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  • Au coeur de Ténèbres - 9 - Forclusion

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    « Le phallus est la lettre et le stylet qui la trace. » J. Lacan. Avec Ténèbres, Argento aborde donc de façon explicite « la nature sexuelle du crime » [26], c’est-à-dire celle, en vérité, de son cinéma. La « nature sexuelle du crime », c’est bien sûr le détournement de la libido au profit du meurtre, « dans une mécanique de défoulement / refoulement déjà décrite par Hitchcock dans Fenêtre sur cour » [27] [Rear window, Etats-Unis, 1954]. Une grande partie de l’Œuvre hitchockien pourrait d’ailleurs être pareillement invoquée, de L’Ombre d’un doute / Shadow of a doubt [Etats-Unis, 1943] à Frenzy, en passant par La Mort aux trousses, Vertigo [Etats-Unis, 1958] et Psychose – Raymond Bellour a bien montré l’ambiguïté des relations d’amour / mort dans L’Analyse du film [28], à propos de La Mort aux trousses. Dans Ténèbres ces relations sont donc explicites, les meurtres étant articulés comme de « véritables rapports amoureux » [29]. Jean-Pierre Putters a noté dans Mad Movies que le contact entre la victime et l’instrument de mort est toujours « direct et donc physique, ce qui permet alors une érotisation du macabre », ce qui caractérise la plupart des gialli, de Six femmes pour l’assassin / Sei donne per l’assassino [Italie, 1964] de Mario Bava, à Opera – dans lequel même une balle de revolver, filmée en extrême ralenti, acquiert une matérialité très physique –, mais chez Argento plus qu’ailleurs sans doute l’arme blanche n’est qu’un sexe contondant – ainsi dans Opera encore, le tueur parcourt le corps de l’héroïne du plat de sa dague dont la lame se fait caresse. Dans Ténèbres le paradigme des armes est impressionnant : un rasoir, une hache, un poignard, une corde et enfin une sculpture moderne en métal, se succèdent pour accomplir leur sinistre fonction de phallus mortifère – l’arme, de par sa forme (allongée) et de par sa fonction (profaner la chair) est toujours substitut phallique. Freud, dans L’Interprétation des rêves, écrit que « Tous les objets allongés : bâtons, troncs d’arbres, parapluies (à cause du déploiement comparable à celui de l’érection), toutes les armes longues et légères : couteau, poignard, pique, représentent le membre viril. […] Dans les rêves des hommes, la cravate symbolise souvent le pénis, non seulement parce qu’elle est longue et qu’elle pend et qu’elle est particulière à l’homme, mais parce qu’on peut la choisir à son gré, choix que la nature interdit malheureusement à l’homme. » [30] La corde utilisée par Peter Neal pour étrangler le jeune Gianni n’en est qu’une variante (on la passe autour du cou) – Hitchcock en était indubitablement conscient lorsqu’il tourna La Corde mais aussi Frenzy dans lequel l’assassin garrotte ses jolies victimes avec… une cravate ! Les gros plans qui composent la séquence du meurtre de Giani lui confère une apparence rien moins que pornographique – on ne voit que des épidermes tendus, deux corps étroitement unis en une étreinte fatale – ; l’étranglement, du reste, est un mode d’action éminemment sexuel – une technique amoureuse bien connue consiste à étrangler son partenaire pour augmenter l’érection et, partant, le plaisir (L’Empire des sens / Ai no corrida [Japon/France, 1976] de Nagisa Oshima en fait même son leitmotiv) mais aussi, symboliquement, castrateur – comme l’égorgement. Le rasoir, comme la cravate évoquée plus haut, est lui aussi un objet typiquement masculin, aisément assimilable au pénis – d’autant plus que sa lame se déplie en une parodie d’érection avant de graver son Verbe dans la chair. A quoi sert le rasoir du reste, sinon à purifier le corps, à le débarrasser de son système pileux afin de mieux correspondre aux conventions sociales. En tuant, nous l’avons vu, Cristiano Berti élimine les éléments pervertis de la société – ses cellules cancéreuses – : le rasoir était donc l’arme idéale, que Berti ne remplace par une hache, pour achever la malheureuse Maria Alboretto, que parce que son arme fétiche, dans l’action, est tombée au fond d’une piscine. La hache, instrument qui évoque par association la virilité du bûcheron, n’est pas moins phallique – la caméra pendant un temps, ne cadre d’ailleurs que son manche – : elle aussi sert à élaguer, à émonder – il n’est pas douteux cependant que s’il avait pu continuer sa sinistre besogne, Berti se serait à nouveau servi de son rasoir (c’est avec cette même hache que Neal le fait disparaître, signifiant ainsi sa supériorité virile en même temps que la violence de sa psychose, dont rend bien compte la brutalité d’une telle arme). Dans Ténèbres les crimes sont donc castrateurs, véritables simulacres d’émasculation. Selon la Traumdeutung freudienne la décapitation, dans un rêve – Ténèbres est un film-fantasme –symbolise souvent la castration. Freud considère en fait que toute séparation d’un membre ou d’une partie de notre corps (ainsi ce rêve fréquent d’arrachage de dents) est susceptible d’être interprété comme un symbole de castration. On comprend mieux pourquoi les films du cinéaste sont souvent peuplés de lézards, animaux à la queue sécable, particulièrement ceux (Profondo rosso, Trauma) dans lesquels les complexes de castration [31] et d’Œdipe [32] sont à l’origine de comportements néfastes. En tranchant la gorge (égorgement / décapitation / castration) de ses victimes, Cristiano Berti signe l’arrêt de leurs activités sexuelles déviantes. Le cas de Peter Neal est limpide : son « viol » symbolique par un transsexuel au moyen d’un talon d’escarpin motive tous ses actes futurs : il tue d’abord sa « violeuse » avec un couteau [33] (substitut phallique) en la frappant en bas du ventre (première castration), lui enlève ses escarpins (talons phalliques : autre castration), sans oublier que la fille de la plage, transsexuelle comme on l’a dit, a virtuellement, ou physiquement, perdu son pénis… Dès lors, Peter Neal refoulera ses fantasmes morbides par sublimation artistique, jusqu’à ce qu’un événement quelconque les exhume des profondeurs abyssales de son esprit. Je veux parler de Berti bien sûr, sa créature déhiscente, son excroissance mentale allotrope qu’il élimine à la hache (en lui fendant le crâne, comme pour récupérer ce qui lui appartient en propre) avant d’accomplir ses fantasmes castrateurs toujours inassouvis (car jamais