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Fin de partie - Page 22

  • Retour sur l'horizon, 3 : Retour aux affaires

     

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    En deux articles seulement, nous avons réussi l’exploit, d'une part de réfuter l’hypothèse M lehmanienne, celle de la métaphysique comme variable cachée de la science-fiction – qui aurait précipité son déni par les élites au 20e siècle –, puis d'autre part, d’y revenir, non sans l’avoir quelque peu métamorphosée : la SF réussie, qui ne saurait être phagocytée par ses codes, son kitsch, son fandom, est celle qui remplit la fonction W (« W » pour « Wonder », « W » pour « M » inversé de « Métaphysique »), la SF qui sait jouer des écarts entre une démarche rationnelle, réaliste, et un objet métaphysique. Cette science-fiction-là, génératrice du sense of wonder et du unheimlich (ou, diraient les anglosaxons, du numinous) – un certain émerveillement, un réenchantement du Réel technologique et scientifique –, ouvre son lecteur au sublime kantien, à la transcendance (plus qu’à la métaphysique). Pourtant cette transcendance qui nous élève, ce sublime qui nous ravit, cette terreur sacrée qui nous saisit, sont quasiment absents de Retour sur l’horizon, l’anthologie de Serge Lehman à l’origine de notre sympathique discussion (et d’un thread de centaines de pages sur le forum d’ActuSF). De quoi sont alors faits les textes qui la composent ? Passons l'anthologie au crible de notre Troisième Œil.



    Retour sur l'horizon – ainsi baptisée en hommage à la précédente anthologie de Lehman, Escales sur l'horizon, publiée en 1998 au Fleuve Noir, où figuraient des textes de Laurent Genefort, Roland C. Wagner, Ayerdhal, Richard Canal et d'autres dont, déjà, Jean-Claude Dunyach et Thomas Day – s'ouvre, après la préface que nous avons déjà évoquée, avec Effondrement partiel d’un univers en deux jours de Fabrice Colin/Emmanuel Werner, nouvelle en deux parties : d'abord, une lettre adressée à Serge Lehman par Fabrice Colin, dans laquelle il évoque l'étrange parcours d'un texte dickien qu'il n'aurait pas écrit ; ensuite, le texte en question. La lettre inaugurale vaut surtout pour son entame (« Cher Serge, cette courte lettre pour te prévenir que je ne répondrai pas, en définitive, à ton appel à textes ; tu m’en vois évidemment navré, et le moins que je te doive est une explication »), avant de se diluer dans une note d'intention un peu vaine. Et la nouvelle (une androïde rencontre quelqu’un – Philip K. Dick – qui lui raconte un texte en cours d’écriture, récit qui se révèle être sa propre histoire), publiée à sa suite sous le pseudonyme d’Emmanuel Werner (auquel on doit l'excellent roman Infabula chez L'Atalante), est une schizofiction pas inintéressante par ses jeux de miroirs – littérature et réel s'égalent dans de complexes mises en abyme métafictionnelles –, mais jamais vraiment à la hauteur du créateur d'Ubik et de la Trilogie Divine. Impression d'avoir lu un synopsis, puis un synopsis détaillé. Fabrice Colin – qui répète à l'envi qu'il n'a jamais lu Dick –, ici, fait surtout du Colin : mauvais signe. Gageons que Big Fan, son nouveau roman, sera plutôt de la trempe de Kathleen ou de La Mémoire du Vautour.


    Une fatwa de mousse de tramway de Catherine Dufour, récit véridique (du moins selon l'auteur) de la vente de produits défectueux (mais aux profits juteux) à une centrale nucléaire, bénéficie de la verve plutôt efficace et de l’humour incisif de l’auteur du Goût de l’immortalité, mais manque singulièrement d’envergure et d’horizon esthétique. Sans intérêt.


    Sur un thème analogue, Éric Holstein, s’il ne brille pas par son originalité – l'extension du domaine commercial a déjà fourni des palettes de fictions plus ou moins féroces –, nous amuse un temps avec Tertiaire, texte au name-droping un peu envahissant, dans lequel tout aspect de la vie quotidienne est soumis aux lois des marchés financiers et aux coups de dés des traders, au mépris de toute autre considération, éthique ou affective. Emerson Mighty (on peut aussi acheter un pack identité), trader à mi-chemin entre Frédéric Beigbeider et les yuppies de Brett Easton Ellis, le comprendra à ses dépens. Ça se lit sans déplaisir, mais sans jamais décoller vraiment.



    Première escale. Tertiaire est le premier véritable récit de science-fiction de l'anthologie. Il est aussi le premier à avoir soulevé la moitié d'une paupière à votre serviteur. Quant à la variable de Serge Lehman, elle n'est pas cachée, mais, pour l'heure, carrément absente (même par voie de réification), tout comme le sense of wonder qui, pour Lehman, est le dénominateur commun du corpus de la science-fiction... Nous sommes d'ailleurs d'accord avec cette proposition, à cet énorme détail près que pour nous – l'amicale des Transhumains Associés – notre théoricien confond un peu vite plusieurs effets distincts. Le vertige ressenti face aux paradoxes borgésiens – un vertige intellectuel qui est aussi acte métaphysique, parce qu'en fictionnisant le monde lui-même, il renvoie une image du divin – n'est pas le sense of wonder de la science-fiction, dont le surgissement nécessite l'accaparement du divin par la science et/ou la technique. Le sense of wonder, c'est cette émotion, cette exaltation que je ressens lorsque Greg Egan découvre dans L'Énigme de l'Univers la Théorie du Tout, et active ainsi la fonction W : démarche hyper-rationnelle VS événement métaphysique (la création de l'univers). Quand je lis Tlön, Uqbar, Orbis Tertius de Borges (où les métaphysiciens considèrent la métaphysique comme une branche de la littérature fantastique...), je ne ressens pas cette puissance toute nietzschéenne du sense of wonder, mais bien l'effroi du fou qui comprend soudain que tout monde n'est qu'une fiction, une « hypothèse indécidable », un livre. Quoi qu'il en soit, nous sommes avec ces trois premiers textes à des années-lumière de tout vertige intellectuel, métaphysique ou poétique. Pour l'heure, l'horizon est admirablement plat. Poursuivons.




