Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Littérature - Page 15

  • La Zone du Dehors d’Alain Damasio - 1 - Surveiller et punir

     

    925537199.jpg

     

     

    « Believe me when I tell you we know who you are - information, (in formation), violation !

    Just do as I say don't question don't make wave - information, (in formation), violation ! »

     

    Pitchshifter, Gatherer of data

     

     

    Au printemps 2007 paraissait non sans mal, et au compte-goutte, l’ultime numéro de la défunte revue Galaxies (bonne nouvelle : le premier numéro de la nouvelle revue – qui conserve le même nom – doit sortir en mai 2008 sous la direction de Pierre Gévart). Or ce numéro 42, que seuls quelques abonnés ont pu parcourir, proposait un dossier central consacré à l’auteur de La Horde du contrevent, Alain Damasio, dont je ne cesse, depuis plusieurs années (par exemple ici, chez le Stalker), de louer un talent et une ambition hors du commun. Outre la nouvelle déjà commentée en ces pages, « So phare away » (lire aussi le texte de Bruno Gaultier sur Systar), ce dossier comprenait aussi une interview de l’auteur par votre serviteur, ainsi qu’un article dont je vous propose à partir d’aujourd’hui une version in extenso, remaniée et scindée en deux textes (l’un pour la très foucaldo-deleuzienne Zone du Dehors, l’autre pour la fort deleuzo-nietzschéenne Horde du contrevent), eux-mêmes divisés en deux parties afin d’en faciliter la lecture. Quatre billets, donc, pour arpenter comme jamais l’univers singulier du hordier, Alain Damasio.

     

     

     

    « Ici régnait l’espace, le désert minéral sans bordure, une immensité qui ne prenait humaine dimension que par la trace, précaire, des pas – et le mouvement. Arpenter. Vagabonder, bondir, vagabondir pour exister ! »

    Alain Damasio, La Zone du Dehors

     

    « un dehors plus lointain que tout monde extérieur [...] dès lors infiniment plus proche »

    Gilles Deleuze, Foucault

     

     

    « Voilà le grand paradoxe : la recherche du fondement de l'imaginaire conduit au réel, mais la recherche des fondements du réel conduit à l'imaginaire. » remarquait Edgar Morin dans Le Vif du sujet (Seuil, 1969, p. 347). Ce « grand paradoxe » pourrait être celui d’Alain Damasio, dont La Horde du contrevent, son deuxième roman et – déjà – son chef-d’œuvre, est une véritable parabole– de quoi, nous le verrons –, subtil tressage de concepts philosophiques, spirituels, métamorphosés en grand récit d’aventures, en fictions qui, pourtant, renvoient souterrainement à notre expérience du quotidien. Mais Alain Damasio n’y verrait sans doute aucun paradoxe, lui qui dans une interview en ligne affirmait que « l’Imaginaire amène au fond une chair qui finit toujours par produire ses propres os. » De quoi cette chair est-elle faite ? Quelle « qualité d’os » peut-elle bien produire ?... Comment y faire fluer un sang neuf, sans cesse renouvelé ? C’est ce que nous allons nous efforcer ici de comprendre, de La Zone du Dehors, son premier roman, à La Horde du contrevent. Face aux livres d’Alain Damasio, à leur souffle inouï qui n’a rien à envier à ceux du Seigneur des Anneaux ou d’Hypérion, l’exégète est tenté de s’effacer, de laisser parler la voix de cet auteur unique, sans équivalent dans la littérature française contemporaine. A contrario, chaque page de La Zone du Dehors, et à plus forte raison de La Horde du contrevent, pourrait faire l’objet de passionnantes analyses thématiques ou structuralistes. Plus modestement, sans nous interdire – autant vous prévenir – de déroger à la règle qui voudrait que ne soit pas déflorée l’intrigue d’une œuvre, nous allons nous contenter d’indiquer des pistes de lecture, de livrer quelques interprétations – parfois très personnelles –, de mettre en lumière sa singularité, bref, de montrer en quoi l’œuvre d’Alain Damasio, grand créateur d’univers, est l’une des plus excitantes que la littérature française nous ait données depuis bien longtemps.

     

    Avant de nous plonger au beau milieu des voltés et autres hordiers, une petite précision s’impose. Si La Zone du Dehors est un authentique roman d’anticipation, La Horde du contrevent en revanche ne relève pas de la science-fiction stricto sensu... S’agit-il, pour autant, de fantasy ? Pas exactement, puisque nous nous trouvons plutôt dans une réinterprétation de notre monde, une transposition poétique, métaphorique, avec les armes de l’imaginaire, de questions philosophiques essentielles de notre temps, à savoir : qu’est-ce que vivre ? Comment, aujourd’hui, rester vivant ?...

     

    *

     

    En juin 1999 paraissait aux éditions CyLibris, en deux tomes (Les Clameurs et La Volte), un remarquable roman de politique-fiction, La Zone du Dehors. Rééditée en 2007 dans une version révisée par l’auteur aux éditions la Volte (dont le nom est tiré du livre), cette œuvre explosive, très largement inspirée par Surveiller et punir (pour l’organisation de Cerclon) et par le Foucault de Gilles Deleuze (pour la pensée du dehors des voltés), était déjà, cinq ans avant La Horde, d’une grande richesse thématique – même si le discours (politique, philosophique) se fait parfois trop envahissant –, et témoignait de l’intérêt majeur que porte Alain Damasio au style, pour lui primordial (le style – autant dire la voix singulière de l’auteur –, trop souvent relégué au second plan, en science-fiction comme ailleurs, – comme si raconter une histoire ou extrapoler les découvertes scientifiques ne nécessitait pas la même attention formelle, ou comme si nos auteurs se contentaient du talent, oubliant leur aspiration au génie), comme il s’en explique dans notre entretien (cf. Galaxies n° 42).

     

    2084, tout juste un siècle après le déroulement du plus célèbre roman de George Orwell. À Cerclon, parcelle rendue artificiellement habitable d’un satellite de Saturne, la vie des colons rescapés des guerres nucléaires qui ont ravagé la Terre est parfaitement réglée par le totalitarisme soft de l’idéal démocratique... Cerclon (Enfer climatisé constitué de sept secteurs circulaires entourant un disque central) est un modèle d’utopie et de société des loisirs, où égalité des chances, confort matériel, sécurité et bonheur sont garantis par le Clastre, un système transparent de classement des citoyens selon leur personnalité, leur exemplarité civique et leurs compétences (on pense à l’évaluation des habitants par leurs voisins dans Simulacres de Philip K. Dick). Du résultat des tests, renouvelés tous les deux ans, dépend non seulement votre emploi, votre rémunération, mais aussi votre identité même : chacun se voit attribuer un code, le plus souvent imprononçable, de une à cinq lettres, qui remplace son nom aux yeux omniprésents de l’administration et, par extension, des administrés… L’autre grande innovation de Cerclon est architecturale et technologique : d’innombrables drones et caméras, la transparence des murs et les tours panoptiques assurent préventivement la surveillance et la sécurité. La première conséquence de cette organisation, paradis de la norme et du politiquement correct, est l’annihilation des énergies et des volontés. Bénéficiant de tous les conforts domestiques, d’injections de bonheurs artificiels et d’une totale prise en main de leur vie par les pouvoirs publics, les Cercloniens deviennent, à tous points de vue, des faibles, des mous, des assistés – un troupeau aveugle. Cerclon est une gigantesque unité de soins palliatifs dirigée par un président cynique et, surtout, gérée par le Terminor, un puissant ordinateur central. Cette apathie, cet endormissement des sens et de l’intellect, écoeure la poignée d’opposants réunis sous le nom de la Volte. Leur but : par tous les moyens, électriser les consciences !... Redonner souffle et vitalité aux Cercloniens !... Briser leur servitude volontaire !... En un mot : résister ! Les voltés luttent, parfois à mort, pour promouvoir leur conception libertaire du monde – symbolisée par les grands espaces hostiles du Dehors, surface plus ou moins inhabitable et bombardée d’astéroïdes qui entoure Cerclon. Qualifiés de terroristes au moindre incident, l’universitaire Captp (dit Capt), lecteur assidu de Nietzsche et Foucault, sa petite amie Bdcht (dite Boule de Chat), Kamio le peintre, Slift le fonceur (alias le Snake) et leurs compagnons du Bosquet – les cinq meneurs du mouvement – vont radicaliser leur action pour saborder un pouvoir démocratique mais froidement ubuesque et, enfin, donner corps à leurs idéaux. Bravant le risque d’être condamnés au Cube, monstrueux jumeau du cœur du pouvoir politique, effroyable bloc où sont compactés tous les déchets, y compris radioactifs, des sept millions de Cercloniens, où chacun projette ses rêves et ses peurs (une Zone dans la Radzone…), les voltés n’hésiteront pas, pour parvenir à leurs fins, à recourir à la violence…