effectifs) : étranglement de Gianni dans une étreinte mortelle, réitération du crime originel à l’encontre de Jane (résurgence des escarpins rouges, même blancheur provocante des vêtements, bras tranché à la hache – castration encore) – les inspecteurs Giermani et Altieri, en revanche, n’occupent qu’une place secondaire dans l’inconscient de l’écrivain ; victimes des circonstances, ils servent exclusivement ses desseins narratifs. Si l’égorgement peut être considéré comme une décapitation – une émasculation – symbolique, alors Peter Neal se livre, dans la scène du rasoir factice (Neal), à un simulacre d’autocastration ; fatalement, c’est donc un phallus symbolique, en l’occurrence un cône métallique arraché au flanc d’une sculpture moderne, qui empale l’auteur de Tenebrae, accidentellement, à cause du geste malencontreux de sa chère secrétaire, Anne, une femme – ultime castration qui délivre enfin l’écrivain de ses tourments intérieurs (la Femme est évidemment associée, dans nos sociétés phallocratiques, à la peur masculine de la castration).
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    Les armes possèdent donc un double statut, phalliques et castratrices, ce qui n’est nullement contradictoire : si la puissance sexuelle est transférée du pénis au couteau (ou au rasoir, ou à la hache), c’est que le pénis réel est tout bonnement incapable d’assurer ses fonctions. L’arme, substitut phallique, révèle l’impuissance du tueur – elle lui permet, en castrant symboliquement ses victimes, de retrouver une certaine puissance. Patrice Peyras, dans « Autopsie du giallo », note que l’impuissance latente – inséparable, dans le cas qui nous intéresse, de la misogynie du héros – des assassins dans de nombreux films se concrétise dans « l’infirmité patente de nombreux personnages. […] L’organe atteint, poursuit-il, la libido est détournée au profit du meurtre » [34] Egorgements, démembrements d’étranglements : autant de castrations symboliques qui font de l’impuissance de Peter Neal une hypothèse à considérer sérieusement. Ce dernier ne fait au demeurant que répéter inlassablement ce qu’il a subi jadis : il pénètre ses victimes de manière déviante (l’arme remplace le talon), pour les castrer (parce qu’il est impuissant à cause du trauma). Plusieurs éléments me semblent aller en ce sens : Neal est certes fiancé avec Jane McKerrow mais celle-ci, nous l’avons vu, a pris Bullmer comme amant – l’attitude de l’écrivain suggère d’ailleurs que leur relation n’est pas au beau fixe ; par ailleurs, il est très probable que l’acte d’amour supposé de Peter et Anne, suggéré par une ellipse, n’a en réalité jamais lieu – l’ellipse, par définition, n’est rien de plus qu’un sous-entendu par omission ; elle montre par ailleurs la jeune femme au lever du jour, se réveiller tout habillée, sur le sofa, comme si le baiser montré à l’écran n’avait pas eu la moindre conséquence – comme si, en définitive, rien n’existait hors du champ de la caméra, ce qui ne se conçoit que si l’on accorde quelque crédit à mon hypothèse générale du film comme miroir de l’inconscient du tueur. En outre, le baiser et le réveil de la secrétaire encadrent le deuxième flash-back du film, où l’on assiste au meurtre de la fille de la plage : Argento subvertit de cette façon le procédé conventionnel de la scène d’amour elliptique – exemple probant du montage des attractions selon Eisenstein : chez Argento le montage est avant tout dialectique. [26] S. du Mesnildot, « Dario Argento : sur le fil du rasoir » in L’Ecran Fantastique n°184, avril 1999, p.17. [27] Patrice Peyras dans « Autopsie du giallo », p.53 [28] R. Bellour, L’Analyse du film (éd. Albatros, 1979). [29] J.-P. Putters, « Dario Argento ou le regard sur l’indicible » in Mad Movies n°24, septembre 1982, p.11 [30] S. Freud, L’Interprétation des rêves (Die Traumdeutung, P.U.F., 1967) pp. 306-307. [31] « Complexe centré sur le fantasme de castration, celui-ci venant apporter une réponse à l’énigme que pose à l’enfant la différence anatomique des sexes (présence ou absence du pénis) : cette différence est attribuée à un retranchement du pénis chez la fille. La structure et les effets du complexe de castration sont différents chez le garçon et la fille. Le garçon redoute la castration comme réalisation d’une menace paternelle en réponse à ses activités sexuelles ; il en résulte pour lui une intense angoisse de castration. Chez la fille, l’absence du pénis est ressentie comme un préjudice subi qu’elle cherche à nier, compenser ou réparer. Le complexe de castration est en étroite relation avec le complexe d’Œdipe et plus spécialement avec la fonction interdictrice et normative de celui-ci. » J. Laplanche et J.B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse (P.U.F., 1984) pp. 74-75. [32] « Ensemble organisé de désirs amoureux et hostiles que l’enfant éprouve à l’égard de ses parents. Sous sa forme dite positive, le complexe se présente comme dans l’histoire d’Œdipe-Roi : désir de la mort de ce rival qu’est le personnage du même sexe et désir sexuel pour le personnage de sexe opposé. Sous sa forme négative, il se présente à l’inverse : amour pour le parent du même sexe et haine jalouse du parent opposé. En fait ces deux formes se retrouvent à des degrés divers dans la forme dite complète du complexe d’Œdipe. Selon Freud, le complexe d’Œdipe est vécu dans sa période d’acmé entre trois et cinq ans, lors de la phase phallique ; son déclin marque l’entrée dans la période de latence. Il connaît à la puberté une reviviscence et est surmonté avec plus ou moins de succès dans un type particulier de choix d’objet. Le complexe d’Œdipe joue un rôle fondamental dans la structuration de la personnalité et dans l’orientation du désir humain. Les psychanalystes en font l’axe de référence majeur de la psychopathologie, cherchant pour chaque type pathologique à déterminer les modes de sa position et de sa résolution. L’anthropologie psychanalytique s’attache à retrouver la structure triangulaire du complexe d’Œdipe, dont elle affirme l’universalité, dans les cultures les plus diverses et pas seulement dans celles où prédomine la famille conjugale. » J. Laplanche et J.B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse (P.U.F., 1984) pp. 79-80. [33] J’ai dit plus tôt que j’éprouvais quelques doutes quant à la culpabilité de Peter Neal. Elle reste toutefois l’hypothèse la plus plausible. [34] Cinémaction n°74, p.53

