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odysse de l'espace

  • Retour sous l'horizon, 2 : intermède théorique

     

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    « Percevoir, c’est engager d’un seul coup tout un avenir d’expérience dans un présent qui ne le garantit jamais à la rigueur, c’est croire à un monde. » (Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception)

     

     

    J'ai sérieusement mis en doute dans mon introduction l'hypothèse de Serge Lehman selon laquelle le déni de la SF par les élites serait étroitement lié à sa teneur métaphysique ; ainsi pour moi, la seule SF authentiquement métaphysique est celle qui établit, à l'image du fantastique borgésien, « que la réalité du monde est une hypothèse indécidable » [1] mais cette science-fiction-là – celle de Philip K. Dick par exemple –, qui s'enracine dans une faille de la logique, dans un paradoxe, n'est peut-être pas de la science-fiction à proprement parler puisqu'elle postule notre monde réel comme avatar ou fiction où prolifèrent les doubles, « virtualités éléatiques de l'être » [2]. Et si l'émotion littéraire naît du peuplement des intervalles, de l'installation d'une continuité « là où est donnée la seule succession d'éléments discrets » [3], le sense of wonder naît lui de la fonction W, du peuplement de la faille qui sépare irrémédiablement, dans la diégèse, un fait ou un concept métaphysique (une altérité radicale) de notre connaissance immédiate du monde. Gilbert Hottois, dans Philosophie et science-fiction, exprime une idée qui n'est pas sans rapport avec notre hypothèse : « À l’idée du sublime, la technoscience procurerait les moyens opératoires de sa réalisation. Et la transcendance devenue opératoire entre les mains de l’homme susciterait l’émotion d’un sublime renouvelé et radicalement ambivalent : de l’effroi absolu qui anéantit à l’enthousiasme infini qui rapproche des dieux » [4] ; ce transfert du sublime aux sciences et techniques commencerait avec Frankenstein de Mary Shelley, et connaitrait son sommet avec 2001 : A Space Odyssey de Stanley Kubrick. La science-fiction serait alors la fictionnalisation de ce surgissement du sublime... L'une des cause du déni – ou de l'incompréhension ? – pourrait être la forme de pensée spécifique que produisent les littératures de l'imaginaire, et en particulier la science-fiction...

    Serge Lehman estime que le propre de la SF – mais aussi, doit-on ajouter, de la fantasy et du fantastique – est de prendre ses métaphores au pied de la lettre. Le concept réifié, c'est-à-dire métamorphosé en image, n'est plus un concept. L’image est considérée comme réelle, et le monde devient métaphore de l’image… « La métaphore n’est pas pour le vrai poète une figure de rhétorique, mais bien une image substitutive, qui plane réellement devant ses yeux, à la place d’une idée. » [5] « Et la science-fiction, c’est peut-être cette jouissance-là : la parole sans le savoir. Le monde sans autre connaissance que celle qu’il rêve. Celle de l’Autre. » [6] Ainsi la SF ne pense pas par concepts, mais par matrices d'idées, vivier foisonnant pour qui s'en donne la peine, mais follement intimidant pour celui qui n'en connaît pas la langue. La pensée de la science-fiction est une pensée non articulée, non conceptualisée, une pensée hallucinée, qui permet de faire l'expérience immédiate de l'intellection ; c'est un langage vrai, extravagant. La science-fiction métaphorise, c'est-à-dire qu'elle immanentise le sens (selon une formule employée un jour par Bruno Gaultier) dans la diégèse (inventer le monde plutôt que le parodier, appelait de ses vœux Aragon dans Blanche). Et comme le rappelle opportunément Shalmaneser dans Lehman Brothers, 2 : La température d'un dieu, « toute oeuvre de fiction repose sur une « feintise » : l’auteur fait comme s’il produisait un discours sérieux, un authentique acte de langage, et nous acceptons de nous prêter à ce jeu innocent, le temps de la lecture. » La conception de l'herméneutique selon Gadamer, puis Ricoeur (il ne s'agit jamais de retrouver une intention originelle, inaccessible, mais d'interpréter les métaphores à l'aune de sa propre expérience, c'est-à-dire de produire du sens ; la vérité d'un texte est toujours à son aval) paraît s'appliquer plus qu'à tout autre genre aux littératures de l'imaginaire : par l'effet-miroir de leurs mondes fictifs, elles nous confrontent à notre nature de métaphores réifiées, êtres, lieux, événements jamais univoques, absurdes sur un plan téléologique – l'univers n'a pas de sens –, mais riches d'univers entiers de sens. Et c'est par cette forme particulière de pensée, métaphorique, qui nous renvoie directement à notre être au monde, à notre expérience sensible du réel, que la science-fiction, avec ses mondes rationnels et techniques, part à l'abordage du sublime. En dernière analyse, la science-fiction n'est pas à proprement parler une littérature métaphysique (la réification enlève son méta à ce qui devient physique), mais une littérature où dans ses formes les plus abouties, lorsque, à la face des métaphores réifiées et des objets techniques, surgit le vortex – la grande idée métaphysique qui, elle, ne se laisse jamais totalement réifier (Dieu, le Trou Noir, l'Infini, etc.), l'Altérité absolue que les objets techniques sont impuissants à circonscrire, – se rejoue sans cesse notre rapport intime au sublime. Car in fine, l'immanence est l'essence de la transcendance [7].

    Nous sommes tous Dave Bowman devant le monolithe noir, près de Jupiter et au-delà.

     

     

     

     

     

    [1] S. Thorel, « Borges, Achille et la Tortue » in Borges, souvenirs d'avenir, Gallimard, 2006, p. 217.

    [2] Ibid., p. 199.

    [3] Ibid., p. 211

    [4] G. Hottois, « Science fiction et philosophie : une introduction » in Philosophie et science-fiction, Vrin, 2000, p. 11.

    [5] F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie in « Œuvres complètes », T.1, p. 61.

    [6] J. Lacan in L’effet science-fiction, R. Laffont, « Ailleurs & Demain », 1979, p. 281.

    [7] Sainte Jeanne, saint Serge, vous avez bien fait d'attendre avant de m'occire ! Mais rendons-nous à la triste évidence : pour une véritable histoire métaphysique de la science-fiction, il nous faudra attendre que Bruno Gaultier, alias Systar, auquel je dois – ainsi qu'à la caféine et au houblon – quelques unes des idées exprimées ici, s'y colle une bonne fois pour toutes.