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culpabilité

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment XXIV

     

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    Sunn O))), Monoliths & Dimensions

     

     

    En un sens, même sa diffraction avec le porte-avions finira par échouer. Villon le sait : s'il est enfin en paix, noyé/fusionné mille fois simultanément, sa mémoire auprès des vivants reste entachée des fautes commises. Rien ne prouve, en outre, que sa disparition n'est pas qu'une illusion : peut-être est-il prisonnier du temps, contraint, comme les héros de Michel Jeury, de vivre une éternité subjective, n'échappant jamais à ses fautes... Damné, avions-nous dit... Mais nous l'ignorons. Ce que nous savons en revanche, c'est que dans son monde d'origine, tout redevient normal. La mort du capitaine Villon sonne le glas des accrocs temporels.

    Il ne lui reste alors que le récit à déconstruire, pour tenter un ultime assaut contre la causalité directe  contre ce qui rend possible et inévitable son sentiment de culpabilité (c'est la raison pour laquelle il n'y a aucune explication rationnelle, diégétique, à l'ordre des chapitres ; c'est aussi l'origine première de cette image, très frappante, de la « fusion », qui est à son acmé avant et pendant la destruction de Noj Peten). Ce qui permet à Villon de rester debout, toujours debout, c'est le désir, avons-nous dit. Le désir de fuir la culpabilité, mais aussi et surtout, le désir, disons « révolutionnaire », d'une vie nouvelle, vierge, aux possibles (et donc aux devenirs) permutables.

    Villon n'est que machines désirantes ; Le Déchronologue n'est que désir. Voilà pourquoi, vraisemblablement, les passages de Carthagène et des geôles de la Centinella constituent de vraies ruptures, qui peuvent susciter l'émoussement de notre intérêt. Dans ces passages en effet, la survie, l'immobilité, le besoin, remplacent la vie, le mouvement et le désir. Villon a beau avoir des lettres, il n'est pas un contemplatif. Il est dans l'action, dans la fuite en avant, et dans l'individualisme forcené : ainsi quand il traverse la jungle du Yucatan, il ne cherche pas tant à traduire une atmosphère, qu'à traduire son propre mouvement et à relater les événements qui sont propres à déclencher des métamorphoses (plaies, faim, soif, etc.). Inutile, dès lors, de chercher une peinture poisseuse, hallucinatoire, de la jungle, telles qu'on a pu en lire chez Conrad (Cœur des Ténèbres), Malraux (La Voie royale) ou Ballard (Le Jour de la création). De ce point de vue, Le Déchronologue, c'est un peu l'anti-Moby Dick : Achab et Ismael se rapprochaient lentement en cercles concentriques du cachalot, jusqu'à le rencontrer en un point d'intensité absolue ; Villon démultiplie les centres au cours de son odyssée, les décentre et s'en éloigne, par instinct de survie  sauf une fois, une seule, lors précisément de son duel avec le Washington ; évidemment, nous l'avons vu, la jonction le tuera.

    La déchronologie du roman (peut-être une métaphore de l'écriture de fiction, qui consisterait à mêler l'expérience vécue de l'auteur, son passé, au surgissement d'images et de devenirs, de même que l'image de la fusion serait celle de la fusion des genres) est le dernier moyen (tout aussi illusoire que les autres) trouvé par Villon afin de réaliser son Corps sans Organes océanique, en rendant les époques, les lieux et tout autre élément, interchangeables.

     

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment VIII

     

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    Le Rhum Marin, 92 rue Saint Maur, Paris 11ème

     

    Au sympathique et droit Brieuc, engagé comme lui dans la prise de Tortuga, Villon confie les raisons de sa méfiance : « Capitaine Brieuc, à l'exception, peut-être, du malheureux qui a faim et de la bête qui a peur, aucune action d'aucun être en ce monde ne naît jamais d'une seule et unique cause, bien fondée ou non. » (29) Chez Villon ce « sentiment océanique » se double d'un sentiment de culpabilité universelle : tous, nous contribuons à l'imperfection du monde, à notre malheur. Tous, nous méritons l'effacement.

    Honte. Culpabilité. Oubli. Villon veut « gagner un peu de temps » : de notre point de vue, telle est la véritable origine, la cause première  il ne saurait y avoir de coïncidence –, des désordres temporels qui frappent d'ores et déjà les Caraïbes et l'ensemble du monde connu...

    Villon noie cette honte, cette culpabilité dostoïevskienne  « Car sachez, mes Pères, que chacun de nous est assurément coupable ici-bas de tout envers tous, non seulement par la faute collective de l'humanité, mais chacun individuellement, pour tous les autres sur la terre entière. » enseignait le Starets Zosime (d'après les souvenirs d'Aliocha) au Livre IV des Frères Karamazov, avant que nous soient révélées les visions démoniaques du Père Théraponte  , dans le tafia, le vin et, en dernière extrémité, le porto, l'alcool étant seul capable, selon lui, de lui faire supporter et comprendre ce qu'il a vu et vécu à La Rochelle.

