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Argento

  • Au cœur de Ténèbres de Dario Argento – 18 – Désirs meurtriers

     

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    « […] nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d'animaux les plus méprisés et des cadavres »

    Aristote, Poétique  

     

    Le « travail du film » développé précédemment, qui invoque – pour mieux les contrôler – les fantasmes personnels du sepctateur, plonge ce dernier dans les abîmes psychopathologiques de l’assassin. Ténèbres tisse une inextricable trame avec les peurs et les désirs de l’auteur, ceux des personnages et ceux du spectateur, et l’expérience absolue, le meurtre considéré comme un acte sexuel, constitue la pierre angulaire de cette toile. Le spectateur, complaisant – mais, en théorie du moins, moralement disculpé par quelque alibi intellectuel, par exemple une étude comme celle-ci –, prend volontairement part aux assassinats, protégé par son immunité ontologique, et prend acte du consentement latent de la victime, qui gémit, qui hurle, qui halète, et c’est tout naturellement qu’il en jouit. Cette excitation, cette jouissance, vont d’ailleurs crescendo au cours du film, tant le sujet regardant est fasciné par ces crimes qui n’accomplissent son désir que partiellement ; et cet assouvissement frustré – la mécanique est connue – attise encore le désir. Dario Argento a pleinement réussi son pari : la fin de son film, brutale, sanglante, se vit comme la libération d’un orgasme trop longtemps réprimé, procure enfin au spectateur ce plaisir, inavouable mais irrépressible, qu’il n’avait jusqu’alors qu’entrevu – nous pensons alors aux prétresses prostituées de Babylone, bien plus qu’aux passes furtives et coupables de nos cités modernes. Avec le sang qui jaillit des corps, ce sont aussi les désirs morbides du spectateur qui s’écoulent. Le déluge de violence qui s’abat soudain sur l’écran, ce miroir, devient saturateur, déborde le spectateur de tous côtés, l’éclaboussant au passage, c’est pour cette raison que l’ultime accident, Peter Neal cloué à la porte d’entrée par un cône métallique, phallus échappé d’une sculpture moderne, suscite à la fois nos derniers spasmes de jouissance, en même temps qu’un intense soulagement. Ce soulagement, bien réel, ne doit cependant pas être confondu avec l’apaisement du sang à l’issue du coït, qui, à travers l’expérience du visionnement, n’est que partiel ; il est plutôt celui de l’âme qui, après avoir cédé à des pulsions jugées immorales, reprend le dessus et les refoule – c’est-à-dire, ce que Freud appelle la conscience, dans Malaise dans la civilisation. « Argento a réussi le premier film qui se nourrit du désir du spectateur et l’analyse tout à la fois » écrivait Christophe Gans dans Starfix en mai 1983 (n°4). Le spectateur s’approprie les fantasmes du cinéaste, comme Berti s’approprie ceux de Neal. La soif de sang est apaisée par le cataclysme final, comme Neal est apaisé par sa propre mort. Ténèbres est une vertigineuse mise en abyme.

