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Fin de partie - Page 21

  • L'Esprit de la ruche de Victor Erice

     

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    J'ai été frappé, dans le splendide Esprit de la ruche, par la troublante ressemblance entre le père d'Ana, incarné par Fernando Fernán Gomez, et le monstre de Frankenstein qui apparaît à Ana (Ana Torrent, plus vraie que nature) dans la nuit.

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    Il y a d'abord cette scène magnifique des chuchotements d'Ana et Isabel dans leur chambre, après la séance de Frankenstein. Isabel affirme que le monstre est un esprit qu'Ana peut invoquer à volonté, en fermant les yeux. « C'est moi, Ana » simule Isabel, mais c'est bien sur le visage d'Ana, animée d'une foi inébranlable, que des bruits de pas se font entendre et que la scène se clôt. CUT.

     

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    À l'étage supérieur, le père, Fernando, fait les cent pas en quête d'une juste métaphore. Plus tard, quand Isabel fait mine d'agresser Ana (qui l'avait laissée pour morte), elle porte la blouse de Fernando et ses gants d'apiculteur...

     

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    C'est qu'Ana, après avoir réalisé pendant la projection de Frankenstein qu'un homme pouvait tuer, et pouvait être tué, comprend que son père  qu'elle paraît rendre responsable de la mort du maquisard réfugié dans la grange au puits  est un monstre lui aussi, aussi indifférent au sort d'autrui que la ruche à l'égard de l'abeille. Un homme cérébral, peut-être un écrivain, un intellectuel : Fernando est un esprit, comme le monstre. Et lors de la fugue d'Ana, après qu'elle a semblé sur le point d'arracher un champignon vénéneux, c'est son propre reflet qui prend la forme du monstre : prise de conscience poétique, après celle de la mort des autres, de sa propre finitude, et d'une innocence bientôt perdue – sa propre monstruosité.

     

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  • Exhibit Mirrors (tribute to J.G. Ballard)

     

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    Photographie : Olivier Noël

     

    Atrocity Exhibition. Bourdonnement électrique du drone postindustriel. Cette exposition unique - à laquelle les officiels eux-mêmes n'étaient pas conviés - offrait une caractéristique assez inquiétante : l'omniprésence, dans les œuvres présentées, des thèmes apocalyptiques. Les installations, entre lesquelles évoluait Thomas Becker, lui évoquaient les jardins de Locus Solus aussi bien que son propre réel, comme s'il avait d'ores et déjà, depuis toujours semblait-il, parfaitement assimilé leur potentiel psychopathologique - comme s'il en avait perçu le singulier pouvoir d'enchâssement. Les nappes hypnotiques du drone, soufflées par les nombreuses enceintes du Centre, se synchronisaient à ses influx nerveux. À l'approche de la quatrième salle, elles s'estompaient progressivement pour laisser place à un tintement édénique, aux limites de la perception.

    Crystal World. Soleil prismatique traversant le visiteur. Thomas Becker pénétra dans une grotte hérissée de cristaux efflorescents, au milieu desquels l'attendait une alvéole, et dans cette alvéole, un siège vitrifié aux mille reflets, sur lequel, second, il se lova. Oubliée, sa berline ; effacés de sa mémoire, les grandes surfaces ; remisée dans la banlieue de son esprit, l'exposition - ces zones grises de la pénombre. Bien qu'intégralement vêtu de noir dans sa matrice de cristal, pantalon tee-shirt chaussures imperméable, Thomas irradiait de l'intérieur, transparent soudain, minéralisé dans ses rêves de paix éternelle ; frappé par l'immortalité du temps asymptotique qui pétrifiait la forêt de cristal, il se remémorait ses amours passées, dont l'image se diffractait à l'infini. Se figer dans un tableau de Max Ernst.

    Crash test. Des bruits distordus de combustion, de chocs brutaux et de tôles froissées arrachèrent Thomas à son immortalisation. À contrecœur, mais irrésistiblement attiré par cette symphonie d'Armageddon routier, Thomas Becker abandonna sa niche d'éternité. Guidé par la bande-son d'auto-désastres, il s'engagea d'un pas mesuré dans une longue galerie tubulaire sur la surface numérique de laquelle était projeté le film, fragmentaire et répétitif, d'accidents automobiles au ralenti. Fracas fantomatiques. À l'entrée, un sobre panneau, blanc sur noir : « AUTOMOBILE - Les millions de voitures de cette planète sont stationnaires, et leur mouvement apparent constitue le plus grandiose rêve collectif de l'humanité ». Projet de Glossaire du XXe siècle. Les déformations du corps de Thomas, percuté par les pare-chocs des coupés qui le traversaient en rafales de part en part, ressortaient-elles du rêve, elles aussi ? Immobile à contre-monde, il pensait à un autre texte de Ballard : « ce que nos enfants doivent craindre, ce ne sont pas les voitures lancées sur les autoroutes de demain mais le plaisir que nous trouvons nous-mêmes à calculer les plus élégants paramètres de leur mort ». Dans son bas-ventre, les trémulations annonciatrices de nouvelles salves.

