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Littérature - Page 17

  • Millenium People de J.G. Ballard, Kirinyaga de Mike Resnick

     

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    En attendant mon texte sur La Mémoire du vautour de Fabrice Colin, où je me perds corps et âme, et pour que ce blog ne se fige pas pour l’éternité sur la pourtant belle nouvelle d’Alain Damasio, voici, alors que son dernier livre, Que notre règne arrive, est en librairie depuis quelques mois, ma critique de Millenium People de J. G. Ballard parue dans Galaxies n°36, revue, corrigée, et mise en relation avec Kirinyaga, une utopie africaine, le cycle de nouvelles de Mike Resnick.

     

    Depuis ses premiers romans, Ballard a fait subir les pires outrages à notre société de consommation, prenant un plaisir sadique à la détruire par des catastrophes naturelles (Le Vent de nulle part, Le Monde englouti…) ou à lui inventer de « nouvelles psychopathologies » : accidents automobiles comme stimulants sexuels dans Crash !, ou violence organisée et désinhibée dans La Face cachée du soleil et Super-Cannes… Dans ces deux derniers textes déjà, des classes privilégiées se rebellaient contre leur habitus déshumanisé. Millenium People semble radicaliser – politiser ? – sa démarche : faire éclater les schémas sociétaux contemporains sous les coups de boutoir d’une discrète révolution. L’échappatoire à la zombification générale, pour Ballard, serait-elle donc l’insurrection ? Rien n’est moins sûr, vous allez le voir…

    Le pessimisme terminal de Millenium People, adouci par un humour désabusé, rend le roman rétif aux enthousiasmes spontanés en dépit d’une thématique qui a pourtant déjà donné naissance à plusieurs chefs d’œuvre ; tandis que dans Crash ! ou IGH, Ballard jouait l’entomologiste sur un échantillon soumis à des conditions extrêmes, nous ménageant ainsi quelque espoir, il prétend cette fois étendre son observation clinique à la « Middle Class » dans toute sa normalité, même s’il concentre l’action sur un quartier résidentiel, la Marina de Chelsea, où, sous l’impulsion d’un psychiatre exalté, les riverains organisent la révolution (ils refusent de payer leurs factures, incendient des voitures…) et forment une cellule terroriste qu’infiltre le psychologue David Markham, sur la piste des assassins de son ex-femme tuée dans un attentat.

    À première vue, le roman paraît souffrir d’une forme minimaliste un style transparent, fantomatique, ayant supplanté la froide poésie urbaine de Crash ! , au point qu’on s’ennuierait presque. Et pourtant, Millenium People (dont la pertinence, à défaut du génie, ne se révèle qu’après-coup et revient railler nos « molles complaisances » quotidiennes…) ne saurait être jugé sur sa seule incapacité à « divertir » : si Ballard se fait aujourd’hui volontiers cynique – semblant ricaner que lui est vivant et nous, morts , il n’en reste pas moins prophétique : « Pour la première fois dans l’histoire humaine, un ennui féroce régnait sur le monde, scandé par des actes de violence dénués de sens » Ennui, violence gratuite : les clés d’un monde-parc à thème nihiliste « où tout est transformé en spectacle. » Markham lui-même est plus agi qu’agissant, acteur-spectateur d’un son et lumière à l’intention du « nouveau prolétariat ».

    Par certains aspects, Millenium People peut être rapproché d’Identification des schémas de William Gibson. Ces deux auteurs, ça ne surprendra personne, sont en train d’inventer sous nos yeux la science-fiction post-11 septembre, la SF de l’ère de la mondialisation (ou du simulacre, dirait Baudrillard), où le spécifique, l’individu sont gommés par la standardisation généralisée, victimes du désenchantement du monde qui contamine d’ailleurs jusqu’au style lui-même Millenium People souffre de dialogues démonstratifs et, nous l’avons dit, d’un certain effacement formel, comme si Ballard avait voulu, par l’écriture, simuler cet aplatissement du réel.

    Dès lors, la violence seule, comme dans Crash !, semble à même de redonner corps au monde, voire de l’érotiser. Les attentats du World Trade Center constituent logiquement, pour Ballard, une « courageuse tentative de libérer l’Amérique du XXe siècle ». Courageuse, mais inutile ; de même une bombe meurtrière ravive un temps l’ardeur sensuelle de Markham. Le terrorisme n’est pas tant ici la marque d’un choc des civilisations que celle d’une guerre du sens, ce qui nous vaut d’ailleurs les plus belles pages du roman, où Ballard retrouve son art de la métaphore et sa scansion prophétique : « Une bombe terroriste […] produisait une violente déchirure dans le temps et l’espace, brisant la logique qui maintenait le monde en place. » Le monde moderne selon Ballard ressemble à une banlieue sans fin, à un centre commercial peuplé de morts-vivants, cadavre du 20ème siècle que seule une secousse de l’ampleur du 11 septembre 2001 pourrait ranimer. C’est pourquoi les résidents de la Marina , s’en prennent d’abord à des symboles la Cinémathèque , la Tate Gallery (du « Walt Disney pour classes moyennes » !) avant de leur préférer des cibles totalement gratuites. Ils cherchent à nous faire réintégrer le réel à coups de bombes incendiaires, sans se rendre compte qu’ils sont eux-mêmes partie intégrante du spectacle ! Comme le narrateur de Glamorama de Bret Easton Ellis (roman halluciné dans lequel des people s’improvisent poseurs de bombes…), Markham ne cesse de s’interroger sur son identité sociale, incapable de trouver un sens à ses actes. Et comme chez Ellis encore, ces derniers paraissent mis en scène, joués dans un décor factice : Londres prend ici des allures de cliché hollywoodien, signe que la bataille est déjà perdue.

    De manière générale, l’homme occidental ballardien est un être privé de désir. La société de consommation prévoit tout, anticipe tout, absorbe tout. Le monde nous refuse en tant qu’individu de chair, de sang et de pulsions, si bien que le monde entier devient son ennemi. Mais depuis Crash ! et sa réappropriation érotique du monde, la Machine s’est étendue. Les actes des personnages de La Face cachée du soleil, de Super-Cannes et de Millenium People sont désespérés. Ils me font penser aux Kikuyus suicidaires de la nouvelle « Le lotus et la lance » de Mike Resnick, qui s’insère dans le magnifique cycle de Kirinyaga (Denoël, 1998). Dans cette « utopie africaine » qui regroupe une dizaine de textes, un peuple kenyan, les Kikuyus, s’est créé un monde pour lui seul sur un planétoïde terraformée, où les Anciens perpétuent les traditions ancestrales, à l’abri des ingérences, sous l’œil sévère de leur sorcier narrateur, Koriba, le mundumugu. Ce dernier est un jour confronté aux suicides rapprochés de trois jeunes hommes célibataires. Au mundumugu, qui ne comprend pas le désespoir de certains membres de son peuple, l’un d’entre eux répond ceci :

    « Vois-tu cette chèvre, Koriba ? Sa vie est plus riche que la mienne.

            Ne dis pas de bêtise.

            Je suis sérieux. Elle donne du lait au village tous les jours, elle fait un petit par an, et quand elle mourra, ce sera certainement en sacrifice à Ngai. Sa vie a un but.

            La nôtre aussi. »

    Il secoua la tête. « Ce n’est pas vrai, Koriba.

            Tu t’ennuies ?

            Si le voyage à travers la vie peut se comparer à un voyage sur une large rivière, je suis comme à la dérive et sans terre en vue.

    Puis, plus loin :

            […] Tout homme a un rêve. Que faudrait-il pour que tu sois heureux ?

            Franchement ?

            Franchement.

            Que les Masaïs viennent sur Kirinyaga, ou les Wakambas, ou les Luos. […] Donne-moi une raison de porter ma lance, de marcher sans entrave devant ma femme quand son dos plie sous son fardeau. […] N’attendons pas d’être assez vieux pour qu’on nous donne de nouvelles terres à cultiver ; disputons-nous avec les autres tribus.

