Au coeur de Ténèbres - 7 - Gorge profonde (25/03/2005)

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« Il y a, en pathologie générale, un principe qui nous rappelle que tout processus contient les germes d'une disposition pathologique, en tant qu'il peut être inhibé, retardé ou entravé dans son cours. - Il en est de même pour le développement si compliqué de la fonction sexuelle. Tous les individus ne le supportent pas sans encombre ; il laisse après lui des anomalies ou des dispositions à des maladies ultérieures par régression. Il peut arriver que les instincts partiels ne se soumettent pas tous à la domination des « zones génitales » ; un instinct qui reste indépendant forme ce que l'on appelle une perversion et substitue au but sexuel normal sa finalité particulière. Comme nous l'avons déjà signalé il arrive très souvent que l'auto-érotisme ne soit pas complètement surmonté, ce que démontrent les troubles les plus divers qu'on peut voir apparaître au cours de la vie. L'équivalence primitive des deux sexes comme objets sexuels peut persister, d'où il résultera dans la vie de l'homme adulte un penchant à l'homosexualité, qui, à l'occasion, pourra aller jusqu'à l'homosexualité exclusive. Cette série de troubles correspond à un arrêt du développement des fonctions sexuelles ; elle comprend les perversions et l'infantilisme général, assez fréquent, de la vie sexuelle. »
Sigmund Freud, Cinq leçons de psychanalyse (quatrième leçon).


Ténèbres est le premier film de Dario Argento à présenter un aspect aussi ouvertement érotique ; bien qu’on n’y trouve aucune scène d’amour (nous y reviendrons), le sexe est violemment omniprésent – tandis que dans son Œuvre, le sexe n’était jusqu’alors qu’un élément négligeable. D’aucuns pourraient prétendre qu’il s’agit d’une vulgaire opération commerciale – ce qui serait d’ailleurs tout à fait plausible si ne s’imposait cette évidence : il n’y a rien dans Ténèbres (décor, personnages, scénario, montage…) qui ne soit sciemment sexualisé (il ne s’agit pas d’exhiber simplement quelques jolies filles en tenue légère…), voire « pornographisé ». La scène pivot du film, qui en détermine jusqu’à la mise en scène, est évidemment la série de flash-back oniriques à l’érotisme ostentatoire.

Surfaces attirantes

Intéressons-nous en premier lieu aux éléments diégétiques : décor, personnages, symboles.
L’action du film est essentiellement située à Rome (seule la séquence de l’aéroport de New York y est extérieure), mais la capitale apparaît très inhabituelle, nimbée d’une « inquiétante étrangeté » toute freudienne, et dénuée de tout passé historique ou artistique : c’est une Rome ultra-moderne, presque futuriste, sans statues, sans ruines et sans tableaux de maîtres qui nous est donnée à voir – même le cinéma n’existe pas. Les décors, extérieurs comme intérieurs – leur transparence, pour Jean-Baptiste Thoret, vaut comme « prolongement plastique d’une frontière mouvante autour de laquelle le film se déploie » [18] – de facture avant-gardiste, sont en effet lisses, brillants, faits de verre, de béton, de plastique ou de métal, et baignent dans une lumière crue. A propos de son film, Dario Argento évoque un « manifeste surréaliste » où l’ombre et la nuit sont anéanties par l’œil inquisiteur des néons.
Les personnages eux-mêmes sont souvent de blanc vêtus – les femmes en particulier : si Peter Neal porte régulièrement une veste écrue, voire dans l’intimité un peignoir d’une blancheur éclatante, si Gianni est habillé en bleu et blanc, les toilettes des personnages féminins surtout attirent notre attention : Jane d’abord, à chacune de ses apparitions, est parée de blanc ; Elsa Manni, la première victime, est vêtue de couleurs pâles avant de se déshabiller pour ne conserver qu’une courte chemise blanche ; Tilda ne porte que du blanc à l’exception d’une veste vert pâle (qu’elle ôte avant de se faire assassiner) ; Anne, la secrétaire de l’écrivain, n’échappe pas à la règle puisque lors de sa première apparition – nous avons vu qu’elle est un Ange –, elle est habillée en blanc de la tête (son visage est visiblement fardé) aux pieds (ses chaussures) ; et l’amie de Tilda, nous l’avons vu, n’est couverte que d’une serviette de bains blanche au moment de sa mort.
Cette surdétermination du blanc permet l’élaboration d’un espace « séduisant » [19] et racoleur – conforme, on le comprend, à l’esprit d’une époque où toutes les valeurs sont prostituées, sacrifiées sur l’autel nihiliste de l’apparence [20] – au même titre que les femmes fardées qui y évoluent (le maquillage : appât sexuel). Et sur cette page au blanc virginal tranche le rouge du sang, rémanence de la série des trois flash-back (matrice indubitable de ce système bichromatique, comme du système d’érotisation du film). Ainsi les personnages féminins ont-elles toutes les lèvres maquillées. Les icônes pourpres – véhicules, passants, fleurs, meubles isolés – dont sont constellés les décors blancs, froidement cliniques, troublent la transparence uniforme des lieux.