  • Au coeur de Ténèbres - 7 - Gorge profonde

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    « Il y a, en pathologie générale, un principe qui nous rappelle que tout processus contient les germes d'une disposition pathologique, en tant qu'il peut être inhibé, retardé ou entravé dans son cours. - Il en est de même pour le développement si compliqué de la fonction sexuelle. Tous les individus ne le supportent pas sans encombre ; il laisse après lui des anomalies ou des dispositions à des maladies ultérieures par régression. Il peut arriver que les instincts partiels ne se soumettent pas tous à la domination des « zones génitales » ; un instinct qui reste indépendant forme ce que l'on appelle une perversion et substitue au but sexuel normal sa finalité particulière. Comme nous l'avons déjà signalé il arrive très souvent que l'auto-érotisme ne soit pas complètement surmonté, ce que démontrent les troubles les plus divers qu'on peut voir apparaître au cours de la vie. L'équivalence primitive des deux sexes comme objets sexuels peut persister, d'où il résultera dans la vie de l'homme adulte un penchant à l'homosexualité, qui, à l'occasion, pourra aller jusqu'à l'homosexualité exclusive. Cette série de troubles correspond à un arrêt du développement des fonctions sexuelles ; elle comprend les perversions et l'infantilisme général, assez fréquent, de la vie sexuelle. » Sigmund Freud, Cinq leçons de psychanalyse (quatrième leçon). Ténèbres est le premier film de Dario Argento à présenter un aspect aussi ouvertement érotique ; bien qu’on n’y trouve aucune scène d’amour (nous y reviendrons), le sexe est violemment omniprésent – tandis que dans son Œuvre, le sexe n’était jusqu’alors qu’un élément négligeable. D’aucuns pourraient prétendre qu’il s’agit d’une vulgaire opération commerciale – ce qui serait d’ailleurs tout à fait plausible si ne s’imposait cette évidence : il n’y a rien dans Ténèbres (décor, personnages, scénario, montage…) qui ne soit sciemment sexualisé (il ne s’agit pas d’exhiber simplement quelques jolies filles en tenue légère…), voire « pornographisé ». La scène pivot du film, qui en détermine jusqu’à la mise en scène, est évidemment la série de flash-back oniriques à l’érotisme ostentatoire. Surfaces attirantes Intéressons-nous en premier lieu aux éléments diégétiques : décor, personnages, symboles. L’action du film est essentiellement située à Rome (seule la séquence de l’aéroport de New York y est extérieure), mais la capitale apparaît très inhabituelle, nimbée d’une « inquiétante étrangeté » toute freudienne, et dénuée de tout passé historique ou artistique : c’est une Rome ultra-moderne, presque futuriste, sans statues, sans ruines et sans tableaux de maîtres qui nous est donnée à voir – même le cinéma n’existe pas. Les décors, extérieurs comme intérieurs – leur transparence, pour Jean-Baptiste Thoret, vaut comme « prolongement plastique d’une frontière mouvante autour de laquelle le film se déploie » [18] – de facture avant-gardiste, sont en effet lisses, brillants, faits de verre, de béton, de plastique ou de métal, et baignent dans une lumière crue. A propos de son film, Dario Argento évoque un « manifeste surréaliste » où l’ombre et la nuit sont anéanties par l’œil inquisiteur des néons. Les personnages eux-mêmes sont souvent de blanc vêtus – les femmes en particulier : si Peter Neal porte régulièrement une veste écrue, voire dans l’intimité un peignoir d’une blancheur éclatante, si Gianni est habillé en bleu et blanc, les toilettes des personnages féminins surtout attirent notre attention : Jane d’abord, à chacune de ses apparitions, est parée de blanc ; Elsa Manni, la première victime, est vêtue de couleurs pâles avant de se déshabiller pour ne conserver qu’une courte chemise blanche ; Tilda ne porte que du blanc à l’exception d’une veste vert pâle (qu’elle ôte avant de se faire assassiner) ; Anne, la secrétaire de l’écrivain, n’échappe pas à la règle puisque lors de sa première apparition – nous avons vu qu’elle est un Ange –, elle est habillée en blanc de la tête (son visage est visiblement fardé) aux pieds (ses chaussures) ; et l’amie de Tilda, nous l’avons vu, n’est couverte que d’une serviette de bains blanche au moment de sa mort. Cette surdétermination du blanc permet l’élaboration d’un espace « séduisant » [19] et racoleur – conforme, on le comprend, à l’esprit d’une époque où toutes les valeurs sont prostituées, sacrifiées sur l’autel nihiliste de l’apparence [20] – au même titre que les femmes fardées qui y évoluent (le maquillage : appât sexuel). Et sur cette page au blanc virginal tranche le rouge du sang, rémanence de la série des trois flash-back (matrice indubitable de ce système bichromatique, comme du système d’érotisation du film). Ainsi les personnages féminins ont-elles toutes les lèvres maquillées. Les icônes pourpres – véhicules, passants, fleurs, meubles isolés – dont sont constellés les décors blancs, froidement cliniques, troublent la transparence uniforme des lieux. Pervers polymorphes
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    Voyons à présent comment se manifeste cette érotisation de l’espace filmique. Le prologue nous montre deux mains gantées de cuir noir qui tournent les pages d’un livre, Tenebrae, tandis qu’en arrière plan brûle un feu. Ou plutôt : ces mains semblent caresser les pages, du moins se dégage-t-il de l’image une authentique sensation tactile ; cet homme, qu’on identifie immédiatement comme le coupable des meurtres à venir, manie le roman non sans une certaine sensualité – quant au feu, si l’on oublie un instant sa fonction purificatrice, ne symbolise-t-il pas la passion, c’est-à-dire l’incandescence des cœurs et de l’âme, l’ennemi de l’amour véritable : l’Enfer ?... ; Le comportement d’Elsa Manni, la première victime du film, ne laisse aucun doute quant à son « impureté » – la jeune femme (voleuse, menteuse) propose une rencontre plus « privée » au surveillant du magasin ; plus loin, dans la rue, elle est agressée par un clochard lubrique, vraisemblablement excité par sa mini-jupe : Elsa parvient encore à s’échapper mais se fait sauvagement assassiner quelques minutes plus tard, non s’en s’être préalablement dévêtue. Nous avons vu que la motivation du tueur – à ce stade du récit : Cristiano Berti – était manifestement d’ordre moral – puritain. Or dans Ténèbres ce qui relève du désir, du sexe, du plaisir, est considéré comme impur : avant d’égorger Elsa Manni, L’assassin la traite de « perverse » et de « sale voleuse »… ; La journaliste Tilda est lesbienne – ce que Bullmer (John Saxon) s’empresse d’ailleurs de confier à Peter Neal –, et sa compagne, qui la trompe avec un homme – et qui prétend y avoir pris plaisir – sont à leur tour assassinées, et insultées (« perverse », « sale gouine vicieuse »). Enfin les deux femmes sont à moitié nues lorsqu’elles se font tuer ; L’inspecteur Giermani, exposant à Peter Neal les circonstances du premier meurtre (celui d’Elsa Manni), insiste imperceptiblement sur les parties mutilées du corps de la jeune victime : « gorge », « poitrine », « bouche » ont un caractère sexuel évident. Les organes génitaux, en revanche, semblent épargnés – marque ostensible de puritanisme. L’assassin s’en prend donc précisément aux parties « suggestives » de ses victimes ; il veut éliminer la perversion, la « corruption » de la société, aussi s’en prend-il à leurs icônes, les seules qu’il soit possible de montrer ou même de nommer à la télévision (n’oublions pas que Berti est animateur TV) : les seins, la bouche, mais aussi la gorge : l’égorgement n’est rien moins qu’une décapitation inachevée, or on sait que la décapitation, en psychanalyse, symbolise la castration. En d’autres termes, lorsqu’il égorge sa victime, le tueur « l’émascule » – nous approfondirons la question ultérieurement. Notons encore que la carte de police qu’exhibe Giermani est de couleur rouge ; L’appartement de Peter Neal à Rome recèle un bien étrange tableau, projection blanchâtre sur fond couleur chair. Ce dessin évoque une tache de sperme, aussi bien que les éclaboussures de sang à venir – dans Ténèbres la distinction est inopérante ; Le médecin légiste dit à l’inspecteur, d’un ton léger, que l’homme avec qui l’amante de Tilda avait eu des relations sexuelles est sans doute le coupable ; Cristiano Berti, quelques minutes avant l’interview, dit : « Monsieur Neal, j’ai très envie de passer une demi-heure avec vous ! » : la réaction mi amusée mi étonnée de l’écrivain confère rétrospectivement à ces mots anodins de Berti une couleur sexuelle inattendue ; Le tueur (Berti, toujours), avant de s’apercevoir qu’il avait oublié ses clés, projetait de jeter son dévolu sur une prostituée. Au même moment, près du domicile de celui-ci, Maria Alboretto est agressée par un doberman après avoir refusé les avances (qu’on devine sexuelles) d’un jeune homme. Le chien semble excité par la tenue légère de Maria (une mini-jupe) et exprime, peut-être, la rage du malheureux éconduit – le caractère apparemment gratuit de la scène renforce cette impression. Auparavant, la jeune fille frôle le torse de Peter Neal (seulement vêtu d’un peignoir) avec sa poitrine de manière plus ou moins fortuite, en passant dans l’embrasure d’une porte : ce frôlement, appuyé par un geste de l’écrivain (il pose la main à l’endroit où Maria l’a effleuré, paraissant retenir son souffle), exprime un érotisme surprenant ; Peter Neal et sa secrétaire Anne, le temps d’une courte séquence, manifestent explicitement leur attirance mutuelle par un baiser – la scène d’amour n’est que suggérée (si elle a lieu, nous y reviendrons…) mais l’important est que le spectateur imagine qu’elle a effectivement lieu ; L’autre baiser du film est celui de Bullmer et Jane McKerrow, dans le bureau de l’agent. La fougue, la passion qui animent ce baiser suffisent à figurer l’adultère – le spectateur se doute évidemment que les deux amants ne se contentent sans doute pas de chastes baisers... ; Nous avons déjà noté combien les corps des victimes étaient, dans leur mort même, érotisés (uniquement les victimes féminines : n’y voyons pas tant une quelconque misogynie que l’expression sans hypocrisie des désirs d’un mâle hétérosexuel : le cinéaste). Ces jeunes femmes dénudées semblent poser, modèles sensuels et macabres d’un artiste hanté par une matrice originelle – la série de flash-back oniriques –, fantasme qu’il ne cesse de vouloir reproduire. [18] J.-B. Thoret, Dario Argento, magicien de la peur (éd. des Cahiers du cinéma, « Auteurs », 2002) p. 129. [19] La photographie, due à Luciano Tovoli (déjà employé pour Suspiria), est inspirée selon Dario Argento par les séries télévisées américaines comme Colombo et plus particulièrement par Possession, un film d'Andrzej Zulawski [France/R.F.A., 1981]. Propos lus dans Starfix n°1, janvier 1983, entretien de Christophe Gans et Dario Argento. [20] Ne faut-il pas voir, dans ce culte de l’apparence et de l’efficacité, la victoire larvée des idéaux Nazis ?...

