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La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq, ou l’anti-apocalypse

 

 

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« Un grand nombre de ceux qui dorment au pays de la poussière s’éveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour l’opprobre, pour l’horreur éternelle.

Les doctes resplendiront comme la splendeur du firmament, et ceux qui ont enseigné la justice à un grand nombre, comme les étoiles, pour toute l’éternité.

Toi, Daniel, serre ces paroles et scelle le livre jusqu’au temps de la Fin. Beaucoup erreront de-ci de-là, et l’iniquité grandira. »

DANIEL 12, 2 (« La Résurrection et la Rétribution »)

 

Avant de reprendre un rythme plus soutenu avec de nouveaux articles consacrés entre autres, dans le désordre, à Millenium Mambo de Hou Hsiao-hsien, à Substance Mort de Philip K. Dick et son adaptation cinématographique A Scanner Darkly par Richard Linklater, mais aussi à La Critique meurt jeune de Juan Asensio et à Grande Jonction, le dernier roman de Maurice G. Dantec, avec qui j’ai eu la chance, en compagnie de quelques autres, de passer une excellente soirée dans un hôtel parisien – prouvant au passage, s’il en était besoin, que notre auteur est un homme bien plus aimable, courtois, et bien plus humble, que son personnage médiatique, non moins sincère en vérité mais dénaturé par la bêtise de journalistes tels que Guillaume Durand qui, à l’évidence, n’avait pas lu Grande Jonction avant son émission… –, avant tout cela donc, voici le long texte que j’écrivis à propos de La possibilité d’une île de Michel Houellebecq, initialement publié sur Ring par l’ami David Kersan, puis repris par le Bulletin de l’Association des Amis de Michel Houellebecq.

 

 

 

La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq, ou l’anti-apocalypse

 

L’essentiel de ce roman très drôle à la structure enchâssée – dont nous ne résumerons pas une intrigue déjà largement relayée par la presse à sa sortie –, servi par un style à l’admirable épure et d’un impeccable classicisme, est constitué par le « récit de vie » de l’humoriste Daniel, roi cynique et incontesté du one-man-show ; les épisodes de cette autobiographie sans concession sont commentés deux mille ans plus tard par ses clones « néo-humains » Daniel24 puis Daniel25. Amer, vieillissant, parfois ignoble mais toujours lucide, Daniel renvoie la société de son temps à sa propre abjection ; il est même récompensé pour cela puisque sa réussite lui apporte célébrité, considération, richesse et sexe facile. Personnage inoubliable, alter ego diabolique et cependant pathétique du Français moyen englué dans la postmodernité du 21e siècle, Daniel crève de se voir vieillir : « Lorsque la sexualité disparaît, c’est le corps de l’autre qui apparaît, dans sa présence hostile ; ce sont ces bruits, ces mouvements, les odeurs ; et la présence même de ce corps qu’on ne peut plus toucher, ni sanctifier par le contact, devient peu à peu une gêne ; tout cela, malheureusement, est connu » (p. 74). La sévère critique du cinéma de Larry Clarke, qui selon lui prendrait « le parti des jeunes contre les vieux » (p.214), ne doit pas être prise au pied de la lettre – Daniel, pourtant exemple parfait du cynisme contemporain, se compare même à Michael Haneke ! –, mais bien comme le point de vue, forcément aigri, d’un homme que sa jeunesse a déserté et que chaque minute passée rapproche de la fin, de la mort.

 

*

 

Chapitré à la manière des Évangiles – nous y reviendrons –, La Possibilité d’une île entérine la vision naïve et aporétique de la sexualité que Michel Houellebecq développait déjà dans ses précédents romans ; s’ils en appellent désespérément à la conscience sexuelle féminine de la femme, si, désemparés, ils cherchent à réhabiliter une sexualité masculine mise à mal par l’évolution des moeurs, s’ils sont les seuls artistes, ou peu s’en faut, à enfin envisager la fellation (ou toute autre pratique jugée dégradante par les féministes hystériques) non comme un acte littéraire de subversion – ce qu’elle n’est assurément plus depuis longtemps – mais comme celui d’une indicible tendresse (« La vue brouillée par la sueur, ayant perdu toute notion claire de l’espace et du temps, je parvins cependant à prolonger encore un peu ce moment, et sa langue eut le temps d’effectuer trois rotations complètes avant que je ne jouisse, et ce fut alors comme si tout mon corps irradié par le plaisir s’évanouissait, aspiré par le néant, dans un déferlement d’énergie bienheureuse » pp. 333-334), l’auteur et son personnage n’en sont pas moins douloureusement conscients de n’être que les jouets de pulsions (de sexe, de mort) et de schémas déterministes – c’est-à-dire, conscients de n’être que des « machines conscientes ». Autrement dit ils sont obsédés, mais sans être dupes : « Les femmes donnent une impression d’éternité, avec leur chatte branchée sur les mystères – comme s’il s’agissait d’un tunnel ouvrant sur l’essence du monde, alors qu’il ne s’agit que d’un trou à nains tombé en désuétude » (p. 12).

