Retour sous l’horizon, 1 : Le devenir-métaphysique de la science-fiction (06/12/2009)

 

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Serge Lehman m'est apparu cette nuit en rêve, nimbé de lumière. Il m'a dit : « Rédige et publie un article polémique sur la SF et la métaphysique ». C'est extraordinaire, parce que je ne suis ni historien de la science-fiction, ni philosophe. Ce qui suit m'a donc été inspiré par une Voix. Sainte Jeanne, priez pour moi !

 

Le petit milieu de la science-fiction - le « fandom » - est remué depuis quelques semaines par une querelle, cristallisée autour de l'anthologie Retour sur l'horizon (Denoël, « Lunes d'Encre », 2009) et de sa préface par Serge Lehman, l'un des rares auteurs-théoriciens du genre en France. Pour celui-ci, la métaphysique - sœur rationnelle de la religion -  serait la variable cachée (terme emprunté à la physique quantique) de la SF, celle qui aurait précipité son déni intellectuel au XXe siècle, aujourd'hui en voie de résorption. « Au siècle de Nietzsche et de Freud, la métaphysique et les dieux ont déserté le champ culturel, pour la première fois depuis Homère. Qu'on puisse leur consacrer une œuvre, littéraire ou picturale, est devenu non seulement incongru, mais impossible : la catégorie qui permettait de les penser comme tels a tout simplement disparu au profit de la linguistique et de la psychologie. C'est pourquoi la science-fiction, avec son obsession pour le ciel, son intérêt pour les choses premières et dernières, ses spéculations sur la nature de l'espace et du temps et son panthéon d'entités géantes a été rejetée hors de la littérature, comme de la science ». La science-fiction, dernier refuge de la métaphysique ? Formule trop caricaturale, voire, disons-le, erronée - surtout si l'on en juge à la teneur extrêmement faible en métaphysique de son anthologie, mais n'anticipons pas -, qui oublie un peu vite - pour nous en tenir aux plus fameux - les Bernanos, Péguy, Claudel, Green et autres écrivains catholiques, ou le gnostique Abellio. La littérature n'a jamais abandonné la métaphysique. Et si l'on considère le potentiel métaphysique inouï, variable tapie dans les pages des grands génies du siècle, les Kafka, Joyce, Nabokov, Faulkner, Conrad, Beckett ou Borges, ou le franc succès critique du cinématographe de l'invisible, de Dreyer à Dumont, en passant par Bresson, Bunuel, Tarkovski, Bergman ou Pialat, alors on peut regarder l'hypothèse lehmanienne avec une grande perplexité. Si la science-fiction est ou a été victime d'un déni des élites intellectuelles, notamment en France, ce n'est certes pas parce qu'elle se serait emparée, plus que d'autres genres, de la métaphysique, mais peut-être, à en juger par l'intérêt des philosophes pour les films des cinéastes cités, ou pour des auteurs comme Philip K. Dick, parce qu'elle s'en éloignerait trop...

Parallèlement à cette discussion, agacé autant par les irrationnelles louanges et adorations que s'attirent des œuvres pourtant mineures, que par le combat d'arrière-garde des fondamentalistes de la science-fiction qui refusent d'élargir le champ d'un genre à leurs yeux circonscrit à sa dimension scientifique et rationnelle, Fabrice Colin a quant à lui plaidé sur le site du Cafard co(s)mique pour une « Esthéthique du lâcher-prise » dont on peine cependant à discerner les contours théoriques. L'auteur de Kathleen et de La Mémoire du Vautour, également au sommaire de Retour sur l'horizon, prétend dans son article que bon nombre d'auteurs, parmi les plus intéressants du moment (il cite Xavier Mauméjean, David Calvo, Léo Henry et Jérôme Noirez) ne se servent de la science-fiction que comme d'un outil, laboratoire provisoire avant le grand saut en littérature. Ce qu'on ne saisit pas, c'est le moment, ou le lieu, du passage de l'une à l'autre : faudrait-il donc en passer par la littérature dite « blanche » pour s'exprimer pleinement ? Mais comment serait-ce possible, si précisément la science-fiction était bien comme le suggère Lehman - à tort il est vrai - l'ultime refuge de la métaphysique ? Leur motivation, nous confirment en tout cas Daylon (un autre auteur de Retour sur l'horizon) et Epikt, n'est pas tant scientifique qu'esthétique. Comme eux, sans doute, je peux déclarer : je n'aime pas la science-fiction (j'entends déjà persifler). J'aime de nombreux textes relevant plus ou moins de son corpus, mais le genre en tant que catégorie codifiée ne m'intéresse absolument pas. M'intéressent en revanche les possibilités offertes par certaines caractéristiques du genre. Nous verrons cependant dans la seconde partie de notre article, avec notre critique de Retour sur l'horizon, que cela ne va pas sans heurts. Bref, la préface de Lehman et l'article-manifeste de Colin proposent deux axes de réflexion à mon avis bien distincts : chez le second, la liberté des auteurs à entrer dans la sphère de la science-fiction sans en accepter les lois ; chez le premier, les rapports qu'entretiennent science-fiction et métaphysique. C'est ce second axe qui m'intéresse aujourd'hui.