  • La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq, ou l’anti-apocalypse

     

     

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    « Un grand nombre de ceux qui dorment au pays de la poussière s’éveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour l’opprobre, pour l’horreur éternelle.

    Les doctes resplendiront comme la splendeur du firmament, et ceux qui ont enseigné la justice à un grand nombre, comme les étoiles, pour toute l’éternité.

    Toi, Daniel, serre ces paroles et scelle le livre jusqu’au temps de la Fin. Beaucoup erreront de-ci de-là, et l’iniquité grandira. »

    DANIEL 12, 2 (« La Résurrection et la Rétribution »)

     

    Avant de reprendre un rythme plus soutenu avec de nouveaux articles consacrés entre autres, dans le désordre, à Millenium Mambo de Hou Hsiao-hsien, à Substance Mort de Philip K. Dick et son adaptation cinématographique A Scanner Darkly par Richard Linklater, mais aussi à La Critique meurt jeune de Juan Asensio et à Grande Jonction, le dernier roman de Maurice G. Dantec, avec qui j’ai eu la chance, en compagnie de quelques autres, de passer une excellente soirée dans un hôtel parisien – prouvant au passage, s’il en était besoin, que notre auteur est un homme bien plus aimable, courtois, et bien plus humble, que son personnage médiatique, non moins sincère en vérité mais dénaturé par la bêtise de journalistes tels que Guillaume Durand qui, à l’évidence, n’avait pas lu Grande Jonction avant son émission… –, avant tout cela donc, voici le long texte que j’écrivis à propos de La possibilité d’une île de Michel Houellebecq, initialement publié sur Ring par l’ami David Kersan, puis repris par le Bulletin de l’Association des Amis de Michel Houellebecq.

     

     

     

    La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq, ou l’anti-apocalypse

     

    L’essentiel de ce roman très drôle à la structure enchâssée – dont nous ne résumerons pas une intrigue déjà largement relayée par la presse à sa sortie –, servi par un style à l’admirable épure et d’un impeccable classicisme, est constitué par le « récit de vie » de l’humoriste Daniel, roi cynique et incontesté du one-man-show ; les épisodes de cette autobiographie sans concession sont commentés deux mille ans plus tard par ses clones « néo-humains » Daniel24 puis Daniel25. Amer, vieillissant, parfois ignoble mais toujours lucide, Daniel renvoie la société de son temps à sa propre abjection ; il est même récompensé pour cela puisque sa réussite lui apporte célébrité, considération, richesse et sexe facile. Personnage inoubliable, alter ego diabolique et cependant pathétique du Français moyen englué dans la postmodernité du 21e siècle, Daniel crève de se voir vieillir : « Lorsque la sexualité disparaît, c’est le corps de l’autre qui apparaît, dans sa présence hostile ; ce sont ces bruits, ces mouvements, les odeurs ; et la présence même de ce corps qu’on ne peut plus toucher, ni sanctifier par le contact, devient peu à peu une gêne ; tout cela, malheureusement, est connu » (p. 74). La sévère critique du cinéma de Larry Clarke, qui selon lui prendrait « le parti des jeunes contre les vieux » (p.214), ne doit pas être prise au pied de la lettre – Daniel, pourtant exemple parfait du cynisme contemporain, se compare même à Michael Haneke ! –, mais bien comme le point de vue, forcément aigri, d’un homme que sa jeunesse a déserté et que chaque minute passée rapproche de la fin, de la mort.

     

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    Chapitré à la manière des Évangiles – nous y reviendrons –, La Possibilité d’une île entérine la vision naïve et aporétique de la sexualité que Michel Houellebecq développait déjà dans ses précédents romans ; s’ils en appellent désespérément à la conscience sexuelle féminine de la femme, si, désemparés, ils cherchent à réhabiliter une sexualité masculine mise à mal par l’évolution des moeurs, s’ils sont les seuls artistes, ou peu s’en faut, à enfin envisager la fellation (ou toute autre pratique jugée dégradante par les féministes hystériques) non comme un acte littéraire de subversion – ce qu’elle n’est assurément plus depuis longtemps – mais comme celui d’une indicible tendresse (« La vue brouillée par la sueur, ayant perdu toute notion claire de l’espace et du temps, je parvins cependant à prolonger encore un peu ce moment, et sa langue eut le temps d’effectuer trois rotations complètes avant que je ne jouisse, et ce fut alors comme si tout mon corps irradié par le plaisir s’évanouissait, aspiré par le néant, dans un déferlement d’énergie bienheureuse » pp. 333-334), l’auteur et son personnage n’en sont pas moins douloureusement conscients de n’être que les jouets de pulsions (de sexe, de mort) et de schémas déterministes – c’est-à-dire, conscients de n’être que des « machines conscientes ». Autrement dit ils sont obsédés, mais sans être dupes : « Les femmes donnent une impression d’éternité, avec leur chatte branchée sur les mystères – comme s’il s’agissait d’un tunnel ouvrant sur l’essence du monde, alors qu’il ne s’agit que d’un trou à nains tombé en désuétude » (p. 12).

     

    Le regard porté par les personnages houellebecquiens sur le sexe est une conséquence directe de cette vision matérialiste, déterministe, du monde. D’abord chimique, animale, notre sexualité est, ou devrait être, la source du seul plaisir qui échappe aux perfidies de la raison ; son déclin inéluctable est alors vécu comme une véritable mort. Ainsi, moins que la « misère sexuelle » dont on nous rebat les oreilles depuis son premier roman, Michel Houellebecq nous livre surtout un regard de presque quinquagénaire sur sa propre sexualité et, partant, sur un monde gangrené par le jeunisme. De son point de vue en effet, la vie s’arrête à quarante ans. Or, pour l’auteur comme pour son double de fiction, « la disparition de la tendresse suit toujours de près celle de l’érotisme » (p. 74) : il était dès lors logique que Daniel, écoeuré par sa propre soumission à l’extension du domaine du fun et de l’infantilisme généralisé, désespéré par sa déchéance sexuelle à l’ère du triomphe de la dictature adolescente (« Jeunesse, beauté, force : les critères de l’amour physique sont exactement les mêmes que ceux du nazisme », p. 74), confiât son ADN aux Élohimites, Raëliens à peine déguisés sur le point de synthétiser l’être humain dans une matrice artificielle. C’est ainsi que Daniel, fors de cette promesse de renaissance cyclique, met fin à ses jours : « L’espace vient, s’approche et cherche à me dévorer » (p. 248)… Ce que ne supporte pas Daniel, c’est l’inéluctabilité du vieillissement et de la mort – aussi bien que l’irrespect d’une civilisation pour ses propres anciens (« Dans le monde moderne on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d’être vieux », p. 213).

