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science-fiction - Page 7

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment XX

     

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    Cheng et Eng Bunker

     

     

    Au cours d'une violente tempête temporelle, la Centinela « se croisa elle-même, quelque part au cœur des temps contradictoires mugissants. Cela ne dura que quelques secondes, peut-être moins, durant lesquelles chaque homme à bord fut dédoublé et fractionné, jusqu'à se retrouver face à lui-même. Face à une infinité de lui-même. C'est aussi ce que ressentit le commodore Mendoza, avec une touche supplémentaire d'horreur dans son cas, cependant : durant cette fraction d'éternité qui leur avait fait croiser leurs décalques, à l'instant oscillant entre la séparation et la disparition du phénomène, il fusionna réellement avec son double. Il se sentit se glisser dans l'enveloppe de son propre corps comme on enfile une culotte serrée, il sentit ses poumons respirer l'air de son alter ego et ses yeux regarder par les yeux de l'autre. Pour la durée d'une infime poussière de temps conjugués, il fut eux et leurs souvenirs, et leurs pensées, et leurs corps. Pendant ce bref instant, ils hurlèrent de terreur commune. Puis la sensation se volatilisa et les décalques se dissipèrent sans plus aucune matérialité. En quelque sorte, ils avaient évité de justesse la collision temporelle et avaient survécu. Mais pour Mendoza, il était resté une atroce sensation de déchirement, en même temps que la trace du visage de son autre lui-même hurlant de terreur, apparue sur son corps à l'instant de la séparation. » (118-119)

    Le commodore Alejandro Mendoza [1] de Acosta a la trace du visage de son double imprimé dans sa chair, comme un rappel de ses crimes de possédé. Villon, pour qui Mendoza devient intouchable, comprend alors que lui aussi devra se décentrer, mais sans fuir la collision, jusqu'à la fusion complète de ses propres doubles. Et le George Washington sera l'instrument de sa fragmentation.

     

    [1] L'on pourrait s'amuser à trouver quelque sens caché dans le nom du commodore. Si l'on isole le Z, lettre de la fin et du recommencement, surgissent alors une improbable « madone », une « monade » à l'unité bafouée, un « nomade » des plus convaincants et un effrayant « daemon » (programme chargé d'une mission pour les informaticiens ; révolutionnaires et fanatiques pour Dostoïevski ; double de la raison pour Socrate). N'est-ce pas troublant ?

     

     

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment XIX

     

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    Source : Encyclopirate


     

    Villon souffre d'être organisé selon ses machines désirantes, que nous avons vu se manifester sous forme de maravillas (mais qui ne leur sont pas réductibles) : désir de monde nouveau, désir de bien (et d'effacement du mal), désir de perfection, désir de subversion. Villon sait qu'aucun de ces désirs n'est vraiment réalisable dans l'espace politique et social. Aux mots et aux maux, l'infortuné capitaine oppose alors le cri, l'inarticulé, l'innommable, sous forme de synthèses disjonctives dont le système de permutations possibles reviendrait toujours au même. Je peux être ici, ou là, maintenant, ou plus tôt, ou plus tard, sans qu'aucun de ces possibles ne prévale. Encore une fois, il ne s'agit pas d'une volonté, d'un processus conscient et rationnel, mais de réification de désirs. Or nous savons que son désir le plus puissant est celui de l'oubli. Mais nous savons aussi, grâce à son dialogue avec Brieuc sur la complexité de la trame des événements, qu'il est animé d'un certain « sentiment océanique », du désir areligieux de ne faire qu'un avec le monde.

    Ces images de fusion de la matière au cours des tempêtes temporelles ou des attaques du Déchronologue, nous renvoient alors directement à ce désir d'annihilation de tout lien de causalité, auquel le sentiment océanique fournit un cadre idéal. Et le meilleur moyen, pour effacer les erreurs passées, n'est-il pas de faire disparaître le passé lui-même, de faire coïncider très exactement cause et conséquence ? Au cours de ces épisodes infernaux, où la victime cohabite et fusionne avec ses autres lui-même en différents instants ramenés à un présent unique dans un espace unique, l'espace-temps local devient Corps sans Organes. Et le Corps sans Organes attire et s'approprie les machines désirantes. Le devenir-CsO du monde de Villon redéfinit les territoires, subvertit l'ordre de l'espace et du temps, fait du monde une table rase. Les images du désir s'anéantissent dans le cataclysme.

