« To subsist in lasting Monuments, to live in their productions, to exist in their names, and prædicament of Chymera's, was large satisfaction unto old expectations, and made one part of their Elyziums. But all this is nothing in the Metaphysics of true belief. To live indeed is to be again our selves, which being not only an hope but an evidence in noble beleevers; 'Tis all one to lye in St Innocents Church-yard, as in the Sands of Ægypt: Ready to be any thing, in the extasie of being ever, and as content with six foot as the Moles of Adrianus. »
Sir Thomas Browne, Hydriotaphia Or, A Brief Discourse of the Sepulchrall Urnes Lately Founds in Norfolk.
« Je t'invoque, toi qui es plus grand que tout, qui as tout créé, qui es né de toi-même, qui vois tout et qui n'es point vu. C'est toi qui as donné au Soleil sa gloire et toute sa puissance, à la Lune de croître et de diminuer et de suivre une course régulière, sans avoir rien enlevé aux ténèbres antérieures, mais en attribuant à tous une part égale. Car c'est avec ton apparition que le monde vint à l'être et que la lumière apparut. Toutes choses te sont soumises, toi dont aucun des dieux ne peut voir la vraie forme, toi qui, tandis que tu revêts toutes les formes, demeures l'invisible Aïon de l'Aïon. »
Hermès Trismégiste, Poimandrès
Virginia Woolf écrit que l’ouvrage Urn Burial de l’érudit Sir Thomas Browne, « est un temple dans lequel nous ne pouvons entrer qu’en laissant nos bottes boueuses sur le seuil (a temple which we can only enter by leaving our muddy boots on the threshold). Ici il n’est pas question de vous et moi, ou d’elle et lui, mais du destin et de la mort, de l’immensité du passé, de l’étrangeté qui nous enveloppe de toutes parts. Ici, comme dans aucun autre écrit anglais exceptée la Bible, plutôt que d’être abandonné à sa lecture solitaire le lecteur devient la partie d’un tout. Mais là encore, il y a une différence ; alors que la Bible prêche un évangile, qui saurait en revanche affirmer avec certitude que Sir Thomas Browne lui-même avait la foi ? » Auparavant, comme en prévision des labyrinthes borgésiens, Edgar Allan Poe citait Browne en épigraphe des Nouvelles histoires extraordinaires : « Quelle chanson chantaient les Sirènes ? Quel nom Achille avait-il pris, quand il se cachait parmi les femmes ? Questions embarrassantes, il est vrai, mais qui ne sont pas situées au-delà de toute conjecture ». Selon l’un des personnages du Livre de cendre (El Libro de ceniza) de l’auteur britannique James Flint, la rumeur voudrait que Sir Thomas Browne fut « le dernier homme vivant à avoir lu tous les livres jamais écrits » – la mort de Browne en 1682, si telle hypothèse était vérifiable, daterait alors précisément la venue au monde de la Machine. De l’abecedarium naturae de Bacon à la bibliothèque de Babel, perce ainsi peu à peu la certitude que l’univers est de dimensions sinon infinies, du moins indéfinies – l’étendue des possibles n’est pas humainement concevable. James Flint, s’il n’est pas doué du génie littéraire de Thomas Pynchon, de Don DeLillo ou du maître Argentin – qui refermait sa nouvelle Tlön Uqbar Orbis Tertius sur ces mots : « Alors l’Anglais, le Français et l’Espagnol lui-même disparaîtront de la planète. Le monde sera Tlön. Je ne m’en soucie guère, je continue à revoir, pendant les jours tranquilles de l’hôtel d’Adrogué, une indécise traduction quévédienne (que je ne pense pas donner à l’impression) de l’ “Urn Burial” de Browne »[1] –, a cependant l’ambition rare d’ouvrir quelques fenêtres sur un monde dont les sentiers, s’ils sont tracés d’avance, bifurquent suffisamment pour nous réserver le terrible honneur de choisir notre propre voie.