     

    Les personnages houellebecquiens sont alors moins les porte-parole de leurs pulsions ou de l'usage décomplexé de leur pénis (« Quant aux droits de l’homme, bien évidemment, je n’en avais rien à foutre ; c’est à peine si je parvenais à m’intéresser aux droits de ma queue », p. 24), que ceux d'une sexualité impossible, utopique ; d'une sexualité et surtout d'un Amour qui relèveraient à la fois d'une ère précapitaliste (voire préhumaine) en vérité jamais advenue, et de l'ère libérale. Si les descriptions explicites des caresses des personnages sont si belles, si émouvantes en dépit de leur crudité, ce n'est pas tant parce qu'ils réhabiliteraient notre liberté de jouir, que parce qu'ils sont l’expression du désespoir. En d'autres termes, sexe et amour sont un Graal – à jamais perdus, bientôt dénués de sens et replacés dans une perspective post-historique, comme en témoigne telle confession de Daniel : « Il n’y a pas d’amour dans la liberté individuelle, dans l’indépendance, c’est tout simplement un mensonge, et l’un des plus grossiers qui puisse se concevoir ; il n’y a d’amour que dans le désir d’anéantissement, de fusion, de disparition individuelle, dans une sorte comme on disait autrefois de sentiment océanique, dans quelque chose de toute façon qui était, au moins dans un futur proche, condamné » (p. 421).

     

    Exprimons-nous autrement. Le paradoxe du personnage houellebecquien, est qu’il abhorre cette société et ses valeurs, alors même que ses états d’âmes en sont directement issus. L’auteur, ce n’est pas son moindre mérite, tente une difficile réhabilitation de la sexualité masculine, dégagée de ses interdits religieux et néanmoins sourde aux sirènes stridentes de la postmodernité. Il ne s'agit pas de notre droit à jouir bien sûr, nous l’avons dit – nous devrions d’ailleurs parler d'une fonction biologique –, mais seulement de l'inversion des valeurs postmodernes. Selon l’auteur les femmes devraient apprendre à aimer non plus le sexe et l'orgasme en tant que tels, comme les y pousse l’ensemble des magazines et des psychologues de bazar, mais bien les hommes eux-mêmes – ce qui était jadis le projet de Raymond Abellio dans sa trilogie romanesque, mais le personnage houellebecquien, du point de vue abellien, serait déjà au-delà de la lutte, il serait lui-même sinon un « inverti », du moins l'incarnation de l'homme féminisé à une époque où la femme est masculine ; le personnage houellebecquien, en effet, aime lui aussi le sexe (la « touffe », pour employer le terme favori de Daniel), plutôt que la femme. Il n'y a pas ou peu d'amour dans le roman, sinon envers et de la part de Fox, le fidèle chien de Daniel. Les narrateurs de La possibilité d’une île disent l'absence d'amour, disent l'impossibilité de l'amour, disent la vacuité du sexe sans amour – leur propre vacuité.

     

    Chez Houellebecq l’espérance est absente, ou n’existe que par défaut : le lecteur, soulagé de retrouver la vie réelle, sait que cette dernière n'est pas telle que l’auteur nous la décrit ; l'amour et le sexe heureux, c'est-à-dire pleins et entiers, existent, la femme idéale de Raymond Abellio ou celle de Michel Houellebecq ne sont pas qu'une vue de l'esprit, les hommes n'ont pas tous les yeux et l'esprit vrillé dans leur bas-ventre (ou du moins, pas seulement). La possibilité d’une île est avant tout un roman du vieillissement : celui d’un homme, celui d’une civilisation.

     

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    Nous savons, avec les commentaires de Daniel24 et Daniel25, que la folle entreprise élohimite de dépassement des modes de reproduction naturels, annoncée par l’épilogue des Particules élémentaires, sera couronnée de succès. Après que la planète a été dévastée par les catastrophes climatiques et nucléaires, les néo-humains, clones reclus dans la plus grande solitude physique au cœur de leurs bunkers disséminés à la surface du globe – tandis qu’au-dehors se traînent des hordes sauvages d’humains dégénérés –, ne connaîtront donc ni le rire, ni les pleurs ; ni l’amour, ni la haine. Le bonheur éternel ? Si l’on veut… Sans désir, voués à épiloguer inlassablement sur les récits de vie de leurs ancêtres, les néo-humains ne sont plus vraiment des hommes : machines biologiques pensantes – et conscientes de n’être que des machines –, bien que nostalgiques de la souffrance et du bonheur, ils sont déjà morts. Au terme d’une existence morne, grise, plate, calme, sans joie ni malheur, ils se suicident à l’âge de cinquante ans, laissant place à leur successeur dont l’existence sera rigoureusement identique. Animale ou machinique, lentement l’humanité s’éteint.

     

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    Dans les particules élémentaires, l’humanité était déjà vouée à disparaître, « devait donner naissance à une nouvelle espèce, asexuée et immortelle, ayant dépassé l’individualité, la séparation et le devenir »[1]. Comme dans L’évangile du Serpent de Pierre Bordage, le New Age « manifestait une réelle volonté de rupture avec le XXe siècle, son immoralisme, son individualisme, son aspect libertaire et antisocial, il témoignait d’une conscience angoissée qu’aucune société n’est viable sans l’axe fédérateur d’une religion quelconque ; il constituait en réalité un puissant appel à un changement de paradigme »[2]. Mais les clones de La possibilité sont dépourvus des fameux « corpuscules de Krause » qui, dans l’épilogue des Particules, étendaient le plaisir sexuel à l’ensemble du corps. Toute sexualité est étrangère aux néo-humains ; tout plaisir, toute émotion. Michel Houellebecq évoquait encore, dans Les particules, « cette espèce […] qui, pour la première fois de l’histoire du monde, sut envisager la possibilité de son propre dépassement ; et qui, quelques années plus tard, sut mettre ce dépassement en pratique »[3]… Ce qui est nouveau, dans La possibilité, c’est que ce dépassement ne signifie rien d’autre, en fin de compte, qu’une annihilation pure et simple de l’humanité. Michel Houellebecq n’a jamais caché son intérêt pour la philosophie de Schopenhauer, pour qui la volonté est souffrance (et puisque vivre c’est vouloir, la vie n’est que douleur). La seule manière de réaliser ce dépassement, imparfaitement réalisé dans Les particules, nécessite d’abandonner ce qui nous définit – détruisez les racines du mal, vous en tuez aussi les fleurs… Comme chez Thomas More, le premier utopiste, ou plus tard chez Aldous Huxley (L’île, Le meilleur des mondes), George Orwell (1984) ou Kurt Vonnegut (Galápagos), la fin de la souffrance suppose l’anéantissement de l’être (le seul à ne pas encourir les foudres de l’auteur est le chien Fox)… Et puisqu’il est ici question d’une île, soit-elle métaphorique comme chez Houellebecq ou réelle comme chez Vonnegut, comment ne pas songer aussi à celle de la Tempête de William Shakespeare, dont le pouvoir de fascination trouvera un écho concentrationnaire dans Le Meilleur des mondes ; à celle de Téranésie également (roman inégal mais passionnant de Greg Egan), où une fascinante mutation génétique de la faune et de la flore menace de faire disparaître l’humanité ; ou encore à celle du fameux docteur Moreau… Plus que l’île elle-même, c’est son idée, sa possibilité, qui importent.