            Ce que tu demandes, c’est la guerre.

            Non, c’est une raison d’être.

    Il s’avère donc que les malheureux ne pouvaient pas supporter la vie toute tracée, faite d’oisiveté et de bavardages, qui les attendait. À quoi bon porter la lance, si aucun guerrier Masaï ne menace les siens ? Quel est le sens des traditions dans un monde clos, coupé du reste de l’univers, alors qu’elles se sont précisément construites en rapport direct avec lui ? Le mundumugu finit par trouver une parade, ô combien illusoire, au désespoir de ce jeune homme : il le bannit du territoire des Kikuyus. Il lui offre un ennemi (une raison d’être) : son peuple.

    Les classes moyennes occidentales – par classe moyenne, entendez plutôt les classes relativement aisées – sont semblables aux Kikuyus. La majorité se contente du prêt-à-vivre qu’on lui impose, et s’en trouve heureux, mais les éléments discordants se multiplient. On ne compte plus les actes nihilistes commis par des hommes auxquels le sens de leur vie (de leurs actes, de leurs habitudes, des conventions sociales) échappe totalement. Malaise dans la civilisation… Et cependant Ballard, maître de l’anticipation sociale, a toujours une longueur d’avance sur nous. Ces déviants, que Resnick identifie en superbes paraboles, l’auteur de Fièvre guerrière les met en scène depuis plus de trente ans. Ballard se situe au-delà du lotus et de lance. Pour les figurants de Millenium People, la révolution, certes motivée par le même désespoir qui pousse certains habitants de Kirinyaga à se jeter en pâture aux hyènes, n’est qu’une nouvelle lubie, à peine plus excitante que les autres. Tout est rapidement digéré. L’avenir ballardien est sombre. Tellement sombre, en vérité, que l’écrivain a décidé d’en rire. Même Crash !, devenu fétiche socioculturel, est parodié (par l’entremise de la femme de Markham, qui simule un handicap) et les soubresauts sexuels du héros, plus absent que jamais, ne sont rien de plus qu’un réflexe post-mortem.

     

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    Millenium People de J.G. Ballard

    Traduit par Philippe Delamare

    Denoël, Denoël & D’Ailleurs, 2005, 22 €, puis Gallimard, Folio, 2006, 7,70 €.

     

    Kirinyaga de Mike Resnick

    Traduit par Olivier Deparis

    Denoël, Présences, 1999, 21,34 €, puis Gallimard, Folio SF, 7,20 €.

     

  • Alain Damasio, le repeupleur (So phare away)

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    À Sébastien.

     

    « Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine. »

    Samuel Beckett, Le dépeupleur.

     

    « J’étais bien, abreuvé de noir et de calme, au pied des mortels, au fond du jour profond, s’il faisait jour. Mais la réalité, trop fatigué pour chercher le mot juste, ne tarda pas à se rétablir, la foule reflua, la lumière revint, et je n’avais pas besoin de lever la tête de l’asphalte pour savoir que je me retrouvais dans le même vide éblouissant que tout à l’heure. […] Je dis, la mer est à l’est, c’est vers l’ouest qu’il faut aller, à gauche du nord. Mais ce fut en vain que je levai sans espoir les yeux au ciel, pour y chercher les chariots. Car la lumière où je macérais aveuglait les étoiles, à supposer qu’elles fussent là, ce dont je doutais, me rappelant les nuages. »

    Samuel Beckett, « Le calmant » in Nouvelles et textes pour rien.

     

    Il est un passage de La Horde du contrevent, dans les toutes dernières pages, qui m’a ému aux larmes, viscéral à hurler :

     

    Je m’en sortis parce que je compris, du cœur de mon effondrement, que toute la Horde n’était encore debout sur la lande que par ma faculté active à la faire vivre. La solitude n’existe pas. Nul n’a jamais été seul pour naître. La solitude est cette ombre que projette la fatigue du lien chez qui ne parvient plus à avancer peuplé de ceux qu’il a aimés, qu’importe ce qui lui a été rendu. Alors j’ai avancé peuplé, avec ma horde aux boyaux, les vifs à un pas et une certitude : l’écroulement de toutes les structures qui m’avaient porté jusqu’ici – la recherche de l’origine du vent, les neufs formes, l’Extrême-Amont, les valeurs et les codes de ma Horde – ne m’enlevait pas, ne pourrait jamais m’arracher, pas même par leur mort, ce qui ne dépendait, authentiquement, que de moi : l’amour enfantin qui me nouait à eux.

     

    Ceux qui ont la chance de connaître – ou d’avoir connu – l’amitié authentique, indéfectible, celle qui vous lie irrémédiablement à l’autre, quoi qu’il arrive, par-delà même l’espace et le temps, sauront de quoi il est ici question. Comme Sov, nous avançons peuplés, avec nos hordes aux boyaux.

    Plus que son éloge du dépassement de soi, plus que sa philosophie du mouvement, c’est cette mise en actes du lien, rendue possible par un inouï travail formel, qui fait de La Horde du contrevent l’un des plus beaux livres qui soient, et ce, même si les recherches phonétiques d’Alain Damasio, uniques dans le domaine romanesque contemporain, ne lui ont pas encore permis de s’attaquer avec la même pugnacité aux structures syntaxiques, et d’égaler ainsi les maîtres du monologue intérieur, tels Joyce, Faulkner et Beckett. Mais une synthèse de ces trois singularités est-elle seulement envisageable ? Joyce, et l’expression automatique d’un courant de conscience (stream of consciousness), stupéfiante tentative de surmonter la barrière des langues (Finnegans wake). Beckett, dont les alter ego se meuvent à distance égale du ciel et de la terre, se trouvant « comme qui dirait sous cloche, tout en pouvant se déplacer à l’infini dans tous les sens » (Nouvelles et textes pour rien), prisonniers des espaces intérieurs de l’auteur ; Beckett, donc, et le ressassement solitaire et métatextuel. Et Faulkner, qui fait mine de capter les flux de pensée de ses personnages, et de les restituer, brutes, soumettant la syntaxe à leur phénoménologie propre. L’idéal damasien se situerait donc, en théorie, au point nodal de ces trois grands modèles – tout en ne quittant jamais le champ de l’Imaginaire. Damasio singularise ses différents narrateurs par le style, comme Faulkner dans Tandis que j’agonise. Il fait fondre et se tordre le verbe, fait jaillir des étincelles avec Caracole, comme Joyce dans Finnegans wake. Enfin, comme chez Beckett (dans L’Innommable par exemple), métaphores et matière métafictive sont omniprésentes : dans La Horde, des bribes du récit flottent dans l’air, dans le sillage des tempêtes, sous forme de chrones – des concepts vivants – couverts de glyphes ; et Sov, le scribe de la (dernière) bande, est un passeur entre l’univers du roman et son propre engendrement.

     

    Le texte-phare de la dernière livraison de la revue Galaxies (n°42), est une nouvelle d’une grande beauté, aussi abstraite que sensuelle, très poétique, et donc éminemment métaphorique, sur la déréliction du monde. « So phare away » d’Alain Damasio, rejoint en effet ces fictions, en si petit nombre, qui nous habitent, qui nous transforment durablement. La lecture, écrivait Sartre, « ne doit pas être une communion mystique non plus qu'une masturbation, mais un compagnonnage ». « So phare away », qui comme La Horde du contrevent nous accompagne, jamais à côté, mais au-dedans, est le récit tragique et visionnaire d’un dépeuplement.