Pervers polymorphes

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Voyons à présent comment se manifeste cette érotisation de l’espace filmique.
Le prologue nous montre deux mains gantées de cuir noir qui tournent les pages d’un livre, Tenebrae, tandis qu’en arrière plan brûle un feu. Ou plutôt : ces mains semblent caresser les pages, du moins se dégage-t-il de l’image une authentique sensation tactile ; cet homme, qu’on identifie immédiatement comme le coupable des meurtres à venir, manie le roman non sans une certaine sensualité – quant au feu, si l’on oublie un instant sa fonction purificatrice, ne symbolise-t-il pas la passion, c’est-à-dire l’incandescence des cœurs et de l’âme, l’ennemi de l’amour véritable : l’Enfer ?... ;
Le comportement d’Elsa Manni, la première victime du film, ne laisse aucun doute quant à son « impureté » – la jeune femme (voleuse, menteuse) propose une rencontre plus « privée » au surveillant du magasin ; plus loin, dans la rue, elle est agressée par un clochard lubrique, vraisemblablement excité par sa mini-jupe : Elsa parvient encore à s’échapper mais se fait sauvagement assassiner quelques minutes plus tard, non s’en s’être préalablement dévêtue. Nous avons vu que la motivation du tueur – à ce stade du récit : Cristiano Berti – était manifestement d’ordre moral – puritain. Or dans Ténèbres ce qui relève du désir, du sexe, du plaisir, est considéré comme impur : avant d’égorger Elsa Manni, L’assassin la traite de « perverse » et de « sale voleuse »… ;
La journaliste Tilda est lesbienne – ce que Bullmer (John Saxon) s’empresse d’ailleurs de confier à Peter Neal –, et sa compagne, qui la trompe avec un homme – et qui prétend y avoir pris plaisir – sont à leur tour assassinées, et insultées (« perverse », « sale gouine vicieuse »). Enfin les deux femmes sont à moitié nues lorsqu’elles se font tuer ;
L’inspecteur Giermani, exposant à Peter Neal les circonstances du premier meurtre (celui d’Elsa Manni), insiste imperceptiblement sur les parties mutilées du corps de la jeune victime : « gorge », « poitrine », « bouche » ont un caractère sexuel évident. Les organes génitaux, en revanche, semblent épargnés – marque ostensible de puritanisme. L’assassin s’en prend donc précisément aux parties « suggestives » de ses victimes ; il veut éliminer la perversion, la « corruption » de la société, aussi s’en prend-il à leurs icônes, les seules qu’il soit possible de montrer ou même de nommer à la télévision (n’oublions pas que Berti est animateur TV) : les seins, la bouche, mais aussi la gorge : l’égorgement n’est rien moins qu’une décapitation inachevée, or on sait que la décapitation, en psychanalyse, symbolise la castration. En d’autres termes, lorsqu’il égorge sa victime, le tueur « l’émascule » – nous approfondirons la question ultérieurement. Notons encore que la carte de police qu’exhibe Giermani est de couleur rouge ;
L’appartement de Peter Neal à Rome recèle un bien étrange tableau, projection blanchâtre sur fond couleur chair. Ce dessin évoque une tache de sperme, aussi bien que les éclaboussures de sang à venir – dans Ténèbres la distinction est inopérante ;
Le médecin légiste dit à l’inspecteur, d’un ton léger, que l’homme avec qui l’amante de Tilda avait eu des relations sexuelles est sans doute le coupable ;
Cristiano Berti, quelques minutes avant l’interview, dit : « Monsieur Neal, j’ai très envie de passer une demi-heure avec vous ! » : la réaction mi amusée mi étonnée de l’écrivain confère rétrospectivement à ces mots anodins de Berti une couleur sexuelle inattendue ;
Le tueur (Berti, toujours), avant de s’apercevoir qu’il avait oublié ses clés, projetait de jeter son dévolu sur une prostituée. Au même moment, près du domicile de celui-ci, Maria Alboretto est agressée par un doberman après avoir refusé les avances (qu’on devine sexuelles) d’un jeune homme. Le chien semble excité par la tenue légère de Maria (une mini-jupe) et exprime, peut-être, la rage du malheureux éconduit – le caractère apparemment gratuit de la scène renforce cette impression. Auparavant, la jeune fille frôle le torse de Peter Neal (seulement vêtu d’un peignoir) avec sa poitrine de manière plus ou moins fortuite, en passant dans l’embrasure d’une porte : ce frôlement, appuyé par un geste de l’écrivain (il pose la main à l’endroit où Maria l’a effleuré, paraissant retenir son souffle), exprime un érotisme surprenant ;
Peter Neal et sa secrétaire Anne, le temps d’une courte séquence, manifestent explicitement leur attirance mutuelle par un baiser – la scène d’amour n’est que suggérée (si elle a lieu, nous y reviendrons…) mais l’important est que le spectateur imagine qu’elle a effectivement lieu ;
L’autre baiser du film est celui de Bullmer et Jane McKerrow, dans le bureau de l’agent. La fougue, la passion qui animent ce baiser suffisent à figurer l’adultère – le spectateur se doute évidemment que les deux amants ne se contentent sans doute pas de chastes baisers... ;
Nous avons déjà noté combien les corps des victimes étaient, dans leur mort même, érotisés (uniquement les victimes féminines : n’y voyons pas tant une quelconque misogynie que l’expression sans hypocrisie des désirs d’un mâle hétérosexuel : le cinéaste). Ces jeunes femmes dénudées semblent poser, modèles sensuels et macabres d’un artiste hanté par une matrice originelle – la série de flash-back oniriques –, fantasme qu’il ne cesse de vouloir reproduire.

[18] J.-B. Thoret, Dario Argento, magicien de la peur (éd. des Cahiers du cinéma, « Auteurs », 2002) p. 129.
[19] La photographie, due à Luciano Tovoli (déjà employé pour Suspiria), est inspirée selon Dario Argento par les séries télévisées américaines comme Colombo et plus particulièrement par Possession, un film d'Andrzej Zulawski [France/R.F.A., 1981]. Propos lus dans Starfix n°1, janvier 1983, entretien de Christophe Gans et Dario Argento.
[20] Ne faut-il pas voir, dans ce culte de l’apparence et de l’efficacité, la victoire larvée des idéaux Nazis ?...

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