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nabokov

  • Charlie et la chocolaterie (à propos de Despair et de Stoker)

     

    Comme le hasard (ou l'inconscient) fait bien les choses, j'ai vu ce dimanche deux esthétiques de la folie radicalement opposées.

     

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    Dans Despair d'abord (1978), l'adaptation par Fassbinder d'un (évidemment formidable) roman de Nabokov, nous assistons à la déchéance du chocolatier bourgeois Hermann Hermann hanté par son double (excellent Dirk Bogarde) qui, pour avoir refusé l’évidence (par exemple la liaison de sa femme – Andréa Ferréol, sublime greluche – avec son cousin Ardalion), finira piégé par son délire. Il conçoit en effet une invraisemblable escroquerie à l'assurance-vie : après avoir échangé ses vêtements et papiers d'identité avec un vagabond, Félix (Klaus Löwitsch), qu’il dit être son parfait sosie, il l'abat d'une balle dans le dos et s'enfuit en Suisse, rêvant avec délectation à ses propres funérailles et à sa réalisation du crime parfait. A ce petit détail près que les deux hommes ne se ressemblent absolument pas…

     

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    Hermann et son double.

     

    Cela, nous en sommes les témoins oculaires. Et pourtant, nous ne pouvons nous empêcher d’espérer que la supercherie fonctionne… Nous sommes tous des Hermann et Despair est notre Félix : grand cinéaste moderne, Fassbinder multiplie jeux réflexifs, miroirs et recadrages mais joue franc-jeu et cartes sur tables.

     

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     Mia Wasikowska dans Stoker

     

    Dans Stoker au contraire (2012), Park Chan-wook nous convie au spectacle baroque, sur-hitchcockien, post-moderne et un tantinet outrancier de l'explosion d'une famille bourgeoise (oui, encore) endeuillée par la mort du père dans un terrible accident de voiture – et, au choix, du basculement dans la folie meurtrière de la jeune fille de la maison, India (Mia Wasikowska, l’Alice de Tim Burton, ici enfantine et sensuelle) – à l'arrivée au foyer de l'oncle Charlie (on pense évidemment à L'Ombre d'un Doute), dont le souvenir semble avoir été effacé des mémoires familiales, ou bien à une histoire de vampire (comme le précédent film de Park Chan-wook, Thirst), ou bien encore à un film totalement schizo à la Shutter Island. Nous découvrons avec India la vraie (?) nature de Charlie (Matthew Goode), psychotique tout juste sorti d'une institution, psychopathe à la Norman Bates et tueur en série (il étrangle ses victimes avec la ceinture de son frère défunt), qui coïncide avec la découverte du désir sexuel par la jeune fille. Mais le cinéaste coréen met toute sa maestria à l’œuvre pour nous faire douter de la réalité de son récit. A dire vrai, l'interprétation littérale – tout ce qui est montré est une réalité diégétique, et le film est un thriller – ne tient pas vraiment debout. Trop d'invraisemblances. Par exemple : comment Norman Bates, pardon, comment Charlie fait-il pour sauver in extremis India d'un viol dans les sous-bois ? Alors, quoi ? Alors, Stoker est peut-être un film de vampires qui ne dit pas son nom. Charlie : un vampire-araignée qui tient India par l'entrecuisse. India : en pleine métamorphose jusqu'à la mue finale. Il est vrai que Charlie ne mange ni ne boit – mais affiche une prédilection suspecte pour les vins rouges millésimés (de l’année de naissance d’India, bien sûr). Le vin et la chair se bonifient avec l’âge… Mais, pour séduisante qu’elle soit, cette interprétation vampirique n’est pas vraiment convaincante. Quel serait donc le sens du meurtre final du vampire ?