     

    Coupée d’un monde qui a peut-être disparu, ou qui a éclaté en îlots isolés les uns des autres – nous n’en saurons rien –, une ville à la minéralité tantôt ferme, tantôt fluide, traversée au sol par un trafic dense, incessant, d’automobiles en mouvement perpétuel, et surmontée d’une épaisse chape de smog crevée de milliers de phares émetteurs, s’apprête à subir le choc d’une gigantesque houle d’asphalte, cataclysme cyclique qui la remodèle à sa guise, engloutissant des édifices, en faisant surgir de nouveaux. Les gardiens de phares communiquent par signaux lumineux, non pour préserver les navires des récifs – nul ne vient plus par la mer –, mais pour diffuser des informations privées, publicitaires ou gouvernementales aux cinq millions d’habitants, ou simplement pour la beauté du geste, pour se sentir exister. Certains phartistes composent des tableaux de lumière, d’autres clignotent de manière incompréhensible en un pseudo morse connu d’eux seuls, d’autres encore se contentent d’apposer sur la ville leur signature photonique. Et les trois phares suréquipés des diffuseurs officiels phagocytent l’espace lumineux, achevant de transformer l’espace en une cacophonie optique :

     

    Notre vide si moderne, la Nappe  : ce tissu lumineux entre les phares, toujours changeant. Cet écheveau de faisceaux et de rayons qui se cumulent, rivalisent et s’annulent. Rien de tout ça n’aurait acquis la moindre épaisseur s’il n’y avait la circulation éternelle des voitures au sol, le smog qui en résulte et la bruine. La lumière s’y colle, y prend corps et texture. Et ça donne la Nappe , oui, saturée et surinvestie, notre espace de communication.

     

    Comme l’écrit Bruno Gaultier, l’intuition fondamentale de la nouvelle « est que la surexposition à la lumière n’est pas révélation, mais négation ». Autrement dit, la lumière n’a de sens, ne fait sens, que si elle perce l’obscurité. La métaphore est splendide, ou plutôt : lumineuse… Sur la Toile, mais pas seulement, brillent en effet, comme les phares de Damasio, des feux solitaires dont nous percevons encore les insistants signaux, entre deux éblouissements. Mais l’entropie fait son œuvre. La prolifération métastatique des interconnexions, des hyperrelations, des flux d’information, auxquels contribuent d’ailleurs les phares qui nous sont chers, menace de submerger le monde sensible qui les a vu naître. Quand la lumière aura tout enveloppé, ce sera la fin. Alain Damasio condense cette idée dans une fulgurante dernière phrase : « Quand l’étreinte n’a plus d’air, on dit qu’elle est éteinte ».

     

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    Pour Jean-Michel Truong, l’Internet, à l’intersection de la Technique et du Capitalisme, constitue l’embryon du « Successeur », intelligence totalement inhumaine, machinique, que nous croyons maîtriser alors que c’est elle, indubitablement, qui nous manipule – jusqu’à notre élimination mathématique pure et simple. Si la Nappe est une image, superbe, de l’excès d’information, la houle d’asphalte, cette vie minérale qui déferle sur la ville, est alors celle de la déhiscence de la Technique , qui remodèle l’environnement à sa guise. Il y a, chez Damasio, plus qu’une méfiance : une réaction viscérale à l’emprise de la Technique et du Marché qui disjoignent les êtres. C’était patent dans La Zone du Dehors et dans La Horde du contrevent, ça l’est plus encore dans « So phare away ». À la toute fin de la nouvelle, Farrago est trompé par le bruit blanc de la Nappe , voyant le message de Sofia déformé par des relais fantaisistes – du moins est-ce ainsi que j’interprète les dernières lignes...

    Comme souvent chez Damasio, un jeu de mot peut en cacher un autre (et peu importe l’intention supposée de l’auteur, qui n’a aucune importance).

     

    Le soir, je regarde les appartements s’éclairer et s’éteindre, sur la centaine d’ouvertures de la façade, c’est parfois joli, souvent dérisoire. Les fenêtres pourraient presque former un code, un code collectif inconscient sur une clef binaire, qui raconterait une histoire différente toutes les nuits, ou un récit évolutif. Une cuisine qui s’allume, une chambre qui s’éteint, et le sens de la phrase pourrait basculer. “Faible” qui devient “Fable” par exemple parce qu’un i saute. Tout sauf i. Tout Sofia… Son manque me troue.

     

    Tout sauf i, tout Sofia – mais pourquoi pas tout sauf I.A. ?... S’il n’a pas dans « So phare away » d’intelligence artificielle à proprement parler, la Nappe comme l’océan d’asphalte sont à l’évidence deux manifestations d’une Technique qui exclut l’homme de son horizon. La mort annoncée de Farrago en est, il me semble, le plus bel exemple. Les personnages damasiens pleurent l’humanité perdue.

     

    « So phare away » oppose la verticalité des phares (l’en haut) à l’horizontalité de l’asphalte (ici-bas). Dans La Zone du Dehors, le signe « > » indiquait un changement de narrateur. Dans La Horde, les glyphes des personnages jouaient le même rôle et permettaient d’identifier leurs voix. Cette fois, chaque changement est introduit par le nom du narrateur (Phareniente, Farrago, Lamproie, Sofia, Faramine…), disposé verticalement, ou horizontalement, selon qu’il se trouve dans un phare ou à l’extérieur (au sol, dans l’eau). Ainsi dans l’extrait qui suit, à un passage dans lequel Faramine parle du haut de son phare, succède le monologue de Sofia, sortie en expédition :

     

    F

    A

    R

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    M

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    N

    E

    n

    « Sors sur ton balcon et déshabille-toi. Si tu restes nue, éclairée par mon projecteur, pendant cinq minutes entières, je ferais un effort pour ton amie ». Le Régulateur m’a répondu. Je suis furibarde. Il accepte de couper le flux du périphérique dix secondes si je m’exécute. Ce type est un salace, un pervers frustré qui se masturbe dans sa tour en matant les nymphettes à la jumelle, je le sais. Il demande ça à toutes les filles qu’il drague et je ne lui traduis jamais ces messages-là ! Jamais !!! Qu’il aille se faire foutre ! Même pour Sofia, je ne lui cèderai pas ! Fumier ! Salopard de voyeur ! Sodomise-toi profond avec ton phare !

     

    — – - S O F I A - – —

    Avant d’étouffer, je me suis relevée. Mes cheveux dégoulinent de suie. Flot de voitures toujours aussi rapide et cruel, puant et bruyant. J’essaie de sentir flux et reflux, de viser, je traverse en pensée. Maintenant !… Là ! Je pouvais… Là je suis morte… Là peut-être… ? Non. Sofia, tu peux encore rentrer, reprendre le Giotto à l’envers : survivre.

     

    La version électronique de la nouvelle, sous fichier Word, figurait l’isolement des Liphares et autres Phartistes par des cadres qui entouraient le texte (cf. extrait ci-dessus). Ces cadres, bien sûr, qui renforçaient l’aspect géométrique de la ville, disparaissaient quand les personnages quittaient leur phare. Visuellement, l’effet était impressionnant – on ressentait physiquement la libération de Sofia ou de Farrago. La version imprimée dans Galaxies ne comporte plus les cadres. L’effet est donc moindre, mais reste sensible. Les murs, réels ou artificiels, ne tombent qu’avec la réunion des personnages, avec leur contact physique, leur communication proche, leurs dialogues de vive voix qu’aucune machine ne relaie plus. Tout sauf I.A.