     

    Cerclon, c’est zéropolis – « la nullité qui fait nombre », écrivait le philosophe Bruce Bégout à propos de Las Vegas. C’est l’État Unique de Nous autres de Ievgueni Zamiatine dont D503, le narrateur, constatait : « L’idéal […] sera atteint lorsque rien n’arrivera plus ; malheureusement… » (Gallimard, « L'Imaginaire », 1971, p. 36), c’est donc un peu la fin de l’histoire humaine, de ses horreurs comme de ses beautés. Cerclon, c’est une société dévitalisée, désenchantée (ou aux enchantements rigoureusement encadrés), sans valeurs transcendantes, où le « bonheur », tel que défini et imposé par la social-démocratie – un bonheur de boy-scouts, lisse, hygiénique, aimable –, est méticuleusement normé. Cerclon, c’est la version moderne, bien-pensante, soi-disant libérale, moins policière que policée, de l’asservissement du peuple par Big Brother dans 1984 – dont il ne faut jamais oublier qu’il ne sert qu’à masquer l’horrible vérité : il n’y a pas d’aliénés, seulement – insistons – des esclaves volontaires, des. C’est Le Meilleur des mondes sans l’eugénisme, soma compris, ou Révolte sur la lune sans autres chaînes à briser que l’inertie des habitants. C’est le cauchemar climatisé du Marcom de Philippe Curval. Une « société de consensus massif » (p. 59). Cerclon, c’est encore, cinq ans avant Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec, l’empire du nombre, le diktat des statistiques et des médias, l’univers du Terminor et de « l’orœil qui a tari l’énergie du toucher, du goût et de l’odeur » (p. 196), l’orœil, ce monstre symbolique enfanté – selon Kamio – par « l’œil et l’oreille copulant » (ibid.). On peut toujours s’en contenter. On peut bander pour les monades urbaines. Absorber les chaînes d’information comme une éponge. Attendre la mort sous perfusion. Mais l’alternative, pour Damasio, existe. Elle a pour nom : vivre.

     

    Capt, le captain et héros du roman, se montre parfois d’une intolérable exigence (certains diraient fanatisme) mais reste animé d’un feu intérieur que nul ne peut éteindre, pas même les déferlements radioactifs du Cube. Capt vomit les tièdes comme il abhorre la soumission de ses concitoyens à l’épais vernis de règles et de lois qui phagocyte tout désir de vivre.

     

    « Ce système n’avait qu’une exigence, qui relevait plus d’un goût supérieur et subconscient que d’un principe : ne se laisser faiblir par aucune de ces considérations morales et pudibondes qu’on appelait “les droits de l’homme”, “les droits de la femme”, “les droits de l’enfant”, “Le respect de la propriété”, “la liberté réciproque”… En clair, tout ce que trois millénaires de judéo-christianisme avaient cumulé dans la conscience clapotante des femmelettes, des retraités et des impotents, qui tous votaient, et qui, trois cents ans après l’invention du robinet en était encore à croire à l’eau sainte des bénitiers et à l’innocence des confessions. » (pp. 47-48, avec une faute au passage…)

     

    Car bien entendu, les Cercloniens sont des êtres civilisés. Ils votent. Ils l’ont choisie, leur sécurité. Ils nous ressemblent !… Mais pour les Voltés, « La démocratie est une médiocratie… – Relayée par une médiacratie… » (p. 439) Médiocratie en effet, tant les talents sont étouffés par le poids des normes officielles. Les dirigeants ne sont pas des forts, mais plutôt les meilleurs d’entre les faibles – les plus « méritants » selon l’ordre mathématique du Clastre. Et médiacratie, puisque toute décision politique – voir le procès de Capt, dont le sort est scellé en direct par les holospectateurs – est motivée par l’impact présumé de sa mise en œuvre sur les médias… Autant dire que la chasse aux voix ne diffère aucunement d’une vulgaire campagne publicitaire. « Mais en quoi faire vendre serait-il différent de faire voter ? » se demande Capt. « Et même de gouverner ? Ne s’agit-il pas toujours, à partir d’une liberté présupposée, d’orienter ses choix ? » (p. 284) Le capitalisme et la démocratie, main dans la main, ont besoin d’une « sociologie des comportements qui soit capable de dégager les principales chaînes émotives ; d’en dresser une typologie fouillée ; d’examiner la mécanique intime des schèmes stimuli/réaction ; de segmenter les tendances sentimentales par âge, sexe, plasticité, réseau relationnel, sociostyles, etc. – tout cela en fonction des stratégies d’impact et des cibles visées. […] Pour finir, d’une gestion probabilitaire qui détermine non seulement les effets prévisibles des stratégies menées […] »  (pp. 284-285) L’homme divisé, l’homme segmenté, l’homme machinisé... La chair, l’âme, traduites en nombres !…

     

    « C’est un lieu commun, écrit Jean-François Lyotard dans La condition postmoderne expliquée aux enfants, que nous ne sommes pas en 1984 dans la situation promise par Orwell. Le déni est hâtif. On a raison, du moins pour l’Occident, si l’on entend cette situation en un sens étroitement politologique ou sociologique. Mais si l’on fait attention à la généralisation des langages binaires, à l’effacement de la différence entre ici-maintenant et là-bas-alors, qui résulte de l’extension des télérelations, concomitant à l’hégémonie du négoce, on trouvera que les menaces qui pèsent du fait de cette situation, la nôtre, sur l’écriture, sur l’amour, sur la singularité sont, dans leur nature profonde, parentes de celles décrites par Orwell. » Sans parler des réseaux de plus en plus denses de caméras de surveillance, dont certaines, dans l’Angleterre d’aujourd’hui, rappellent à l’ordre les contrevenants via des hauts parleurs. Ça n’est pas anecdotique ! La Zone, c’est ici, c’est maintenant. Est moins visée par La Zone du Dehors une dictature de type communiste ou fasciste comme l’étaient Nous autres et 1984, que l’évolution présente de nos sociétés « intellectueuses », en lesquelles Alain Damasio voit sans doute la surpuissante expression du biopouvoir selon Michel Foucault, auteur que Capt enseigne d’ailleurs à ses étudiants, à qui il fait lire Surveiller et punir bien sûr, mais aussi La volonté de savoir qui s’intéresse à la « mise en discours » de la sexualité (c’est-à-dire moins à sa prétendue répression, qui pour Foucault n’est qu’une hypothèse, qu’au fait que la société ne cesse de parler de la sexualité et de sa répression ), avant d’étudier – en reprenant les thèses de Surveiller et punir – les liens qui existent entre cette mise en discours et la mise en place de mécanismes de pouvoir propres à la bourgeoisie. Capt et ses amis « volutionnaires », seraient donc animés par la volonté de savoir, tandis que La Horde ferait le récit de la quête d’une volonté pure ou plutôt d’une souveraine volonté de puissance… Les voltés adressent un formidable « Non ! » au monde postmoderne (le « Deviens ce que tu es ! » de la première version du roman s’est d’ailleurs mué aux éditions la Volte en un « Deviens ce que tu hais ! », p. 203, assez sibyllin au premier abord, mais qui nous semble souligner, non sans brutalité, la posture défensive, voire destructrice, de la Volte – car haïr, comme aimer, c’est être encore vivant, c’est déjà agir, c’est toujours devenir…).