    Les Fleurs de Troie de Jean-Claude Dunyach, spécialiste du format court, déploient leurs corolles sans génie. Nouvelle déception, heureusement agrémentée de quelques fulgurances. « Au-dehors, le ciel est aussi monochrome et plat qu’un fond d’écran. Des dirigeables en vol stationnaire ponctuent la voûte céleste de pixels morts. À l’horizon, le fil lointain de l’ascenseur spatial se perd dans les nuées, en divisant le ciel. Moire et moi possédons chacun notre moitié du monde, et la fêlure qui nous sépare n’est pas plus épaisse qu’un cheveu, tant qu’on ne s’en approche pas. » Belle métaphore du thème central du texte, la division, l'individualisation du réel. Tandis que sa femme, Moire, s'immerge dans la réalité artificielle du Simplexe, plus excitante que la terne réalité quotidienne, et pendant que sur les plages se croisent les fantomatiques silhouettes des Analogues, le narrateur noie son désarroi en explorant la ceinture d'astéroïdes en quête de métaux précieux. Là-bas, il est confronté à une forme de vie parasitique qui va menacer tout ce qui lui est cher... Si les lignes consacrées au départ de Moire pour le Simplexe sont excellentes, la partie spatiale des Fleurs de Troie, qui ne s'y articule qu'au prix d'artifices trop évidents – même si nous aurons compris que ces Fleurs extraterrestres ne sont que les extensions métaphoriques de la dépossession du héros qui, après avoir été abandonné de tous, finit par s'abandonner lui-même – finit par dissoudre complètement la tension et la sensibilité d'un récit bien loin des meilleures short stories de l'auteur (Déchiffrer la trame, La Stratégie du requin et d'autres, disponibles dans ses recueils chez L'Atalante). Quand l'Usain Bolt de la SF s'essaie au-demi-fond, ça coince...


    Avec son univers kafkaïen et, certes, non science-fictif (un homme, Delme, est inquiété par les autorités parce qu’il reçoit des courriers subversifs, et non parce qu'il en écrit...), Pirate de Maheva Stephan-Bugni est plutôt réussi mais n’emporte pas totalement l’adhésion. La faute, peut-être, comme tant d’autres nouvelles de cette anthologie, à un style trop efficace, et pas assez vivant, auquel manque cette intensité organique propre aux grands textes, ce qui fait leur nécessité. Et, tandis que chez Franz Kafka, le Château ou la bureaucratie broient inexorablement les pauvres K, ici le héros parvient à tirer son épingle d'un jeu dont il s'approprie les règles. Du Kafka sans l'angoisse, donc ; restent une atmosphère, et de belles idées, comme l'échange final de petits dessins, à travers le guichet d'une obscure administration, qui fait définitivement basculer le récit dans le fantastique le plus étrange. Rappelons du reste qu'il s'agit du premier texte de l'auteur, qui fait déjà preuve ici d'une grande maîtrise, et que nous suivrons volontiers si, comme on le suppose, d'autres textes devaient suivre.


    Viennent ensuite Laurent Kloetzer et ses Trois singes. L’idée de la bombe iconique, signe qui provoque la mort (reprise science-fictive d’un thème classique du fantastique) utilisé par l'armée pour nettoyer la planète de ses populations indésirables (coup de bol, les occidentaux seraient immunisés) est malheureusement plus prometteuse que féconde. La nouvelle est incontestablement efficace – décidément le mot-clé de l'anthologie –, d'une mauvaise foi qui plaira peut-être à la Ligue des Droits de l'Homme et à l'internationale altermondialiste, mais son auteur n’exploite pas son potentiel métaphysique. On est quand même beaucoup plus proche, le rire en moins, d'une version politique et musclée de la fameuse blague qui tue des Monty Python que, par exemple, du Babel 17 de Samuel Delany. Métaphore des mots qui tuent et de la violence intellectuelle, la bombe iconique de Trois Singes ne nous éblouit ni ne nous enténèbre, mais prolonge le trait plat.



    Deuxième escale. Deux textes de science-fiction sur trois : voilà qui rétablit l'équilibre, sans pour autant donner du grain à moudre à l'hypothèse M du préfacier. Sans gagner la stratosphère littéraire, le niveau s'est légèrement élevé, et nous avons découvert un auteur, Maheva Stephan-Bugni. Mais de sense of wonder, point, en dépit de thèmes qui s'y prêtaient pourtant chez Jean-Claude Dunyach (séparation eganienne du Réel et de son double) et Laurent Kloetzer (le symbole qui tue).



    Avec Thomas Day (pseudonyme de Gilles Dumay, éditeur de l'anthologie), nous passons enfin à la vitesse supérieure. L’auteur de La Voie du Sabre livre en effet avec sa novella « Lumière Noire » l’un des meilleurs textes de l’anthologie, un récit énergique, truffé de références (plusieurs hommages à Cormac McCarthy : De si jolis chevaux, Un enfant de Dieu, La Route ; Par-delà le bien et le mal de Nietzsche...) et d'images saisissantes. Nous sommes dans un futur relativement proche, en Amérique, dix ans après une Singularité, un grand crash informatique qui a précipité la civilisation dans une ère post-apocalyptique dominée par l'entité artificielle Lumière Noire. Celle-ci régule la population humaine (détruisant tout groupe humain de plus de trois personnes) et essaime ses drones sur le territoire américain. Nous suivons un jeune canadien au sang indien, Jasper, qui tente de rejoindre Jenny, programmeuse à l'origine du logiciel anti-hackers qui a évolué jusqu'à devenir conscient. Lumière Noire. Dieu auto-proclamé de ce monde – et peut-être d'au-delà –, qui donne naissance à des Anges nommés Alasdair ou Ezéchiel... Mais bien sûr la divinité et la toute-puissance de Lumière Noire ne sont qu'une parodie technique de Dieu, et n'en épuisent nullement le mystère. En livrant sa version post-cyberpunk de La Route, en assumant une certaine trivialité, Thomas Day illustre parfaitement ce qui distingue la littérature de science-fiction des autres genres. Ici, point de miracle qui ne soit accompli par une intelligence identifiable et plus ou moins incarnée, en tout cas réifiée. Pour Serge Lehman, c'est en mettant en scène des dieux vivants comme Lumière Noire que la science-fiction s'aventure en métaphysique. Ce n'est cependant qu'à la toute fin du récit, lorsque Lumière Noire s'apprête à investir l'Univers, quand se creuse soudain la faille infinie entre le dieu artificiel et le vrai Dieu, que surgit enfin, pour la première fois de l'anthologie, la fonction W de la science-fiction, et une rumeur de sense of wonder...