     

    Le monde, dans « So phare away », est assez semblable au cylindre du Dépeupleur, l’un des plus étranges textes de Samuel Beckett. Les deux cents être humain – s’il s’agit bien d’hommes – du cylindre, les habitants de la ville sans nom de la nouvelle de Damasio se meuvent pareillement, selon des règles précises, dans un périmètre limité (là le cylindre, ici la ville), parcourent absurdement les voies qui leur sont réservées ou cherchent une impossible transcendance dans la pure verticalité (au sommet d’échelles réparties sur la paroi du cylindre chez Beckett, dans les phares chez Damasio). Rien ne nous est dit de l’origine du dépeupleur, et il semblerait bien que la clé de l’œuvre réside dans la forme même du discours, froidement scientifique, qui nous décrit cet enfer minimaliste de l’intérieur. Comme Le dépeupleur, « So phare away » est un récit de fin du monde, un Holocauste métaphorique. Il nous relate rien moins que l’extinction de l’homme, enseveli sous sa Créature, symbolisée par l’asphalte et la nappe lumineuse. Mais autant l’œuvre beckettienne est refermée sur elle-même, autant la prose damasienne est ouverte. Dans Le dépeupleur, la règle est absolue et ne saurait être enfreinte, à moins que l’infraction elle-même soit prévue et codifiée, car pour Beckett il n’y a rien à faire. Damasio, en revanche, dont nous connaissons l’engagement politique, croit encore, et avec conviction, à la résistance individuelle et collective. Les voltés de La Zone s’insurgent, les hordiers du contrevent écrivent leur propre trace, les altermondialistes des « Hauts® Parleurs® » contournent les pièges d’un effarant code de la propriété intellectuelle, et les phartistes de « So phare away », voyant leur voix noyée dans la Nappe, bravent les dangers de l’asphalte pour retrouver le contact. Tous échappent, d’une manière ou d’une autre, aux lignes tracées d’avance.

    Mais revenons un instant au rôle de la verticalité. Que ce soit dans La Zone (le Cube, la tour d’holovision), dans La Horde (les tours d’Alticcio, la tour d’Ær) ou dans « So phare away », la transcendance n’est jamais accomplie, on ne trouve le salut qu’au sol. L’ascension est en effet toujours suivie d’une chute, et vaut plus par elle-même que par ce qui nous attend au sommet. Ce n’est donc pas une opposition là-haut/ici(-bas) qui intéresse Damasio – sinon d’un point de vue social, avec les racleurs et les tourangeaux d’Alticcio –, mais le chemin qui mène de l’un à l’autre – qui les lie. Il n’y a pas d’Extrême-Amont, est-il répété dans La Horde… Il n’y a pas de jardin d’Éden, sinon son simulacre machinique : ici la lumière (qui n’éclaire plus mais aveugle) et la verticalité sont associées, mais ne mènent qu’aux phares géants de Surville, autant dire à une impasse. C’est la subversion, c’est le péché, qui font l’homme.

     

    Jamais propos plus politique, donc. Sur la Toile, à l’image de la Gouvernance de « So phare away », États et grands groupes commerciaux s’accaparent les meilleurs référencements, et profitent de la saturation pour s’accaparer les nouveaux espaces – nul n’ignore ce qu’est devenue la bande FM, qui regroupait jadis les « radios libres »… Comme dans Bandes alternées de Philippe Vasset, la seule voie est alors celle du hors-piste, de la furtivité. Échapper, à tout prix, aux yeux et aux oreilles de la Machine. Renouer les liens. Se repeupler. « So phare away » annonce vraisemblablement le prochain roman d’Alain Damasio, dont nous connaissons déjà le titre : Les furtifs

     

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  • Alain Damasio dans Galaxies 42

     

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    Le numéro 42 de la revue Galaxies – dont je vais devenir rédacteur en chef, succédant à Stéphanie Nicot –, superbement illustré par Aleksi Briclot, sera bientôt disponible dans les points de vente habituels. Son dossier est consacré au génial auteur de La Zone du Dehors, Alain Damasio. Sa longue nouvelle « So phare away », que Bruno Gaultier évoque sur son blog Systar avec la rigueur et le talent qu'on lui connaît, est sans doute moins achevée que sa Horde du contrevent, mais l’étrangeté, l’obscure beauté qui naissent des nappes textuelles expérimentales comme de la polyphonie des « phartistes » qui surplombent la mer d’asphalte, la hissent au rang des plus remarquables textes publiés par la revue (aux côtés, par exemple, de « Déchiffre la trame » et de « La Stratégie du requin » de Jean-Claude Dunyach, de « La magie des îles » de Jacques Boireau ou des « Yeux d’Elsa » de Sylvie Lainé). Voici les premières lignes de ce texte bouleversant, « So phare away » :

     

     

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    La marée monte. Elle est annoncée énorme. Alors la Ville verrouille ses fondations. Souterrains, rez-de-chaussée et premiers étages : tous les bâtiments sont mis à étanche. Ça ne servira à rien, comme toujours. Parce qu’on ne sait pas ce qui va se passer. Ce que la marée va transformer. Condamner ou élire puisque c’est elle qui choisit. On ne sait pas ce qui va disparaître, en s’affaissant dans l’asphalte liquide. Pas plus que ce qui va surgir des hauts fonds, sinon des parkings et des phares noirs — une centaine de phares de plus, comme la dernière fois ? Ça n’en fera jamais que cinq mille. Pour cinq millions d’habitants. Ça laisse un public, dans l’absolu. Pour les phartistes, pour les « créateurs de contenu », pour les médias, pour les vendeurs de signes et d’objets. Dans l’absolu seulement puisque tout le monde émet en même temps. Depuis ce matin, ça émet d’ailleurs de partout, de tous les phares et plus que jamais. Ça signale l’inéluctable. Ça scintille. Ça halogène ses voisins et ça déchire la nappe au laser. Ça allume tout ce que ça peut dans les phares fendillés des banlieues, là où j’aime encore regarder, parce que c’est pathétique, parce que c’est beau à pleurer : les bougies et les flambeaux, les lanternes à huile qui flagellent, les becs de gaz et les feux de pneus. J’ai même vu une lampe de poche qui clignotait du morse à l’aurore ! Pour dire quoi, au juste, toutes ces lueurs ? Et à qui ? Trois quarts des codes utilisés sont incompréhensibles. Les messages sont diffusés dans le vide. Notre vide si moderne, la Nappe : ce tissu lumineux entre les phares, toujours changeant. Cet écheveau de faisceaux et de rayons qui se cumulent, rivalisent et s’annulent. Rien de tout ça n’aurait acquis la moindre épaisseur s’il n’y avait la circulation éternelle des voitures au sol, le smog qui en résulte et la bruine. La lumière s’y colle, y prend corps et texture. Et ça donne la Nappe, oui, saturée et surinvestie, notre espace de communication. Ce qu’il nous reste de ciel. Moi, je l’ai toujours vécue comme une sorte d’insulte, de compétition faite au soleil.

     

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    Il arrivera un jour où il me sera impossible d’atteindre Sofia, à l’autre bout de la ville. Le cercle châtain de ses iris n’accrochera plus aucun de mes rayons… Si bien qu’aucune lueur ailée, fragile, ne viendra briller en retour dans les miens, portant ses mots codés, la fraîcheur de son feu à éclats, ses couleurs. J’ai essayé plus de vingt fois depuis ce matin : ça ne passe pas. Hissé à 60 mètres, mon phare avait à l’origine la hauteur et la portée pour lui parler directement. Plus aujourd’hui. Je n’ai plus assez de puissance dans mon pinceau pour percer la nappe. J’émets au mieux dans les trous, entre deux éblouissements. J’ai attendu plus de deux heures l’éclipse couplée de trois phares à occultation, j’ai espéré une panne des feux fixes sur la perspective Nevski : en vain. Sous la poussée continue des immeubles, qui est l’essence de cette Ville, sa pulsation profonde, avec l’extension des surfaces asphaltées, qui isole Sofia à chaque marée un peu plus dans les laisses des parkings liquides, coagulant mal, avec la surrection des phares automatiques qui émettent trop, trop fort, n’importe quoi et tout le temps, j’ai peur de ne plus y arriver. « Farrago, ton nom veut dire je sème ! Tu sèmeras toujours, vous vous s’aimerez toujours » m’a émis Farsi dans sa langue à lui, sa lumière qui utilise tellement de couleurs qu’elle est difficile à recevoir. Je veux aller la retrouver dans son phare, dès demain, par les avenues inondées et je ne le peux qu’aux marées, elle le sait. Je veux la prévenir. Oui, Farsi, j’ai toujours su varier mes codes jusqu’ici, me renouveler. Mais un jour, j’aurais simplement trop d’angles à trouver sur trop de vitres avec insuffisamment de phares frères comme toi qui soient fiables dans le décodage de l’intime pour relayer mon amour.