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    Tout de même, à mieux y regarder, rien ne prouve que Charlie soit mort lorsque s’achève le film. Tout au plus a-t-il disparu : le seul corps que nous voyons vraiment est celui d'Evelyn (Nicole Kidman, entre poupée de cire au bottox et Bree Van De Kamp). Le réalisateur d’Old Boy veut que nous croyions à sa survie, mais sans doute est-elle morte, assassinée par sa fille démente. D'ailleurs, Charlie existait-il seulement ?... Lui qui apparaît comme un fantôme et qui n'avait pas ou plus d'existence au sein de la famille avant son retour fracassant, lui qui porte la ceinture de son frère et qui séduit sa veuve, n'est-il pas qu'une projection malsaine d'India, l’ange noir d’une jeune fille à l’irrésoluble complexe d’Electre ? L’interprétation est tentante.

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    Prenez la scène – assez nabokovienne je trouve – du piano à quatre mains, où s’accumule la tension sexuelle entre India et Charlie, jusqu’à l’orgasme : ses yeux ne s’ouvrent pourtant que sur l’absence de l’oncle… Prenez encore le meurtre de Whip, auquel nous n’assistons qu’en montage alterné avec une parodie masturbatoire de la séquence de la douche dans Psychose

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    Mia sous la douche. Oh pinaise

    Mais je crains qu'une brillante démonstration, fondée sur une rigoureuse analyse filmique, ne soit tout simplement pas possible, pour la simple et mauvaise raison que le film lui-même semble intégralement construit autour de cette indétermination schizophrénique – tout pour nous faire douter, au détriment d'une vraie cohérence. Quelle que soit l’interprétation choisie, un plan, une scène, une séquence, la contredisent aussitôt .Mais si chaque plan peut n'être qu'un mensonge, alors c'est le film dans son intégralité qui tombe en relativisme, et une esthétique schizo aussi radicale n'a de sens qu'en tant que représentation esthétique de la terreur pure qui saisit le schizophrène en perte d’adhérence avec le réel. Or, nous sommes ici très loin du compte. Bourré de références hitchcockiennes, virtuose mais décentré, Stoker n’est que ludique quand Despair relevait du tragique.

     

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  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment XXV

     

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    René Magritte, Le château des Pyrénées

     

     

    Villon n'a jamais cru au Nouveau Monde, ni ne l'a souhaité. Il l'a seulement désiré. Un désir c'est une machine, quelque chose qui échappe à la volonté. Et quand un désir n'est pas réalisé, à plus forte raison quand il est irréalisable, nous l'exprimons toujours d'une manière ou d'une autre. Villon et ses machines auront tout tenté, jusqu'à l'apocalypse, pour s'ouvrir une vie nouvelle. Mais l'apocalypse elle-même échoue. Alors, il ne lui reste, en définitive, que ses carnets, son texte, comme ultime expression de ce désir.

    Villon essaie de justifier le « désordre » de ses cahiers : « ma mémoire n'est plus ce qu'elle était, ni le temps ce qu'il paraît. "Fugit irreparabile tempus", écrivit le poète Virgile... Comme il avait tort ! Je sais, moi, que les voiles du temps se sont déchirées, pour porter jusqu'à mon siècle des choses qui n'auraient pas dû s'y échouer. » (15) Nous voyons ici, pour notre part, l'aveu d'une tentative désespérée de fuir ses fantômes, de briser l'inéluctabilité du Temps pour échapper à l'emprise d'un passé envahissant. Ce que veut Villon, c'est basculer dans un rapport psychotique au Temps ; ne percevoir les fragments de Temps que comme des entités autonomes, irreliées, flottantes, permutables (Corps sans Organes).

    Si le Temps réel (le Temps vécu, le Temps de Veen) « est en rapport avec l'intervalle qui sépare les événements et non dans leur déroulement, leur combinaison ou l'ombre qu'ils projettent sur la fissure où transpire la pure, l'impénétrable texture du temps » (V. Nabokov, Ada ou l'ardeur, trad. De l'anglais par Gilles Chahine avec la collab. De Jean-Bernard Blandenier, Gallimard, Folio, 2003, p. 441), alors Villon se trompe : le Temps chronologique seul est déchiré. Pas le Temps vécu.

    Alors, il n'y a plus que la mort  annoncée par Samuel le Baptiste (Jean le Baptiste, le prophète, annonce la venue du Christ, et Samuel, autre prophète, prédit la mort de Saul, Samuel 28:3).