    Corpses. Troublé par sa réaction aux stimuli visuels et sonores, Thomas Becker quitta précipitamment l'exposition, sans égard pour les autres visiteurs, ni pour le gardien qu'il bouscula au passage. Les portes automatiques s'ouvrirent enfin sur la nuit précoce d'une soirée d'hiver. Il fit quelques pas dans l'air glacé, alluma une cigarette et se mit à observer son environnement. L'architecture déjà démodée du Centre s'insérait sans heurt dans le morne paysage de la zone industrielle et de ses enseignes aux lueurs criardes. En face, au-dessus des portes coulissantes d'un motel, de l'autre côté de la voie rapide où filaient la faune suburbaine et les représentants de commerce changés en traînées lumineuses, blanches à l'arrivée, rouges au départ : un large écran LCD. Thomas profita d'une pause inexplicable dans le trafic pour traverser en courant les voies et le remblai. Ses pas crissaient sur le gravier, et tandis que fluaient à nouveau les mouvantes constellations des phares, Thomas s'approcha de l'écran plat. D'abord, il n'y vit que la retransmission du trafic, sans doute filmé par une caméra dissimulée dans quelque élément de signalisation, en direct aurait-on dit, ou en léger différé, comme le suggérait le décalage étrange des vrombissements derrière son dos. Mais bientôt, les voitures à l'écran se mirent à se comporter bizarrement, à zigzaguer, à accélérer ou à piler sans raison apparente, Jusqu'au crash silencieux des collisions en chaîne. À l'écran : pare-brise étoilés ou explosés ; habitacles écrasés ; roues orphelines. Le sang, les os, les corps, restaient encore invisibles. Hébété, Thomas Becker se retourna vers la voie express : rien d'anormal. Retour à l'écran : une silhouette sur le bord de la route. Vêtement sombres, imperméable noir,  cigarette à la main. L'homme vidéo regarda à sa gauche, puis à sa droite, et s'engagea sans hésiter.

    Dans un spasme, alors que l'enfer se déchaînait soudain dans ses tympans, Thomas Becker assista à sa propre dislocation.


    (Texte rédigé à l'occasion de l'Evento 2009)

  • Amedeo Syndrome

     

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    L'ami Pierre Cormary évoquait l'an dernier la grande exposition Modigliani qu'accueillit en 2003 le Musée du Luxembourg. Ce fut également, pour mademoiselle N. et moi, une expérience esthétique inouïe. Les portraits de femmes surtout, et les nus, d'une incomparable sensualité, sont stupéfiants. Quoi de plus normal, contemplant la Fillette aux yeux bleus ou le Nu blond, que d'être aspiré par la toile, le temps d'une épiphanie ?

    Dans ces figures féminines, Pierre pense avoir reconnu des apparitions sacrées de Marie. Il n'y a, a priori, aucune raison qu'un mécréant de mon espèce y voie semblable métaphore. Et cependant, reconnaissons que les portraits du maître ne sont pas sans présenter de troublantes ressemblances avec les icônes orthodoxes (l'ovale du visage, la chevelure qui forme comme une première auréole, l'inclinaison de la tête...). Serions-nous alors les enfants de ces multiples vierges ?

    Les femmes chez Modigliani, et leur bistre chaleureux, ont en tout cas quelque chose de maternel, peut-être parce que leur visage ovale semble d'abord, via un cou ombilical (voyez ce portrait de Jeanne Hebuterne au chapeau, ci-dessus, où ce cordon s'étend encore avec le bras), prolonger l'arrondi des seins, des hanches ou des fesses : matrice aux yeux-miroirs en aplats qui suggèrent moins le vide que l'infini, les possibles du regard (d'une vie qui pour n'être pas née, est encore à venir).

     

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  • Big Fan de Fabrice Colin

     

     

    Big Fan.pngÀ certains égards, Big Fan et La Mémoire du Vautour forment un évident diptyque. Big Fan, Pale Fire pop de l'ère 2.0, fausse plaisanterie postmoderne déjantée attrape-gogos, mais vrai roman, tisse comme son prédécesseur une toile de références textuelles et intertextuelles, une chambre d'échos suffisamment dense pour exciter les neurones des grands malades de mon espèce. Sentiment familier depuis quelques années : narcissique impression que ce livre a été écrit à ma seule intention, branché directement sur mon cerveau.