 

Le regard porté par les personnages houellebecquiens sur le sexe est une conséquence directe de cette vision matérialiste, déterministe, du monde. D’abord chimique, animale, notre sexualité est, ou devrait être, la source du seul plaisir qui échappe aux perfidies de la raison ; son déclin inéluctable est alors vécu comme une véritable mort. Ainsi, moins que la « misère sexuelle » dont on nous rebat les oreilles depuis son premier roman, Michel Houellebecq nous livre surtout un regard de presque quinquagénaire sur sa propre sexualité et, partant, sur un monde gangrené par le jeunisme. De son point de vue en effet, la vie s’arrête à quarante ans. Or, pour l’auteur comme pour son double de fiction, « la disparition de la tendresse suit toujours de près celle de l’érotisme » (p. 74) : il était dès lors logique que Daniel, écoeuré par sa propre soumission à l’extension du domaine du fun et de l’infantilisme généralisé, désespéré par sa déchéance sexuelle à l’ère du triomphe de la dictature adolescente (« Jeunesse, beauté, force : les critères de l’amour physique sont exactement les mêmes que ceux du nazisme », p. 74), confiât son ADN aux Élohimites, Raëliens à peine déguisés sur le point de synthétiser l’être humain dans une matrice artificielle. C’est ainsi que Daniel, fors de cette promesse de renaissance cyclique, met fin à ses jours : « L’espace vient, s’approche et cherche à me dévorer » (p. 248)… Ce que ne supporte pas Daniel, c’est l’inéluctabilité du vieillissement et de la mort – aussi bien que l’irrespect d’une civilisation pour ses propres anciens (« Dans le monde moderne on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d’être vieux », p. 213).

 

Les personnages houellebecquiens sont alors moins les porte-parole de leurs pulsions ou de l'usage décomplexé de leur pénis (« Quant aux droits de l’homme, bien évidemment, je n’en avais rien à foutre ; c’est à peine si je parvenais à m’intéresser aux droits de ma queue », p. 24), que ceux d'une sexualité impossible, utopique ; d'une sexualité et surtout d'un Amour qui relèveraient à la fois d'une ère précapitaliste (voire préhumaine) en vérité jamais advenue, et de l'ère libérale. Si les descriptions explicites des caresses des personnages sont si belles, si émouvantes en dépit de leur crudité, ce n'est pas tant parce qu'ils réhabiliteraient notre liberté de jouir, que parce qu'ils sont l’expression du désespoir. En d'autres termes, sexe et amour sont un Graal – à jamais perdus, bientôt dénués de sens et replacés dans une perspective post-historique, comme en témoigne telle confession de Daniel : « Il n’y a pas d’amour dans la liberté individuelle, dans l’indépendance, c’est tout simplement un mensonge, et l’un des plus grossiers qui puisse se concevoir ; il n’y a d’amour que dans le désir d’anéantissement, de fusion, de disparition individuelle, dans une sorte comme on disait autrefois de sentiment océanique, dans quelque chose de toute façon qui était, au moins dans un futur proche, condamné » (p. 421).

 

Exprimons-nous autrement. Le paradoxe du personnage houellebecquien, est qu’il abhorre cette société et ses valeurs, alors même que ses états d’âmes en sont directement issus. L’auteur, ce n’est pas son moindre mérite, tente une difficile réhabilitation de la sexualité masculine, dégagée de ses interdits religieux et néanmoins sourde aux sirènes stridentes de la postmodernité. Il ne s'agit pas de notre droit à jouir bien sûr, nous l’avons dit – nous devrions d’ailleurs parler d'une fonction biologique –, mais seulement de l'inversion des valeurs postmodernes. Selon l’auteur les femmes devraient apprendre à aimer non plus le sexe et l'orgasme en tant que tels, comme les y pousse l’ensemble des magazines et des psychologues de bazar, mais bien les hommes eux-mêmes – ce qui était jadis le projet de Raymond Abellio dans sa trilogie romanesque, mais le personnage houellebecquien, du point de vue abellien, serait déjà au-delà de la lutte, il serait lui-même sinon un « inverti », du moins l'incarnation de l'homme féminisé à une époque où la femme est masculine ; le personnage houellebecquien, en effet, aime lui aussi le sexe (la « touffe », pour employer le terme favori de Daniel), plutôt que la femme. Il n'y a pas ou peu d'amour dans le roman, sinon envers et de la part de Fox, le fidèle chien de Daniel. Les narrateurs de La possibilité d’une île disent l'absence d'amour, disent l'impossibilité de l'amour, disent la vacuité du sexe sans amour – leur propre vacuité.