     

    Une erreur est à noter, page 106 : il ne faut pas lire « parce qu’elle attend un enfant de Vous », mais « parce qu’elle attend un enfant de Wous ». Avec un « W »…

     

    Dans son entretien, Alain Damasio évoque entre autres sujets l’importance, à ses yeux cruciale, du style : « Il y a là un miracle propre à la SF et au fantastique et qui passe, selon moi, avant tout par les ressources d’un style. Vous pouvez inventer le plus bel univers qui soit, le plus original, il restera une construction d’architecte si le style ne vient pas l’habiter. Parce que c’est le style qui jette les ponts sensuels vers l’expérience du lecteur. Et le lecteur, plus que de tout autre chose, en a besoin. Je peux imaginer un vent ultraviolent. Si je ne le fais pas sentir, pas sa masse, la façon dont il entaille la chair et les vêtements, par le froid soudain qui cingle, je ne m’adresse qu’au cerveau. Ça peut marcher, encore une fois. Ça ne constituera pas une mémoire, pourtant. Ça ne sera jamais habité. Ça ne restera jamais chez le lecteur comme un souvenir soudain personnel et pourtant transplanté, de force, par la magie d’une syntaxe. »

     

    Enfin, dans mon article « Alain Damasio, le vif du sujet », j’essaie de dégager les principaux motifs de l’œuvre damasienne, de la société panoptique de La Zone du Dehors à l’éternel Retour de La Horde du contrevent. Des chutes de cet article, je ferai peut-être, prochainement, une série de notes, consacrées à tel thème, ou tel personnage, de La Horde. Peut-être.

     

    Ce numéro 42 – dont nous déplorerons tout de même les trop nombreuses coquilles – comporte également une tribune libre assez musclée de Léa Silhol (« Fandom / Fuckdom »), des nouvelles inédites (« Coupée » de Megan Lindholm/Robin Hobb, dans laquelle une jeune fille veut se faire exciser pour, dit-elle, prendre le contrôle de sa propre vie, « Sang d’encre » de Jean-Michel Calvez, brillant récit de calmar géant, « L’ambassadeur » de Raymond Iss, exploration par un homme fatigué d’une île utopique où s’effondrent ses certitudes, et « Patchwork » de Laurent Genefort, enquête policière dans l’univers d’Omale) et l’habituelle rubrique critique (au programme : Coalescence de Stephen Baxter, Grande Jonction de Maurice G. Dantec, Olympos  de Dan Simmons, La Voix de Wormwood de Ian Watson, mais aussi Dick, Heinlein, Stross, Calvo, Banks, Marchika...).

     

    Galaxies 42, printemps 2007, 11,50 €.

    Pour s’abonner (33 € pour 4 numéros) : http://www.galaxies-sf.com/commande/index.php

     

  • Rêve de fer de Norman Spinrad / Le Seigneur du Svastika d’Adolf Hitler

     

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    Couverture mise au pilon. 

     

    « La pureté génétique est la seule politique de survie humaine ! »

    Feric Jaggar, héros du Seigneur du Svastika

     

    «  J’inclinerais pour ma part à penser qu’on naît pédophile, et c’est d’ailleurs un problème que nous ne sachions soigner cette pathologie-là. »

    Nicolas Sarkozy, candidat à l’élection présidentielle, dans Philosophie Magazine.

     

     

    Ce texte est une version revue et augmentée d’une critique parue dans la revue Galaxies n°40 (automne 2006).

     

    Les uchronies autour du Troisième Reich sont très nombreuses. Parmi les plus célèbres, citons Fatherland (1992) de Robert Harris, K (1997) de Daniel Easterman, La Séparation (2002) de Christopher Priest ou encore Le Complot contre l’Amérique (2004) de Philip Roth sans oublier, bien sûr, le fameux Maître du Haut Château (1962) de Philip K. Dick (et une ribambelle de nouvelles, dont certaines sont remarquables). Les Français s’y sont également essayés, de Jimmy Guieu ( La Stase achronique, 1976) à Johan Heliot (La Lune n’est pas pour nous, 2004), en passant par Dominique Douay (Le Principe de l’œuf, 1980) et Jean-Pierre Andrevon (Le dernier dimanche de Monsieur le chancelier Hitler, 1995). Et peu ou prou, toutes ces fictions expriment l’idée que l’Allemagne nazie, née sur les cendres encore chaudes de la première guerre mondiale, n’était pas seulement un accident de l’Histoire. Autrement dit : non seulement cela aurait pu se passer ailleurs (en France, en Angleterre, en Amérique…), mais surtout : cela pourrait encore se passer…

    Dans cette constellation, Rêve de fer (The Iron Dream, 1972) occupe une place à part. Tandis que la plupart des textes cités ci-dessus, mettent leurs lecteurs en garde contre les dérives sécuritaires, autoritaires, qui ne manquent jamais de resurgir dans nos pays occidentaux en temps de crise économique ou de menace terroriste, le roman de Norman Spinrad met en lumière l’insidieuse propagation de certains traits de l’idéologie nazie dans la culture populaire, dont nous trouvons un nouvel exemple, aujourd’hui, avec 300[1].

    medium_foliosf239-2006.2.jpgLongtemps introuvable – il n’avait pas été réédité depuis quinze ans –, Rêve de fer (interdit en Allemagne de 1982 à 1990 par le Bundesprüfstelle für jugendgefährdende Medien) est à nouveau disponible, depuis quelques mois, au terme de regrettables péripéties éditoriales (une première version de cette réédition ayant été mise au pilon in extremis, à cause d’une couverture – reproduite ci-dessus et remplacée par celle reproduite ci-contre – et d’une quatrième de couverture soudain jugées trop ambigües…). Remercions plutôt Folio SF de permettre à cette œuvre marquante, extrêmement dérangeante (aussi incroyable que cela puisse paraître, l’American Nazi Party en a même recommandé la lecture !) et unique en son genre de connaître un nouveau public.

     

    Ce rêve de fer, de cuir et de croix gammées n’est évidemment pas celui de Norman Spinrad, au-dessus de tout soupçon, mais celui, fictif, d’un écrivain de science-fiction renommé, Adolf Hitler… Avant même que le corps du récit commence, une deuxième page de titre nous apprend, bibliographie à l’appui, que nous nous apprêtons à lire Le Seigneur du Svastika, œuvre posthume et testamentaire saluée par un prix Hugo en 1954 (!), par l’auteur du Crépuscule de Terra, de La race des Maîtres et du Triomphe de la Volonté. Hitler , en effet, aurait fui la défaite allemande après la première guerre mondiale pour se consacrer à la science-fiction en Amérique : « Pendant de nombreuses années, il avait été une des figures de proue des Conventions, et sa réputation de conteur intarissable et spirituel avait fait le tour du petit monde de la SF. »…