J’avais été favorablement impressionné, il y a quelques années, par le premier roman de James Flint – admirablement traduit par Claro – : Habitus, œuvre aussi imparfaite qu’inventive et prophétique, nous conviait sur plus de 700 pages à un fascinant parcours à travers l’histoire de l’informatique au cours de la seconde moitié du 20e siècle – ou comment l’ère des réseaux aura raison de l’être humain… Après Douce Apocalypse, recueil de nouvelles certes mineur mais sous-estimé par la critique (nous retiendrons tout particulièrement « Auto-assistance », texte ludique sous forme de test de personnalité ; « Lieux stratégiques », inquiétante variation autour du délire sécuritaire ; « Rêves d’un futur parfait », cauchemar psychosexuel nanotechnologique ; et « Esquisse pour un futur biotechnologique », implacable panorama historique des biotechnologies de 1980, date à laquelle la Cour suprême des Etats-Unis autorisa les brevets portant sur la vie génétiquement créée, jusqu’à 2060, année de la légalisation par le Congrès du clonage humain), les éditions Au Diable Vauvert publient aujourd’hui le dernier roman de James Flint, Electrons libres, traduit cette fois par Alfred Boudry. Ce Book of Ash s’avère plus drôle que Habitus, plus relâché aussi – à la construction composite de celui-là succède la nonchalance, la linéarité de celui-ci – ; le génie n’y transparaît plus qu’en creux, fuyant, insaisissable comme une ombre – celle de Jack Reever, le sculpteur pour déchets atomiques transmutés, sur les traces duquel nous sommes cordialement invités à marcher. Avant de nous pencher plus avant sur ces passionnants Electrons libres, plus profonds qu’ils n’en ont l’air, revenons sur Habitus. Voici ce que j’écrivis avec enthousiasme pour le numéro 28 de la revue Galaxies, en 2003 :
« Premier roman de l'américain James Flint, Habitus célèbre avec bonheur les noces du proche et du lointain comme celles du trivial et du divin – ses personnages pathétiques sont confrontés aux vastes desseins qui président à leurs existences. Flint réussit une œuvre ambitieuse et personnelle qui ne croule jamais sous le poids de ses références : si Deleuze est cité en épigraphe[2], l'imaginaire de l'auteur paraît nourri avant tout de fantastique et de science-fiction. Habitus ressemble de ce fait à un improbable croisement entre Thomas Pynchon et Maurice G. Dantec, héritage de la grande tradition littéraire anglo-saxonne comme des cyberpunks. Impossible (pour des raisons matérielles) d'en résumer ici l'intrigue ; contentons-nous d'en dessiner les grandes lignes.
Nous suivons dans Habitus les destins croisés de Joel, génie des mathématiques devenu informaticien – né dans une famille de kabbalistes hassidiques –, Judd, sosie introverti de Denzel Washington, et Jennifer, jeune fille dévergondée en manque de liens affectifs. De l'union de ces trois fragiles personnalités naîtra une enfant mutante dotée de deux cœurs – et de pouvoirs effrayants. Et loin au-dessus, en orbite à 298 kilomètres de la Terre, Laïka la chienne de l'espace observe l'agitation des humains avec son regard distancié d'animal-dieu…
Pour donner vie ses personnages comme pour étayer ses descriptions, Flint utilise quasi systématiquement la métaphore – tantôt organique, tantôt minérale – dans un double mouvement de réification de l'homme et de vitalisation de l'inerte. Au confluent de ces deux courants contraires, le règne animal agit comme un révélateur des deux forces opposées qui se disputent l'univers : l'ordre et l'entropie. Mais ce qui n'apparaît un temps que comme un exercice de style gratuit prend tout son sens lorsque les métaphores deviennent littérales : Joël, obsédé par la création d'un Golem numérique à son image, devient lui-même pure information ; Judd finit par se minéraliser – littéralement – ; Jennifer se liquéfie, éparpillée en une myriade de particules. Et à bord de Spoutnik II, à force d'emmagasiner les flux d'informations en provenance de la Terre, Laïka finit par fusionner avec le satellite lui-même...
Roman post-humaniste, Habitus défend l'idée matérialiste d'un monde absolument déterministe mais aussi complètement imprévisible parce que l'homme est incapable de maîtriser l'infinitude des interactions à l'œuvre – considération éminemment borgésienne. D'où cette histoire critique, ludique et désenchantée des nouvelles technologies, conclusion imprévue d'un récit pourtant fasciné par la science. Le propos en lui-même n'est pas nouveau – le mythe de Prométhée a fait long feu –, mais James Flint a su le renouveler avec bonheur, lui donnant même une authentique dimension cosmique (métaphysique), sans jamais oublier ses personnages, profondément humains en dépit de leurs caractères exceptionnels. [...] »
Non sans humour et poésie, sur fond de physique quantique et de Kabbale, Habitus ne décrivait donc rien de moins que l’avènement imminent de la Machine-Monde – annoncé par les tentatives des personnages de dompter le hasard, et préfiguré par la Shoah. Cristallisation, structure structurante, structure structurée.