     

     

  • W.O.M.B. (wilderness of mirrors broken)

     

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    Dans quelques jours paraîtra aux éditions ActuSF (collection Les Trois Souhaits) un drôle de recueil intitulé W.O.M.B. et composé de deux nouvelles signées Thomas Becker et Sébastien Wojewodka, précédées d'une préface par Joseph Kalaazar, « professeur émérite à l'Université de Chose » échappé (Dieu sait comment) d'une fiction.

     

    Enfermé dans l'espace-temps autistique d'une singulière prison, le protagoniste de « Channel Chain Schizoid » par Thomas Becker ignore vers quels desseins le mène son existence asilaire. Pas un commode miroir pour lui conférer une identité, pas plus de données incontestables sur son nom semble-t-il perdu. Rien. Seule Avatar, une intelligence artificielle omnisciente, lui ouvre une fenêtre sur un hypothétique ailleurs. Mais il n'y a pas de réalité pour l'homme seul, qui n'a d'autre certitude que celle de n'en avoir aucune. Jusqu'à quelles extrémités peut-elle contraindre le premier ou le dernier des hommes ?

     

    La deuxième partie du recueil, « Untitled ou l'Intercession » par Sébastien Wojewodka, nous mène sur les sentiers labyrinthiques d'un jeu de miroirs sans apparente finalité. Á la croisée de Feu pâle par Nabokov et d'études universitaires sur la schizophrénie, la littérature et son commentaire finissent par s'égaler dans une perspective infinie. Á partir de la prose d'un psychotique suicidé, les textes fleurissent sous les auspices d'une question terminale : « Qui sera le Maître ? »

     

    Le nom de Sébastien Wojewodka vous est peut-être déjà connu : nous lui devons ici-même quelques fines analyses des films de David Cronenberg. Quant à Thomas Becker (dont le préfacier Joseph Kalaazar, émanation des songes de Sébastien, dresse un portrait aussi émouvant qu'inquiétant), il ne s'agit, vous l'aurez compris, que du double de votre humble serviteur.

     

    Vous pouvez d'ores et déjà commander W.O.M.B. sur le site des éditions ActuSF (toutes les informations ici). Vous pouvez aussi, si le cœur vous en dit, venir nous rencontrer vendredi soir au bar 138 (138 rue du Faubourg Saint-Antoine, 75012 Paris) et discuter avec nous et avec d'autres autour d'une bière amicale (voire, si la chose vous intéresse, repartir avec un exemplaire de la chose).

     

    Nous en reparlerons probablement d'ici peu.

     

    Éditions ActuSF, collection Les Trois Souhaits
    ISBN : 9782917689141
    Couverture : Patrick Imbert 
    Date de Parution : juin 2009
    Nb Pages : 92

    Prix de vente : 7 euros.

     

     

  • Ouverture

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    « Maintenant l’échiquier respirait la vie, tout y était concentré sur un point déterminé, tout s’y resserrait de plus en plus ; la disparition de deux pièces apporta une accalmie passagère, puis éclata un nouvel agitato. La pensée de Loujine errait dans des ténèbres à la fois attrayantes et horribles, elle y rencontrait parfois la pensée inquiète de Turati, qui cherchait ce qu’il cherchait lui-même. »

    Vladimir Nabokov, La défense Loujine.

     

     

    « Tout le monde ne peut écrire une pièce de théâtre, construire un pont, voire faire un bon mot. Mais, dans le jeu d’échecs tout le monde peut et doit créer intellectuellement et savourer ce plaisir de choix. J’éprouve toujours un peu de pitié pour ceux qui ne savent pas y jouer, comme j’en ai pour ceux qui n’ont jamais connu l’amour. Les échecs, comme l’amour, comme la musique, ont la possibilité de donner du bonheur à l’homme. »

    Siegbert Tarrasch, Traité pratique du jeu d’échecs.