    La nature commerciale du film d’horreur, ce qu’était Ténèbres à sa sortie (il aurait plutôt tendance, à l’époque postmoderne qui est la nôtre, à susciter l’hilarité d’un jeune public pollué par un « second degré »), lui impose, en échange d’une somme plutôt modique, de donner au spectateur ce qu’il désire. Or que désire-t-il, sinon tuer son semblable à peu de frais, se faire peur sans se mettre en danger, voir le sang couler sans en être responsable ? Que désire-t-il, ce spectateur majoritairement mâle et occidental, sinon jouir de voir ses victimes, des filles provoquantes, de préférence, suffoquer sous ses assauts scopiques, et hurler sous les coups de boutoir de ses pulsions ? Il veut voir, obscènes, le rasoir écarter les chairs, le couteau percer les corps, mais avec Ténèbres il est dupé, piégé de la plus habile manière. La femme troublante des flash-backs n’est pas une « vraie » femme, ou du moins, pas au sens primaire (primitif ?) où nous l’entendons généralement ; Eva n’est qu’un songe, a dit quelque part Argento, une apparence. Ces désirs amoraux ne sont qu’imparfaitement réalisés, les faux-semblants sont trop nombreux pour que nous en tirions une jouissance sans frein. L’humiliation, consciente ou non, subie par Peter Neal, est en effet « projetée » sur le spectateur. Le public s’identifie évidemment au personnage principal, par réflexe, puis par empathie lorsque celui-ci est menacé par un dangereux psychopathe, mais Peter Neal renverse les rôles et prend la place de l’assassin, à l’insu d’un spectateur qui est alors forcé, lorsque la duplicité de l’écrivain est révélée, de l’accompagner dans sa folie, comme dans sa détresse. La rencontre des fantasmes du réalisateur avec ceux d’autrui est ici sciemment provoquée, dirigée, orchestrée, ce qui  nécessite une réelle connaissance du public et de ses réactions. On sait qu’Argento s’est intéressé à la psychanalyse jungienne ; il semble s’appuyer dans Ténèbres sur l’inconscient collectif de son public : la peur primitive engendrée par les froides surfaces du paysage urbain, la violence latente des villes modernes, mais aussi les tabous judéo-chrétiens… Une étude des archétypes utilisés par le cinéaste, parfois subvertis, serait sans doute riche en enseignements, mais tel n’est pas notre objet, présentement. Bien plus retors qu’il n’y paraît, Ténèbres nous renvoie inconsciemment à ce que nous sommes au-delà, ou, devrions-nous dire, en-deça, de nos protections morales et intellectuelles. Cette forme inhabituelle de prise de conscience, troublante expérience de cénesthésie mentale – nous sommes invités à regarder au-dedans, à observer nos pulsions les plus inavouables comme nos instances morales, nos névroses comme nos inhibitions –, stimule notre sens moral et favorise une gestion profitable et bénéfique de notre « part d’ombre ». Pour la première fois, Dario Argento créait une œuvre modeste mais démiurgique, et au refoulement forcé des pulsions dans une société répressive, opposait un simple mais efficace défoulement. Avec moins de complaisance que beaucoup de films de genre, Ténèbres révèle donc au public sa vraie nature, celle qui affleure sous le vernis social et culturel, celle, en d’autres termes, d’un animal mû par des forces invisibles aussi bien que par sa conscience d’Être pensant, mais il le fait sans l’insupportable hypocrisie, sans le cynisme, qui semblent caractériser aujourd’hui bon nombre de productions « extrêmes » dont le sens revendiqué haut et fort par ses thuriféraires, n’est souvent qu’un alibi couvrant des intentions moins nobles. Comme tous les grands films sur la violence (citons par exemple Benny’s video de Michael Haneke, Autriche, 1992, ou A History of Violence de David Cronenberg, Etats-Unis, 2005), Ténèbres renvoie le spectateur, en même temps qu’à son inconscient, à sa responsabilité individuelle, et assume ainsi pleinement son rôle de divertissement cathartique. Les perversions, les névroses et les psychoses sont des manifestations éminemment humaines.

    L’inconscient du spectateur se nourrit de la mise en scène de la violence. Ses désirs propres et ses fantasmes entrent en résonance avec le film, et donc avec les désirs et fantasmes du cinéaste : c’est l’amorce de régrédience évoquée par Christian Metz. Le « travail du film » façonne ce spectacle de façon à ce qu’il soit perçu, même inconsciemment, comme l’univers mental, le « paysage intérieur » de Peter Neal. Le travail du rêve, appliqué au film, permet un dialogue plus ouvert avec les strates souterraines de l’esprit du spectateur. Ténèbres peut alors aussi, in fine, se voir comme un manifeste en faveur d’un certain cinéma d’horreur : jouir de la peur – la sienne propre et celle des autres –, du meurtre par procuration et de la souffrance d’autrui, au cinéma, peut être bénéfique tant pour l’individu que pour la communauté – mieux se connaître pour mieux se contrôler. L’inocuité des spectacles dits « cathartiques » reste à prouver, de même, a contrario, que leur caractère criminogène : c’est donc au critique, à l’exégète, de révéler les systèmes et dispositifs mis en place par les créateurs, et leurs effets à la réception. Précisons, à toutes fins utiles, que c’est précisément parce que nous sommes opposés à la censure et parce que nous défendons la liberté de l’artiste, que la vigilance critique – la résistance – nous semble de mise, plus que jamais.