    Après cette incontestable réussite, la brève nouvelle d'André Ruellan,Temps mort, bien qu'écrite en une langue irréprochable, tombe comme un cheveu sur la soupe et vaut surtout pour la transition avec le texte suivant, dont nous allons parler d'un instant à l'autre. Nous suivons dans Temps mort l'agonie d'un homme, Walter, atteint d'un cancer en phase terminale, qui erre dans ses fantasmes ou ses souvenirs de Laura. Mourir, est-ce, littéralement ou métaphoriquement, rejoindre celle qu'on a aimée ? Je n'en sais foutre rien. Et à vrai dire…


    À vrai dire, parlons donc plutôt des Trois livres qu’Absalon Nathan n’écrira jamais de Léo Henry, sans conteste, comme Lumière Noire, l'un des textes les plus marquants de l’anthologie. Léo Henry, c'est l'un des deux auteurs (l'autre étant Jacques Mucchielli) du remarquable recueil aux éditions L'Altiplano, Yama Loka Terminus, que m'avait conseillé avec insistance Alain Damasio et que j'évoquais il y a quelques semaines chez les joyeux drilles du Fric Frac Club. Léo Henry est également auteur d'un recueil chez l'Oxymore, Les Cahiers du Labyrinthe, que je n'ai pas lu, et scénariste de la série de bande dessinée Sequana. Le narrateur Cantor, employé par Mozart Assassiné (la fondation à l’origine d’une cité-république construite autour des vingt-six pourcents d’artistes, le « reste de travailleurs [œuvrant] pour eux, à leur formation, à la production et à la diffusion de leurs œuvres, à la promotion à travers le monde »), « essaie de rattraper ceux qui peuvent encore l’être », il « aide les génies contrariés à accoucher de leurs œuvres tardives ». Aucun potentiel artistique ne doit être négligé. Dès lors notre ami s’infiltre dans l’esprit d’Absalon Nathan, mort depuis vingt et un jours, prêt à lui extorquer les histoires qu’il n’a jamais écrites. Alors, Absalon lui en raconte trois, qui toutes mettent en scène des écrivains. Dans Les Bucoliques au crépuscule, Anselme Juin écrit son chef d’œuvre, une sorte d’Ada ou l’ardeur (une idylle sensuelle entre deux enfants) qui provoque l’ire des médias et des associations, et le pousse au suicide. Abraham Nolde, lui, mange littéralement ses victimes pour leur subtiliser l’essence dont seront faits ses livres, avant de finir dans l’assiette du Grand Écrivain en mal d'inspiration… Le troisième et dernier récit est celui d’Antonin Brown. Dans un pays où les Années Pures ont purgé de toute l’histoire, où la seule forme littéraire existante est la forme brève et poétique, un homme publie des nouvelles qui connaissent un grand succès. Et pour cause : il s’agit rien de moins que des chefs d’œuvres du genre, La Métamorphose de Kafka, Le Nez de Gogol, Au cœur des ténèbres de Conrad, ou encore Le Horla de Maupassant. Mais quand vient le tour de Pierre Ménard, auteur du Quichotte, la célèbre fiction de Jorge Luis Borges, qui ne fonctionne qu’avec la reconnaissance du roman de Cervantès, le doute s’insinue chez ses compatriotes… Borges, on y pense, forcément – comme au Calvino de Si par une nuit d’hiver un voyageur –, pour le Ménard mais aussi pour L’Approche d’Almotasim, vraie-fausse critique d’un roman imaginaire : Les Trois Livres qu’Absalon Nathan n’écrira jamais vaut moins pour son argument science-fictif, somme toute assez artificiel, que pour ces trois histoires passionnantes liées par une même inspiration souterraine. Les trois perles de l’anthologie sont donc des livres que personne n’a jamais écrits…



    Troisième escale. Avec une excellente nouvelle de science-fiction, Lumière Noire et un petit chef d'oeuvre, Les Trois livres qu'Absalon Nathan n'écrira jamais, l'anthologie prend enfin son envol... La fonction W n’est guère opérante et le sense of wonder toujours aux abonnés absents, mais on se prend à espérer que la suite soit du tonneau dont Léo Henry a fait son vin.



    Hélas. Avec Penchés sur le berceau des géants, Daylon, des images plein la tête (il est d’ailleurs illustrateur), démontre un talent stylistique indéniable, mais trop systématique. Des images poétiques et métaphoriques ne suffisent pas à faire une bonne fiction. Des géants flottent en orbite, arrimés à la Terre par une ancre, et – peut-être – liés au mystérieux Essaim qui les menace. Peut-être une métaphore de la postmodernité, d'une civilisation qui a choisi la division – y compris de ses mythes – comme principe essentiel. La descente des géants – semblables en cela au monolithe de 2001, Odyssée de l'espace – a également permis un saut technologique considérable. Le héros, Denez, essaie d'empêcher sa dulcinée Callista de participer à une opération qui vise à détruire l'Essaim. La présence de ces géants et de cet Essaim aurait pu accoucher d'un grand récit de science-fiction, elle n'accouche que d'une bluette tristement statique et affectée sur fond de mystères cosmiques et d’émeutes urbaines, qui ennuie plus qu’elle ne fascine.


    Il fallait bien alors la verve primesautière et jubilatoire de Philippe Curval dans la veine drolatique de Lothar Blues pour nous réveiller. Dans Dragonmarx nous suivons l'endoctrinement rouge mécanique, la formation et l'ascension de Siegfried, le jeune héros des Chiens Rouges – repliés dans un Ring invincible, forteresse protégée par les illusions du socialisme magique et de l'anneau des Nibelungen –, jusqu'à sa lutte finale contre l'hydre (réifiée) du capitalisme, et l'inversion de toutes les valeurs... L'auteur de Cette chère humanité livre ici une sorte de Rêve de fer au second degré où la faucille et le marteau ont remplacé les insignes nazis. Si Dragonmarx, trop long, semblable à une blague qui a trop duré, n'est pas aussi décisif que les meilleurs textes de L'Homme qui s'arrêta, recueil récemment publié – dans un désolant silence critique (auquel j'ai hélas contribué) – par la Volte, il se distingue néanmoins du reste de l'anthologie par sa franche liberté et son total irrespect des codes du genre.


