Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

science-fiction - Page 4

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment XVIII

     

    Arcimboldo.water_1566_.jpg
    Giuseppe Arcimboldo, L'eau, 1566

     

    La figure la plus marquante du Déchronologue, est sans doute celle de la fusion de la matière, au cours des tempêtes et batailles temporelles - métamorphoses qui font évidemment écho à celles d'Ovide. Les éléments touchés fusionnent avec leurs doubles dans le temps et dans un même espace, ainsi qu'avec les autres éléments présents. Images splendides, cauchemardesques.

     

    « Dans cette poche éphémère de causes et de conséquences inextricablement mêlées, des marins déjà morts assistèrent à leur anéantissement avant le tir du boulet coupable. Des esclaves enchaînés à leur banc de nage fusionnèrent avec le métal de leurs entraves et les fibres aiguës de leurs rames. Des guerriers intrépides, qui avaient pris Halicarnasse et la Phénicie, sentirent leur chair se mêler à celle de leurs compagnons d'arme tout aussi pétrifiés. » (59-60)

    « Dans le ventre du Chronos blessé à mort, la fonte déchirée des canons se mêla à la chair des servants. » (202)

    « À deux reprises, j'aperçus ce qui me sembla être un tronc qu'on aurait mélangé avec le corps d'une bête » (322) .

    « Je ne supportais plus les postures tant humaines des derniers troncs dressés, fragments implorant le retour de leur gloire perdue. Mon esprit vacillait au souvenir des formes fusionnées que j'avais aperçues au cœur de la tourmente, chair et fibres amalgamées jusqu'à la pulpe. Je pensais à la métamorphose de la Daphné d'Ovide, ne pouvait voir dans ces dépouilles que l'ultime supplique d'une âme à l'agonie. » (329-330)

     

    Dans les cieux du Yucatan dévasté, les étoiles, le soleil, se dédoublent. Nous reviennent alors à l'esprit ces mots de Nerval :

     

    « Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. À plusieurs reprises, je me dirigeai vers la Seine, mais quelque chose m'empêchait d'accomplir mon dessein. Les étoiles brillaient dans le firmament. Tout à coup il me sembla qu'elles venaient de s'éteindre à la fois comme les bougies que j'avais vues à l'église. Je crus que les temps étaient accomplis, et que nous touchions à la fin du monde annoncée dans l'Apocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries. Je me dis : " La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s'apercevront qu'il n'y a plus de soleil ? " Je revins par la rue Saint-Honoré, et je plaignais les paysans attardés que je rencontrais. Arrivé vers le Louvre, je marchai jusqu'à la place, et, là, un spectacle étrange m'attendait. À travers des nuages rapidement chassés par le vent, je vis plusieurs lunes qui passaient avec une grande rapidité. Je pensai que la terre était sortie de son orbite et qu'elle errait dans le firmament comme un vaisseau démâté, se rapprochant ou s'éloignant des étoiles qui grandissaient ou diminuaient tour à tour. »

    (Gérard de Nerval, Aurélia)

     

  • W.O.M.B. (wilderness of mirrors broken)

     

    WOMB.jpg

     

     

    Dans quelques jours paraîtra aux éditions ActuSF (collection Les Trois Souhaits) un drôle de recueil intitulé W.O.M.B. et composé de deux nouvelles signées Thomas Becker et Sébastien Wojewodka, précédées d'une préface par Joseph Kalaazar, « professeur émérite à l'Université de Chose » échappé (Dieu sait comment) d'une fiction.

     

    Enfermé dans l'espace-temps autistique d'une singulière prison, le protagoniste de « Channel Chain Schizoid » par Thomas Becker ignore vers quels desseins le mène son existence asilaire. Pas un commode miroir pour lui conférer une identité, pas plus de données incontestables sur son nom semble-t-il perdu. Rien. Seule Avatar, une intelligence artificielle omnisciente, lui ouvre une fenêtre sur un hypothétique ailleurs. Mais il n'y a pas de réalité pour l'homme seul, qui n'a d'autre certitude que celle de n'en avoir aucune. Jusqu'à quelles extrémités peut-elle contraindre le premier ou le dernier des hommes ?