     

    *

     

    Les murs cercloniens sont transparents, laissant les intérieurs accessibles aux regards de tous, notamment ceux à ceux des voyeurs et autres délateurs nichés dans les postes d’observation des tours panoptiques de trente étages qui dominent chaque secteur. Alain Damasio hérisse ses textes de tours : La Horde du contrevent a sa Tour d’Ær et les flèches d’Alticcio, les Altermondialistes de la nouvelle « Les Hauts Parleurs » vivent dans la Tour de Leuze, la Tour Borgès, la Tour Guattari, etc., sans oublier les phares de « So Phare Away ». La tour, chez Damasio, peut être métaphore de l’accumulation babélienne, ou tour de guet, ou de résistance, comme en Gondor. Mais revenons à notre Panoptique. Au prétexte du principe de transparence,que nous connaissons bien sans toujours en mesurer la portée, l’intimité n’échappe plus au contrôle. Le pouvoir, cependant, disparaît derrière le Cube, une architecture silencieuse, elle-même dissuasive (« cent mètres d’arête, vingt-six étages au-dessus du sol (un par Ministre), le Terminor et son réseau câblé en dessous, quatre façades de miroirs fumés et un astroport sur le toit »). À l’évidence, tout a été conçu dès l’origine pour que les forces du COP (Code de l’Ordre Public) n’aient pas à intervenir. Prenons les tours panoptiques. Prélevée de son contexte carcéral initial pour être replacée dans un cadre urbain, biopolitique, l’invention du philosophe utilitariste Jeremy Bentham contribue fortement à nous faire considérer la ville (la vie) elle-même comme une prison : celui qui se sait observé – ou plutôt, et c’est là tout le génie du système, celui qui se sait susceptible d’être observé (sous-entendu, par l’œreil) – se sent coupable, tel le pécheur sous le regard de Dieu, et n’a pas d’autre choix que de faire profil bas ! Tout citoyen est un délinquant potentiel qu’il s’agit de débusquer au plus tôt (il suffit d’un œil ou d’une main à découvert sur une image vidéo pour que l’entreprise Défordre identifie vos empreintes rétiniennes ou digitales). Rien de plus simple (et de plus économique !) : le travail du pouvoir « carcéviscéral » est facilité par le zèle de son troupeau et par ses certitudes satisfaites… Capt le théoricien en est évidemment conscient : « Notre démocratie, peut-être que c’est réussi en cela : tout le monde un peu flic, il n’y a plus de monopole réel du flicage. Mais tout le monde si modestement, si petitement, que personne n’est vraiment à abattre – mais personne ne sent vraiment bon non plus. » (p. 31). Quant à ces « délinquants », il ne s’agit jamais que d’individus fichés, surveillés pour leurs activités légèrement différentes de la norme – et qui dit fichés, dit peu enclins à récidiver…

     

    Mais la peur, la culpabilisation et l’inévitable nouvel ordre moral qui s’instaure inévitablement ne sont pas les seules conséquences de la social-démocratie panoptique. À un niveau plus symbolique, c’est l’individu qui est menacé dans son indivisibilité même (le « crime parfait » selon Jean Baudrillard), comme Capt et ses élèves le prétendent au cours d’un beau et naïf concerto philosophique (avec contrepoint critique, relanceur, vulgarisateur…), dont Maurice G. Dantec s’est peut-être souvenu au moment d’écrire Cosmos Incorporated et Grande Jonction. Clastre rime opportunément avec cadastre : le peuple devient panel, l’individu simple unité cadastrale. Et nos voltés se battent avec ardeur pour reconquérir leur corps, leur âme… Leur Je !

     

     

    Pour lire la seconde partie, cliquez ici.

     

  • Neuromancien et autres dérives du réseau de William Gibson

     

    766446288.jpg

    2046 de Wong Kar Wai (photographie : Christopher Doyle)

     

     

    « D'une tempe à l'autre
         le sang de mon suicide virtuel
         s'écoule

         noir, vitriolant et silencieux
         
         Comme si je m'étais réellement suicidé

         les balles traversent jour et nuit
         mon cerveau »

     

    Ghérasim Luca, L’Inventeur de l’amour

     

     

    À l’occasion de la sortie de son nouveau roman Code source (Spook Country, éd. Au Diable Vauvert), suite annoncée d’Identification des schémas, je suis revenu pour le site ActuSF sur les premières œuvres de William Gibson, rééditées par J’ai lu en grand format en octobre dernier. Dès Neuromancien, le lecteur de Gibson est confronté à un style dont la poésie elle-même, certes indéniable – surtout en anglais –, est phagocytée par l’emprise de la technique, toute puissante. Son écriture n’est en effet que le reflet d’un monde réifié, d’où Dieu a été chassé. Désenchanté, donc. Ectoplasmique. Et c’est cette contradiction fondamentale – entre fascination et résistance – qui est à l’origine de l’esthétique gibsonienne.

     

    Lire l’article : « Neuromancien et autres dérives du réseau – Note sur la poésie des cyberdécombres »

  • L’Enchâssement de Ian Watson - 2 - Les expériences de Chris Sole

     

    143a72441b0521166bfe405dd0d735f6.jpg
    Illustration : Pierre Clayette (revue Planète N°10 - mai/juin 1963)

     

     

    Le roman de Ian Watson entrelace – enchâsse – trois fils narratifs distincts. D’abord, au Centre Haddon, des enfants sont élevés dans des conditions très particulières, dans le but de décupler leurs capacités à comprendre et à produire des langages artificiels. Ensuite, un anthropologue français relate ses observations au cours d’un séjour chez des indiens amazoniens, les Xemahoa, qui à l’aide de l’absorption d’une drogue locale enchâssent leurs mythes dans un langage spécifique, incompréhensible dans d’autres conditions. Enfin, arrivent sur Terre les Sp’thra, extraterrestres linguistes qui poursuivent une inlassable quête encyclopédique et spirituelle, à la recherche de l’Autre-Réalité. Ils se nomment eux-mêmes les Changeurs de Signes.

     

     

    L’Enchâssement commence donc avec Chris Sole, un linguiste. Sole travaille dans une unité spéciale du Centre Neurothérapique Haddon, hôpital spécialisé dans le traitement des enfants aphasiques. Sole et ses collègues ne soignent personne : ils explorent les limites linguistiques du cerveau humain. Ils ont isolé, dans trois « univers » clos et souterrains, des enfants, orphelins de guerre, auxquels ils ont également administré une drogue, l’ASP (Accélérateur de synthèse des protéines) qui modifie les facultés cérébrales et améliore les capacités d’apprentissage... Dans l’univers « étranger », les enfants sont soumis à de constantes illusions perceptives – comme s’ils étaient dans un tableau d’Escher – ; d’autres, dans un deuxième « univers », assimilent des « langages logiques » ;  dans celui dont il a la charge, Sole apprend à ses jeunes cobayes (car c’est bien de cela dont il s’agit) un langage « enchâssé », sur le modèle des Nouvelles impressions d’Afrique de Raymond Roussel. À Tom Zwingler, mystérieux envoyé du gouvernement à qui les membres du Centre sont sommés de présenter leurs travaux, Chris Sole avance que « […] le langage reflète notre conscience biologique du monde qui nous a produit. Nous enseignons donc trois langages “artificiels” destinés, en quelque sorte, à sonder les frontières de la pensée. » (p. 52)[1]

    Ici, Sole se réapproprie d’une part certains éléments de la théorie de la grammaire générative de Noam Chomsky, pour qui le cadre universel des structures syntaxiques de toutes les langues serait inscrit en nous dès la naissance (Chris Sole : « […] le langage reflète notre conscience biologique du monde »), et d’autre part les théories relativistes (Benjamin Whorf) qui à la suite du behaviorisme postulent que le langage serait une (re)construction de la réalité par le sujet (Chris Sole : « qui nous a produit »), selon des mécanismes parfaitement analysables. Selon la perspective behavioriste, l’acquisition du langage s’opérerait par essais, erreurs, sélection, récompenses. Chomsky réfute ces théories :

     