     

  • Au cœur de Ténèbres de Dario Argento - 16 - Chronique d’une mort annoncée

     

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    « Pah, ils sont tranquilles, je suis emmuré de leurs vociférations, personne ne saura jamais ce que je suis, personne ne me l’entendra dire, même si je le dis, et je ne le dirai pas, je ne pourrai pas, je n’ai que leur langage à eux, si si, je le dirai peut-être, même dans leur langage à eux, pour moi seul, pour ne pas avoir vécu en vain, et puis pour pouvoir me taire, si c’est ça qui donne droit au silence, et rien n’est moins sûr, c’est eux qui détiennent le silence, qui décident du silence, toujours les mêmes, de mèche, de mèche, tant pis, je m’en fous du silence, je dirai ce que je suis, pour ne pas ne pas être né inutilement, je le leur arrangerai leur sabir, après je dirai n’importe quoi, tout ce qu’ils voudront, avec joie, pendant l’éternité, enfin avec philosophie. »

     

    S. Beckett, L’innommable

     

     

    Le talon obscène de la fille de la plage, phallus d’un homme devenu femme, autrement dit, qui a littéralement perdu son pénis, est sinon la cause première, du moins l’objet symbolique du traumatisme subi par le personnage dont l’univers mental nous est projeté. Nous ne nous étonnerons donc pas qu’un autre substitut phallique, une sculpture, délivre Peter Neal de son angoisse et des désirs meurtriers qui en découlent : c’est en effet embroché par une œuvre plastique avant-gardiste, composée d’un assemblage de cônes métalliques acérés, que finit Peter Neal, cloué à la porte d’entrée de la maison d’Elsa. Mais avant cela, Ténèbres est parsemé de symboles phalliques et/ou de castration, dont nous allons citer quelques exemples. Lorsque Bullmer est assassiné, le gros plan montrant son chapeau tombé au sol n’est évidemment pas fortuit : la perte du couvre-chef est manifestement un simulacre de décapitation, dont on sait qu’elle est souvent une castration symbolique ; or Peter Neal avait de bonnes raisons, de son point de vue, de s’en prendre à la virilité de son agent. Autre exemple, le violent coup de genou qu’assène Elsa Manni dans les parties d’un clochard lubrique ; Peter Neal est certes étranger à cette scène, sur le plan strictement narratif, mais ne perdons pas de vue que l’espace filmique de Ténèbres n’est ni l’œil, ni le monde : seulement un entre-mondes esthétique, interzone qui à la manière détournée des rêves nous (re)présente le monde tel qu’il est perçu par l’écrivain psychotique, ou plutôt, tel qu’il serait perçu par lui si ce dernier était une caméra. L’inspecteur Giermani, quant à lui, avoue à son assistante Altieri, à la suite d’une course-poursuite avortée, qu’il aurait préféré bénéficier de la collaboration d’un collègue masculin, plus puissant, plus rapide : il souligne ainsi, en même temps que ses faiblesses la féminité même de la jeune femme, c’est-à-dire : son absence de pénis. Et pensons encore au cas, déjà étudié, des armes des assassins, éminemment phalliques et castratrices. Par ailleurs, le faux rasoir que Peter Neal utilise pour simuler son suicide peut être envisagé, par sa facticité même, comme l’aveu d’une impuissance sexuelle : le rasoir symbolise en effet le pénis, mais aussi son impuissance (puisqu’il est un substitut), par conséquent un rasoir factice, donc incapable de tuer, est un substitut lui-même inefficace, déficient – le substitut d’un substitut. En d’autres termes, la véritable raison d’être de la fameuse scène du faux suicide, est qu’elle annonce par son tour de passe-passe l’impasse dans laquelle s’est fourvoyé Peter Neal et, bien sûr, sa mort imminente…