    Big Fan déroule trois strates narratives (les lettres de Bill Madlock à sa mère, écrites dans une maison d'arrêt psychiatrique, à la première personne et en italiques ; sa biographie, rédigée à la troisième personne avec moult gimmicks postmodernes - listes, abréviations, symboles informatiques, etc. - par un énonciateur jamais vraiment identifié, d'après une cinquantaine de feuillets écrits par le gros Bill lui-même ; un biopic du groupe Radiohead, écrit par ce même énonciateur-fantôme dans un style atrocement journalistique, belle enfilade de clichés « conventionnellement médiocres », impitoyablement commentée par une autre voix attribuée in extremis, bien qu'on s'en fût douté, à Bill) auxquelles il nous faut ajouter la vraie-fausse postface de notre énonciateur kinbotesque, pathétique imposteur qui, heureusement, ne parvient pas à occulter le génie pathologique de Madlock.

    Gros, maussade, asocial, solitaire, Bill voue un culte exclusif à Radiohead. S'il tolère tout juste qu'on puisse écouter Ride ou les Stone Roses, gare à qui avouerait posséder le moindre single d'Erasure, de Duran Duran ou de Depeche Mode. Banale chronique du fanatisme adolescent ? Pas tant que ça : nous comprenons vite que Bill Madlock n'est pas un simple fan. Son obsession pour Radiohead est telle qu'elle finit par contaminer, puis par asservir totalement sa perception du monde, jusqu'au délire psychotique.

     

    Description sommaire du délire : Le 26 avril 1986 (date officieuse de formation de Radiohead, sous le nom On a Friday, et veille de mes dix ans), la catastrophe de Tchernobyl n'était qu'une conséquence d'un cataclysme d'envergure cosmique : l'émergence d'un univers N+1, provoquée par l'apparition d'un « clone quantique », le Kid A, sur lequel la Police du Karma, l'ennemi irréductible, un consortium dont le but est de modifier notre réalité et d'asservir la population humaine, cherche par tous les moyens à mettre la main. En 2012, le Kid A entrera en dissolution : ce sera la fin du monde, l'enfermement définitif dans notre fausse réalité. Pour preuves : les innombrables correspondances kabbalistiques et numérologiques dans la vie et l'œuvre de Thom Yorke et de son groupe (comme, par exemple, l'image prophétique des Twin Towers infernales, dans le livret d'Amnesiac, paru en juin 2001, où figurait cette mention terrifiante : The Decline and Fall of the Roman Empire Volume II. Pour preuve encore, cette béance esthétique qui sépare OK Computer (1997) et Kid A (2000), marque irréfutable de la révélation quantique...

     

    S'il nous faut, bien entendu, considérer le complot cosmique de la Police du Karma contre le Kid A comme les absurdes élucubrations d'un esprit dérangé, nous ne devons pas négliger pour autant l'insistance de Bill sur le mystérieux événement survenu entre ces deux albums. Cet événement, qui en vérité constitue la clé de lecture de Big Fan, nous est raconté par la biographie du malheureux. Oubliez la révélation quantique... En décembre 1999 a lieu un miracle dans la vie de Bill : il rencontre l'âme sœur, Karen, une grosse fan de Radiohead, elle aussi. Avec elle, en ce début 2000, Bill rêve au prochain album du groupe. « C'est le bonheur d'être en elle. C'est le bonheur d'attendre ce disque avec elle, peut-être le dernier, celui qui a failli avoir raison du groupe et qui approche maintenant précédé d'un grondement inédit. C'est la joie de nous savoir unis, enfin, inatteignables, nimbés d'une joie sans égale. Le point d'équilibre est atteint. » (171-172) Et c'est précisément cet équilibre qui va se rompre brutalement : « "Karen est morte", dit-il. Et le monde s'écroule, et "je" ayant déjà cessé d'exister : la grâce fragile du présent s'évapore - s'est évaporée - en moins de temps qu'il n'en a fallu à William pour écrire cette phrase » (176). Comme dans Kathleen, comme dans La Mémoire du Vautour surtout, la mort joue encore son rôle de processeur d'histoires. Brisé, sans dieu, Bill s'enfonce définitivement dans le repli autistique et le délire paranoïaque. Sa seule échappatoire : tordre le réel, trouver une transcendance, à travers sa seule passion, son dernier lien avec Karen : Radiohead.

     

     

     

  • W.O.M.B. / ZORNproject

     

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    W.O.M.B. a été lu, et apprécié (voici le sympathique teaser), par l'animatrice du site ZORNproject, Virginie Bouilhac, titulaire d'un DEA de littérature comparée. ZORNproject réunit des textes littéraires censés relever d'une certaine esthétique schizophrénique (je retiendrai pour ma part, « Another one bites the dust » de Nathalie Dufayet, et « Une question de perfection » de Thierry Jandrock, trop complaisamment morbides mais franchement impressionnants). Le projet Zorn, qui doit vraisemblablement son nom à la schizo mutante de Babylon Babies, propose un extrait de la nouvelle de Sébastien Wojewodka, « Untitled ou l'Intercession », sous le titre « L'Antichambre : une admonestation ». Et nous apprenons, dans cette recension d'un article de Science et Vie, que la rongeasse, élément essentiel de Glissement de temps sur Mars et de « Channel Chain Schizoid », serait effectivement à l'oeuvre, à l'échelle chromosomique...