    « […] les conditions taxinomiques de la structure linguistique sont inadéquates et […] l’on ne peut parvenir à la connaissance de la structure grammaticale en appliquant les divers types d’opérations inductives, procédant pas à pas (segmentation, classification, procédures de substitution, cases remplies dans une structure, association, etc.), qui ont pu être développées jusqu’à présent dans la linguistique, la psychologie ou la philosophie. […] Il semble évident que l’acquisition linguistique est fondée sur la découverte par l’enfant de ce qui, d’un point de vue formel, constitue une théorie profonde et abstraite – une grammaire générative de sa langue – dont les concepts et les principes ne sont reliés à l’expérience que de loin, par des chaînes longues et complexes d’étapes inconscientes de type quasiment déductif. Le caractère de la grammaire acquise, la qualité inférieure et l’étendue extrêmement limitée des données dont le sujet dispose, la frappante uniformité des grammaires obtenues, le fait qu’elles soient indépendantes de l’intelligence, de la motivation, de la situation émotionnelle, ces facteurs pouvant avoir une grande marge de variantes – tout cela ne permet pas d’espérer que la structure de la langue puisse être apprise par un organisme qui ne disposerait d’aucune information préalable sur son caractère général. »

    N. CHOMSKY, Aspects de la théorie syntaxique, éd. du Seuil, « L’ordre philosophique », 1971, pp. 83-84.

     

    (Presque) chaque phrase que nous prononçons étant une combinaison nouvelle de mots, et non la répétition de phrases-types adaptées aux situations, il ne peut s’agir d’un système, aussi complexe soit-il, de réactions à des stimuli. En outre, l’enfant est très tôt capable de formuler spontanément des phrases cohérentes et pertinentes (et l’adulte passe sans difficulté majeure de sa langue maternelle à une autre, apprise plus tard). Par ailleurs, Chomsky postule l’existence d’universaux linguistiques, autrement dit l’ensemble des éléments phonétiques, phonologiques, syntaxiques, sémantiques ou lexicaux, que l’on suppose communs à toutes les langues naturelles. Fort de ces constatations, le linguiste américain cherchera à mettre en lumière une « grammaire universelle », un ensemble restreint d’instructions abstraites différemment déclinées selon les langues, où nous puiserions la structure de nos phrases – non les phrases elles-mêmes, nous y reviendrons –, sans passer par une sélection aveugle parmi une infinité de combinaisons syntaxiquement indéterminées – ces dernières étant d’emblée, sans analyse, jugées incorrectes[2].

    Plus loin, Sole développe les enjeux de son propre projet :

    « – L’enchâssement est un cas spécial de ce que nous appelons les lois de récursivité, ensemble des règles qui permet d’effectuer la même opération plus d’une fois lorsqu’on construit une phrase, de façon à faire cette phrase de la forme et de la longueur qu’on désire. […] Chaque phrase que nous construisons est une création inédite. Cela est proprement le fait des règles de récursivité. Le chien et le chat et l’ours ont mangé. Ils ont mangé du pain et du fromage et des fruits, avidement et gloutonnement. Ces phrases, vous les entendez pour la première fois. Elles sont entièrement nouvelles, mais vous n’avez aucune difficulté à les comprendre. C’est grâce à cette compétence linguistique, à la fois créatrice et souple, inscrite dans notre cerveau. Mais l’enchâssement porte la pensée aux limites du cerveau, ce qui explique le rôle de sonde que nous lui faisons jouer à la lisière… » (pp. 53-54)

    Le principe de l’enchâssement, comme dans la comptine « La maison que Pierre a bâtie », est relativement simple à comprendre. Mais : « […] c’est autre chose d’appliquer l’enchâssement à l’intérieur d’une même phrase : c’est le malt que le rat que le chat que le chien a chassé, a mordu, a mangé. Qu’est-ce qu’on peut en dire ? Que c’est grammaticalement correct ? C’est vrai, mais on n’y comprend pratiquement rien. Qu’on pousse un peu plus loin l’enchâssement et on en arrive au poème de Raymond Roussel. Les surréalistes ont essayé de construire des machines à lire Roussel. Mais l’appareillage le plus docile, le plus sensé que nous ayons, que nous connaissions, pour le traitement du langage – notre propre cerveau – est, dans ce cas précis, impuissant. » (p. 56)

    Pour vous en convaincre, voici un extrait des Nouvelles impressions d’Afrique :

     

    « Traitement héroïque ! user avec la langue,

    Sans en rien rengainer qu’elle ne soit exsangue,

    Après mille autre fous, les flancs de ce pilier !

    Mais vers quoi ne courir, à quoi ne se plier,

    Fasciné par l’espoir, palpable ou chimérique

    (Espoir ! roi des leviers ! tout oncle d’Amérique

    ((Ce pays jeune encore, inépuisé, béni,

    − Si tard, de nos atlas, vierge il restera banni, –

    Où l’on rafle plus d’or, vingt fois, qu’en l’ancien monde,

    Soit que – l’appétissant a besoin de l’immonde –

    Par cent mille kilos on fabrique un engrais

    Pour ces champs infinis, où, gaillards, le nez frais

    (((Un jour, d’un chien souffrant fait un chien hydrophobe ;

    S’assurer que toujours ce liquide que gobe

    Même le mieux appris entre les nouveau-nés

    Sort de l’ami de l’homme et lui vernit le nez

    N’est pas, prenons-y garde, acte moins nécessaire

    Que : − lorsque l’ennemi se fend d’un émissaire,

    Sur les yeux de l’intrus appliquer un bandeau ;

    − Quand passe un roi, marquer autour de son landau

    Chaque point cardinal par un mouchard cycliste ;

    − Quand, chef de conjurés, des noms ont fait la liste,

    Tout ce qu’on a d’esprit le mettre à la chiffrer ;

    − Pour que l’oiseau pillard hésite à s’empiffrer,

    Meubler d’épouvantails les terres où l’on sème ;

    − Vieux ! ((((pendant notre hiver notre tignasse essaime,

    Tels les rayons plantés dans le soleil vernal

    S’en vont quand il se change en soleil hivernal ;)))),

    S’imposer de fuir l’air ou de porter calotte ;

    − Après avoir sombré de culotte en culotte,

    Mettre en sûr viager l’argent sauvé du club ;

    −Engager le verrou quand c’est l’heure du tub ;

    −Avant de travailler sur une corde raide

    S’armer d’un balancier ;))) »

     

    Refermer les deux parenthèses encore ouvertes (au moins Raymond Roussel a-t-il la bonté de les distinguer par leur nombre !) nous obligerait presque à citer le texte in extenso, de nouvelles parenthèses s’ouvrant à nouveau à la suite de l’extrait… Le texte de Roussel pousse l’exercice jusqu’au cinquième degré (parenthèses à cinq branches). Sole dit vrai : on n’y comprend pratiquement rien – au point, d’ailleurs, que je suis, en ce qui me concerne, incapable de décider si l’enchâssement de Raymond Roussel est du type self-embedding, du type center-embedding[3] ou d’une articulation des deux, même si à première vue, cette « forêt concentrique de parenthèses », pour reprendre les mots de Foucault, ressemble fort à un self-embedding (comme, du reste, cette nouvelle série d’articles, enchâssée dans cette autre série consacrée à La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin, encore inachevée ((elle-même enchâssée dans mon travail au long cours sur Ténèbres de Dario Argento (((qu’heureusement n’enchâsse aucun autre texte))) qui n’attendait plus que ma (re)lecture d’Egard Allan Poe)) mais dont la mise en ligne ne devrait plus tarder) qui simplement excède nos capacités de mémorisation.