    Satire toujours, avec Terre de Fraye de Jérôme Noirez. L’auteur de Leçons du Monde Fluctuant excelle dans ce mélange de pure science-fiction façon Avatar et d’humour décalé à la The Host. Clioné, champion de surf et star planétaire, flanqué d’un SDF japonais alcoolique, homosexuel et ancienne vedette du kabuki (sic), s’envoie en l’air avec Miroua, un(e) extraterrestre androgyne surgie du Bloop (sic, bis) avec des milliers d’autres créatures grouillantes, et plane sur les vagues de l’altérité. Pour communiquer avec les humains, Miroua déroule un lexique étrange, fait d'homonymes, d'homophones et de termes associés, extrêmement troublant et en soi significatif. Chacune de ses répliques désarçonne moins par sa naïveté que par sa manière extraordinairement habile de décomposer le discours et de renvoyer à ses interlocuteurs, tel un Miroua déformant, une image révélatrice. Terre de Fraye souffre certes de quelques outrances et complaisances – celles-là même qui m'avaient rendu pénible la lecture du pourtant fort inventif Leçons du monde fluctuant –, et peut-être, comme beaucoup d'auteurs français, du syndrome Johan Heliot (surtout ne jamais se prendre au sérieux) mais s’offre des séquences d’une beauté burroughsienne, comme cette scène incroyable où les créatures, candides à la gueule de mugwumps en attente de gestation, régurgitent des litres de sperme (humain) dans la gorge de leur dernier client, dans le bordel où d'infâmes les exploitaient. Bloop. Dommage, tout de même, que la fin soit si foutraque.



    Quatrième escale. Une fantaisie bizarre, dont on ne sait quoi penser (Dragonmarx), une rêverie languissante (Penchés sur le berceau des géants) et un joyeux trip (terre de Fraye) : l'impression d'ensemble s'élève un peu, mais sans gagner la stratosphère littéraire. L'image, certes hilarante, d'un Bill Clinton au crâne recouvert par un poulpe bloopesque, n'est il est vrai guère de nature à susciter craintes et tremblements.



    L’inclassable et pénultième Je vous prends tous un par un de David Calvo tranche nettement avec ce qui précède. L'auteur de Minuscules flocons de neige réussit en quelques pages habitées à nimber d’une inquiétante étrangeté – et d’une puissance électrique – le dialogue (ou monologue ?) d’un homme en guerre avec, quoi ? les mouches ? des envahisseurs d’un autre monde ? Nous ne le saurons pas. Mais nous kifferons… Parce que nous autres, Transhumains Associés, aimons la folie qui traverse la prose de monsieur Calvo.


    Le vertige logique, qui ouvre à la transcendance, ce grand absent de Retour sur l'horizon, figure en creux dans Hilbert Hôtel, la nouvelle fantastique de Xavier Mauméjean qui clôt l'anthologie. Celle-ci se déroule dans un hôtel aux dimensions infinies (transposition littérale d'une illustration des ensembles infinis par le mathématicien allemand David Hilbert). Comme d'habitude Mauméjean, l’homme à la barbe de philosophe et au verbe indolent ne convainc qu'à moitié, ici avec les pérégrinations borgéso-kafkaïennes d'un nouvel employé aux couloirs, qui cependant s'interroge : si l'hôtel est infini, d'où viennent les clients ? Peut-on faire face à un afflux infini et soudain de clients ?... C'est que Xavier Mauméjean ne fait pas que singer la Bibliothèque de Babel de Borges, ou la Ville concentrationnaire de Ballard. À la bibliothèque (le savoir, la mémoire, les histoires), à la ville (l’utilitaire, le social, le politique) succède l’hôtel, lieu du passage, de l’apatride, de l’insécurité soigneusement entretenue par d’immuables et rigides conventions. Comment concilier une pratique nomade et un lieu d'hébergement infini, et infiniment sclérosé ?...



    Terminus. Tout le monde descend. Au terme de notre (long) voyage en science-fiction (croyait-on), le bilan est plus que mitigé. Si plusieurs textes sont anecdotiques ou sans intérêt, aucun n’est mauvais, et l’on en compte quatre ou cinq plutôt réussis, dont un petit chef d’œuvre, Les Trois Livres qu’Absalon Nathan n’écrira jamais. Au rang des quasi satisfactions, on notera également l’émergence d’une nouvelle génération d’auteurs – Maheva Stephan-Bugni, Éric Holstein, Daylon – aux univers très personnels. Reste à régler, chez eux comme chez d'autres, ce problème récurrent du défaut d'organicité que j’évoquais plus haut à propos de Pirate... On perçoit chez tous ces auteurs l’existence d’univers singuliers, la recherche d’une efficacité dans le style et la narration, mais il manque à certains la chair qui leur permettrait de marquer durablement nos esprits de leur empreinte. Par chair, j’entends cette trame d’échos, de correspondances invisibles, tissée par le travail poétique de la langue et de la composition, qui donne une cohérence symphonique au texte (voir par exemple, pour rester dans le domaine de l'imaginaire, La Horde du contrevent d'Alain Damasio). Manquent également à appel, dans la plupart des textes, le sense of wonder attendu par l’amateur du genre, et la « fonction W » que j’identifiais il y a quelques jours comme l’élément-clef de la science-fiction. Et pour cause : à mon sens, un bon tiers des textes présentés n’est pas de la SF. Ce n'est pas qu'un problème d'étiquette ou de catégorie. Il y a un grand malentendu entre l'horizon d'attentes du lecteur, à qui sont annoncés en sous-titre « quinze grands récit de science-fiction », et la réalité de ces textes. Quant aux autres, ils s’intéressent moins aux questions scientifiques qu’aux vertus métaphoriques du genre. Et la « variable cachée », la métaphysique ? Nous la cherchons encore. Où est Dieu dans ce livre, où est le sublime, sinon dans les enchâssements métafictionnels de Léo Henry et, à la rigueur, dans ceux plus ternes de Fabrice Colin, c’est-à-dire dans des fictions qui surplombent le genre sans lui appartenir ?... Nous l’avons suggéré : le processus de réification des métaphores décrit par Serge Lehman dans plusieurs articles théoriques interdit toute métaphysique. Les seules fictions de SF réellement métaphysiques sont celles qui problématisent les questions métaphysiques. Un dieu réifié, comme dans Lumière Noire, n’est plus un dieu, il devient une image vive, rayonnant d’une multiplicité de sens, au-delà du bien, du mal, et de toutes les choses premières et dernières. Et c’est justement, entre autres, parce qu’elles ne se laissent pas comprendre aisément – parce qu’elles nous prennent et nous dépossèdent, pour reprendre la belle formule de Systar –, que les littératures d’imaginaire nous plaisent autant.





