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Au coeur de Ténèbres - 9 - Forclusion

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« Le phallus est la lettre et le stylet qui la trace. »
J. Lacan.


Avec Ténèbres, Argento aborde donc de façon explicite « la nature sexuelle du crime » [26], c’est-à-dire celle, en vérité, de son cinéma. La « nature sexuelle du crime », c’est bien sûr le détournement de la libido au profit du meurtre, « dans une mécanique de défoulement / refoulement déjà décrite par Hitchcock dans Fenêtre sur cour » [27] [Rear window, Etats-Unis, 1954]. Une grande partie de l’Œuvre hitchockien pourrait d’ailleurs être pareillement invoquée, de L’Ombre d’un doute / Shadow of a doubt [Etats-Unis, 1943] à Frenzy, en passant par La Mort aux trousses, Vertigo [Etats-Unis, 1958] et Psychose – Raymond Bellour a bien montré l’ambiguïté des relations d’amour / mort dans L’Analyse du film [28], à propos de La Mort aux trousses. Dans Ténèbres ces relations sont donc explicites, les meurtres étant articulés comme de « véritables rapports amoureux » [29].
Jean-Pierre Putters a noté dans Mad Movies que le contact entre la victime et l’instrument de mort est toujours « direct et donc physique, ce qui permet alors une érotisation du macabre », ce qui caractérise la plupart des gialli, de Six femmes pour l’assassin / Sei donne per l’assassino [Italie, 1964] de Mario Bava, à Opera – dans lequel même une balle de revolver, filmée en extrême ralenti, acquiert une matérialité très physique –, mais chez Argento plus qu’ailleurs sans doute l’arme blanche n’est qu’un sexe contondant – ainsi dans Opera encore, le tueur parcourt le corps de l’héroïne du plat de sa dague dont la lame se fait caresse. Dans Ténèbres le paradigme des armes est impressionnant : un rasoir, une hache, un poignard, une corde et enfin une sculpture moderne en métal, se succèdent pour accomplir leur sinistre fonction de phallus mortifère – l’arme, de par sa forme (allongée) et de par sa fonction (profaner la chair) est toujours substitut phallique. Freud, dans L’Interprétation des rêves, écrit que « Tous les objets allongés : bâtons, troncs d’arbres, parapluies (à cause du déploiement comparable à celui de l’érection), toutes les armes longues et légères : couteau, poignard, pique, représentent le membre viril. […] Dans les rêves des hommes, la cravate symbolise souvent le pénis, non seulement parce qu’elle est longue et qu’elle pend et qu’elle est particulière à l’homme, mais parce qu’on peut la choisir à son gré, choix que la nature interdit malheureusement à l’homme. » [30] La corde utilisée par Peter Neal pour étrangler le jeune Gianni n’en est qu’une variante (on la passe autour du cou) – Hitchcock en était indubitablement conscient lorsqu’il tourna La Corde mais aussi Frenzy dans lequel l’assassin garrotte ses jolies victimes avec… une cravate ! Les gros plans qui composent la séquence du meurtre de Giani lui confère une apparence rien moins que pornographique – on ne voit que des épidermes tendus, deux corps étroitement unis en une étreinte fatale – ; l’étranglement, du reste, est un mode d’action éminemment sexuel – une technique amoureuse bien connue consiste à étrangler son partenaire pour augmenter l’érection et, partant, le plaisir (L’Empire des sens / Ai no corrida [Japon/France, 1976] de Nagisa Oshima en fait même son leitmotiv) mais aussi, symboliquement, castrateur – comme l’égorgement.
Le rasoir, comme la cravate évoquée plus haut, est lui aussi un objet typiquement masculin, aisément assimilable au pénis – d’autant plus que sa lame se déplie en une parodie d’érection avant de graver son Verbe dans la chair. A quoi sert le rasoir du reste, sinon à purifier le corps, à le débarrasser de son système pileux afin de mieux correspondre aux conventions sociales. En tuant, nous l’avons vu, Cristiano Berti élimine les éléments pervertis de la société – ses cellules cancéreuses – : le rasoir était donc l’arme idéale, que Berti ne remplace par une hache, pour achever la malheureuse Maria Alboretto, que parce que son arme fétiche, dans l’action, est tombée au fond d’une piscine. La hache, instrument qui évoque par association la virilité du bûcheron, n’est pas moins phallique – la caméra pendant un temps, ne cadre d’ailleurs que son manche – : elle aussi sert à élaguer, à émonder – il n’est pas douteux cependant que s’il avait pu continuer sa sinistre besogne, Berti se serait à nouveau servi de son rasoir (c’est avec cette même hache que Neal le fait disparaître, signifiant ainsi sa supériorité virile en même temps que la violence de sa psychose, dont rend bien compte la brutalité d’une telle arme).
Dans Ténèbres les crimes sont donc castrateurs, véritables simulacres d’émasculation. Selon la Traumdeutung freudienne la décapitation, dans un rêve – Ténèbres est un film-fantasme –symbolise souvent la castration. Freud considère en fait que toute séparation d’un membre ou d’une partie de notre corps (ainsi ce rêve fréquent d’arrachage de dents) est susceptible d’être interprété comme un symbole de castration. On comprend mieux pourquoi les films du cinéaste sont souvent peuplés de lézards, animaux à la queue sécable, particulièrement ceux (Profondo rosso, Trauma) dans lesquels les complexes de castration [31] et d’Œdipe [32] sont à l’origine de comportements néfastes. En tranchant la gorge (égorgement / décapitation / castration) de ses victimes, Cristiano Berti signe l’arrêt de leurs activités sexuelles déviantes. Le cas de Peter Neal est limpide : son « viol » symbolique par un transsexuel au moyen d’un talon d’escarpin motive tous ses actes futurs : il tue d’abord sa « violeuse » avec un couteau [33] (substitut phallique) en la frappant en bas du ventre (première castration), lui enlève ses escarpins (talons phalliques : autre castration), sans oublier que la fille de la plage, transsexuelle comme on l’a dit, a virtuellement, ou physiquement, perdu son pénis…
Dès lors, Peter Neal refoulera ses fantasmes morbides par sublimation artistique, jusqu’à ce qu’un événement quelconque les exhume des profondeurs abyssales de son esprit. Je veux parler de Berti bien sûr, sa créature déhiscente, son excroissance mentale allotrope qu’il élimine à la hache (en lui fendant le crâne, comme pour récupérer ce qui lui appartient en propre) avant d’accomplir ses fantasmes castrateurs toujours inassouvis (car jamais effectifs) : étranglement de Gianni dans une étreinte mortelle, réitération du crime originel à l’encontre de Jane (résurgence des escarpins rouges, même blancheur provocante des vêtements, bras tranché à la hache – castration encore) – les inspecteurs Giermani et Altieri, en revanche, n’occupent qu’une place secondaire dans l’inconscient de l’écrivain ; victimes des circonstances, ils servent exclusivement ses desseins narratifs. Si l’égorgement peut être considéré comme une décapitation – une émasculation – symbolique, alors Peter Neal se livre, dans la scène du rasoir factice (Neal), à un simulacre d’autocastration ; fatalement, c’est donc un phallus symbolique, en l’occurrence un cône métallique arraché au flanc d’une sculpture moderne, qui empale l’auteur de Tenebrae, accidentellement, à cause du geste malencontreux de sa chère secrétaire, Anne, une femme – ultime castration qui délivre enfin l’écrivain de ses tourments intérieurs (la Femme est évidemment associée, dans nos sociétés phallocratiques, à la peur masculine de la castration).