    Mais bien sûr, Villon lui-même ne sait rien. Il ignore, par exemple, que ses efforts insensés sont inutiles. Il ignore qu'il est au centre de tout. Qu'il est l'Œil panoptique du cyclone...

     

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment XI

     

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    Les burbujas et autres maravillas : comme les chrones de La Horde du contrevent. Les maravillas, ces merveilles venues d'autres époques et qui fascinent Villon et ses contemporains, sont l'une des belles idées du roman. Par leur nature intrusive et anachronique, elles sont des pavés jetés à la face de l'ordre social, et leur désignation par une langue étrangère renforce la perception « magique » ou ésotérique qu'en ont les personnages. « Je voulais ses merveilles. Je voulais la magie. Plus que tout au monde » (107). Magie et subversion : les maravillas sont les instruments (provisoires) du nécessaire réenchantement d'un monde dramatiquement entaché par l'infamie. Conservas, Quinquina : les autres noms du désir. Villon, qui observe Arcadio manipuler une lampe-torche, se sent « dans la situation de l'enfant de chœur embarrassé de surprendre le chapelain en grand acte de pollution » (102). Les maravillas sont animées par Villon ; elles sont aussi ce qui l'anime.

    Il ne s'agit pas de fétichisme, de projection, ou d'un quelconque lien psychanalytique entre sujet et objet (encore que l''on pourrait sans doute faire une lecture kleinienne des maravillas comme objets partiels clivés en « bons » et « mauvais objets » ; Villon serait alors un psychotique qui ne parviendrait pas à regarder son monde comme un objet total). Ni « symboles », ni « métaphores » à proprement parler, les maravillas seraient plutôt les « désirs révolutionnaires » réifiés de Villon, l'expression matérielle, physique, tangible, spatiale et visuelle des machines désirantes du capitaine, investissements libidinaux de type révolutionnaire des grandes machines sociales de son temps. Villon voudrait faire le bien : les maravillas peuvent soigner, nourrir ou faire basculer l'ordre mondial – elles lui ouvrent opportunément des perspectives (si elles viennent essentiellement du futur, c'est précisément parce qu'elles annoncent ce qui n'est pas encore), celles d'un monde différent.

     

    La plus belle de ces merveilles, c'est évidemment Sévère, la Targui, sa bien-aimée venue d'un autre temps.

     

    Sévère, promesse intenable d'une beauté à venir.

     

    Sévère, anagramme de « rêvées ».

     

     

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment XXII

     

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    Le porte-avions de classe Nimitz USS George Washington 

    Source : © US Navy

     

     

    Le porte-avions américain USS George Washington : le « fantasma », la Némésis de Villon. Son Moby Dick, si l'on veut – et l'on n'approuve qu'en partie notre ami François lorsqu'il écrit, évoquant cet évident cousinage entre le roman de Melville et celui de Beauverger : « Quelle que soit la nature de l'intouchable Léviathan vers lequel le récit tend irrésistiblement, c'est bien à la même source que le roman de Beauverger puise son élan : la confrontation de l'homme avec une incarnation métaphorique de l'Absolu. ». Le bâtiment américain – dont, il faut le noter, les occupants demeurent invisibles, pour ainsi dire virtuels – s'impose moins comme l'incarnation du mal absolu que comme la synthèse de la faillite morale de la civilisation. Il mérite alors pleinement ce statut de Léviathan, monstre marin biblique capable d'anéantir le monde, et conception philosophique du pouvoir telle que développée dans l'œuvre majeure du contemporain de Villon, Thomas Hobbes... Le Washington, double d'acier du flibustier et de son navire, représente le mal commis ou à commettre au nom du bien commun : il est le fantôme de tous les crimes de l'humanité. 

     

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment VII

     

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    Henri-Paul Mott, Le siège de la Rochelle, 1881

     

    Happy, happy they that in hell
    Feel not the world's despite.