     

  • Retour sous l'horizon, 2 : intermède théorique

     

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    « Percevoir, c’est engager d’un seul coup tout un avenir d’expérience dans un présent qui ne le garantit jamais à la rigueur, c’est croire à un monde. » (Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception)

     

     

    J'ai sérieusement mis en doute dans mon introduction l'hypothèse de Serge Lehman selon laquelle le déni de la SF par les élites serait étroitement lié à sa teneur métaphysique ; ainsi pour moi, la seule SF authentiquement métaphysique est celle qui établit, à l'image du fantastique borgésien, « que la réalité du monde est une hypothèse indécidable » [1] mais cette science-fiction-là – celle de Philip K. Dick par exemple –, qui s'enracine dans une faille de la logique, dans un paradoxe, n'est peut-être pas de la science-fiction à proprement parler puisqu'elle postule notre monde réel comme avatar ou fiction où prolifèrent les doubles, « virtualités éléatiques de l'être » [2]. Et si l'émotion littéraire naît du peuplement des intervalles, de l'installation d'une continuité « là où est donnée la seule succession d'éléments discrets » [3], le sense of wonder naît lui de la fonction W, du peuplement de la faille qui sépare irrémédiablement, dans la diégèse, un fait ou un concept métaphysique (une altérité radicale) de notre connaissance immédiate du monde. Gilbert Hottois, dans Philosophie et science-fiction, exprime une idée qui n'est pas sans rapport avec notre hypothèse : « À l’idée du sublime, la technoscience procurerait les moyens opératoires de sa réalisation. Et la transcendance devenue opératoire entre les mains de l’homme susciterait l’émotion d’un sublime renouvelé et radicalement ambivalent : de l’effroi absolu qui anéantit à l’enthousiasme infini qui rapproche des dieux » [4] ; ce transfert du sublime aux sciences et techniques commencerait avec Frankenstein de Mary Shelley, et connaitrait son sommet avec 2001 : A Space Odyssey de Stanley Kubrick. La science-fiction serait alors la fictionnalisation de ce surgissement du sublime... L'une des cause du déni – ou de l'incompréhension ? – pourrait être la forme de pensée spécifique que produisent les littératures de l'imaginaire, et en particulier la science-fiction...

    Serge Lehman estime que le propre de la SF – mais aussi, doit-on ajouter, de la fantasy et du fantastique – est de prendre ses métaphores au pied de la lettre. Le concept réifié, c'est-à-dire métamorphosé en image, n'est plus un concept. L’image est considérée comme réelle, et le monde devient métaphore de l’image… « La métaphore n’est pas pour le vrai poète une figure de rhétorique, mais bien une image substitutive, qui plane réellement devant ses yeux, à la place d’une idée. » [5] « Et la science-fiction, c’est peut-être cette jouissance-là : la parole sans le savoir. Le monde sans autre connaissance que celle qu’il rêve. Celle de l’Autre. » [6] Ainsi la SF ne pense pas par concepts, mais par matrices d'idées, vivier foisonnant pour qui s'en donne la peine, mais follement intimidant pour celui qui n'en connaît pas la langue. La pensée de la science-fiction est une pensée non articulée, non conceptualisée, une pensée hallucinée, qui permet de faire l'expérience immédiate de l'intellection ; c'est un langage vrai, extravagant. La science-fiction métaphorise, c'est-à-dire qu'elle immanentise le sens (selon une formule employée un jour par Bruno Gaultier) dans la diégèse (inventer le monde plutôt que le parodier, appelait de ses vœux Aragon dans Blanche). Et comme le rappelle opportunément Shalmaneser dans Lehman Brothers, 2 : La température d'un dieu, « toute oeuvre de fiction repose sur une « feintise » : l’auteur fait comme s’il produisait un discours sérieux, un authentique acte de langage, et nous acceptons de nous prêter à ce jeu innocent, le temps de la lecture. » La conception de l'herméneutique selon Gadamer, puis Ricoeur (il ne s'agit jamais de retrouver une intention originelle, inaccessible, mais d'interpréter les métaphores à l'aune de sa propre expérience, c'est-à-dire de produire du sens ; la vérité d'un texte est toujours à son aval) paraît s'appliquer plus qu'à tout autre genre aux littératures de l'imaginaire : par l'effet-miroir de leurs mondes fictifs, elles nous confrontent à notre nature de métaphores réifiées, êtres, lieux, événements jamais univoques, absurdes sur un plan téléologique – l'univers n'a pas de sens –, mais riches d'univers entiers de sens. Et c'est par cette forme particulière de pensée, métaphorique, qui nous renvoie directement à notre être au monde, à notre expérience sensible du réel, que la science-fiction, avec ses mondes rationnels et techniques, part à l'abordage du sublime. En dernière analyse, la science-fiction n'est pas à proprement parler une littérature métaphysique (la réification enlève son méta à ce qui devient physique), mais une littérature où dans ses formes les plus abouties, lorsque, à la face des métaphores réifiées et des objets techniques, surgit le vortex – la grande idée métaphysique qui, elle, ne se laisse jamais totalement réifier (Dieu, le Trou Noir, l'Infini, etc.), l'Altérité absolue que les objets techniques sont impuissants à circonscrire, – se rejoue sans cesse notre rapport intime au sublime. Car in fine, l'immanence est l'essence de la transcendance [7].

    Nous sommes tous Dave Bowman devant le monolithe noir, près de Jupiter et au-delà.

     

     

     

     

     

    [1] S. Thorel, « Borges, Achille et la Tortue » in Borges, souvenirs d'avenir, Gallimard, 2006, p. 217.

    [2] Ibid., p. 199.

    [3] Ibid., p. 211

    [4] G. Hottois, « Science fiction et philosophie : une introduction » in Philosophie et science-fiction, Vrin, 2000, p. 11.

    [5] F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie in « Œuvres complètes », T.1, p. 61.