     

    La deuxième partie du recueil, « Untitled ou l'Intercession » par Sébastien Wojewodka, nous mène sur les sentiers labyrinthiques d'un jeu de miroirs sans apparente finalité. Á la croisée de Feu pâle par Nabokov et d'études universitaires sur la schizophrénie, la littérature et son commentaire finissent par s'égaler dans une perspective infinie. Á partir de la prose d'un psychotique suicidé, les textes fleurissent sous les auspices d'une question terminale : « Qui sera le Maître ? »

     

    Le nom de Sébastien Wojewodka vous est peut-être déjà connu : nous lui devons ici-même quelques fines analyses des films de David Cronenberg. Quant à Thomas Becker (dont le préfacier Joseph Kalaazar, émanation des songes de Sébastien, dresse un portrait aussi émouvant qu'inquiétant), il ne s'agit, vous l'aurez compris, que du double de votre humble serviteur.

     

    Vous pouvez d'ores et déjà commander W.O.M.B. sur le site des éditions ActuSF (toutes les informations ici). Vous pouvez aussi, si le cœur vous en dit, venir nous rencontrer vendredi soir au bar 138 (138 rue du Faubourg Saint-Antoine, 75012 Paris) et discuter avec nous et avec d'autres autour d'une bière amicale (voire, si la chose vous intéresse, repartir avec un exemplaire de la chose).

     

    Nous en reparlerons probablement d'ici peu.

     

    Éditions ActuSF, collection Les Trois Souhaits
    ISBN : 9782917689141
    Couverture : Patrick Imbert 
    Date de Parution : juin 2009
    Nb Pages : 92

    Prix de vente : 7 euros.

     

     

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment XIV

     

    Sanjuro.jpg

    Akira Kurosawa, Sanjuro

     

     

    Villon, a quelque chose du rōnin à la Sanjuro / Yojimbo (voir par exemple la scène dans le grenier de la Ripaille, au premier chapitre). Il est un rebelle, un anarchiste, sans dieu ni maître. Et s'il prend éphémèrement fait et cause pour toutes les révolutions, ce n'est que par désir de subvertir tout ordre établi – de chatouiller les puissants. Il ne comprend pas les extrémistes comme Pakal (« Mort aux ennemis du peuple ! », 277) ou Simon le Targui, qui emprunte son surnom au célèbre zélote de la Bible (« [...] j'enrageai de n'avoir rien à lui opposer que mon égoïsme », 322), pas plus qu'il n'adhère au discours clairement révolutionnaire du k'uhul ajaw, venu du futur, descendu sur Noj Peten avec « ceux qui sont nés du feu » : « Il me décrivit son rouge empire restauré, glorieux et implacable, qui s'étendrait bientôt d'un océan à l'autre » (184) Allusion directe au communisme ? Les révolutions, telles que celles des Itzas, formés par ceux du futur à la guérilla et armés de maravillas destructrices, sont souillées du sang versé sur l'autel d'une cause, d'une justice, d'une vérité. L'ordre succède à l'ordre, l'holocauste à l'holocauste. Voilà qui ne saurait plaire, fondamentalement, à l'anarchiste Villon, qui ne croit pas tant à l'avènement d'un monde meilleur (« méchamment, j'appelais la mort de toute beauté du monde, puisque je ne l'allais plus arpenter », 75) ou à un « nouveau monde », qu'à un effacement total de ses fautes, de son monde propre (faire tabula rasa, comme le dit Villon à Sévère, p. 373 ; faire du monde une table nue sur laquelle rien n'est écrit en actes, qui peut recevoir toutes les formes). Devant l'échec annoncé de sa vita nova, le Temps chaotique est alors pour Villon un moyen – désespéré, là encore – d'échapper à la chaîne des causes et des conséquences, à la carte mystérieuse des sentiers arpentés, des carrefours de la vie et des bifurcations du passé. Tout faire fusionner – époques, chairs, territoires. Bien sûr, étendre l'holocauste à l'univers entier ne saurait apaiser les tourments du capitaine. Mais notre survivant n'est pas de nature à fléchir...