    Cette impasse, du reste, était son objectif initial. Ténèbres est un monde de faux-semblants où chaque personnage est berné par l’illusion. L’espace diégétique lui-même, et non plus seulement le cadre, est subjectif (ni l’œil, ni le monde) : voilà qui explique pourquoi l’écrivain, un américain à Rome, s’approprie si bien la ville, contre toute logique (et surtout contre les lois régissant le giallo). Le héros est coupable mais aussi victime (Berti est assassiné, Neal fut humilié adolescent). Le texte lu en prologue, tiré du roman Tenebrae de Peter Neal, dit ceci : « L’impulsion était devenue irrésistible. Il y avait une seule réponse à la violence qui le torturait. Alors il commit son premier meurtre. Il avait brisé le tabou le plus profondément enraciné en lui. Il ne se sentait ni coupable, ni angoissé, ni effrayé, il se sentait libre. (…) ». Neal, le véritable sujet de ces quelques lignes, ne se sentirait donc pas coupable – seulement libre. Les repères habituels du spectateur sont pervertis : si l’écrivain s’avère effectivement coupable, on ne peut en revanche affirmer avec certitude que les flash-back, qui constituent la matrice de l’univers esthétique du film, sont ses propres souvenirs. La dernière phrase du prologue, qui fait suite au passage mentionné ci-dessus, est la suivante : « Toutes les humiliations qu’il avait subi pouvaient être balayées par cet acte très simple d’annihilation : le MEURTRE ! ». L’annihilation en question n’est pas seulement celle de la société mais aussi, et surtout, celle de sa propre personne. Ténèbres est en effet le récit plastique d’un suicide, d’une tragique autodestruction.

  • Au cœur de Ténèbres 15 - Rouge profond

     

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    « Le film n’est pas exhibitionniste. Je le regarde, mais il ne me regarde pas le regarder. Pourtant, il sait que je le regarde. Mais il ne veut pas le savoir. C’est cette dénégation fondamentale qui a orienté tout le cinéma classique dans les voies de l’« histoire », qui en a gommé sans relâche le support discursif, qui en a fait (dans le meilleur des cas) un bel objet fermé dont on ne peut jouir qu’à son insu (et, littéralement, à son corps défendant), un objet dont la périphérie est sans faille et qui ne peut donc pas s’éventrer en un intérieur-extérieur, en un sujet capable de dire « Oui ! ». »

    C. Metz, Le signifiant imaginaire.

     

    Le système chromatique de Ténèbres, dont la matrice est la série de flash-back, est peut-être la manifestation la plus ostentatoire du travail du film, au sens psychanalytique du terme, c’est-à-dire de la façon dont le cinéaste, par l’esthétique, représente le surgissement des pulsions de mort des personnages dans le cadre – le spectateur ayant l’avantage sur le personnage de pouvoir analyser en temps réel cette « censure non censurée ».

    Si les escarpins rouges, dans le présent diégétique, n’apparaissent qu’à vingt minutes de la fin du métrage, on en trouve néanmoins divers équivalents métonymiques. Par les effets conjugués du déplacement (la chaussure adopte les formes d’un camion, d’un bouquet de fleurs, d’un vêtement…) et de la condensation (une tache de sang exprime à la fois beauté artistique, expulsion des pulsions mauvaises, et rappelle les escarpins, donc l’événement traumatisant), tout l’univers esthétique de Ténèbres subit la surdétermination de ses éléments clés. Tel système est perceptible très tôt, dès l’arrivée de Peter Neal à l’aéroport de New York : lorsque Neal est au téléphone (rouge), deux passantes traversent le cadre au premier plan : l’une est habillée en rouge53, l’autre en blanc – tenues anecdotiques pour le quidam, mais objet inconscient de tension pour le psychotique.

    Ce fétichisme évoque directement un autre film, célèbre pour son utilisation dramatique de la psychanalyse : Pas de printemps pour Marnie / Marnie [Alfred Hitchcock, Etats-Unis, 1964]. La jeune héroïne éponyme éprouve une phobie aiguë de la couleur rouge. La révélation finale – dans un flash-back terrifiant – nous révéle que la pathologie de Marnie était la conséquence d’un traumatisme subi dans son enfance : victime d’une agression sexuelle de la part d’un client de sa mère qui se prostituait pour subvenir à leurs besoins, elle assassina cet homme dans un bain de sang. Cette séquence d’anthologie détermine le comportement de Marnie (phobie du rouge, aversion envers les hommes…) ; le scénario est alors écrit avec précision et intelligence, sur la base de cette matrice. Dans Ténèbres la détermination de l’espace est plus transparente – plus insidieuse aussi. Le premier flash-back arrivant beaucoup plus tôt (à la vingt et unième minute), Argento ne peut se reposer sur le mystère.

