendu de ses fonctions, Cooper part en Amérique sur les traces de ce dernier, Jack Reever, qu’il n’a connu qu’enfant. Là-bas, de Graniteburg dans le Vermont à la Zone 51 en passant par les ateliers d’artistes de Seattle, de lieux-dits en communautés pittoresques jusqu’à l’étrange capitale du plutonium, Atomville[5], il découvre non pas un père entier, mais un homme aux mille visages, extrêmement difficile à cerner, sculpteur fantaisiste et féru d’alchimie qui s’était mis en tête de sculpter des matériaux radioactifs – jusqu’à des déchets nucléaires – pour créer son chef d’œuvre, L’Herme de l’ère moderne, et propager son sortilège symbolique... En même temps qu’une quête initiatique – l’impérieuse recherche d’une âme à travers les reflets irisés qu’elle a laissés sur d’autres âmes – se dessinent en effet de mystérieux liens entre énergie nucléaire, civilisation et alchimie… Le portrait du jamais vu Jack Reever satisfait pleinement aux exigences imposées par l’exercice. Non seulement Electrons libres ne manque pas de détails prophétiques, mais de surcroît Jack Reever, en dépit d’une personnalité apparemment complexe que son fils peine à reconstituer, laisse l’impression d’un caractère authentique. N’y voyez surtout aucun messianisme – Jack Reever échappe à toute tentative de dissection rationnelle –, mais seulement la sincère amitié que l’auteur porte à celui qui l’inspira, le sculpteur James L. Acord.

     

    Nous l’avons dit, Cooper James est programmeur informatique pour l’armée américaine. Ce qu’il encode ? Il n’en a qu’une vague intuition : « Pour faire mon boulot, je n’ai pas besoin de connaître la fonction exacte du bidule. Même si j’ai mon idée sur la question » (p. 26). N’est-ce pas justement ce que dénonçait Günther Anders dans Nous, fils d’Eichmann ? Le défaut de représentation (« Quand nous avons passé un degré maximal de médiateté – et, dans le travail actuel, industriel, commercial et administratif, c’est la situation normale –, alors nous renonçons, non : alors nous ne savons même pas que nous renonçons, et qu’il serait de notre devoir de nous représenter ce que nous faisons. »[6]) nous plonge peu à peu dans un âge obscur : « Plus l’appareil dans lequel nous sommes intégrés se complique, plus ses effets grossissent, moins nous y voyons, plus s’enlise notre chance de pénétrer les déroulements dont nous sommes une partie ou de deviner ce qu’il en est réellement. Bref : bien qu’étant l’œuvre des humains, et maintenu en fonctionnement par nous tous, notre monde, se soustrayant aussi bien à notre représentation qu’à notre perception, devient de jour en jour plus obscur »[7], labyrinthe où nous nous perdons corps et âme. Il s’agit donc, pour Cooper James, de chercher en même temps que les traces de son père quelque lumière dans ces ténèbres grandissantes. Les sculptures de Jack Reever, où transparaît son obsession pour le nucléaire, les symboles alchimiques et autres allusions à Stonehenge disséminés çà et là, et l’Urn Burial de Browne, proposent à Cooper une nouvelle vision du monde qui ne renie plus l’héritage spirituel de la Vieille Europe, et qui ne repose plus sur les seuls produits culturels anglo-saxons, chrétiens, manichéens ou conspirationnistes (les références de Cooper ont pour titres Tron, Star Wars, Le Seigneur des Anneaux[8], Harry Potter, X-Files…).
    Depuis Habitus, James Flint tente tant bien que mal d’apporter sa modeste contribution – si telle chose est encore possible – au réenchantement d’un monde phagocyté par des puissances industrielles et techniques. Habitus empruntait la voie de la numérologie ; ici c’est l’hermétisme et l’alchimie – transmutation de l’Âme – qui sont convoqués. Jack Reever, selon Lemery, l’un de ses assistants était un magicien d’un nouveau type. Le symbole formé par le plan de Stonehenge, proche du circulus quadratus (voir image ci-contre), était selon lui un puissant sortilège : représentant le palais (le pouvoir politique), le temple (la religion), le grenier à blé (le pouvoir véritable), les trois murs (divisés en cinq blocs sur le plan) entourés d’un cercle (le mur d’enceinte) puis d’un second (les maisons agglomérées autour du centre du pouvoir), le symbole « a changé une société clairsemée de nomades, d’agriculteurs de subsistance et de chasseurs-cueilleurs en ce que nous appelons aujourd’hui une civilisation » (p. 451). Or, Jack Reever postulait que les physiciens nucléaires, avec leur trinité proton, neutron, électron, capables de recréer sur la surface de la Terre l’énergie divine du Soleil, sont les alchimistes modernes, ceux dont les travaux furent selon lui à l’origine du développement des lotissements pavillonnaires, construits autour de la nouvelle citadelle inexpugnable, Atomville – la Nouvelle Atlantide. C’est pour conserver la trace de notre civilisation, pour en communiquer à quelque Droctulft des temps futurs non une vulgaire copie mais un symbole mystérieux que L’Herme de granit de Jack Reever, renfermant des cendres dont la légende dira qu'elles sont les siennes, s’élève finalement en plein désert toxique, au cœur des Zones contaminées.

     

     

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    [1] « Entonces desaparecerán del planeta el inglés y el francés y el mero español. El mundo será Tlön. Yo no hago caso, yo sigo revisando en los quietos días del hotel de -Adrogué una indecisa traducción quevediana (que no pienso dar a la imprenta) del Urn Burial de Browne»

    [2] « L’habitude dans son essence est contradiction […] Il y a une contraction de la terre et de l’humidité qu’on appelle froment, et cette contraction est une contemplation, et l’autosatisfaction de cette contemplation. Le lys des champs, par sa seule existence, chante la gloire des cieux, des déesses et des dieux, c’est-à-dire des éléments qu’il contemple en contractant. Quel organisme n’est pas fait d’éléments et de cas de répétition, d’eau, d’azote, de carbone, de chlorures, de sulfates contemplés et contractés, entrelaçant ainsi toutes les habitudes par lesquelles il se compose ? […] Un animal se forme un œil en déterminant des excitations lumineuses éparses et diffuses à se reproduire sur une surface privilégiée de son corps. L’œil lie la lumière, il est lui-même une lumière liée. […] Or cette liaison est une véritable synthèse de reproduction, c’est-à-dire un Habitus. »

    G. Deleuze, Différence et répétition, cité par J. Flint.

    [3] Les photographies originales ont en réalité été prises par le sculpteur James L. Acord, dont l’œuvre et la personnalité ont largement inspiré la rédaction d’Electrons libres.

    [4] Une traduction de cet ouvrage de Sir Thomas Browne (1605-1682) est disponible aux éditions Gallimard, Cabinet des lettrés, 2004, sous le titre Les Urnes funéraires.

    [5] Atomville semble désigner le site de Hanford, état de Washington, qui inspira à James L. Acord le « B - Reactor Commemorative Sculpture ».

    [6] G. Anders, Nous, fils d’Eichmann (Rivages, Bibliothèque, 1999) pp. 50-51.

    [7] Ibid., p. 51.

    [8] James Flint ne manifeste toutefois aucun mépris pour ces œuvres destinées au grand public. Ainsi, pp. 448-449, le fameux vers de Tolkien (« Un anneau pour les gouverner tous ») acquiert une signification inattendue… De même, Cooper James nous démontre de manière assez convaincante (pp. 105-106) que le film Tron a « prophétisé le destin de l’industrie informatique des années 90 »…