     

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment XXIV

     

    Sunn O))).jpg
    Sunn O))), Monoliths & Dimensions

     

     

    En un sens, même sa diffraction avec le porte-avions finira par échouer. Villon le sait : s'il est enfin en paix, noyé/fusionné mille fois simultanément, sa mémoire auprès des vivants reste entachée des fautes commises. Rien ne prouve, en outre, que sa disparition n'est pas qu'une illusion : peut-être est-il prisonnier du temps, contraint, comme les héros de Michel Jeury, de vivre une éternité subjective, n'échappant jamais à ses fautes... Damné, avions-nous dit... Mais nous l'ignorons. Ce que nous savons en revanche, c'est que dans son monde d'origine, tout redevient normal. La mort du capitaine Villon sonne le glas des accrocs temporels.

    Il ne lui reste alors que le récit à déconstruire, pour tenter un ultime assaut contre la causalité directe  contre ce qui rend possible et inévitable son sentiment de culpabilité (c'est la raison pour laquelle il n'y a aucune explication rationnelle, diégétique, à l'ordre des chapitres ; c'est aussi l'origine première de cette image, très frappante, de la « fusion », qui est à son acmé avant et pendant la destruction de Noj Peten). Ce qui permet à Villon de rester debout, toujours debout, c'est le désir, avons-nous dit. Le désir de fuir la culpabilité, mais aussi et surtout, le désir, disons « révolutionnaire », d'une vie nouvelle, vierge, aux possibles (et donc aux devenirs) permutables.

    Villon n'est que machines désirantes ; Le Déchronologue n'est que désir. Voilà pourquoi, vraisemblablement, les passages de Carthagène et des geôles de la Centinella constituent de vraies ruptures, qui peuvent susciter l'émoussement de notre intérêt. Dans ces passages en effet, la survie, l'immobilité, le besoin, remplacent la vie, le mouvement et le désir. Villon a beau avoir des lettres, il n'est pas un contemplatif. Il est dans l'action, dans la fuite en avant, et dans l'individualisme forcené : ainsi quand il traverse la jungle du Yucatan, il ne cherche pas tant à traduire une atmosphère, qu'à traduire son propre mouvement et à relater les événements qui sont propres à déclencher des métamorphoses (plaies, faim, soif, etc.). Inutile, dès lors, de chercher une peinture poisseuse, hallucinatoire, de la jungle, telles qu'on a pu en lire chez Conrad (Cœur des Ténèbres), Malraux (La Voie royale) ou Ballard (Le Jour de la création). De ce point de vue, Le Déchronologue, c'est un peu l'anti-Moby Dick : Achab et Ismael se rapprochaient lentement en cercles concentriques du cachalot, jusqu'à le rencontrer en un point d'intensité absolue ; Villon démultiplie les centres au cours de son odyssée, les décentre et s'en éloigne, par instinct de survie  sauf une fois, une seule, lors précisément de son duel avec le Washington ; évidemment, nous l'avons vu, la jonction le tuera.

    La déchronologie du roman (peut-être une métaphore de l'écriture de fiction, qui consisterait à mêler l'expérience vécue de l'auteur, son passé, au surgissement d'images et de devenirs, de même que l'image de la fusion serait celle de la fusion des genres) est le dernier moyen (tout aussi illusoire que les autres) trouvé par Villon afin de réaliser son Corps sans Organes océanique, en rendant les époques, les lieux et tout autre élément, interchangeables.

     

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment XIII

     

    Redon.cyclops.jpg

    Odilon Redon, Le Cyclope

     

     

    Le personnage d'Arcadio, l'étrange compagnon de Villon, est étroitement associé aux maravillas (c'est lui qui conduit le héros à l'épicentre du phénomène). L'Arcadie : contrée légendaire, symbole d'un âge d'or pastoral.

    Son œil crevé en fait un cyclope, une créature mythique. Comme Sévère, Arcadio paraît réenchanter le monde. Il représente le désir de vita nova de Villon, son désir d'un Nouveau Monde.

    Mais le ver est dans le fruit. Arcadio : anagramme, en langue spaniard, d'acarido (acariens), de cariado (cariés), de rociada (aspersion).

     

    Arcadio est celui qui répand le mal.