    Dans Le Seigneur du Svastika, avec un talent pleinement consacré à l’édification des valeurs raciales d’Heldon – peuple de vaillants esprits et de corps sains –, Adolf Hitler décrit l’irrésistible ascension d’un jeune purhomme exalté, qui des bas-fonds de Borgravie empoisonnés par les gènes mutants – la Terre telle que nous la connaissons a été dévastée par le « Feu des Anciens », c’est-à-dire, nous le comprenons vite, une terrible guerre nucléaire –, gagne la tête d’une invincible armée, les Fils du Svastika, dont l’unique but est de garantir la pureté de la race helder. Feric Jaggar, pourvu d’une volonté de fer et de la légendaire Massue de Held, n’aura de cesse de détruire la vermine de Zind. Rien ne semble pouvoir arrêter la puissante armée de Feric, dont les meilleurs éléments, les valeureux SS (Soldats du Svastika), rivalisent d’héroïsme dans les batailles dantesques qui opposent Heldon[2] à la répugnante horde des mutants de Zind, composée de métis, de Dominateurs et de géants décérébrés (dont Zack Snyder s’est visiblement inspiré pour son adaptation du graphic novel de Frank Miller…). Héros de fantasy comme tant d’autres, Feric incarne assurément le fantasme hitlérien de l’homme pur, blond guerrier aux yeux d’azur, au caractère entier, et totalement dévoué à la défense de son peuple… À ses côtés combattent fièrement Bogel, commandant en chef de la Volonté Nationale et double uchronique de Joseph Goebbels ; le général Waffing, chef des armées en qui nous reconnaissons Hermann Göring ; Remler, fanatique commandant des SS que nous identifions rapidement comme Heinrich Himmler ; et Best, aussi dévoué à Feric que Rudolf Hess l’était à Hitler. Le Seigneur du Svastika n’étant pas un roman historique, mais bien une épopée de science-fiction ou de fantasy post-apocalyptique semblable aux space operas impérialistes qui pullulaient jadis – un peu moins aujourd’hui –, Feric et les Fils du Svastika réussissent sans mal, mais non sans hauts faits guerriers, à exterminer métis et mutants jusqu’au dernier. Et si la race helder se voit tragiquement menacée par le dernier coup bas des maîtres de Zind – avant d’expirer, le dernier ennemi réveille le Feu des Anciens et corrompt irrémédiablement le patrimoine génétique des purhommes –, elle trouve dans le clonage et la conquête des étoiles un souffle à la hauteur de son immarcescible volonté de puissance…

    medium_opta-am09.jpgTout le sel de Rêve de fer réside dans le subtil décalage opéré par l’identité de l’auteur du Seigneur du Svastika, Adolf Hitler. En effet, tandis que nous nous laissons emporter malgré nous, jusqu’à l’écœurement, par l’hystérie épique d’un roman qui transfigure – pour en mieux montrer l’absurdité – une imagerie et une idéologie de sinistre mémoire, nous ne pouvons qu’être durement frappés par ce qui relève, dans cette vibrante épopée raciale, non pas de l’horreur des Camps, mais des patterns les plus répandus, les plus recherchés, de la fantasy et du space opera… Or, Norman Spinrad, alors déjà auteur de plusieurs romans de SF (Les Solariens, Ces hommes dans la jungle, Les Pionniers du chaos et, surtout, le formidable Jack Barron et l’éternité), maîtrise parfaitement son récit. De sorte que, même s’il est totalement gangrené par les rêves fous et pompeux d’Adolf Hitler, qui épouse complaisamment le point de vue racialiste de Jaggar, Le Seigneur du Svastika bénéficie de tout son talent et s’avère d’une redoutable efficacité. La révolte du lecteur n’en est que plus vive. Le malaise s’installe très vite et ne fait qu’enfler, de page en page, jusqu’au délire des massacres, rudes à encaisser. Extrait : « Ainsi, poussée à des actions glorieuses d’héroïsme surhumain et de fanatisme infatigable, l’entité raciale qu’était Heldon fouaillait, tel un dieu possédé par les démons, les parties vitales de son antithèse, obscène cancer génétique de la fourmilière sans âme et sans vie de Zind. Quant aux guerriers de Zind, ils combattaient avec une férocité inscrite dans leurs gènes par une ignoble race mutante qui faisait profession de mépriser toute chair exceptée la sienne. » Certes, Le Seigneur du Svastika est abject. Certes, Le Seigneur du Svastika est grandiloquent. Et cependant, Le Seigneur du Svastika est une prouesse stylistique superbement restituée par le traducteur, Jean-Michel Boissier. Avec Rêve de fer, c’est ainsi un projet quasi borgésien qu’a mis en œuvre Norman Spinrad, comme le souligne pertinemment Ursula Le Guin dès 1973 : « He has done, in The Iron Dream, something as outrageous as what Borges talks about doing in "Pierre Menard" (the rewriting of Don Quixote, word for word, by a twentieth-century Frenchman): he has attempted a staggeringly bold act of forced, extreme distancing. And distancing, the pulling back from "reality" in order to see it better, is perhaps the essential gesture of SF. It is by distancing that SF achieves aesthetic joy, tragic tension, and moral cogency. It is the latter that Spinrad aims for, and achieves. We are forced, in so far as we can continue to read the book seriously, to think, not about Adolf Hitler and his historic crimes--Hitler is simply the distancing medium--but to think about ourselves: our moral assumptions, our ideas of heroism, our desires to, lead or to be led, our righteous wars. What Spinrad is trying to tell us is that it is happening here. »

    À la fin du roman, une vraie-fausse postface tente une interprétation psychanalytique du Seigneur du Svastika, ne faisant en vérité que rappeler l’évidence, comme le suggère Roland C. Wagner dans sa (vraie) préface : l’univers rêvé par l’auteur Adolf Hitler, d’où les femmes sont radicalement absentes, « fait figure d’immense partouze homosexuelle où une sexualité refoulée s’exprime à travers la violence extrême des protagonistes ». Il serait sans doute erroné de s’en tenir à une lecture au premier degré de cette analyse caricaturale du nazisme, d’autant que l’auteur fictif de la postface prétend – ultime pirouette – que « [b]ien évidemment, un tel homme ne pourrait pas prendre le pouvoir ailleurs que dans les fantasmagories d’un roman de science-fiction pathologique »…

    Il y a, tapie entre les lignes de cette féroce parodie du fascisme latent d’une certaine science-fiction (ou d’une certaine fantasy), l’idée essentielle que la machine nazie n’est pas réductible à ses caractères pathologiques, aussi évidents soient ces derniers. Si Norman Spinrad a fait émigrer Hitler aux USA, au point de lui décerner un prix Hugo, c’est que, pour lui, le Mal – qu’il a pris soin, dans son roman, de situer dans un pays inidentifiable plutôt qu’en Allemagne – plonge ses racines où il veut, y compris dans la littérature d’évasion la plus simpliste ; l’Holocauste fut moins une folie qu’un processus. Ainsi, plus encore que les fantasmes de pureté raciale et de cuir noir du Troisième Reich (qui ne sont plus à démontrer), c’est la thèse même de la psychopathologie d’Adolf Hitler qui est ironiquement écornée…

     

    « Laissez-vous emporter par Adolf Hitler dans un lointain futur, sur une Terre où Feric Jaggar et son arme invincible, le Commandeur d'Acier, se dressent seuls face à la menace d'anéantissement que font peser sur les derniers humains purs les abominables Dominateurs et les hordes de mutants décervelés qu'ils contrôlent totalement. Lisez et vous comprendrez pourquoi cette œuvre brille tel un flambeau d'espérance en ces temps de ténèbres et de terreur.

     

    Né en Autriche en 1889, Adolf Hitler émigra en Allemagne puis en 1919, aux Etats-Unis. Illustrateur de talent, il collabora au magazine Amazing Stories où il se fit remarquer par ses couvertures toniques et colorées. Passant à l'écriture, il est devenu l'un des maîtres de l'Age d'Or de la S.-F.

     

    “Cette œuvre fait de Hitler l'égal de Tolkien.”

    MICHAEL MOORCOCK

     

    “Loin d'apparaître comme un roman stéréotypé, cette œuvre émerge comme le produit des obsessions d'un personnalité perturbée mais puissante. ”

    HOMER WHIPPLE

     

    “L'intensité de la vision d'Adolf Hitler projette littéralement le lecteur dans cet univers parallèle qu'il a créé dans ses moindres détails. On comprend que cette œuvre énorme ait valu à son auteur une aura de légende.”