     

     

    Je ne connais rien de plus obsédant, rien de plus fascinant que les soixante-quatre cases et les trente-deux pièces du jeu d’échecs. S’y plonger sérieusement, étudier les ouvertures et les parties célèbres, consulter les manuels, pratiquer les exercices et résoudre les problèmes, peut vous rendre fou, comme le savaient les héros de Zweig et de Nabokov auxquels les médecins conseillèrent de prendre leurs distances – ou le grand Bobby Fisher, dont la paranoïa n’avait d’égale que le génie.

     

    Le joueur du XXIe siècle a la chance, que n’avaient pas ses aînés, de pouvoir s’adonner à son vice à tout moment. Si son plus grand plaisir reste de s’installer devant un simple échiquier en bois en compagnie d’un amateur au cortex incarné, il peut en effet se connecter à l’un des nombreux sites de jeu en ligne ou encore se mesurer à une machine. Je préfère de beaucoup en vérité jouer contre un être humain, une créature relativement fantasque et encline aux mauvaises appréciations. S’attaquer à un puissant logiciel, en effet, c’est certes s’éviter les combinaisons inouïes de telle Partie du Siècle (Byrne-Fisher, 1956), mais c’est aussi abandonner tout espoir de profiter d’une erreur – et se résoudre à perdre un nombre incalculable de parties sans jamais être certain d’en venir un jour à bout.

     

    Il en va ainsi de mon incessant combat aux accents sisyphiens avec le redoutable Little Chesspartner de Lokasoft, qui a aussi cet avantage de réagir avec une rapidité exemplaire – car il est vrai, oui, que si je préfère jouer sur la table d’un café, je ne puis résister au défi lancé par le règne cybernétique. J’ai joué avec les blancs, avec les noirs, des parties ouvertes ou fermées, ou semi-ouvertes. J’ai essayé toutes les ouvertures, toutes les défenses connues. Rien à faire. La défaite, encore et encore. L’homme chaleureux laminé par la froide machine. J’ignore combien de parties mon redoutable adversaire et moi avons jouées – disons une centaine. Et même si ma concentration a parfois laissé à désirer, faute d’un environnement propice, il me faut admettre que sur ces cent parties présumées, Little Chesspartner m’a battu quatre-vingt-douze fois. À sept reprises – surtout ces derniers temps, signe manifeste, semble-t-il, de progrès –, j’ai réussi à arracher le nul (six fois avec les blancs, que je choisis généralement, et une fois avec les noirs et ma défense Caro-Kann), suite à un prudent positionnement visant moins à transpercer les troupes ennemies qu’à ériger une infranchissable muraille autour de mes bases arrières. Quatre-vingt douze et sept. Il en manque une !... Oui, oui, cela signifie, mes lapins en sucre, que j’ai tout de même vaincu mon adversaire virtuel lors d’une seule, unique et mémorable partie espagnole jouée avec les blancs, désamorçant la sournoise défense Schliemann des noirs, également appelé gambit Jaenisch (1. e4 e5 2. Cf3 Cc6 3. Fb5 f5!?) grâce au prudent 4. d3, avant de bénéficier d’un très léger avantage de position de mes pions obtenu au moyen d’audacieuses combinaisons. Promouvoir un pion en Dame était alors un jeu d’enfant (à condition toutefois de ne pas commettre la moindre erreur, car plusieurs fois la machine a obtenu la partie nulle, voire la victoire, par la faute d’un mouvement mal choisi de mon Roi).

     

    Malheureusement ce genre d’événement est pour l’heure resté sans lendemain. Tenez, hier soir encore, alors que la Machine répondait cette fois par une étrange défense Barnes (e4 f6), je réussis d’abord à l’acculer à la faute, empêchant son roque et prenant sa Dame contre une Tour et un fou, mais ce fut au prix d’un terrible affaiblissement du flanc droit : harcelée, ma Dame dut se réfugier en b2 – où elle était impuissante –, tandis que les noirs, forts de leurs tours et de leurs fous, exploitaient brillement l’isolement de mon Roi. Quelques coups plus tard, atterré, j’étais maté. Une nouvelle fois.

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