     

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    Ce sont ainsi principalement les escarpins qui font office de lien. Fétiches incontestables, figures du manque, ils protègent aussi l’écrivain de ses propres pulsions meurtrières. Neal a subtilisé les chaussures de sa toute première victime, Eva ; si les escarpins, en tant que fétiches, sont l’objet de l’arrêt du regard avant le sexe manquant54, ils sont également l’objet du regard avant la plaie sanguinolente occasionnée par le couteau. Les chaussures, témoins menaçants de son crime oblitéré, représentent donc pour le tueur, d’une certaine manière, la sauvegarde de son intégrité mentale. Nous l’avons vu, Peter Neal ne tue à nouveau que parce que les événements en décident autrement : redevenu assassin, il n’a dès lors plus besoin de ces escarpins, qu’il envoie d’ailleurs à Jane, par mimétisme – Jane le trompe, elle l’humilie (sous-entendu : sexuellement, comme Eva) : il doit logiquement la tuer. Mais cette séparation du fétiche annonce sa mort prochaine.

    Les chaussures rappellent alors celles de Moira Shearer dans Les chaussons rouges (dont le titre original, The Red Shoes, aurait pu aussi bien être celui du film d’Argento). Dans les deux œuvres elles sont liées à la mort. Une scène, surtout, les  rapproche: dans le film de Michael Powell et Emeric Pressburger, Julian Craster (Marius Goring) enlève à Vicki Page les chaussons en question, comme dans le conte d’Andersen. Vicki s’est jetée sous un train et agonise. Nous voyons ses jambes (blanches) en plan rapproché, et des mains (celles de Craster) lui prendre les chaussons de danse (rouges évidemment). Au plan suivant la caméra cadre la paire de souliers en gros plan. Le dernier flash-back de Ténèbres, situé dix minutes avant la fin, présente des images très similaires. Dans les deux cas, les chaussures sont symboles du désir : désir de danser, assouvi mais au seul prix de la mort, et désir sexuel, qui ne se réalise qu’au travers du meurtre.

    L’inspecteur Giermani, ayant découvert Peter Neal chez Jane McKerrow, répète la phrase de Sherlock Holmes déjà citée : « Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, même l’improbable, est forcément la vérité. ». La vérité est que l’écrivain est complètement fou ! Cette démence dirige le film, justifie et même exige ce que l’on pourrait, dans d’autres circonstances, taxer d’incohérences – « l’hyperréalisme » des décors par exemple, ou la grotesque beauté filmique des meurtres. L’atmosphère de folie et de paranoïa, impressionnée par la prégnance du blanc et du rouge, affecte bien entendu le récit lui-même : les soupçons du spectateur (qui se trouve alors dans la même position que l’inspecteur Giermani) se portent tour à tour sur chaque personnage, ne pouvant croire à l’improbable – mais pas impossible – culpabilité de Neal. Le transfert en cours d’intrigue de la culpabilité de Berti sur Neal est un artifice insensé : c’est en réalité la traduction à l’échelle du film du nihilisme de Peter Neal, ce qui apparente une nouvelle fois Ténèbres au film noir – lequel repose toujours sur l’inéluctabilité du destin et la logique du pire. Maitland McDonagh, dans son ouvrage, remarque à ce propos que Ténèbres rappelle, par la révélation en plein film de la culpabilité du héros, Black Angel [Roy William Neal, Etats-Unis, 1946] et L’invraisemblable vérité / Beyond a reasonnable doubt [Fritz Lang, Etats-Unis, 1956], deux films noirs auxquels on pourrait également ajouter L’ombre d’un doute d’Alfred Hitchcock, ou encore Psychose – dans lequel l’improbable coupable s’avère être non pas la mère de Norman Bates, comme il nous est d’abord laissé entendre, mais Norman Bates lui-même.

    L’espace filmique de Ténèbres est exhibitionniste – il provoque notre regard. Commence alors, dit Jacques Lacan55, le sentiment d’étrangeté…

     

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    53 On peut d’ailleurs remarquer une petite anomalie, dont les internautes cinéphiles sont friands : cette femme blonde, en jupe et tailleurs rouges, passe une seconde fois près de l’écrivain alors que selon toute logique, elle ne devrait pas se trouver là.

    54 cf. infra, 11 -  Fétiche, rituel.

    55 J. Lacan, « La schize de l’œil et du regard » in Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, « Points », Paris, 1973, p. 88.