     

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment XXIII

     

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    Naufrage

     

    Quand Villon sombre avec le vaisseau, quand le Déchronologue fusionne avec le George Washington et leurs états successifs dans le temps, quand le capitaine se dédouble, se démultiplie et réalise enfin son désir d'anéantissement dans le Corps sans Organes schizophrénique, quand le poids immense de sa culpabilité se disperse en myriades infinies, alors disparaissent comme par enchantement tempêtes temporelles, fusions, apocalypses terrestres, Targui et « ceux de Florès ». La mort, dans cet espace du moins, l'a délivré du mal.

     

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment VII

     

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    Henri-Paul Mott, Le siège de la Rochelle, 1881

     

    Happy, happy they that in hell
    Feel not the world's despite.

     

    Heureux, heureux ceux qui en enfer, ne sentent pas le dédain du monde... Henri Villon, nous l'avons dit, est hanté par une culpabilité vivante, protéiforme, assez puissante pour lui interdire tout espoir de trouver la paix intérieure. Signalons à ce sujet à notre amical lecteur l'existence, au début d'une version antérieure du Déchronologue, d'un autre incipit, que l'auteur n'a finalement pas retenu : « Pourquoi pouvons-nous nous souvenir du passé, mais pas du futur ? » (Stephen Hawking dans Une brève histoire du temps). Bien que remplacée par la citation de Camus, certes plus explicite, la question de Stephen Hawking placée en tête du roman ne visait pas tant en vérité les lois de la physique et de l'espace-temps que les tensions intérieures de Villon. Tel un héros shakespearien, le capitaine est poursuivi sans relâche par ses fautes passées, et terrifié à l'éventualité, invérifiable (le livre d'histoire échappé du futur annonçant à Le Vasseur sa propre mort prouve que même un avenir prétendument déjà advenu n'est pas fiable), d'en commettre de nouvelles. Il en appelle d'ailleurs à notre « indulgence » dès le deuxième paragraphe du prologue (13), et cherche aussitôt à nous convaincre de sa probité : « [...] et j'aime à penser que je n'ai jamais occis que ceux qui ne m'en avaient pas laissé le choix. » (14).

    L'éthique est d'ailleurs une véritable obsession chez Villon, obsession qui semble trouver une origine, ou du moins un point de fixation, dans son expérience traumatisante du siège effroyable de La Rochelle, auquel il participa non aux côtés de l'armée de Richelieu, mais parmi les Huguenots : « [..] je fus, en mes lointaines années d'une foi moins avariée, parmi les insoumis de La Rochelle  qui s'arc-boutèrent contre la crapulerie royale et catholique. Jusqu'à devenir plus infâmes que l'assiégeant, pour ne pas lui céder trop vite, en chassant de la cité femmes, enfants, vieillards au profit des seuls combattants. Pour gagner un peu de temps. Oui, du haut de ces remparts qui allaient bientôt être rasés par monsieur de Richelieu, je pris suffisamment part à l'avilissement et à la barbarie des hommes pour m'en aller chercher l'oubli à l'autre bout du monde. Et ne plus avoir envie d'en parler » (15).

    Les tourments du capitaine s'enracinent dans le conflit entre d'une part sa conscience aiguë des valeurs morales, autrement dit son système éthique, et d'autre part la procédure de décision rationnelle, qui lui fait agir à l'encontre de ces valeurs. Par exemple, tuer, dans certain contexte, peut s'avérer nécessaire, mais en terme de valeur absolue, cela reste une action fondamentalement mauvaise. Or depuis Platon, on sait combien cette notion de bien est nécessaire au bonheur individuel. La transgression de normes réputées universelles, comprises comme contraintes morales, entraîne la désapprobation et le trouble de la conscience (car, tapi dans l'ombre, veille le Surmoi, instance de censure, de surveillance du Moi). De telles transgressions sont inévitables : comme l'a montré Freud dans Malaise dans la civilisation, l'éthique n'a que peu d'égards pour le Moi, et ne se préoccupe pas de savoir si les commandements sur lesquels elle s'appuie  valeurs absolues et transcendantes  sont praticables... Dès lors le sentiment de culpabilité de Villon est inéluctable, et ne peut qu'augmenter à mesure que s'accumulent des actes réprimés par le jugement moral.

    L'auteur nous donne très tôt des exemples des terribles conflits intérieurs du flibustier (dont les tempêtes temporelles ne sont que des extensions dans l'espace). Ainsi, après avoir balayé la flotte d'Alexandre le Grand, Villon ne ressent « aucune joie ». Au contraire : « J'avais eu l'impression d'effacer mille vies comme on biffe un paragraphe. Abominable sentiment » (48). Il parle aussi de « dégoût » (49), d'une « culpabilité sacrilège » (49), ou encore d' « outrage » (55), et refuse que quiconque assiste au massacre (54)... Même pour le compte de son ami Arcadio et des Itzas, endosser la panoplie du bourreau est hors de question, et même le rôle de témoin lui est insupportable. La violence avec laquelle les guérilleros indiens terrassent les Spaniards dans l'un de leurs ports stratégiques, pour y reprendre une précieuse maravilla, l'écœure. S'il ne s'y soumet, ce n'est que pour naviguer au vent le moins mauvais – entre deux maux (au sens des valeurs morales), Villon choisit toujours le moindre.

    De culture chrétienne, Villon souffre tout simplement de n'être pas un sage, c'est-à-dire de n'être pas un individu agissant de manière parfaite, conformément au bien absolu.