 

Chez Houellebecq l’espérance est absente, ou n’existe que par défaut : le lecteur, soulagé de retrouver la vie réelle, sait que cette dernière n'est pas telle que l’auteur nous la décrit ; l'amour et le sexe heureux, c'est-à-dire pleins et entiers, existent, la femme idéale de Raymond Abellio ou celle de Michel Houellebecq ne sont pas qu'une vue de l'esprit, les hommes n'ont pas tous les yeux et l'esprit vrillé dans leur bas-ventre (ou du moins, pas seulement). La possibilité d’une île est avant tout un roman du vieillissement : celui d’un homme, celui d’une civilisation.

 

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Nous savons, avec les commentaires de Daniel24 et Daniel25, que la folle entreprise élohimite de dépassement des modes de reproduction naturels, annoncée par l’épilogue des Particules élémentaires, sera couronnée de succès. Après que la planète a été dévastée par les catastrophes climatiques et nucléaires, les néo-humains, clones reclus dans la plus grande solitude physique au cœur de leurs bunkers disséminés à la surface du globe – tandis qu’au-dehors se traînent des hordes sauvages d’humains dégénérés –, ne connaîtront donc ni le rire, ni les pleurs ; ni l’amour, ni la haine. Le bonheur éternel ? Si l’on veut… Sans désir, voués à épiloguer inlassablement sur les récits de vie de leurs ancêtres, les néo-humains ne sont plus vraiment des hommes : machines biologiques pensantes – et conscientes de n’être que des machines –, bien que nostalgiques de la souffrance et du bonheur, ils sont déjà morts. Au terme d’une existence morne, grise, plate, calme, sans joie ni malheur, ils se suicident à l’âge de cinquante ans, laissant place à leur successeur dont l’existence sera rigoureusement identique. Animale ou machinique, lentement l’humanité s’éteint.

 

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Dans les particules élémentaires, l’humanité était déjà vouée à disparaître, « devait donner naissance à une nouvelle espèce, asexuée et immortelle, ayant dépassé l’individualité, la séparation et le devenir »[1]. Comme dans L’évangile du Serpent de Pierre Bordage, le New Age « manifestait une réelle volonté de rupture avec le XXe siècle, son immoralisme, son individualisme, son aspect libertaire et antisocial, il témoignait d’une conscience angoissée qu’aucune société n’est viable sans l’axe fédérateur d’une religion quelconque ; il constituait en réalité un puissant appel à un changement de paradigme »[2]. Mais les clones de La possibilité sont dépourvus des fameux « corpuscules de Krause » qui, dans l’épilogue des Particules, étendaient le plaisir sexuel à l’ensemble du corps. Toute sexualité est étrangère aux néo-humains ; tout plaisir, toute émotion. Michel Houellebecq évoquait encore, dans Les particules, « cette espèce […] qui, pour la première fois de l’histoire du monde, sut envisager la possibilité de son propre dépassement ; et qui, quelques années plus tard, sut mettre ce dépassement en pratique »[3]… Ce qui est nouveau, dans La possibilité, c’est que ce dépassement ne signifie rien d’autre, en fin de compte, qu’une annihilation pure et simple de l’humanité. Michel Houellebecq n’a jamais caché son intérêt pour la philosophie de Schopenhauer, pour qui la volonté est souffrance (et puisque vivre c’est vouloir, la vie n’est que douleur). La seule manière de réaliser ce dépassement, imparfaitement réalisé dans Les particules, nécessite d’abandonner ce qui nous définit – détruisez les racines du mal, vous en tuez aussi les fleurs… Comme chez Thomas More, le premier utopiste, ou plus tard chez Aldous Huxley (L’île, Le meilleur des mondes), George Orwell (1984) ou Kurt Vonnegut (Galápagos), la fin de la souffrance suppose l’anéantissement de l’être (le seul à ne pas encourir les foudres de l’auteur est le chien Fox)… Et puisqu’il est ici question d’une île, soit-elle métaphorique comme chez Houellebecq ou réelle comme chez Vonnegut, comment ne pas songer aussi à celle de la Tempête de William Shakespeare, dont le pouvoir de fascination trouvera un écho concentrationnaire dans Le Meilleur des mondes ; à celle de Téranésie également (roman inégal mais passionnant de Greg Egan), où une fascinante mutation génétique de la faune et de la flore menace de faire disparaître l’humanité ; ou encore à celle du fameux docteur Moreau… Plus que l’île elle-même, c’est son idée, sa possibilité, qui importent.