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Les armes possèdent donc un double statut, phalliques et castratrices, ce qui n’est nullement contradictoire : si la puissance sexuelle est transférée du pénis au couteau (ou au rasoir, ou à la hache), c’est que le pénis réel est tout bonnement incapable d’assurer ses fonctions. L’arme, substitut phallique, révèle l’impuissance du tueur – elle lui permet, en castrant symboliquement ses victimes, de retrouver une certaine puissance. Patrice Peyras, dans « Autopsie du giallo », note que l’impuissance latente – inséparable, dans le cas qui nous intéresse, de la misogynie du héros – des assassins dans de nombreux films se concrétise dans « l’infirmité patente de nombreux personnages. […] L’organe atteint, poursuit-il, la libido est détournée au profit du meurtre » [34] Egorgements, démembrements d’étranglements : autant de castrations symboliques qui font de l’impuissance de Peter Neal une hypothèse à considérer sérieusement. Ce dernier ne fait au demeurant que répéter inlassablement ce qu’il a subi jadis : il pénètre ses victimes de manière déviante (l’arme remplace le talon), pour les castrer (parce qu’il est impuissant à cause du trauma). Plusieurs éléments me semblent aller en ce sens : Neal est certes fiancé avec Jane McKerrow mais celle-ci, nous l’avons vu, a pris Bullmer comme amant – l’attitude de l’écrivain suggère d’ailleurs que leur relation n’est pas au beau fixe ; par ailleurs, il est très probable que l’acte d’amour supposé de Peter et Anne, suggéré par une ellipse, n’a en réalité jamais lieu – l’ellipse, par définition, n’est rien de plus qu’un sous-entendu par omission ; elle montre par ailleurs la jeune femme au lever du jour, se réveiller tout habillée, sur le sofa, comme si le baiser montré à l’écran n’avait pas eu la moindre conséquence – comme si, en définitive, rien n’existait hors du champ de la caméra, ce qui ne se conçoit que si l’on accorde quelque crédit à mon hypothèse générale du film comme miroir de l’inconscient du tueur. En outre, le baiser et le réveil de la secrétaire encadrent le deuxième flash-back du film, où l’on assiste au meurtre de la fille de la plage : Argento subvertit de cette façon le procédé conventionnel de la scène d’amour elliptique – exemple probant du montage des attractions selon Eisenstein : chez Argento le montage est avant tout dialectique.