Dans Electrons libres, road-book aussi drôle qu'inquiétant – plus simple, plus touchant, moins métastatique qu'Habitus –, les métaphores sont plus discrètes, moins systématiques, mais d’une violence parfois surprenante. Ainsi les Etats-Unis, que traverse son personnage Cooper James équipé d’un appareil photographique – dont les clichés[3] sont insérés dans le texte, lui conférant plus d’étrangeté que de réalisme – et d’un exemplaire, offert par l’attentionnée Liz, d’une monographie de Sir Thomas Browne, « Hydriotaphia : De l’enfouissemen des Urnes ; ou Traicté des Urnes Sépulchrales récemmen mises à jour dans le Comté de Norfolk »[4], ainsi ces Etats-Unis sont-ils dépeints comme machine organique, immense et cancéreuse, à la beauté morbide. « Elle n’a rien d’une grande route large et vide qui s’étend pleine de promesses à la découverte de l’Ouest, non, c’est plutôt un tapis roulant pour bagnoles, un train à quatre voies dans lequel on s’insère pour s’oublier pendant les miles qu’on doit se taper, au milieu des feux arrière qui ondulent autour de vous avec une molle simplicité comme des composants électroniques en tri automatique dans une usine gigantesque, après quoi on n’a plus qu’à s’en extraire. » Si l’Homme empoisonne la planète, il s’assujettit volontairement à la Machine…
Le héros visible et introverti d’Electrons libres – Cooper James, jadis prénommé Ash, autrefois nommé Reever –, qui a passé son enfance dans une communauté hippie, a rejeté ce milieu contestataire : il est programmeur informatique pour l’armée américaine dans le Yorkshire, Angleterre. En plein cœur du complexe militaire qui l’emploie, alors que le personnel est évacué, Cooper se voir remettre par ses supérieurs une boîte métallique qu’on soupçonne de contenir de l’anthrax… mais qui s’avère ne renfermer que les cendres de son père !... Suspendu de ses fonctions, Cooper part en Amérique sur les traces de ce dernier, Jack Reever, qu’il n’a connu qu’enfant. Là-bas, de Graniteburg dans le Vermont à la Zone 51 en passant par les ateliers d’artistes de Seattle, de lieux-dits en communautés pittoresques jusqu’à l’étrange capitale du plutonium, Atomville[5], il découvre non pas un père entier, mais un homme aux mille visages, extrêmement difficile à cerner, sculpteur fantaisiste et féru d’alchimie qui s’était mis en tête de sculpter des matériaux radioactifs – jusqu’à des déchets nucléaires – pour créer son chef d’œuvre, L’Herme de l’ère moderne, et propager son sortilège symbolique... En même temps qu’une quête initiatique – l’impérieuse recherche d’une âme à travers les reflets irisés qu’elle a laissés sur d’autres âmes – se dessinent en effet de mystérieux liens entre énergie nucléaire, civilisation et alchimie… Le portrait du jamais vu Jack Reever satisfait pleinement aux exigences imposées par l’exercice. Non seulement Electrons libres ne manque pas de détails prophétiques, mais de surcroît Jack Reever, en dépit d’une personnalité apparemment complexe que son fils peine à reconstituer, laisse l’impression d’un caractère authentique. N’y voyez surtout aucun messianisme – Jack Reever échappe à toute tentative de dissection rationnelle –, mais seulement la sincère amitié que l’auteur porte à celui qui l’inspira, le sculpteur James L. Acord.
Nous l’avons dit, Cooper James est programmeur informatique pour l’armée américaine. Ce qu’il encode ? Il n’en a qu’une vague intuition : « Pour faire mon boulot, je n’ai pas besoin de connaître la fonction exacte du bidule. Même si j’ai mon idée sur la question » (p. 26). N’est-ce pas justement ce que dénonçait Günther Anders dans Nous, fils d’Eichmann ? Le défaut de représentation (« Quand nous avons passé un degré maximal de médiateté – et, dans le travail actuel, industriel, commercial et administratif, c’est la situation normale –, alors nous renonçons, non : alors nous ne savons même pas que nous renonçons, et qu’il serait de notre devoir de nous représenter ce que nous faisons. »[6]) nous plonge peu à peu dans un âge obscur : « Plus l’appareil dans lequel nous sommes intégrés se complique, plus ses effets grossissent, moins nous y voyons, plus s’enlise notre chance de pénétrer les déroulements dont nous sommes une partie ou de deviner ce qu’il en est réellement. Bref : bien qu’étant l’œuvre des humains, et maintenu en fonctionnement par nous tous, notre monde, se soustrayant aussi bien à notre représentation qu’à notre perception, devient de jour en jour plus obscur »[7], labyrinthe où nous nous perdons corps et âme. Il s’agit donc, pour Cooper James, de chercher en même temps que les traces de son père quelque lumière dans ces ténèbres grandissantes. Les sculptures de Jack Reever, où transparaît son obsession pour le nucléaire, les symboles alchimiques et autres allusions à Stonehenge disséminés çà et là, et l’Urn Burial de Browne, proposent à Cooper une nouvelle vision du monde qui ne renie plus l’héritage spirituel de la Vieille Europe, et qui ne repose plus sur les seuls produits culturels anglo-saxons, chrétiens, manichéens ou conspirationnistes (les références de Cooper ont pour titres Tron, Star Wars, Le Seigneur des Anneaux[8], Harry Potter, X-Files…).