     

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    Dans La possibilité d’une île aussi, il y a un « savant fou ». Les Élohimites, comme les Raëliens, refusent la notion même d’éthique scientifique, et n’ont d’yeux que pour les Futurs. Contrairement à ce qu’ont écrit certains critiques (ceux qui n’ont pas lu le roman, et ceux, nombreux, qui ne l’ont pas compris), le clonage n'est absolument pas le sujet de La possibilité d’une île... Et n’en déplaise à certains crétins, au premier rang desquels Christophe Kantcheff dans Politis, La possibilité n’est pas un roman à thèses. L’opération d'ablation des centres de la douleur par exemple, au moins aussi importante que le mode de reproduction, aurait aussi bien pu être menée sur des humains non clonés, seulement génétiquement modifiés, et la problématique serait restée la même. Le clonage n'est qu'une technique reproductive. Les néo-humains de La possibilité d'une île ont d’ailleurs été conçus dans un but précis, dans un contexte technologique, socio-économique précis, propres au roman. Le clonage ne saurait en aucun cas constituer une porte sur l'éternité. À peine un ersatz d'immortalité, au moins jusqu'à ce que nous puissions peut-être un jour « copier » numériquement nos esprits, ce qui n'arrivera sans doute jamais (Raël est un clown, et son double de fiction est d’ailleurs décrit comme tel), la copie n’étant jamais qu’un autre. Le clone n'est qu'un nouvel être humain doté des mêmes gènes mais en aucune manière de la même histoire, de la même pensée, de la même âme (d'autant que dans La possibilité d’une île l'étape de formation de la pensée individuelle est phagocytée par la synthèse accélérée). Houellebecq, grand lecteur de SF et sans doute des vulgarisations scientifique, ne s'y est évidemment pas trompé puisque à aucun moment, même après deux mille ans, les néo-humains n'ont pu bénéficier de cette « greffe de l'esprit » que le prophète de Lanzarote et ses brillants scientifiques prétendaient pourtant pouvoir réaliser rapidement.

     

    Les événements de La Possibilité d'une île ne sont pas la conséquence du clonage mais seulement, si j’ose dire, d'une déroute métaphysique. Les clones de Daniel, doués d’une conscience propre mais voués à demeurer isolés dans leur bunker, sont délibérément amputés d'histoire individuante (ils naissent avec le corps et le cerveau d'un homme de 18 ans : ils ne sont plus vraiment humains, ils sont « néo-humains ») auxquels on a assigné le rôle de copie – magnifique allégorie de ce même engloutissement de l'être dans la Machine-Monde décrit par Dantec dans Cosmos Incorporated. Être surpris de cette sombre prophétie – l’humanité ne sera pas sauvée par la science – serait mal connaître la littérature de Michel Houellebecq, pour qui les dés, à l’échelle de l’espèce, sont d’ores et déjà jetés.

     

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    Chez les prophètes, tout est prophétie : leurs paroles bien sûr, leurs visions, mais aussi leur vie. Ainsi de Daniel, celui de l’Ancien Testament, prophète dans la veine apocalyptique d’Ézéchiel, dont « les visions du passé et de l’avenir, écrit R. de Vaux dans son introduction aux Prophètes[4], se conjuguent dans un tableau extratemporel de la destruction du Mal et de l’avènement du royaume de Dieu ». Ainsi également du Daniel de La possibilité d’une île (que nous désignerons désormais comme « Daniel1 », conformément au chapitrage du roman), dont la sexualité irrémédiablement déclinante, la luxure babylonienne, font également figure d’exemple, ou mieux : de preuve. Bien entendu, nul royaume céleste n’est promis au lecteur : Daniel1 n’est que la preuve de l’absurdité ontologique de l’homme. Michel Houellebecq prend les trois lignes maîtresses des prophètes (monothéisme, moralisme, attente du salut) à rebours, en leur substituant l’athéisme (description d’une société nihiliste et désenchantée), l’amoralisme cynique (ses excès d’humoriste et de people lucide et méchant) et, avec la succession programmée des clones de Daniel – sans parler de l’extinction finale –, l’absence de salut. Jusqu’à un certain point, nous pouvons même considérer La possibilité comme un pastiche du Livre de Daniel : le prophète des Élohimites, double littéraire évident de Claude Vorilhon, ne loue-t-il pas la sagesse de Daniel comme Nabuchodonosor louait celle de son homonyme biblique ? Nabuchodonosor étant satisfait de l’interprétation de son rêve par Daniel, il le prend à ses côtés, à sa cour, bien qu’étranger. De la même façon, Daniel1 devient le VIP du Prophète des Élohimites – sa caution médiatique. Dans le songe de Nabuchodonosor enfin, Daniel prophétise (Dn 2, 44) : « Au temps de ces rois, le Dieu du Ciel dressera un royaume qui jamais ne sera détruit, et ce royaume ne passera pas à un autre peuple ». Et ce royaume ne passera pas à un autre peuple… Le néo-humain n’est plus humain : jamais il ne sera touché par la grâce. Les néo-humains semblent d’ailleurs porter leur hérésie dans leurs essence même : « De même, tu as vu une pierre se détacher de la montagne, sans que main l’eût touchée, et réduire en poussière fer, bronze, terre cuite, argent et or » (Dn 2, 45). Dieu détruit le corps imparfait, la « statue composite » du livre de Daniel ; Dieu ignore le néo-humain de La possibilité comme il anéantissait l’envahisseur de La guerre des mondes...

     

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    Les livres des Prophètes ou l’Apocalypse de Jean de Patmos étaient d’abord des écrits de circonstance  destinés à affermir la foi des fidèles ; celui de Daniel en particulier devait soutenir la foi et l’espérance des Juifs persécutés par Antiochus Epiphane ; les Prophètes sont en outre marqués par l’espérance du Royaume de Dieu, par l’attente de la Fin. La Possibilité d’une île serait alors non un livre apocalyptique ou « post-apocalyptique » comme nous avons pu le lire ici ou là, mais plutôt anti-apocalyptique : Daniel1 est bien un prophète en effet, mais ses visions ne recèlent pas d’autre Révélation que l’extinction imminente de l’espèce, sans lumière ni ténèbre. À cet égard, le simulacre d’immortalité assuré par ses descendants au génome altéré, est une incroyable parodie de la Résurrection du Christ.