    [6] J. Lacan in L’effet science-fiction, R. Laffont, « Ailleurs & Demain », 1979, p. 281.

    [7] Sainte Jeanne, saint Serge, vous avez bien fait d'attendre avant de m'occire ! Mais rendons-nous à la triste évidence : pour une véritable histoire métaphysique de la science-fiction, il nous faudra attendre que Bruno Gaultier, alias Systar, auquel je dois – ainsi qu'à la caféine et au houblon – quelques unes des idées exprimées ici, s'y colle une bonne fois pour toutes.

     

     

  • Retour sous l’horizon, 1 : Le devenir-métaphysique de la science-fiction

     

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    Serge Lehman m'est apparu cette nuit en rêve, nimbé de lumière. Il m'a dit : « Rédige et publie un article polémique sur la SF et la métaphysique ». C'est extraordinaire, parce que je ne suis ni historien de la science-fiction, ni philosophe. Ce qui suit m'a donc été inspiré par une Voix. Sainte Jeanne, priez pour moi !

     

    Le petit milieu de la science-fiction - le « fandom » - est remué depuis quelques semaines par une querelle, cristallisée autour de l'anthologie Retour sur l'horizon (Denoël, « Lunes d'Encre », 2009) et de sa préface par Serge Lehman, l'un des rares auteurs-théoriciens du genre en France. Pour celui-ci, la métaphysique - sœur rationnelle de la religion -  serait la variable cachée (terme emprunté à la physique quantique) de la SF, celle qui aurait précipité son déni intellectuel au XXe siècle, aujourd'hui en voie de résorption. « Au siècle de Nietzsche et de Freud, la métaphysique et les dieux ont déserté le champ culturel, pour la première fois depuis Homère. Qu'on puisse leur consacrer une œuvre, littéraire ou picturale, est devenu non seulement incongru, mais impossible : la catégorie qui permettait de les penser comme tels a tout simplement disparu au profit de la linguistique et de la psychologie. C'est pourquoi la science-fiction, avec son obsession pour le ciel, son intérêt pour les choses premières et dernières, ses spéculations sur la nature de l'espace et du temps et son panthéon d'entités géantes a été rejetée hors de la littérature, comme de la science ». La science-fiction, dernier refuge de la métaphysique ? Formule trop caricaturale, voire, disons-le, erronée - surtout si l'on en juge à la teneur extrêmement faible en métaphysique de son anthologie, mais n'anticipons pas -, qui oublie un peu vite - pour nous en tenir aux plus fameux - les Bernanos, Péguy, Claudel, Green et autres écrivains catholiques, ou le gnostique Abellio. La littérature n'a jamais abandonné la métaphysique. Et si l'on considère le potentiel métaphysique inouï, variable tapie dans les pages des grands génies du siècle, les Kafka, Joyce, Nabokov, Faulkner, Conrad, Beckett ou Borges, ou le franc succès critique du cinématographe de l'invisible, de Dreyer à Dumont, en passant par Bresson, Bunuel, Tarkovski, Bergman ou Pialat, alors on peut regarder l'hypothèse lehmanienne avec une grande perplexité. Si la science-fiction est ou a été victime d'un déni des élites intellectuelles, notamment en France, ce n'est certes pas parce qu'elle se serait emparée, plus que d'autres genres, de la métaphysique, mais peut-être, à en juger par l'intérêt des philosophes pour les films des cinéastes cités, ou pour des auteurs comme Philip K. Dick, parce qu'elle s'en éloignerait trop...

    Parallèlement à cette discussion, agacé autant par les irrationnelles louanges et adorations que s'attirent des œuvres pourtant mineures, que par le combat d'arrière-garde des fondamentalistes de la science-fiction qui refusent d'élargir le champ d'un genre à leurs yeux circonscrit à sa dimension scientifique et rationnelle, Fabrice Colin a quant à lui plaidé sur le site du Cafard co(s)mique pour une « Esthéthique du lâcher-prise » dont on peine cependant à discerner les contours théoriques. L'auteur de Kathleen et de La Mémoire du Vautour, également au sommaire de Retour sur l'horizon, prétend dans son article que bon nombre d'auteurs, parmi les plus intéressants du moment (il cite Xavier Mauméjean, David Calvo, Léo Henry et Jérôme Noirez) ne se servent de la science-fiction que comme d'un outil, laboratoire provisoire avant le grand saut en littérature. Ce qu'on ne saisit pas, c'est le moment, ou le lieu, du passage de l'une à l'autre : faudrait-il donc en passer par la littérature dite « blanche » pour s'exprimer pleinement ? Mais comment serait-ce possible, si précisément la science-fiction était bien comme le suggère Lehman - à tort il est vrai - l'ultime refuge de la métaphysique ? Leur motivation, nous confirment en tout cas Daylon (un autre auteur de Retour sur l'horizon) et Epikt, n'est pas tant scientifique qu'esthétique. Comme eux, sans doute, je peux déclarer : je n'aime pas la science-fiction (j'entends déjà persifler). J'aime de nombreux textes relevant plus ou moins de son corpus, mais le genre en tant que catégorie codifiée ne m'intéresse absolument pas. M'intéressent en revanche les possibilités offertes par certaines caractéristiques du genre. Nous verrons cependant dans la seconde partie de notre article, avec notre critique de Retour sur l'horizon, que cela ne va pas sans heurts. Bref, la préface de Lehman et l'article-manifeste de Colin proposent deux axes de réflexion à mon avis bien distincts : chez le second, la liberté des auteurs à entrer dans la sphère de la science-fiction sans en accepter les lois ; chez le premier, les rapports qu'entretiennent science-fiction et métaphysique. C'est ce second axe qui m'intéresse aujourd'hui.