Systar, s'il critique lui aussi l'anti-intellectualisme de certains garde-chiourmes de la SF, paraît moins mû par l'exaspération, sensible dans les articles de Colin, Epikt et Daylon, que par la volonté, en philosophe, de redéfinir la science-fiction à l'aune de ses productions les plus audacieuses. Pour lui, la science-fiction serait la littérature de La troisième dépossession (abandon absolu et serein à autre que soi, sans se perdre soi, qu'il assimile à la Gelassenheit des chrétiens ; SF = dépossession esthétique), dont le diptyque de Hal Duncan, constitué par Vélum et Encre, serait la plus emblématique incarnation, alors même qu'il ne s'agit plus, du propre aveu de Systar, de science-fiction... Cherchez l'erreur. Et Shalmaneser, dans Lehman Brothers : le retour, 1, met en lumière à travers l'exemple de la Culture de Iain Banks une fonction selon lui primordiale de la science-fiction, « la révélation, [...] de ce qui dans l'homme - ou plus largement dans l'individu - excède les lois matérielles ». L'un comme l'autre pointent du doigt les limites d'une science-fiction contrainte, écrit Systar à propos de Spin de Robert Charles Wilson, à une « réduction physicaliste de l'absolu, ou de ce qui aurait pu prendre le visage du divin, à des atomes de matière organisés en vaste entité collective. » « Théorie et réel sont séparés, écrit-il encore à propos de Spin, et il y aura toujours entre eux un écart irréductible, parce que principiel. L'absolu est donc inaccessible. [..] On le voit, la problématique du livre est celle d'une SF passée, et encore vivace : l'opposition irréductible entre individu et collectif. »

D'une SF passée, ou tout simplement de l'essence même de la SF dans son acception la plus communément admise ?... J'avoue avoir du mal à suivre tout à fait nos amis. Wilson ne fait au fond que ce dont la science-fiction est capable, c'est-à-dire, dans un cadre fictif, littéraire, s'attaquer aux mystères les plus obscurs de notre univers - l'origine, le temps, l'infini, les fins dernières -, avec un esprit rationnel, comme s'il s'agissait de tout autre phénomène sensible, physique. La science-fiction n'est pas une littérature de la révélation, comme l'affirme Shalmaneser, en tout cas d'une révélation de type religieux, mais une littérature du dévoilement, un dévoilement progressif et toujours inachevé. Chez Duncan, nous dit Systar, l'Absolu est déjà dévoilé, il est su d'emblée. Autrement dit nous sommes déjà dans la métaphysique, ou dans ses métaphores. Explorer l'artefact de Rendez-vous avec Rama en revanche, approcher la Théorie du Tout dans L'Énigme de l'Univers, faire face à des entités extraterrestres, totalement étrangères (Génocides, L'Enchâssement, etc.), observer l'émergence d'une conscience artificielle (Destination : vide, Le Successeur de pierre), transférer une âme dans un environnement virtuel (La cité des permutants), remonter à l'origine de la Singularité (« Lumière Noire » de Thomas Day dans Retour sur l'Horizon), se projeter à la fin des temps comme à son commencement (Temps de Baxter) c'est toujours confronter le lecteur à une altérité radicale, jamais sue, ni révélée (un mystère n'est pas une énigme policière à résoudre), mais qui aspire à être dévoilée (la seule SF métaphysique est celle qui s'en prend à sa réalité diégétique, et donc à sa propre quincaillerie, mais alors, s'agit-il encore de science-fiction ?). Et cet écart repéré par Systar entre « théorie et réel », ce gouffre qui sépare l'Absolu de la connaissance, constitue le principe même à l'origine du sense of wonder, du vertige logique, l'effet science-fiction. Les visées du genre sont métaphysiques - approcher les principes premiers et l'être absolu -, mais elle n'a d'autre choix, en réifiant toutes ses métaphores, que de rester en-deça de la métaphysique (des trois Hypérion, celui de Hölderlin est le plus métaphysique ; Keats s'installe dans le mythe ; Simmons le réinterprète dans un univers rationnel). De cet écart, de cette faille, naît le vertige. La première victime du déni, si je puis oser une hypothèse, est la science-fiction qui n'a rien d'autre à dévoiler qu'elle-même, c'est-à-dire ses propres codes, règles et références. Autant dire que ce déni-là n'est pas immérité.