    Dès lors, la comparaison de Chris Sole pourrait bien être douteuse. Sole paraît en effet suggérer que nous devrions notre inaptitude à maîtriser un tel langage au fait que celui-ci échappe au cadre préétabli de la grammaire universelle. Cependant, notre objection est presque aussitôt relativisée. Selon Sole en effet, si nous sommes impuissants à appréhender le langage enchâssé, c’est en réalité parce que « […] le traitement du discours dépend du volume d’information que le cerveau peut emmagasiner à court terme. » (p. 56) Dont acte. Il n’est plus question de structure transcendante mais de mémorisation. L’adjonction d’ASP chez ses enfants-cobayes est donc, de ce point de vue, justifiée : en augmentant leurs capacités cérébrales, Sole entend ramener l’enchâssement dans le périmètre de leur entendement - ou plutôt étendre ce périmètre pour y circonscrire l'enchâssement. Poursuivons : « Mais cette forme permanente n’est pas fonctionnelle pour chaque mot isolé. Le souvenir de la signification essentielle suffit à nos besoins. On a ainsi un premier niveau d’information, celui des mots qu’on utilise effectivement, à la surface de l’esprit. Et un second niveau, permanent, profond où s’enchevêtrent, en associations d’idées, des concepts hautement abstraits, organisés en réseaux et en nœuds, comme un filet. Entre ces deux niveaux se trouve le plan du discours engendré par les idées. C’est là, dans cette zone intermédiaire, que sont inscrites les règles de ce que nous appelons la grammaire universelle. Nous la disons universelle parce que ce plan du discours est une pièce essentielle de la structure de l’esprit et parce que les mêmes règles peuvent traduire des idées dans n’importe quel langage humain, quel qu’il soit… […] Si, pour dégager les règles de la grammaire universelle, nous rassemblions tous ces aspects, nous obtiendrions une carte du territoire, du champ d’action possible de toute pensée humaine, de tout ce que, un jour, nous pourrions vouloir exprimer en tant qu’espèce. » (pp. 56-57)

    Pour une interprétation cohérente du roman, il convient de garder ce passage présent à l’esprit. Pour l’heure, retenez surtout qu’aux yeux de Chris Sole, l’enchâssement ne déborde pas du cadre de la grammaire universelle : simplement, il ne nous est pas accessible, dans l’organisation commune de notre pensée.

    Récapitulons. De la fameuse « hypothèse Sapir-Whorf (la réalité serait inconsciemment construite à partir des habitudes linguistiques du groupe) à la grammaire générative de Noam Chomsky, L’Enchâssement suggère donc que tous les êtres humains sont naturellement capables, dès leur naissance, d’acquérir n’importe quel langage (humain), mais aussi, et surtout, que tous nos langages sont structurellement apparentés, tous évoluant dans le champ de la grammaire universelle (qui, comme la Bibliothèque de Babel de Borges, contiendrait toutes les possibilités de notre pensée – y compris celles contenues dans les structures enchâssées). Les limites de notre mémoire à court terme restreignent fortement le nombre de combinaisons possibles. Avec l’ASP, Sole espère donc repousser ces limites, et découvrir, sans sacrifier les lois de récursivité, l’ensemble des possibilités du langage. Aveuglé par l’amorale ambition d’expérimentations scientifiques qui n’ont guère plus de raisons d’être que celles du Camp de concentration de Thomas Disch, Sole semble cependant oublier les grands principes de la représentation du monde exposés dans la Sémantique générale de Korzybski popularisée par Alfred Elton Van Vogt dans son cycle des non-A : non seulement la carte n’est pas le territoire, mais encore elle ne recouvre pas le territoire (autrement dit la mise en lumière hypothétique du « champ d’action possible de toute pensée humaine » ne saurait exprimer exactement cette pensée). En d’autres termes, le langage est interprétation du monde, plutôt que révélation. D’ailleurs, il ne s’agit de la part de Sole que d’une mauvaise interprétation de Chomsky, qui dans Aspects de la théorie syntaxique, écrivait ceci :

     

    « C’est une propriété essentielle du langage que de nous fournir le moyen d’exprimer un nombre indéfini de pensées et de réagir de façon appropriée dans une série indéfinie de situations nouvelles […]. La grammaire d’une langue particulière doit dès lors être complétée par une grammaire universelle qui rende compte de l’aspect créateur de l’acte linguistique et formule les régularités profondes qui, étant universelles, sont omises dans la grammaire elle-même ; il est, par conséquent, tout à fait normal qu’une grammaire ne traite en détail que des exceptions et des irrégularités »

    N. CHOMSKY, Aspects de la théorie syntaxique, éd. du Seuil, « L’ordre philosophique », 1971, pp. 16-17.

     

    Cette créativité propre au langage humain, Sole, naïvement, n’en tient pas compte. In fine, la méthode et les postulats des scientifiques du Centre – et nous voici arrivés au troisième postulat de la Sémantique Générale – en disent plus long sur leur propre mode de pensée – et peut-être celui de l’auteur – que sur l’objet de leurs folles expériences, forcément vouées à l’échec…

     

     

    1 - SF et langage

    3 - Les indiens Xemahoa

    À suivre…



    [1] Les numéros de pages correspondent à l’édition Pocket « Science-fiction » n° 5211, 1985, illustration de Wojtek Siudmak, traduction de Didier Pemerle.

    [2] J’espère, n’étant point linguiste de formation, ne pas trop trahir les propos de Noam Chomsky…

    [3] Tenser, dit the Tensor, étudiant anglais en linguistique spécialisé en informatique, reproche sur son étonnant blog à L’Enchâssement de confondre deux structures différentes : d’une part le self-embedding (enchâssement qui consiste en une série de termes imbriqués les uns dans les autres à la manière des poupées russes ; reprenons l’exemple, utilisé par Watson, de la comptine « The house that Jack built », connue chez nous sous le titre « La maison que Pierre a bâtie » : « C’est le chien qui a étranglé le chat qui a attrapé le rat qui a mangé le riz qui est dans le grenier de la maison que Pierre a bâtie. ») et d’autre part le center-embedding, le seul à produire des phrases effectivement incompréhensibles (voir l’exemple cité dans l’extrait ci-dessus, qui reprend, en le tordant, la même comptine : « c’est le malt que le rat que le chat que le chien a chassé, a mordu, a mangé. »). Notons que le passage à la langue française entretient la confusion, puisque self-embedding et center-embedding se traduisent tous deux, si j’en crois le glossaire du SIL, par « auto-enchâssement » ou, plus simplement, par « enchâssement »… Une phrase construite sur de multiples center-embeddings (le rat (que le chat (que le chien a étranglé) a attrapé) qui a mangé le riz) est grammaticalement correcte, ou du moins acceptable, et donc parfaitement sensée, mais elle résiste à notre compréhension. Or, argumente Tenser, si elle est grammaticalement correcte dans une langue particulière, elle est forcément conforme à toute hypothétique « grammaire universelle ».

  • L’Enchâssement de Ian Watson - 1 - SF et langage

     

     

    c083d30bccd6849ed425d040df845e4d.jpg

     

     

    L’Enchâssement (The Embedding), publié en 1973 et traduit par Didier Pemerle, était le premier roman de Ian Watson (« le plus remarquable premier roman que j’ai lu depuis dix ans » écrivait James G. Ballard dans The New Statesman) ; il obtint en 1975 le prix Apollo pour sa traduction française. Né en Angleterre en 1943, cet ancien étudiant en linguistique, dont les débuts en science-fiction remontent à 1969 dans la revue New Worlds – et à qui l’on doit également Le modèle Jonas (The Jonah kit, 1975), L’inca de Mars (The Martian Inca 1978), L’ambassade de l’espace (Alien Embassy, 1977), le « space opera théologique » Le monde divin (God’s World, 1979) ou la novella La voix de Wormwood (A Speaker from the Wooden Sea, 2002) –, entretient dans ses romans l’idée que notre réalité peut être littéralement transcendée, que, par des moyens qui diffèrent d’une œuvre à l’autre – ici, le langage –, nous pourrions atteindre ce que Michael Bishop a désigné comme un « continuum cosmique », ou ce que les extraterrestres de L’Enchâssement appellent l’ « Autre-Réalité » – transcender la prison que constitue l’univers physique.