    Systar, s'il critique lui aussi l'anti-intellectualisme de certains garde-chiourmes de la SF, paraît moins mû par l'exaspération, sensible dans les articles de Colin, Epikt et Daylon, que par la volonté, en philosophe, de redéfinir la science-fiction à l'aune de ses productions les plus audacieuses. Pour lui, la science-fiction serait la littérature de La troisième dépossession (abandon absolu et serein à autre que soi, sans se perdre soi, qu'il assimile à la Gelassenheit des chrétiens ; SF = dépossession esthétique), dont le diptyque de Hal Duncan, constitué par Vélum et Encre, serait la plus emblématique incarnation, alors même qu'il ne s'agit plus, du propre aveu de Systar, de science-fiction... Cherchez l'erreur. Et Shalmaneser, dans Lehman Brothers : le retour, 1, met en lumière à travers l'exemple de la Culture de Iain Banks une fonction selon lui primordiale de la science-fiction, « la révélation, [...] de ce qui dans l'homme - ou plus largement dans l'individu - excède les lois matérielles ». L'un comme l'autre pointent du doigt les limites d'une science-fiction contrainte, écrit Systar à propos de Spin de Robert Charles Wilson, à une « réduction physicaliste de l'absolu, ou de ce qui aurait pu prendre le visage du divin, à des atomes de matière organisés en vaste entité collective. » « Théorie et réel sont séparés, écrit-il encore à propos de Spin, et il y aura toujours entre eux un écart irréductible, parce que principiel. L'absolu est donc inaccessible. [..] On le voit, la problématique du livre est celle d'une SF passée, et encore vivace : l'opposition irréductible entre individu et collectif. »

    D'une SF passée, ou tout simplement de l'essence même de la SF dans son acception la plus communément admise ?... J'avoue avoir du mal à suivre tout à fait nos amis. Wilson ne fait au fond que ce dont la science-fiction est capable, c'est-à-dire, dans un cadre fictif, littéraire, s'attaquer aux mystères les plus obscurs de notre univers - l'origine, le temps, l'infini, les fins dernières -, avec un esprit rationnel, comme s'il s'agissait de tout autre phénomène sensible, physique. La science-fiction n'est pas une littérature de la révélation, comme l'affirme Shalmaneser, en tout cas d'une révélation de type religieux, mais une littérature du dévoilement, un dévoilement progressif et toujours inachevé. Chez Duncan, nous dit Systar, l'Absolu est déjà dévoilé, il est su d'emblée. Autrement dit nous sommes déjà dans la métaphysique, ou dans ses métaphores. Explorer l'artefact de Rendez-vous avec Rama en revanche, approcher la Théorie du Tout dans L'Énigme de l'Univers, faire face à des entités extraterrestres, totalement étrangères (Génocides, L'Enchâssement, etc.), observer l'émergence d'une conscience artificielle (Destination : vide, Le Successeur de pierre), transférer une âme dans un environnement virtuel (La cité des permutants), remonter à l'origine de la Singularité (« Lumière Noire » de Thomas Day dans Retour sur l'Horizon), se projeter à la fin des temps comme à son commencement (Temps de Baxter) c'est toujours confronter le lecteur à une altérité radicale, jamais sue, ni révélée (un mystère n'est pas une énigme policière à résoudre), mais qui aspire à être dévoilée (la seule SF métaphysique est celle qui s'en prend à sa réalité diégétique, et donc à sa propre quincaillerie, mais alors, s'agit-il encore de science-fiction ?). Et cet écart repéré par Systar entre « théorie et réel », ce gouffre qui sépare l'Absolu de la connaissance, constitue le principe même à l'origine du sense of wonder, du vertige logique, l'effet science-fiction. Les visées du genre sont métaphysiques - approcher les principes premiers et l'être absolu -, mais elle n'a d'autre choix, en réifiant toutes ses métaphores, que de rester en-deça de la métaphysique (des trois Hypérion, celui de Hölderlin est le plus métaphysique ; Keats s'installe dans le mythe ; Simmons le réinterprète dans un univers rationnel). De cet écart, de cette faille, naît le vertige. La première victime du déni, si je puis oser une hypothèse, est la science-fiction qui n'a rien d'autre à dévoiler qu'elle-même, c'est-à-dire ses propres codes, règles et références. Autant dire que ce déni-là n'est pas immérité.

    Il y a avait dans le numéro 35 de Cerveau & Psycho (septembre-octobre 2009) un article sur les coïncidences : il semblerait que nous ayons une fonction cognitive spéciale, peut-être un résidu de nécessités vitales à l'âge préhistorique (identifier une situation anormale, repérer les occurrences), qui attire notre attention sur ce que nous appelons coïncidences, et qui reposerait sur le calcul des différences entre la complexité d'un fait ou d'un événement d'une part, et la complexité de sa description d'autre part. Plus un fait est complexe (plus sa probabilité est faible) et sa description simple, plus il nous fascine. Par exemple, rencontrer son voisin de palier (description peu complexe) dans un village perdu du Guatemala (fait complexe) nous paraît extraordinaire : le rencontrer dans un aéroport, même au Guatemala, serait déjà plus banal... La science-fiction s'attaque à des événements à priori plausibles mais généralement très improbables (l'ensemble de tous les possibles ; postule l'existence du voyage dans le temps, ou du voyage transluminique, etc.), mais s'évertue, par la prospective rationnelle, à en complexifier la description, et donc à réduire l'écart entre la complexité du fait et celle de la description. Le sense of wonder, c'est tout simplement le réenchantement du rationnel, de la Technique, la complexification infinie du fait, qui contraste alors avec sa description, forcément plus simple bien qu'elle se complexifie progressivement. Le sense of wonder équivaut à postuler l'existence de Dieu en dernier recours. Et plus l'écart se creuse entre ce fait infiniment complexe (Dieu) et sa description, plus la science-fiction remplit ce que nous appellerons sa « fonction W » (W pour Wonder / M de Métaphysique inversé). Voilà pourquoi 2001 : A Space Odyssey, le film de Stanley Kubrick qui n'est pourtant pas son plus abouti (Shining par exemple lui est supérieur à plus d'un titre), nous fascine autant : le monolithe est approché, apporte la connaissance, mais jamais son mystère n'est percé, bien au contraire. La « quincaillerie » du genre (fusées, lasers, etc.), le respect tacite de ses codes, participent pleinement du charme de la science-fiction, mais celui-ci est à double tranchant : en favorisant la reconnaissance immédiate, la quincaillerie simplifie la description pour l'amateur, mais la complexifie encore pour le néophyte : le problème de la SF est que sa fonction W n'est guère opérante chez le non-initié, aux yeux duquel la description est si complexe que le fait ou l'événement décrit est relégué au second plan. Ne soyons pas surpris par la reconnaissance par les élites de la littérature fantastique, qui pourrait être définie comme la littérature du surgissement d'un événement infiniment complexe dans un monde aisément descriptible - le nôtre -, et par le rejet massif de la science-fiction, dont les codes eux-mêmes, quand ils ne phagocytent pas toute quête métaphysique, la dissimulent à la vue du commun des mortels, pour ne se donner qu'aux plus méritants.