    PHILIP JOSE FARMER »

     

    Quatrième de couverture de Rêve de fer (édition Pocket Fantasy, 1992)

     

     

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    [1] 300 n’est pas un film d’inspiration nazie. Les valeurs qu’il exalte sont aussi celles de l’Amérique de George W. Bush qui, quoi qu’on en pense, restent celles d’une nation libre et démocratique. Mais les ressemblances troublantes avec les films de Leni Riefenstahl ou avec Les Fils du Svastika, le faux roman d’Adolf Hitler écrit par Norman Spinrad, devraient susciter sinon de la méfiance, du moins une distance critique que certains ont cru bon d’oublier…

    [2] Heldon a donné son nom au groupe de Richard Pinhas auquel ont collaboré Norman Spinrad (qui s’inspirera de l’expérience pour Rock Machine), Maurice G. Dantec et même Gilles Deleuze, alors que le groupe s’appelait encore Schizo.

  • Entretien avec Stéphane Beauverger, troisième partie

     

     

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    Suite et fin de l’entretien avec Stéphane Beauverger (lire les première et deuxième parties). Je remercie vivement Corinne Billon de m'avoir permis de reproduire quelques unes de ses illustrations. À signaler, sur le blog Systar, le bel article, enthousiaste et éclairant, de Bruno Gaultier sur Chromozone.

     

     

    ON : Ton prochain roman est une uchronie maritime… Tu m’as dit t’être beaucoup documenté, avoir lu et relu nombre de récits de piraterie, vu et revu nombre de films… Par ailleurs, ton personnage Cendre, dans La Cité nymphale, relit Moby Dick. Doit-on alors s’attendre à un pur récit d’aventures, flamboyant et, tout de même, un peu tordu (après tout, c’est une uchronie !), ou à un texte plus métaphysique, comme le chef d’œuvre de Melville ?... L’un n’exclut pas l’autre bien sûr, mais…

     

    SB : C’est un vieux rêve d’écrire une histoire de pirates. Ca fait partie de mes premières lectures personnelles, et c’est un sujet sur lequel je me documente depuis des années. Je pense que ça prendra l’aspect d’un grand récit d’aventures, sinon flamboyant, du moins picaresque, avec ce qu’il faut de rebondissements et de coups de théâtre, tadam ! Ensuite, comme une bonne dose de remaniement historique est au programme, je ne cache pas qu’il y aura quelques surprises tordues… Sans doute pas un texte métaphysique, donc, mais comment ne pas parler du goût de la liberté et de vision libertaire quand on aborde le thème de la piraterie caraïbe ? Comme pour mes romans précédents, et sans doute ceux à venir, ce sera d’abord pour moi la satisfaction de raconter une histoire. Si au passage, je peux glisser deux ou trois questions qui me tarabustent…

     

    ON : Chromozone laissait transparaître l’influence de John Brunner (Tous à Zanzibar), et, peut-être, de Norman Spinrad (Rock machine), voire de Maurice G. Dantec (Les Racines du Mal). Quelles sont tes principales références, dans les littératures de l’Imaginaire ? 

     

    SB : Quel talent d‘exégète tu viens de révéler : tu les as cités d’entrée. Jack Barron et l’éternité et Rock Machine de Spinrad, L’Orbite déchiquetée, Tous à Zanzibar, Sur l’Onde de Choc de Brunner, voilà des bouquins qui m’ont marqué quand j’étais ado. Lovecraft aussi, bien sûr, Tolkien, évidemment. Plus tard, il y aura aussi Bruce Sterling, K.W. Jeter, John Varley, Roger Zelazny, Serge Brussolo, Peter Straub, Clive Barker. Beaucoup plus récemment, James Morrow. C’est un peu court, mais voilà des auteurs de l’imaginaire qui m’ont marqué, dans la mesure où je relis régulièrement leurs bouquins. Spinrad et Brunner, demeurant mes références premières. Maintenant que j’ai un orteil dans la cathédrale, j’ai même osé demander à ce cher Norman de me dédicacer mon exemplaire des Années Fléaux pendant la dernière grand-messe des Utopiales. Bon, j’en oublie forcément, mais voilà les premiers noms qui me viennent à l’esprit.

     

    ON : Et hors de l’Imaginaire ?... Tu as cité quelque part Kawabata, Calvino, Ellroy…

     

    SB : Je viens de réaliser que je n’avais cité ni Richard Canal ni George Alec Effinger dans la liste précédente, honte à moi ! Sinon, hors de l’imaginaire… Encore une fois, il y en aurait tellement. Kawabata, Calvino – même si ce dernier aurait sa place aussi dans la liste précédente –, Ellroy, mais aussi Jim Thompson, Charles Bukowski, Frédéric Fajardie, Edogawa Ranpo, Shakespeare… Le grand bazar des livres qui s’empilent en strates dans ma bibliothèque. Et encore, je ne me plains pas : depuis que je suis entré dans le circuit « professionnel », que je prends le temps de discuter avec les lecteurs que je croise en dédicace ou dans les salons, j’en ai découvert plusieurs spécimens d’une variété que je n’avais jamais rencontrée. Je les appelle affectueusement les lapins blancs, toujours en retard sur le programme. Ce sont des gens qui achètent tellement plus de livres qu’ils n’ont de temps pour les lire qu’ils se retrouvent avec des listes d’attente d’un an, deux ans, voire plus, entre l’instant de l’achat et celui de la lecture. Ça me fascine. D’autant plus que je les revois régulièrement, et qu’ils continuent à acheter pendant qu’ils s’efforcent de rattraper leur retard. Le tonneau des Danaïdes, version papier. J’admire, sans réussir à comprendre. M’enfin, je dis ça, mais si ça se trouve, tu es l’un d’eux, mouah, ah, ah !

     

    ON : Ah, ah ! Oui, tu as vu juste, je suis un lapin blanc ! Mais c’est un plaisir d’ouvrir enfin un livre acheté cinq ou six ans auparavant (deux ans ? Peuh ! Petits joueurs !), et qui, pendant tout ce temps, me regardait d’un œil goguenard du fond d’une pile instable ! Il y a même des écrivains dont j’ai acheté quasiment toute l’œuvre, au fil du temps, et dont je n’ai pas encore lu une traître ligne… Mais, justement, puisque nous en parlons, peut-être vas-tu m’aider à accroître ma bibliothèque : aurais-tu quelques perles d’auteurs contemporains un peu méconnus, voire franchement confidentiels, à nous conseiller ? Tiens, moi, par exemple, je viens de subir un sacré choc, avec la lecture conjointe du poème « Todesfuge » (« Fugue de Mort ») de Paul Celan, et de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas d’Imre Kertész (qui devrait vivement t’intéresser, soit dit en passant)… Pas exactement des auteurs confidentiels, mais pas des best-sellers non plus !

     

    SB : Je le note. De mon côté j’ai beaucoup aimé Soie, d’Alessandro Baricco, Le Lièvre de Vatanen, d’Arno Paasilinna, Paysage peint avec du thé, de Milorad Pavic. En ce moment, je lis La Bouche de Francis Bacon de Michael Gira, que tu m’as prêté, je ne sais pas encore si j’aime, c’est trop déjanté pour une analyse en cinq mots. Et on m’a prêté aussi Premiers matériaux pour une théorie de la jeune fille, de Tiqqun, que je déguste page par page. Dans un autre genre, le manga Blame! par Nihei Tsutomu m’a beaucoup plu.

     

    ON : Merci. Le seul que j’ai lu, dans ta petite liste, est La Bouche de Francis Bacon (tu ne le perds pas, surtout, hein…). Eh oui, difficile d’aimer le recueil infernal de Michael Gira, encore plus noir que la musique des Swans… Plus torturé, tu meurs !

    Changeons de sujet. Tu as longtemps travaillé dans l’industrie du jeu vidéo. Quel lien fais-tu entre ces univers virtuels et ton œuvre littéraire ? Et envisages-tu d’écrire un roman sur ce thème ? Tu me disais, récemment, que selon toi aucun écrivain ne s’était vraiment attelé à la tâche. Comment t’y prendrais-tu ?