     

    Dans les visions infernales de La possibilité d’une île, même si la mer a disparu (et avec elle, « la mémoire des vagues »), elle submergea d’abord le monde après la fonte des glaces et Daniel25 évolue sur des terres boueuses. Plus qu’aux grands récits de catastrophes climatiques et à l’anticipation écologiste (vraisemblablement familiers à l’auteur), nous sommes renvoyés à la Genèse et au Déluge ; chez Houellebecq cependant l’Alliance est rompue : le monde est totalement déserté par Dieu. Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de Sauveur, il n’y a même pas de Diable : il n’y a que la mort. Michel Houellebecq, auteur de l’excellent H.P. Lovecraft, contre le monde, contre la vie, sait bien qu’avec l’île ne surgissent que l’horreur et la mort (l’île de R’lyeh dans « L’Appel de Chtulhu », et, avant elle, l’île de « Dagon »)…

     

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    Face à tel désespoir, face à tel pessimisme baudelairien, faut-il comprendre le titre du roman comme une simple antiphrase ? Pas nécessairement. La possibilité est d’abord celle d’un imaginaire (pensons à l’île d’Avalon). Avec ce titre, Houellebecq se réfère implicitement aux utopies. La première d’entre elles, pour qui son auteur, Thomas More, inventa le terme d’utopia, était déjà une île, comme celle de Bacon (La Nouvelle Atlantide) ou encore celle, non moins remarquable, de Campanella (La Cité du Soleil). « Les îles sont d’avant l’homme, ou pour après »[5], écrivait Gilles Deleuze (philosophe que le narrateur de l’épilogue des Particules jugeait outrageusement surestimé). Chez Tolkien par exemple, l’île ou son équivalent est l’ailleurs enchanté, l’au-delà d’un passé mythologique, celui que le contact des hommes corrompt (nous pensons entre autres à la Lórien du Seigneur des Anneaux, île de lumière dans l’obscurité) et où se réfugient définitivement les dieux. En effet, des pâles néo-humains, dénués de toute joie comme de toute tristesse, ou des descendants sauvages des humains, aucun peuple élu, aucun « Reste »[6] (les « Futurs » annoncés par le prophète élohimite n’étaient qu’une vue de l’esprit, un Übermensch de pacotille) n’est préservé du naufrage. L’île de Houellebecq est celle que l’on attend sans y croire, que l’on espère, que l’on imagine, mais que ne saurait fouler son rêveur. Or pour Deleuze encore, « Rêver des îles, avec angoisse ou avec joie peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu – ou bien c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence. »[7]

     

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    La fin du roman, poignante, d’une stupéfiante beauté, coïncide avec la fin des temps. C’est de ces tableaux de décombres, de désolation et de tristesse infinie, transcendés par la poésie, que surgira la possibilité du titre : « Je sais le tremblement de l’être / L’hésitation à disparaître, / Le soleil qui frappe en lisière / Et l’amour, où tout est facile, / Où tout est donné dans l’instant ; / Il existe au milieu du temps / La possibilité d’une île. » (p. 433). Et cependant, cette « île » entrevue par Daniel avant son suicide, n’est qu’un mirage, et restera à jamais inaccessible aux néo-humains – vision bouleversante d’un passé révolu, qui peut évoquer la fin de Solaris d’Andrei Tarkovski. Tel est le drame des Futurs selon Michel Houellebecq : Daniel25, « très loin de la joie, et même de la véritable paix » (p. 481), recherche désespérément la matrice maternelle, s’enfouissant dans les anfractuosités du relief, comme le Robinson de Michel Tournier. Les Futurs, annoncés par la « Sœur Suprême », ne sont pas de notre monde. Ils sont littérature.



    [1] M. Houellebecq, Les particules élémentaires, J’ai lu, 2001, p. 308.

    [2] Op. cit., p. 311.

    [3] Op. cit., p. 316.

    [4] La Sainte Bible, éd. du Cerf, 1990.

    [5] G. Deleuze, « Causes et raisons des îles désertes » in L’île déserte et autres textes, éd. de Minuit, 2002, p. 12.
    [6] Le Reste est ce qui, de la Création, échappera au danger présent et bénéficiera du Salut final, tels les exilés de Babylone après la ruine de Jérusalem (Jr 24, 8) ou le germe d’un peuple saint à qui l’avenir est promis (Ez 37, 12-14).

    [7] G. Deleuze, Op. cit., p. 12.

  • L’I.A. et son double de Scott Westerfeld

     

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    « Tout reste à faire au sujet des androïdes. Vaucanson, Fragonard et moi-même avons mis le pied sur un nouveau continent. Il faut maintenant pénétrer l’intérieur des terres. L’aventurier savant y découvrira un peuple. Qu’il se souvienne alors que la liberté de l’homme s’arrête là où commence celle de la machine. »
    Xavier Mauméjean, La Vénus anatomique


    J’avais prévu de vous livrer cette semaine ma critique sans cesse ajournée de l’excellent roman de Fabrice Colin, Kathleen, mais, confronté à des difficultés inattendues, je ne suis pas aujourd’hui en mesure de vous en confier une version acceptable[1]. Aussi, comme souvent dans cette situation, ai-je puisé dans mes anciennes notes de lecture. Voici donc un papier jadis publié sur Mauvais Genres, consacré à un roman de science-fiction parfois maladroit mais unique en son genre. A sa sortie en France en 2002, L’I.A. et son double avait d’ailleurs fortement impressionné la critique spécialisée, qui vit en son auteur le successeur de Iain M. Banks, et l’un des grands écrivains de demain. Il aura pourtant fallu quatre ans pour qu’un autre roman de Scott Westerfeld traverse l’Atlantique : les éditions Pocket publient aujourd’hui (directement en poche) Les légions immortelles, premier tome du space opera Succession. En attendant sa lecture, je vous propose de revenir brièvement sur cette œuvre atypique, vraisemblablement surestimée, mais néanmoins remarquable.


     

    Chéri est une intelligence artificielle qui a franchi le seuil de Turing et gagné son indépendance – ainsi qu’un corps humanoïde – en développant une relation très intime avec une jeune fille dans un vaisseau spatial. Sa vie d’Artificiel libre est alors entièrement consacrée au sexe – il collectionne les accessoires et extensions érotiques – et à l’esthétique – ayant accédé à la conscience par un apprentissage de la sensualité, c’est en toute logique que Chéri se spécialise dans l’authentification d’œuvres d’art. C’est au cours d’une mission – il doit expertiser une sculpture récente du célèbre Vaddum pourtant mort depuis des lustres – qu’il fait la connaissance de Mira, femme sans passé chargée de retrouver et d’éliminer un mystérieux Fabricant qui s’est rendu coupable de l’impossible, la duplication d’un Artificiel, crime hautement répréhensible s’il en est. Chéri et Mira, mus par une violente attirance sexuelle et unis par une destinée commune, vont se croiser en un corps à corps d’une intensité hors du commun.

    Indubitablement, L’I.A. et son double est un roman de science-fiction ; c’est aussi un authentique mélodrame érotique… En effet l’univers de Westerfeld se caractérise avant tout par ses envolées pornopoétiques et visionnaires. Dans cet avenir étranger et lointain, où l’humain et l’inhumain s’entrelacent froidement, et où certains hommes sont réduits à l’état de robots par opération corticale et implants nanotechs, les étreintes désespérées de ces deux êtres solitaires s’affirment comme l’expression ultime d’un besoin vital d’émotion – la quête de ce qui ne relève pas directement de l’intellect (du machinique). Ces coïts d’un nouveau type entre Mira la Biologique inhumaine et Chéri l’Artificiel trop humain, décrits avec une précision chirurgicale et force détails techniques, représentent en vérité le seul échappatoire possible dans un monde (et une fiction) lentement gagnés par la minéralisation, à l’image de ces créatures de pierre – les statues vivantes de Pétraveil qui ouvrent le roman. Hors ces corps unis, violentés, poussés dans leurs retranchements, rien ne subsiste que la nostalgie d’un temps où être vivant avait encore un sens, d’où cette poésie un peu triste ; d’où également cette incandescence érotique rarissime dans un roman de science-fiction. Chéri (le « chéri de l’évolution »[2] puisque ses facultés d’adaptation paraissent infinies), en pénétrant Mira par tous les orifices avec ses extensions nanotechs, la ramène momentanément à la vie. Et Mira, de par son propre mystère, parce qu’elle ne ressemble ni aux autres humains – une part d’elle-même lui a été arrachée –, ni aux Artificiels, est objet de fascination pour un Chéri avide d’humanité.