    Alors, cette variable cachée de la science-fiction ? Pas la métaphysique, qui lui est ontologiquement étrangère (nous l'avons vu, parce qu'elle se fonde sur le monde réel qu'elle fantasme avec ses contingences techniques), mais un éternel devenir-métaphysique. La SF ne produit le vertige logique, l'émerveillement, ne remplit sa fonction W, que si elle accepte la fuite en avant, de faire le grand écart perpétuel entre ses exigences scientifiques, rationnelles, et : la Singularité pure, le Trou Noir, Dieu ; où elle ne peut pénétrer qu'en se perdant elle-même, en s'annihilant, en devenant autre chose - fantasy, fantastique, transfiction...

     

    Nous verrons dans notre seconde partie ce qui se trame vraiment dans Retour sur l'horizon. Les nouvelles rassemblées relèvent-elles de la science-fiction ? La fonction W y est-elle active ? Y est-il vraiment question de métaphysique ?...

     

  • Une perm au Fric Frac Club


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    Sébastien Wojewodka

     

    Le Fric Frac Club n'est pas qu'un établissement pour éleveurs de poulpes et excités du missile, c'est aussi le lieu de réunion d'une communauté de spirites postmodernes auxquels les œuvres kilopaginées n'ont jamais fait peur. Notre W.O.M.B. n'a pas atteint l'âge pourtant juvénile de la centième page, mais l'un de leurs télépathes, melvillien de Wall Street plutôt que de Nantucket, nous a soumis, Sébastien et moi, à la dangereuse épreuve du Questionnaire, où nous apprenons par exemple que mon frère de lettres fut jadis incarné par Anthony Perkins (qui fut aussi Joseph K mais jamais Maldoror).

     

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    Thomas Becker

     

     

     

  • Dans la matrice

     

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    Albert Serra, Le chant des oiseaux.

     

     

    Non, ce blog n'est pas mort. Léthargique, sans doute. De favorables bouleversements dans ma transhumaine existence  vectorisation, multiplication  et la mobilisation exclusive de mes neurones à l'écriture de fictions insensées  auprès desquels notre W.O.M.B. aura des allures d'austère procès verbal  ont éclipsé toute autre activité, en particulier l'animation de Fin de partie. Il me faut donc me rendre à l'évidence et prendre les mesures coercitives qui s'imposent : ces pages seront désormais et comme toujours le théâtre chaotique de mes lugubres élucubrations herméneutiques ou seulement intempestives, sans le moindre égard pour la régularité.

     

    À propos de W.O.M.B., signalons quelques nouvelles recensions, après celles de Taly et de Bruno Para.

     

    D'abord, un entrefilet dans la revue D-Side nous qualifie de « duo raffiné » et parle d'une « approche sensible de la quête de soi et de l'humain qui se fait pourtant parfois trop esthétisante [...] ».

     

    Ensuite, sur son site à l'url auto-flagellateur, un Nébal en petite forme n'a pu hélas accoucher que d'un aboulique (mais pas malhonnête) compte-rendu. Je ne commenterai pas son appréciation, qui en vaut bien une autre, mais l'on ne m'empêchera pas, lorsqu'il affirme catégorique à l'encontre de « Channel Chain Schizoid » que « tout cela [a] déjà été lu cent fois » ce qui, après tout, n'est pas impossible , de regretter qu'aucun exemple ne vienne appuyer ses dires. Sur la nouvelle de Sébastien, notre glosateur patraque s'interroge : « J'hésite : au premier degré, c'est tout simplement infect de galimatias pédant ; au second, qui a ma préférence (sinon, c'est qu'il ne va vraiment pas bien, ce jeune homme...), cela ressemble davantage à une astucieuse mauvaise blague ». Mais cher Nébal, la farce n'est-elle pas qu'une partie de la métaphysique ?...

     

    Enfin, le scribe Bartleby, membre du Fric Frac Club je me suis enfin replongé dans L'Arc-en-ciel de la gravité , vient de composer une intéressante critique de W.O.M.B., « Welcome into the machine ». S'il a malheureusement préféré ne pas se prononcer sur la nouvelle de Sébastien, jugée définitivement trop énigmatique, Bartleby s'est livré à une sagace lecture de mon propre texte sous les auspices du corps sans organes de Gilles Deleuze et d'Antonin Artaud. Il me faut en premier lieu révéler sans ambages que l'épigraphe originelle de « Channel Chain Schizoid », finalement remplacée par une citation plus légère de Jacques Lacan, était tirée de Pour en finir avec le jugement de Dieu : « Le corps est le corps / il est seul / et n'a pas besoin d'organe / le corps n'est jamais un organisme / les organismes sont les ennemis du corps ». Coïncidence ou perspicacité ? Bartleby évoque également L'Innommable de Beckett (mon « double idéal »), œuvre maîtresse que le narrateur de « Channel Chain Schizoid » cite secrètement par deux fois en guise d'hommage (il lui doit beaucoup) et de démarcation : selon notre critique en effet, « Channel Chain Schizoid n'est pas une simple histoire quelque peu étrange racontant les déboires d'un innommable beckettien évoluant dans un univers fictif » mais un « voyage en schizophrénie ». L'alternance des deux voix « qui s'ignorent l'une l'autre » (mais que le critique identifie bien comme émanant toutes deux du même individu), c'est-à-dire les ratiocinations de l'anachorète condamné à l'éternel retour du même d'une part, et le script de décomposition/recomposition d'autre part, « [correspond] à la scission schizophrénique entre le fonctionnement exacerbé des machines [désirantes] et la stase catatonique pendant laquelle les machines semblent arrêtées obligeant le corps à se figer dans des attitudes rigides pendant des heures, parfois des jours, parfois des années. ». C'est que « ce dérèglement de l'organisme ne conduit pas le schizophrène à perdre du vue le réel. Bien au contraire, et comme c'est le cas ici, le schizo vit au plus près du réel ». Très juste. Mais un élément d'importance, étonnamment, n'est pas pris en considération par l'exégète : que représentent les autres flux, les voix religieuses qui égrènent leur litanie funèbre, et les voix cliniques qui n'ont que l'apparence du surplomb ? Combien sommes-nous au juste ?