     

    Heureux, heureux ceux qui en enfer, ne sentent pas le dédain du monde... Henri Villon, nous l'avons dit, est hanté par une culpabilité vivante, protéiforme, assez puissante pour lui interdire tout espoir de trouver la paix intérieure. Signalons à ce sujet à notre amical lecteur l'existence, au début d'une version antérieure du Déchronologue, d'un autre incipit, que l'auteur n'a finalement pas retenu : « Pourquoi pouvons-nous nous souvenir du passé, mais pas du futur ? » (Stephen Hawking dans Une brève histoire du temps). Bien que remplacée par la citation de Camus, certes plus explicite, la question de Stephen Hawking placée en tête du roman ne visait pas tant en vérité les lois de la physique et de l'espace-temps que les tensions intérieures de Villon. Tel un héros shakespearien, le capitaine est poursuivi sans relâche par ses fautes passées, et terrifié à l'éventualité, invérifiable (le livre d'histoire échappé du futur annonçant à Le Vasseur sa propre mort prouve que même un avenir prétendument déjà advenu n'est pas fiable), d'en commettre de nouvelles. Il en appelle d'ailleurs à notre « indulgence » dès le deuxième paragraphe du prologue (13), et cherche aussitôt à nous convaincre de sa probité : « [...] et j'aime à penser que je n'ai jamais occis que ceux qui ne m'en avaient pas laissé le choix. » (14).

    L'éthique est d'ailleurs une véritable obsession chez Villon, obsession qui semble trouver une origine, ou du moins un point de fixation, dans son expérience traumatisante du siège effroyable de La Rochelle, auquel il participa non aux côtés de l'armée de Richelieu, mais parmi les Huguenots : « [..] je fus, en mes lointaines années d'une foi moins avariée, parmi les insoumis de La Rochelle  qui s'arc-boutèrent contre la crapulerie royale et catholique. Jusqu'à devenir plus infâmes que l'assiégeant, pour ne pas lui céder trop vite, en chassant de la cité femmes, enfants, vieillards au profit des seuls combattants. Pour gagner un peu de temps. Oui, du haut de ces remparts qui allaient bientôt être rasés par monsieur de Richelieu, je pris suffisamment part à l'avilissement et à la barbarie des hommes pour m'en aller chercher l'oubli à l'autre bout du monde. Et ne plus avoir envie d'en parler » (15).

    Les tourments du capitaine s'enracinent dans le conflit entre d'une part sa conscience aiguë des valeurs morales, autrement dit son système éthique, et d'autre part la procédure de décision rationnelle, qui lui fait agir à l'encontre de ces valeurs. Par exemple, tuer, dans certain contexte, peut s'avérer nécessaire, mais en terme de valeur absolue, cela reste une action fondamentalement mauvaise. Or depuis Platon, on sait combien cette notion de bien est nécessaire au bonheur individuel. La transgression de normes réputées universelles, comprises comme contraintes morales, entraîne la désapprobation et le trouble de la conscience (car, tapi dans l'ombre, veille le Surmoi, instance de censure, de surveillance du Moi). De telles transgressions sont inévitables : comme l'a montré Freud dans Malaise dans la civilisation, l'éthique n'a que peu d'égards pour le Moi, et ne se préoccupe pas de savoir si les commandements sur lesquels elle s'appuie  valeurs absolues et transcendantes  sont praticables... Dès lors le sentiment de culpabilité de Villon est inéluctable, et ne peut qu'augmenter à mesure que s'accumulent des actes réprimés par le jugement moral.

    L'auteur nous donne très tôt des exemples des terribles conflits intérieurs du flibustier (dont les tempêtes temporelles ne sont que des extensions dans l'espace). Ainsi, après avoir balayé la flotte d'Alexandre le Grand, Villon ne ressent « aucune joie ». Au contraire : « J'avais eu l'impression d'effacer mille vies comme on biffe un paragraphe. Abominable sentiment » (48). Il parle aussi de « dégoût » (49), d'une « culpabilité sacrilège » (49), ou encore d' « outrage » (55), et refuse que quiconque assiste au massacre (54)... Même pour le compte de son ami Arcadio et des Itzas, endosser la panoplie du bourreau est hors de question, et même le rôle de témoin lui est insupportable. La violence avec laquelle les guérilleros indiens terrassent les Spaniards dans l'un de leurs ports stratégiques, pour y reprendre une précieuse maravilla, l'écœure. S'il ne s'y soumet, ce n'est que pour naviguer au vent le moins mauvais – entre deux maux (au sens des valeurs morales), Villon choisit toujours le moindre.

    De culture chrétienne, Villon souffre tout simplement de n'être pas un sage, c'est-à-dire de n'être pas un individu agissant de manière parfaite, conformément au bien absolu.