     

    medium_Interlude.jpgSB : Travailler comme scénariste dans l’industrie du jeu vidéo m’a appris, je crois, à affiner mes trames narratives. Dans un jeu, tu dois être très explicite avec peu de moyens, c’est à dire qu’il n’y a pas de place pour des heures et des heures de dialogue, sauf chez les Japonais, qui se permettent de créer des jeux où il y a parfois plus de séquences cinématiques non-interactives que de séquences de jeu proprement dites. Donc, tu dois en un minimum de mots et de temps en dire le plus possible pour informer le joueur. C’est à mon avis une très bonne école. Et puis, quand tu travailles sur un jeu, c’est un boulot d’équipe très dense, où de nombreuses compétences se croisent et s’influencent. Ça aussi, c’est formateur, question rapports et conflits humains. Quand tu écris un roman, c’est juste tes doigts, ta tête et ton clavier. Je n’envisage pas d’écrire dans l’immédiat un bouquin sur cet univers, le jeu vidéo est encore un bébé vagissant, même s’il est destiné à grandir. Par contre, je travaille actuellement sur une BD qui explore l’univers des MMORPG, ces fameux massive multiplayers on-line role playing games qui sont sortis de l’ombre pour atteindre le grand public depuis deux-trois ans avec des jeux comme World of Warcraft ou Second Life. Je m’intéresse beaucoup à ce principe d’interconnections d’individus qui s’inventent des identités d’emprunt pour vivre des aventures virtuelles en commun. Quant à mon point de vue sur le fait qu’aucun écrivain ne se soit attelé à la tâche, ce n’est pas exactement ça, c’est plutôt que quand ça a été fait, c’est sous un éclairage alarmiste et dépréciatif. A mon avis, c’est dû au fait que le jeu vidéo, surtout on-line, est le cauchemar révélé d’une certaine S.-F. qui mettait en garde contre la réduction de l’individu à un spectateur passif et lobotomisé. Ce dont on a accusé la télévision il y a trente ans, le jeu vidéo l’a réussi avec une force d’addiction fortement accrue, et les parents héritiers de la pensée de 68 de voir avec inquiétude leurs mômes acquérir des comportements dont ils se sont toujours méfiés par habitude et réflexe acquis. Pour moi, c’est un combat aussi rétrograde que de clamer au milieu du XIXe siècle « Le train c’est la mort de l’homme, notre cage thoracique explosera si on dépasse les 100 km/h !! » Le véritable danger, à mon sens, c’est la dissolution de la responsabilité personnelle. L’essentiel, ce n’est pas tant de jouer, mais à quoi, et comment. Je me souviens d’une mère de famille qui m’avait appelé quand je travaillais chez Blizzard, et qui voulait que je « trouve un moyen d’empêcher sa fille de 13 ans de parler avec des garçons sur internet… » Je crois qu’elle n’a même pas compris quand j’ai essayé poliment de lui expliquer que ce n’était pas mon rôle de me substituer à son autorité parentale. Bon, je m’écarte un peu du sujet, là, mais la démission individuelle ou collective est un des sujets qui me préoccupe le plus, depuis quelques années. Je crois en apercevoir les effets pervers à tous les niveaux, de la disparition de la simple courtoisie à la caisse des supermarchés jusqu’à celle des infâmes émissions qui commencent à pulluler à la télévision, genre « Le Grand Frère » ou « Super Nanny ». Ces programmes glorifient l’abandon, la culture de l’échec, et le recours à l’autorité extérieure comme le seul recours à ses supposées incapacités. La culture de l’attelle me fait dégueuler. Le jeu vidéo est là, et pour longtemps, il ne s’agit pas de le brûler – c’est toujours suspect, un autodafé – mais de réfléchir à ce qu’on va en faire. Comme la télévision, c’est une coquille vide, remplie seulement de ce qu’on y mettra. Après, si l’humain est assez con pour tomber dans le panneau… Bon, bref, tu vois, il y a des choses à dire, et je le ferai peut-être, mais d’ici quelques temps.

     

    ON : « Comme la télévision, c’est une coquille vide, remplie seulement de ce qu’on y mettra », dis-tu. Comme la télévision, ou comme l’Internet… La Toile est un lieu, ou un non-lieu, où le bruit blanc est tellement dense qu’il semble devoir tout recouvrir. Ça signifie quoi, pour toi, de donner une interview pour un blog ?...

     

    SB : Ça ne « signifie » pas grand chose, sinon espérer remplir momentanément la coquille avec quelque chose de pas trop inutile ni trop inintéressant. C’est vrai qu’avec sa démocratisation, la Toile est devenue un espace de la logorrhée. Prendre la parole, certes, mais encore faut-il avoir quelque chose à dire. Attention, ne pas lire ici de propos élitiste genre « laissez parler ceux qui savent », bien au contraire. Chaque avis, chaque témoignage, chaque intervention diffuse sa valeur potentielle, du fait même de sa publication. Mais il est indéniable qu’il y a un effet « miroir aux alouettes », quelque chose entre la libération du narcissisme le plus insipide (ma vie, mon chat, mon bébé, ma maison, ma bite, ma gueule) et l’immunité trompeuse du non vis-à-vis (au lieu de dialogues, on assiste surtout à des monologues croisés). Le tout donne effectivement ce « bruit blanc » dont tu parlais plus haut. Mais, encore une fois, je n’ai pas l’impression que ça soit spécifique à la Toile , sinon en terme de volume sonore. Si tu observes notre comportement au quotidien hors du réseau, faisons-nous vraiment autre chose que de parler de nous, de nos évidentes qualités et de nos épineux problèmes ? Qui écoute vraiment ? Qui s’intéresse vraiment à ce que l’interlocuteur essaie de dire ? Si Internet accentue la tendance et la révèle, ce n’est peut-être pas plus mal, au fond. J’ai tendance à penser qu’Internet n’est qu’un révélateur de notre nature mesquine, soulignée par l’impunité de la distance. On y fait encore moins d’effort de respect ou de courtoisie qu’ailleurs.

     

    ON : C’est vrai que c’est déplorable. Même si, soyons honnêtes, il m’arrive aussi, avec les indélicats ou les trolls béotiens, de sortir l’artillerie lourde et d’oublier volontairement les règles de politesse… Mais je crois qu’Internet, tel qu’il est conçu, fait plus qu’accentuer une tendance. L’homme, selon moi, n’est pas mesquin par nature. L’anonymat, la distance, la solitude de l’internaute vissé à son écran – cette fenêtre ouverte sur le vide –, le relativisme des univers numériques, font qu’Internet délie plus qu’il ne lie. Nos voix, aussi singulières soient-elles, se perdent dans un brouhaha de plus en plus inaudible, sans vraiment se croiser. Ah ! Nous finirons tous comme le cheptel humain du Successeur de pierre de Jean-Michel Truong : débranchés par les Machines !

    En attendant ce funeste jour, courtoisie oblige, je te laisse le mot de la fin. As-tu quelque chose, d’inoubliable et de fou, à déclarer aux âmes égarées qui échoueront sur ces transhumains rivages ?... 

     

    SB : Je te laisse la responsabilité de tes trolls vengeurs ou sarcastiques, mais dis-toi que tu participes peut-être au bruit blanc, ce faisant. Sinon, en guise de conclusion, et bien, courtoisie oblige, donc : merci d’être passé ^^

     

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    Rappel

    Ma critique de Chromozone et des Noctivores.

    Le texte de Bruno Gaultier sur Chromozone.

    Mon article consacré à La Cité nymphale.

    La première partie de l’entretien.

    La deuxième partie du même entretien.

     

     

    Illustrations (tirées de Chromozone et de La Cité nymphale) © Corinne Billon