[26] S. du Mesnildot, « Dario Argento : sur le fil du rasoir » in L’Ecran Fantastique n°184, avril 1999, p.17.
[27] Patrice Peyras dans « Autopsie du giallo », p.53
[28] R. Bellour, L’Analyse du film (éd. Albatros, 1979).
[29] J.-P. Putters, « Dario Argento ou le regard sur l’indicible » in Mad Movies n°24, septembre 1982, p.11
[30] S. Freud, L’Interprétation des rêves (Die Traumdeutung, P.U.F., 1967) pp. 306-307.
[31] « Complexe centré sur le fantasme de castration, celui-ci venant apporter une réponse à l’énigme que pose à l’enfant la différence anatomique des sexes (présence ou absence du pénis) : cette différence est attribuée à un retranchement du pénis chez la fille.
La structure et les effets du complexe de castration sont différents chez le garçon et la fille. Le garçon redoute la castration comme réalisation d’une
menace paternelle en réponse à ses activités sexuelles ; il en résulte pour lui une intense angoisse de castration. Chez la fille, l’absence du pénis est ressentie comme un préjudice subi qu’elle cherche à nier, compenser ou réparer. Le complexe de castration est en étroite relation avec le complexe d’Œdipe et plus spécialement avec la fonction interdictrice et normative de celui-ci. »
J. Laplanche et J.B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse (P.U.F., 1984) pp. 74-75.
[32] « Ensemble organisé de désirs amoureux et hostiles que l’enfant éprouve à l’égard de ses parents. Sous sa forme dite positive, le complexe se présente comme dans l’histoire d’Œdipe-Roi : désir de la mort de ce rival qu’est le personnage du même sexe et désir sexuel pour le personnage de sexe opposé. Sous sa forme négative, il se présente à l’inverse : amour pour le parent du même sexe et haine jalouse du parent opposé. En fait ces deux formes se retrouvent à des degrés divers dans la forme dite complète du complexe d’Œdipe.
Selon Freud, le complexe d’Œdipe est vécu dans sa période d’acmé entre trois et cinq ans, lors de la phase phallique ; son déclin marque l’entrée dans la période de latence. Il connaît à la puberté une reviviscence et est surmonté avec plus ou moins de succès dans un type particulier de choix d’objet.
Le complexe d’Œdipe joue un rôle fondamental dans la structuration de la personnalité et dans l’orientation du désir humain.
Les psychanalystes en font l’axe de référence majeur de la psychopathologie, cherchant pour chaque type pathologique à déterminer les modes de sa position et de sa résolution.
L’anthropologie psychanalytique s’attache à retrouver la structure triangulaire du complexe d’Œdipe, dont elle affirme l’universalité, dans les cultures les plus diverses et pas seulement dans celles où prédomine la famille conjugale.
»
J. Laplanche et J.B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse (P.U.F., 1984) pp. 79-80.
[33] J’ai dit plus tôt que j’éprouvais quelques doutes quant à la culpabilité de Peter Neal. Elle reste toutefois l’hypothèse la plus plausible.
[34] Cinémaction n°74, p.53

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