Il y a avait dans le numéro 35 de Cerveau & Psycho (septembre-octobre 2009) un article sur les coïncidences : il semblerait que nous ayons une fonction cognitive spéciale, peut-être un résidu de nécessités vitales à l'âge préhistorique (identifier une situation anormale, repérer les occurrences), qui attire notre attention sur ce que nous appelons coïncidences, et qui reposerait sur le calcul des différences entre la complexité d'un fait ou d'un événement d'une part, et la complexité de sa description d'autre part. Plus un fait est complexe (plus sa probabilité est faible) et sa description simple, plus il nous fascine. Par exemple, rencontrer son voisin de palier (description peu complexe) dans un village perdu du Guatemala (fait complexe) nous paraît extraordinaire : le rencontrer dans un aéroport, même au Guatemala, serait déjà plus banal... La science-fiction s'attaque à des événements à priori plausibles mais généralement très improbables (l'ensemble de tous les possibles ; postule l'existence du voyage dans le temps, ou du voyage transluminique, etc.), mais s'évertue, par la prospective rationnelle, à en complexifier la description, et donc à réduire l'écart entre la complexité du fait et celle de la description. Le sense of wonder, c'est tout simplement le réenchantement du rationnel, de la Technique, la complexification infinie du fait, qui contraste alors avec sa description, forcément plus simple bien qu'elle se complexifie progressivement. Le sense of wonder équivaut à postuler l'existence de Dieu en dernier recours. Et plus l'écart se creuse entre ce fait infiniment complexe (Dieu) et sa description, plus la science-fiction remplit ce que nous appellerons sa « fonction W » (W pour Wonder / M de Métaphysique inversé). Voilà pourquoi 2001 : A Space Odyssey, le film de Stanley Kubrick qui n'est pourtant pas son plus abouti (Shining par exemple lui est supérieur à plus d'un titre), nous fascine autant : le monolithe est approché, apporte la connaissance, mais jamais son mystère n'est percé, bien au contraire. La « quincaillerie » du genre (fusées, lasers, etc.), le respect tacite de ses codes, participent pleinement du charme de la science-fiction, mais celui-ci est à double tranchant : en favorisant la reconnaissance immédiate, la quincaillerie simplifie la description pour l'amateur, mais la complexifie encore pour le néophyte : le problème de la SF est que sa fonction W n'est guère opérante chez le non-initié, aux yeux duquel la description est si complexe que le fait ou l'événement décrit est relégué au second plan. Ne soyons pas surpris par la reconnaissance par les élites de la littérature fantastique, qui pourrait être définie comme la littérature du surgissement d'un événement infiniment complexe dans un monde aisément descriptible - le nôtre -, et par le rejet massif de la science-fiction, dont les codes eux-mêmes, quand ils ne phagocytent pas toute quête métaphysique, la dissimulent à la vue du commun des mortels, pour ne se donner qu'aux plus méritants.

Alors, cette variable cachée de la science-fiction ? Pas la métaphysique, qui lui est ontologiquement étrangère (nous l'avons vu, parce qu'elle se fonde sur le monde réel qu'elle fantasme avec ses contingences techniques), mais un éternel devenir-métaphysique. La SF ne produit le vertige logique, l'émerveillement, ne remplit sa fonction W, que si elle accepte la fuite en avant, de faire le grand écart perpétuel entre ses exigences scientifiques, rationnelles, et : la Singularité pure, le Trou Noir, Dieu ; où elle ne peut pénétrer qu'en se perdant elle-même, en s'annihilant, en devenant autre chose - fantasy, fantastique, transfiction...

 

Nous verrons dans notre seconde partie ce qui se trame vraiment dans Retour sur l'horizon. Les nouvelles rassemblées relèvent-elles de la science-fiction ? La fonction W y est-elle active ? Y est-il vraiment question de métaphysique ?...

 

22:20 | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : sf, science-fiction, métaphysique, serge lehman, retour sur l'horizon, fabrice colin, fonction w | |  Facebook | |  Imprimer