     

    L’Enchâssement n’est certes pas le premier roman de science-fiction à s’articuler autour du langage et de ses théories. Dans « L’odyssée martienne » (« A Martian Odyssey », in Wonder stories, 1934) de Stanley G. Weinbaum, le membre de la première expédition martienne était confronté à l’étrangéité du langage des autochtones. En 1973, les lecteurs de Fiction pouvaient découvrir « Langage universel » (« Omnilingual »), récit de H. Beam Piper publié à l’origine dans Astounding Science Fiction en 1957, dans lequel une autre expédition se heurtait au langage d’une civilisation martienne disparue. Dans Les langages de Pao (The Languages of Pao, 1957) de Jack Vance (que Folio SF réédite en mars 2008), les langues sont des outils, des armes sociales utilisées pour manipuler les masses, à l’image – même si, ici, c’est d’abord pour améliorer la société jugée trop passive de la planète Pao que le sorcier Palafox scinde la langue paonaise en plusieurs branches artificielles – du Novlangue de 1984 de George Orwell (1949), sans doute le plus fameux prototype du genre. Plus encore que l’apparence ou le comportement, c’est le langage qui différencie deux cultures pour Jack Vance ; le message reçu par les scientifiques de La voix du maître 1968) de Stanislaw Lem, aussi insondable que les émanations de la planète Solaris, en est un autre exemple, tout aussi probant. Le langage est encore une arme, au sens littéral cette fois – et viral –, dans Babel 17 de Samuel R. Delany, qui, sans renoncer « à aucun des délicieux poncifs du genre », écrivait Gérard Klein dans sa préface, met en scène une impitoyable guerre du langage. D’Orwell à Delany, en passant par Vance, circule en effet l’idée que le langage ne se contente pas de refléter notre vision du monde : il l’informe, il altère nos perceptions, il façonne notre pensée – si le verbe peut être créateur, il peut également aliéner. Dans Babel 17 comme dans 1984, la nature totalitaire – technique – du langage est ainsi combattue par ce qui échappe à tout systématisme : l’amour et les infinies possibilités de la poésie contre le réductionnisme des algorithmes. Chez Philip K. Dick, le langage peut d’ailleurs créer de (presque) parfaites illusions : ainsi Ragle Gumm, le malheureux héros du Temps désarticulé (1959), découvre-t-il, effaré, que de simples mots écrits sur des morceaux de papier ont suffi à berner ses sens : « Notre réalité se situe dans un univers de mots, non de choses. D’ailleurs une chose, cela n’existe pas, c’est une Gestalt au sein de l’esprit. […] Le mot est plus réel que l’objet qu’il désigne. ». Plus tard, personne ne semble avoir relevé que son œuvre la plus emblématique, Ubik (1969), achevait d’accorder au langage sa toute puissance – il suffisait d’y déclarer « Je suis vivant et vous êtes morts » pour bouleverser radicalement jusqu’aux lois les plus immuables de la diégèse – pour voir des vivants se dessécher et des morts réapparaître qui n’avaient pourtant pas été conservés dans un moratorium. Ainsi que le stipulait déjà à mots couverts Jorge Luis Borges dans « Tlön, Uqbar, Orbis tertius », maîtriser le langage (en l’occurrence à travers l’édification d’une encyclopédie totale), c’est maîtriser l’univers.

     

    Avec L’Enchâssement, Ian Watson propose apparemment une sorte de synthèse entre les spéculations d’un Vance ou d’un Delany d’une part, et les intuitions logocratiques d’un Dick ou d’un Borges d’autre part. Certes pas exempt de défauts, certes pas aussi psychédélique – bien qu’il brasse extraterrestres, indiens d’Amazonie, drogues diverses, gouvernements fourbes, expérimentations scientifiques et vertiges cosmiques –, que d’autres romans américains de la même période (je pense entre autres à Jack Barron et l’éternité, Tous à Zanzibar, Camp de concentration…), L’Enchâssement n’en constitue pas moins l’un des sommets de la science-fiction moderne, qu’aucun éditeur, pourtant, n’a cru bon de rééditer depuis vingt-deux ans (Camp de concentration n’est pas mieux loti, avec déjà vingt-quatre ans de purgatoire)…

     

     

    2 - Les expériences de Chris Sole

    3 - Les indiens Xemahoa

    À suivre…

     

  • La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin - 6 - Temps, récit et schizophrénie, première partie

     

    962caa10a458d5d6124cb4fe0d362b6f.jpg

     

     

    « to and fro in shadow from inner to outer shadow
    -
    from impenetrable self to impenetrable unself by way of neither »

     

    Samuel Beckett, neither

     

     

     

    Ce que nous avons appelé « damnation » ressemble en fait à s’y méprendre au théâtre mental du schizophrène. Le moi-qui-meurt de Tyron est exclu du monde, ou, pour reprendre les termes de Bataille cités plus haut, la mort enferme son monde réel « dans l’irréalité d’un moi = qui = meurt ». Tyron, Sarah, Narathan et Io-Tancrède (Reeltoy, le jouet-bobine, jouant un rôle bien à part) se meuvent dans leur propre monde (« Les fous possèdent leur monde à eux, non ? », lâche Clelia à Io-Tancrède, p. 259) – recroquevillé sur lui-même, mais jamais autistique –, à la tangente de cette possibilité absolue de l’être que constitue sa mort. Irréalité, vraiment ? Pas exactement. Bill Tyron n’est pas victime d’hallucinations au sens commun du terme : il fait plutôt l’expérience subjective de la mémoire et des pensées ; son monde est encerclé par la présence terrifiante de la mort. Et pas seulement Bill : les cinq narrateurs de La Mémoire du vautour sont tous schizophrènes, chacun à sa manière. Tyron, donc, qui engendre les autres ; Sarah ensuite, à la temporalité discordante, sujette au délire de persécution ; Narathan, qui voit un psychologue régulièrement, et qui sous l’action de psychotropes acquiert une perception altérée de la réalité ; Io-Tancrède[1], à qui l’on a diagnostiqué une schizophrénie hébéphrénique (cf. p. 286) ; et Reeltoy, le personnage multiple dont les différents avatars, humains ou animaux, sont tous eux-mêmes schizophrènes – étant bien entendu que nous n’envisageons pas ici la schizophrénie comme un cas clinique psychopathologique, mais comme un mode spécifique d’être au monde. Nous ne faisons d’ailleurs que nous appuyer sur les travaux de Ludwig Binswanger (1881-1966), chef de file de la Daseinanalyse (analyse existentielle) et auteur, entre autres, du Cas Suzanne Urban. Pour l’analyse existentielle, d’une certaine manière, il n’y a plus de malades mentaux, seulement des expériences vécues qui constituent le moi (même si ce moi, comme le firent remarquer un peu abruptement Gilles Deleuze et Félix Guattari dans L’Anti-Œdipe, « il y a bien longtemps que le schizo n’y croit plus »[2]) : « chacun a, pour ainsi dire, sa propre schizophrénie, selon sa propre biographie, ses propres problèmes et les alternatives qui en procèdent »[3]. Ce serait même le propre de la schizophrénie, selon Binswanger, de n’être pas un mal générique menaçant le Dasein, comme peuvent l’être la manie et la mélancolie. La schizophrénie, donc, comme mode singulier de l’être-au-monde.

    Pour la psychanalyse, le moi se constituerait sur un mode spéculaire (je me reconnais dans l’Autre). Or l’identification secondaire (re-présentation de soi, distinction entre sujet et objet) est perturbée chez le schizophrène. Le morcellement schizophrénique du moi ne désigne pas le clivage du moi en différentes unités ou personnalités – sinon dans l’imagerie populaire –, mais plutôt le défaut de constitution d’un moi unifié et distinct : « Socrate n’établit pas de réelle différence entre « je » et « tu », entre lui et les autres. […] Alors peut-être qu’il veut dire que c’est toi qui ne connaît pas la mort. Quoi qu’il en soit, c’est très anormal. » (128), dit Monika à Sarah[4], à propos de l’orang-outang au nom de philosophe grec. Ou encore : « Je ne me sens pas très bien. Je suis – je suis en dehors de moi. » (Io-Tancrède, 268-269). Pour le schizo, en effet, « Je » est un autre[5] (cf. également notre quatrième partie) : « [J]e suis la conscience d’un autre, mais cet autre n’est pas Dieu » (227), déclare Io-Tancrède (il fait ici référence à notre mystérieux énonciateur déjà évoqué, « LUI », son « double invisible » qui n’évolue pas dans le même monde[6] :  « Je n’essaie pas de savoir ce que LUI a en tête. J’ai décidé une fois pour toutes de vivre, même si c’est étrange et difficile. Je suis le véhicule. Le porte-parole », p. 238), qui se contredit quelques dizaines de pages plus loin, toujours aussi confus : « Dieu, je – Les rues. Les rues sont vides. » (275). Le chapitre Reeltoy, moins explicite, n’est pas moins éloquent : Reeltoy, c’est l’ami de Narathan, mais c’est aussi un vautour, un tigre, un pirate défoncé, un requin… Lisons Setyo, le pirate : « Je suis le personnage. Je comprends la chose noire. Qui enlace la vie. Opérant par cercles concentriques pour la séduction et nous incorporer à sa danse spéciale et savoir/comprendre/c’est voir ce qui se dessine et de quelle façon procèdent les départements concernés les tours hurlantes au sommet des cieux. Comprenons ceci ::: qu’elle va se confondre avec MOI. » (150-151) Setyo devient le tigre en le mangeant. Devient le vautour. Et à son tour le requin deviendra lui. Puis Reeltoy. De la même façon, les différents narrateurs de La Mémoire du vautour, de Bill Tyron à Io-Tancrède, sont à la fois les mêmes, et distincts, liés par une logique qui échappe à la seule rationalité. Reeltoy reconnaît Sarah à travers Narathan (p. 166), alors même qu’il ne saurait l’avoir rencontrée, sinon sous la forme du vautour. Mais laissons cela pour le moment.