Depuis Habitus, James Flint tente tant bien que mal d’apporter sa modeste contribution – si telle chose est encore possible – au réenchantement d’un monde phagocyté par des puissances industrielles et techniques. Habitus empruntait la voie de la numérologie ; ici c’est l’hermétisme et l’alchimie – transmutation de l’Âme – qui sont convoqués. Jack Reever, selon Lemery, l’un de ses assistants était un magicien d’un nouveau type. Le symbole formé par le plan de Stonehenge, proche du circulus quadratus (voir image ci-contre), était selon lui un puissant sortilège : représentant le palais (le pouvoir politique), le temple (la religion), le grenier à blé (le pouvoir véritable), les trois murs (divisés en cinq blocs sur le plan) entourés d’un cercle (le mur d’enceinte) puis d’un second (les maisons agglomérées autour du centre du pouvoir), le symbole « a changé une société clairsemée de nomades, d’agriculteurs de subsistance et de chasseurs-cueilleurs en ce que nous appelons aujourd’hui une civilisation » (p. 451). Or, Jack Reever postulait que les physiciens nucléaires, avec leur trinité proton, neutron, électron, capables de recréer sur la surface de la Terre l’énergie divine du Soleil, sont les alchimistes modernes, ceux dont les travaux furent selon lui à l’origine du développement des lotissements pavillonnaires, construits autour de la nouvelle citadelle inexpugnable, Atomville – la Nouvelle Atlantide. C’est pour conserver la trace de notre civilisation, pour en communiquer à quelque Droctulft des temps futurs non une vulgaire copie mais un symbole mystérieux que L’Herme de granit de Jack Reever, renfermant des cendres dont la légende dira qu'elles sont les siennes, s’élève finalement en plein désert toxique, au cœur des Zones contaminées.
[1] « Entonces desaparecerán del planeta el inglés y el francés y el mero español. El mundo será Tlön. Yo no hago caso, yo sigo revisando en los quietos días del hotel de -Adrogué una indecisa traducción quevediana (que no pienso dar a la imprenta) del Urn Burial de Browne. »
[2] « L’habitude dans son essence est contradiction […] Il y a une contraction de la terre et de l’humidité qu’on appelle froment, et cette contraction est une contemplation, et l’autosatisfaction de cette contemplation. Le lys des champs, par sa seule existence, chante la gloire des cieux, des déesses et des dieux, c’est-à-dire des éléments qu’il contemple en contractant. Quel organisme n’est pas fait d’éléments et de cas de répétition, d’eau, d’azote, de carbone, de chlorures, de sulfates contemplés et contractés, entrelaçant ainsi toutes les habitudes par lesquelles il se compose ? […] Un animal se forme un œil en déterminant des excitations lumineuses éparses et diffuses à se reproduire sur une surface privilégiée de son corps. L’œil lie la lumière, il est lui-même une lumière liée. […] Or cette liaison est une véritable synthèse de reproduction, c’est-à-dire un Habitus. »
G. Deleuze, Différence et répétition, cité par J. Flint.
[3] Les photographies originales ont en réalité été prises par le sculpteur James L. Acord, dont l’œuvre et la personnalité ont largement inspiré la rédaction d’Electrons libres.
[4] Une traduction de cet ouvrage de Sir Thomas Browne (1605-1682) est disponible aux éditions Gallimard, Cabinet des lettrés, 2004, sous le titre Les Urnes funéraires.
[5] Atomville semble désigner le site de Hanford, état de Washington, qui inspira à James L. Acord le « B - Reactor Commemorative Sculpture ».
[6] G. Anders, Nous, fils d’Eichmann (Rivages, Bibliothèque, 1999) pp. 50-51.
[7] Ibid., p. 51.
[8] James Flint ne manifeste toutefois aucun mépris pour ces œuvres destinées au grand public. Ainsi, pp. 448-449, le fameux vers de Tolkien (« Un anneau pour les gouverner tous ») acquiert une signification inattendue… De même, Cooper James nous démontre de manière assez convaincante (pp. 105-106) que le film Tron a « prophétisé le destin de l’industrie informatique des années 90 »…