    L’originalité du roman réside sans doute dans l’importation de procédés formels couramment utilisés en littérature générale, dans un univers de space opera. La narration elle-même fonctionne en effet sur le mode binaire qui structure le récit, et les unions physiques de Chéri et Mira, aussi abrasives soient-elles, ne sont que les soubresauts d’un électrocardiogramme qui, le reste du temps, affiche un calme plat – elles s’imposent comme le seul aspect réellement original du roman. Autrement dit, le lecteur s’ennuie vaguement entre deux parties de jambes en l’air... Le caractère macroscopique des scènes de sexe favorise l’empathie du lecteur, tandis que l’errance individuelle des amants, et plus encore ce qui leur est extérieur, est soumis à un regard kaléidoscopique elliptique pas assez maîtrisé pour vaincre toutes nos résistances. La narration s’étoile en corolles avant de se désagréger, inanimée sinon par l’intervention des électrochocs érotiques. L’I.A. et son double ressemble un peu à ses personnages, gardé en vie artificielle entre deux relations technosexuelles. Le reste est figé, inerte, excepté peut-être le Fabricant et son obsession maladive, dont la fin, même attendue, concentre le fond tragique sous-jacent du récit. La sensualité du roman, sa réflexion sur l’essence de l’art à l’ère de la reproduction illimitée, ne sont pas sans rappeler certaines nouvelles de Jean-Claude Dunyach, mais les limites formelles déjà mentionnées et certains développements scientifiques fantaisistes (les I.A. tirent leur conscience d’un artefact aux propriétés obscures, et pour dupliquer une I.A., le Fabricant construit un superordinateur gigantesque qui s’étend sur plusieurs kilomètres carrés…) en font un roman parfois passionnant, souvent visionnaire, mais inabouti, qui oscille dangereusement entre science-fiction philosophique et bluette érotique sans consistance.

    Scott Westerfeld, L’I.A. et son double, traduit de l’anglais (E.-U.) par Pierre-Paul Durastanti, Flammarion, Imagine, 2002, 288 p., 17€.
     



    [1] Et je ne vous parle même pas des articles prévus depuis des lustres, mais jamais écrits, sur les romans admirables de Xavier Mauméjean… Cet oubli sera réparé très prochainement, d’abord dans La Presse littéraire, puis ici même. Ah ! Xav', ton heure viendra !

    [2] Evolution’s darling est le titre original de L’I.A. et son double.

  • Exhibit Mirrors (tribute to J.G. Ballard)

     

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    Photographie : Olivier Noël

     

    Atrocity Exhibition. Bourdonnement électrique du drone postindustriel. Cette exposition unique - à laquelle les officiels eux-mêmes n'étaient pas conviés - offrait une caractéristique assez inquiétante : l'omniprésence, dans les œuvres présentées, des thèmes apocalyptiques. Les installations, entre lesquelles évoluait Thomas Becker, lui évoquaient les jardins de Locus Solus aussi bien que son propre réel, comme s'il avait d'ores et déjà, depuis toujours semblait-il, parfaitement assimilé leur potentiel psychopathologique - comme s'il en avait perçu le singulier pouvoir d'enchâssement. Les nappes hypnotiques du drone, soufflées par les nombreuses enceintes du Centre, se synchronisaient à ses influx nerveux. À l'approche de la quatrième salle, elles s'estompaient progressivement pour laisser place à un tintement édénique, aux limites de la perception.

    Crystal World. Soleil prismatique traversant le visiteur. Thomas Becker pénétra dans une grotte hérissée de cristaux efflorescents, au milieu desquels l'attendait une alvéole, et dans cette alvéole, un siège vitrifié aux mille reflets, sur lequel, second, il se lova. Oubliée, sa berline ; effacés de sa mémoire, les grandes surfaces ; remisée dans la banlieue de son esprit, l'exposition - ces zones grises de la pénombre. Bien qu'intégralement vêtu de noir dans sa matrice de cristal, pantalon tee-shirt chaussures imperméable, Thomas irradiait de l'intérieur, transparent soudain, minéralisé dans ses rêves de paix éternelle ; frappé par l'immortalité du temps asymptotique qui pétrifiait la forêt de cristal, il se remémorait ses amours passées, dont l'image se diffractait à l'infini. Se figer dans un tableau de Max Ernst.

    Crash test. Des bruits distordus de combustion, de chocs brutaux et de tôles froissées arrachèrent Thomas à son immortalisation. À contrecœur, mais irrésistiblement attiré par cette symphonie d'Armageddon routier, Thomas Becker abandonna sa niche d'éternité. Guidé par la bande-son d'auto-désastres, il s'engagea d'un pas mesuré dans une longue galerie tubulaire sur la surface numérique de laquelle était projeté le film, fragmentaire et répétitif, d'accidents automobiles au ralenti. Fracas fantomatiques. À l'entrée, un sobre panneau, blanc sur noir : « AUTOMOBILE - Les millions de voitures de cette planète sont stationnaires, et leur mouvement apparent constitue le plus grandiose rêve collectif de l'humanité ». Projet de Glossaire du XXe siècle. Les déformations du corps de Thomas, percuté par les pare-chocs des coupés qui le traversaient en rafales de part en part, ressortaient-elles du rêve, elles aussi ? Immobile à contre-monde, il pensait à un autre texte de Ballard : « ce que nos enfants doivent craindre, ce ne sont pas les voitures lancées sur les autoroutes de demain mais le plaisir que nous trouvons nous-mêmes à calculer les plus élégants paramètres de leur mort ». Dans son bas-ventre, les trémulations annonciatrices de nouvelles salves.

    Corpses. Troublé par sa réaction aux stimuli visuels et sonores, Thomas Becker quitta précipitamment l'exposition, sans égard pour les autres visiteurs, ni pour le gardien qu'il bouscula au passage. Les portes automatiques s'ouvrirent enfin sur la nuit précoce d'une soirée d'hiver. Il fit quelques pas dans l'air glacé, alluma une cigarette et se mit à observer son environnement. L'architecture déjà démodée du Centre s'insérait sans heurt dans le morne paysage de la zone industrielle et de ses enseignes aux lueurs criardes. En face, au-dessus des portes coulissantes d'un motel, de l'autre côté de la voie rapide où filaient la faune suburbaine et les représentants de commerce changés en traînées lumineuses, blanches à l'arrivée, rouges au départ : un large écran LCD. Thomas profita d'une pause inexplicable dans le trafic pour traverser en courant les voies et le remblai. Ses pas crissaient sur le gravier, et tandis que fluaient à nouveau les mouvantes constellations des phares, Thomas s'approcha de l'écran plat. D'abord, il n'y vit que la retransmission du trafic, sans doute filmé par une caméra dissimulée dans quelque élément de signalisation, en direct aurait-on dit, ou en léger différé, comme le suggérait le décalage étrange des vrombissements derrière son dos. Mais bientôt, les voitures à l'écran se mirent à se comporter bizarrement, à zigzaguer, à accélérer ou à piler sans raison apparente, Jusqu'au crash silencieux des collisions en chaîne. À l'écran : pare-brise étoilés ou explosés ; habitacles écrasés ; roues orphelines. Le sang, les os, les corps, restaient encore invisibles. Hébété, Thomas Becker se retourna vers la voie express : rien d'anormal. Retour à l'écran : une silhouette sur le bord de la route. Vêtement sombres, imperméable noir,  cigarette à la main. L'homme vidéo regarda à sa gauche, puis à sa droite, et s'engagea sans hésiter.

    Dans un spasme, alors que l'enfer se déchaînait soudain dans ses tympans, Thomas Becker assista à sa propre dislocation.


    (Texte rédigé à l'occasion de l'Evento 2009)