    Il y aurait donc, en quelque sorte, indistinction entre la vie psychique du schizo (son imaginaire) et les événements réels, externes. Cet imaginaire possède une évidence interne indiscutable : la croyance délirante a le caractère réel de l’évidence subjective (à ceci près qu’elle est considérée par le sujet comme un jugement sur le monde, qu’elle est traitée comme si elle concernait la réalité externe et non la réalité interne. Autrement dit, pour reprendre les termes de Binswanger, il s’agit d’une « perte de l’expérience naturelle » (c’est-à-dire de la croyance en la réalité). Bill Tyron étant en train de mourir dans la réalité objective, tout ce qu’il rapporte directement ou indirectement relèverait donc de l’imaginaire. La pensée serait morcelée par la dissociation symbolique, soustraite au principe de réalité. Elle serait, en langage freudien, « primaire », c’est-à-dire seulement « présentation » de la chose ou de l’action en mémoire : l’hallucination serait accomplissement d’une scène ; tandis que la pensée secondaire re-présenterait des contenus inconscients en permettant, par déplacement, leur accomplissement par l’action (pensée ou langage). Pour le schizo, si l’on veut, le mot vaudrait pour la chose[7], les métaphores seraient prises au pied de la lettre[8]… L’improbable vautour que rencontre Sarah, par exemple, est porteur d’un fort symbolisme, (nous l’évoquerons en temps voulu ; il vous importe, pour l’heure – faites-moi confiance –, de savoir que le vautour, qui n’est pas par hasard le seul personnage à figurer dans le titre, est la véritable clé de compréhension du roman), et d’un grand pouvoir métaphorique. Ainsi pourrions-nous dire que la mort « plane » sur le monde du roman. Au sens figuré d’abord, en étant omniprésente[9] (au sens strict : présente partout), dès les premières lignes, jusqu’aux dernières (et pour cause puisque, comme nous l’avons vu, le roman est enchâssé dans la mort de Tyron). Au sens propre ensuite, avec l’ombre récurrente du vautour (Sarah, Reeltoy, Narathan), métaphore réifiée de la mort (mais pas seulement, nous le verrons) : « J’appuie sur PLAY. Rien ne se passe. De la neige sur l’écran, quelques zébrures, puis un compte à rebours, 10, 9, 8, 7 et l’image d’un vautour en ombre chinoise. » (203)

    Le schizophrène est victime d’une confusion des représentations par analogie (d’images et de mots), d’où la désorganisation logique de sa pensée (dissociation), dont la temporalité est annulée (cf. plus loin). Il est acteur, mais aussi spectateur (cf. p. 203). Mais cette désorganisation n’est pas absurde. Le mode de pensée psychotique a un sens, une logique, un ordre mental sous-jacent (il en résulte en théorie la production d’un idiome hermétique, organisé mais incommunicable[10]). Le sujet se retire en quelque sorte du réel, qui est alors refoulé, subrogé par une représentation inconsciente qui échappe au refoulement. Et cette représentation est une construction imaginaire, issue de la mémoire, qui se confond totalement avec la réalité ; pour le schizophrène, elle est la réalité.

    Comment s’organise cette représentation – cet être-au-monde ?

    Pour Binswanger, c’est la dévoration par une puissance existentielle déchaînée de terreur, de destruction ou d’anéantissement s’exaltant à l’infini, qui modifie la spatialité, aussi bien que la temporalité (nous y reviendrons plus loin) du schizophrène. Le « thème » terrifiant, ou menaçant, contamine le monde, le soumet à sa loi pour, logiquement, former un monde terrifiant, circulaire, dont le schizo est le centre exact. C’est ce thème menaçant qui « décide du lieu, du temps, des personnages et de la “personne” propre, en d’autres termes c’est lui qui leur imprime son propre sceau »[11]. Dans La Mémoire du vautour, ce « thème terrifiant », c’est la mort elle-même, bien évidemment, qui peut revêtir différentes formes (ainsi par exemple, à Medan, Sarah Greaves consomme-elle un bloody mary p. 64 puis du valpolicella p. 66, un vin d’Italie rouge sang, trois jours avant le crash qui lui fera rencontrer le vautour : ces allusions au sang renvoient à la future leucémie de Sarah, et à la mort). La mort, donc, est partout. Cependant, « la perception délirante n’est pas primaire mais est un résultat, une expression de la transformation du mode de présence à l’être dans sa totalité »[12], précise Binswanger. L’espace du schizophrène se concentre sur son moi dissocié, qui devient le point de convergence du monde. On trouve peut-être une trace de cette idée dans ce dialogue entre Bill Tyron et Sarah Greaves :

     

     

    « T’es-tu jamais demandé pourquoi les gens attrapaient des saloperies ? Je veux dire, le moment précis où ça arrive ? Les grands esprits de ce monde ne se laissent pas arrêter comme ça : ils refusent la faiblesse. Est-ce que Shakespeare ou Einstein sont tombés malades quand ils se trouvaient au pinacle de leur création ? Non. Homère a eu le temps d’écrire l’Odyssée. Pasteur, Newton, Colomb : ils sont tous parvenus à leurs fins. Stephen Hawking était atteint d’une affection neurodégénérative qui aurait dû le tuer en quelques années. Les médecins n’ont rien compris.

       Où veux-tu en venir ?

       J’ai perdu mon centre, Bill. Le cœur de ma vie. La leucémie aurait pu arriver dans un an, dans dix ans – ça n’aurait rien changé. Si je me débarrasse de cette saloperie, elle reviendra sous une forme ou une autre.

    […]

       On ne crée pas son cancer. Le cancer arrive parce que la porte est ouverte. » (34-35)

     

     

    Le schizo est encerclé par le monde comme projet de terreur, en sorte que « ce n’est pas seulement l’espace individuel mais l’espace cosmique qui se trouve étréci et obstrué »[13] Le schizo, donc, est encerclé, parfois jusqu’au délire de persécution (« Quelqu’un me suit, j’en suis sûr à présent. », p. 205 ; voir aussi Sarah Greaves et les complots dont le fait l’objet, d’abord pour la mêler au crash, ensuite pour effacer sa mémoire). Dans La Mémoire du vautour, on est encerclé par la mort. Le cercle est la figure centrale du roman. « [J]e me tiens au bord du cercle et de là, tout est visible » (133), dit le vautour, animal qui du reste plane en trajectoires circulaires (cf. aussi Setyo, p. 151 : « Je suis le personnage. Je comprends la chose noire. Qui enlace la vie. Opérant par cercles concentriques »). Le cercle, comme celui que le singe Socrate trace à l’intention de Sarah (cf. p. 127), ou comme ceux qu’évoquent Maxime et Narathan (cf. p. 187) est riche en significations. « Le cercle est le signe de l’Unité principielle et celui du Ciel : comme tel, il en indique l’activité, les mouvements cycliques. Il est le développement du point central, sa manifestation […]. »[14] nous apprend le Dictionnaire des symboles. Moins que l’idée de perfection (nous venons de dire que le schizo présente un problème d’unité), le cercle exprime donc celle d’un ordonnancement, ce que nous pouvons d’ailleurs rapprocher de la schizophrénie : « La conséquence [de cette systématisation du contact avec le Soi] en est que le monde ainsi rétréci aux limites d’un “théâtre du délire” est un monde inquiétant et guignolesque, inquiétant par le fait même que les meneurs de jeu restent complètement dans les coulisses. »[15] Le monde du schizo, ce territoire circulaire, a beau être marqué par la dissociation et la discordance, il  est néanmoins dépourvu de hasard, ainsi que Maxime l’explique à Narathan : « La compréhension du message […] La compréhension de la nature des cercles et des traces laissées. Nous prenons de la hauteur. Tracer les cercles sur les traces, c’est comprendre l’inéluctabilité de ce qui nous attend. La précision de l’horloge. » (187), ou comme le suggère Shanti : « Ça devait arriver. » (218) Tous les événements « se présentent non seulement sous forme de contacts avec le Soi, mais ils entremêlent leurs contacts »[16]. Le monde du schizo se tisse à son Dasein. Autrement dit, l’univers entier converge vers lui, contre lui, comme l’exprime Narathan : « tout s’ordonne autour d’un point central, […] je suis le cercle, le disque et, très bientôt, je prendrai mon envol. » (209).

    Le cercle symbolise également l’éternité, le cycle, ainsi que nous le rappelle opportunément le singe Socrate. (cf. aussi l’ouroboros évoqué p. 45 : « Le temps n’est pas un fleuve. Le temps est un serpent enragé prêt à tout pour se dévorer lui-même. C’est ainsi que l’univers finira : quand le début aura rattrapé la fin. »). Pour Socrate – le philosophe –, la mort et la vie sont deux contraires s’engendrant l’un l’autre en un cycle sans fin. Mais, nous l’avons dit, le cercle est surtout le symbole parfait de la situation dans laquelle se trouvent les personnages. « Jung a montré que le symbole du cercle est une image archétypale de la totalité de la psyché, le symbole du Soi »[17], à ceci près, faut-il aussitôt ajouter, qu’« en s’éloignant de l’unité centrale, tout se divise et se multiplie. À l’inverse au centre du cercle tous les rayons coexistent dans une unique unité et un seul point contient en soi toutes les lignes droites, unitairement unifiées les unes par rapport aux autres et toutes ensemble par rapport au principe unique duquel elles procèdent toutes. Au centre même, leur unité est parfaite ; si elles s’en écartent un peu, elles se distinguent peu ; si elles s’en séparent davantage, elles se distinguent davantage. Bref, dans la mesure où elles sont plus éloignées de lui, la différence augmente entre elles. »[18] Ce n’est qu’à l’Aleph du monde imaginaire des personnages que les éléments s’agencent parfaitement. Le problème est le suivant : si le schizo est au centre du monde, il ne parvient pas à se percevoir comme tel. Il a, pour reprendre les mots de Sarah, perdu son centre : « Abandonnée au monde comme sur un théâtre désert, la présence qui délire ne peut plus rien comprendre d’elle-même, mais, quoi qu’elle comprenne, elle le saisit à partir de son monde »[19]

    Dieu est un cercle dont le centre est partout, et la circonférence nulle part, paraît-il. La psyché, l’âme, serait alors un cercle qui n’aurait pas de circonférence, mais un centre. Tandis que le schizo, lui, est décentré. C’est en ce sens que nous avons parlé, plus haut, d’une damnation. Les étudiants de Io-Tancrède le savent, ou en ont l’intuition, quand ils installent une vieille femme atteinte de la maladie d’Alzheimer « au centre d’un cercle tracé à la craie » (280) : les temporalités singulières du schizophrène ou du malade d’Alzheimer (souvenons-nous de Kathleen) ne sont pas sans similitudes.

     

     

     

     

    À suivre.

     

     

     

    Rappel :

    La Mémoire du vautour – 1 – Introduction

    La Mémoire du vautour – 2 – Résumé

    La Mémoire du vautour – 3 – La mort impensable

    La Mémoire du vautour – 4 – JE est un autre

    La Mémoire du vautour – 5 – L’expérience intérieure

     

    À lire aussi :

    Kathleen

    Sayonara baby

    Or not to be

    Entretien avec Fabrice Colin (juin 2006)

     

     



    [1] La méticulosité obsessionnelle dans le nettoyage et le rasage du visage de Io-Tancrède (cf. pp. 234-235), les tractions qu’il effectue à la barre suspendue chez lui, nous rappellent certains psychopathes de fiction, tels Patrick Bateman dans American Psycho, ou Travis Bickle dans Taxi Driver.

    [2] Et précisément – en cela la petite saillie de Deleuze et Guattari  est abusive – la psychiatrie, comme la psychanalyse, considèrent la schizophrénie comme un défaut de constitution du soi.

    [3] L. Binswanger, Mélancolie et manie, trad. de l’allemand par J.-M. Azorin et Y. Totoyan, trad. revue et corrigée par A. Tartossian, Paris, P.U.F., « Psychiatrie ouverte », (1960) 1987, p. 134.

    [4] Socrate, le philosophe, qui entendait les voix du daïmon, était peut-être lui-même schizophrène…

    [5] Étant entendu que pour le schizo, il n’y a pas d’altérité absolue ou radicale.

    [6] « Il y a cinq ans, j’ai commencé à LE voir. D’abord une sensation – l’impression d’être suivi. Puis une certitude. IL était là. Chez moi. En moi. “Je représente […] la force agissante d’une entreprise aux vocations démesurées. La mort est ce qui nous occupe. Certains défunts dégagent en rendant leur dernier souffle une énergie narrative. Cette énergie est le carburant de notre art. Nous l’utilisons pour créer des histoires.” […] Contrairement à vous, je vis dans un monde stable. » (285-286)

    [7] « D’ailleurs, une chose, cela n’existe pas, écrivait Dick dans Le Temps désarticulé, c’est une Gestalt au sein de l’esprit. […] Le mot est plus réel que l’objet qu’il désigne. » (P. K. Dick, Le Temps désarticulé in La Porte obscure, trad. de l’américain par Philippe R. Hupp Paris, Omnibus, (1958) 1994, p. 962.

    [8] Ces images « ne sont pas des images de la détresse mais des formes réelles de la détresse » [L. Binswanger, Le cas Suzanne Urban : un essai sur la schizophrénie, trad. de l’allemand par J. Verdeaux, Saint-Pierre de Salerne, Gérard Monfort éditeur, (1957) 2004 ibid., p. 73].

    [9] La mort aurait cinquante noms, « mais “mort” est le plus connu » (254) : la récurrence du nombre 50 (cinquante sortes de thés pp. 111-112 et p. 239, un DVD acheté cinquante bahts p. 201) n’a sans doute pas d’autre sens que cette omniprésence de la mort. Notons par ailleurs que dans « la plupart des textes irlandais médiévaux cinquante […] est un nombre conventionnel indiquant ou symbolisant l’infini » [J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, R. Laffont / Jupiter, (1969) 1982, p. 255]. D’ailleurs n’a-t-on pas coutume de dire, de façon euphémique, « cinquante » pour signifier « un grand nombre » ? La mort n’a donc pas que cinquante noms, mais un nombre infini de noms. Elle est partout.

    [10] Incommunicable par le schizo, mais nous verrons qu’ici, une instance supérieure s’en charge.

    [11] L. Binswanger, Le cas Suzanne Urban, op. cit., p. 43.

    [12] Ibid., p. 55.

    [13] Ibid., p. 63

    [14] J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 192.

    [15] L. Binswanger, Le cas Suzanne Urban : un essai sur la schizophrénie, op. cit., p. 65.

    [16] Ibid.

    [17] J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 195.

    [18] Ibid., p. 191.

    [19] L. Binswanger, Le cas Suzanne Urban : un essai sur la schizophrénie, op. cit., p. 72.