 

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Dans La possibilité d’une île aussi, il y a un « savant fou ». Les Élohimites, comme les Raëliens, refusent la notion même d’éthique scientifique, et n’ont d’yeux que pour les Futurs. Contrairement à ce qu’ont écrit certains critiques (ceux qui n’ont pas lu le roman, et ceux, nombreux, qui ne l’ont pas compris), le clonage n'est absolument pas le sujet de La possibilité d’une île... Et n’en déplaise à certains crétins, au premier rang desquels Christophe Kantcheff dans Politis, La possibilité n’est pas un roman à thèses. L’opération d'ablation des centres de la douleur par exemple, au moins aussi importante que le mode de reproduction, aurait aussi bien pu être menée sur des humains non clonés, seulement génétiquement modifiés, et la problématique serait restée la même. Le clonage n'est qu'une technique reproductive. Les néo-humains de La possibilité d'une île ont d’ailleurs été conçus dans un but précis, dans un contexte technologique, socio-économique précis, propres au roman. Le clonage ne saurait en aucun cas constituer une porte sur l'éternité. À peine un ersatz d'immortalité, au moins jusqu'à ce que nous puissions peut-être un jour « copier » numériquement nos esprits, ce qui n'arrivera sans doute jamais (Raël est un clown, et son double de fiction est d’ailleurs décrit comme tel), la copie n’étant jamais qu’un autre. Le clone n'est qu'un nouvel être humain doté des mêmes gènes mais en aucune manière de la même histoire, de la même pensée, de la même âme (d'autant que dans La possibilité d’une île l'étape de formation de la pensée individuelle est phagocytée par la synthèse accélérée). Houellebecq, grand lecteur de SF et sans doute des vulgarisations scientifique, ne s'y est évidemment pas trompé puisque à aucun moment, même après deux mille ans, les néo-humains n'ont pu bénéficier de cette « greffe de l'esprit » que le prophète de Lanzarote et ses brillants scientifiques prétendaient pourtant pouvoir réaliser rapidement.

 

Les événements de La Possibilité d'une île ne sont pas la conséquence du clonage mais seulement, si j’ose dire, d'une déroute métaphysique. Les clones de Daniel, doués d’une conscience propre mais voués à demeurer isolés dans leur bunker, sont délibérément amputés d'histoire individuante (ils naissent avec le corps et le cerveau d'un homme de 18 ans : ils ne sont plus vraiment humains, ils sont « néo-humains ») auxquels on a assigné le rôle de copie – magnifique allégorie de ce même engloutissement de l'être dans la Machine-Monde décrit par Dantec dans Cosmos Incorporated. Être surpris de cette sombre prophétie – l’humanité ne sera pas sauvée par la science – serait mal connaître la littérature de Michel Houellebecq, pour qui les dés, à l’échelle de l’espèce, sont d’ores et déjà jetés.

 

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Chez les prophètes, tout est prophétie : leurs paroles bien sûr, leurs visions, mais aussi leur vie. Ainsi de Daniel, celui de l’Ancien Testament, prophète dans la veine apocalyptique d’Ézéchiel, dont « les visions du passé et de l’avenir, écrit R. de Vaux dans son introduction aux Prophètes[4], se conjuguent dans un tableau extratemporel de la destruction du Mal et de l’avènement du royaume de Dieu ». Ainsi également du Daniel de La possibilité d’une île (que nous désignerons désormais comme « Daniel1 », conformément au chapitrage du roman), dont la sexualité irrémédiablement déclinante, la luxure babylonienne, font également figure d’exemple, ou mieux : de preuve. Bien entendu, nul royaume céleste n’est promis au lecteur : Daniel1 n’est que la preuve de l’absurdité ontologique de l’homme. Michel Houellebecq prend les trois lignes maîtresses des prophètes (monothéisme, moralisme, attente du salut) à rebours, en leur substituant l’athéisme (description d’une société nihiliste et désenchantée), l’amoralisme cynique (ses excès d’humoriste et de people lucide et méchant) et, avec la succession programmée des clones de Daniel – sans parler de l’extinction finale –, l’absence de salut. Jusqu’à un certain point, nous pouvons même considérer La possibilité comme un pastiche du Livre de Daniel : le prophète des Élohimites, double littéraire évident de Claude Vorilhon, ne loue-t-il pas la sagesse de Daniel comme Nabuchodonosor louait celle de son homonyme biblique ? Nabuchodonosor étant satisfait de l’interprétation de son rêve par Daniel, il le prend à ses côtés, à sa cour, bien qu’étranger. De la même façon, Daniel1 devient le VIP du Prophète des Élohimites – sa caution médiatique. Dans le songe de Nabuchodonosor enfin, Daniel prophétise (Dn 2, 44) : « Au temps de ces rois, le Dieu du Ciel dressera un royaume qui jamais ne sera détruit, et ce royaume ne passera pas à un autre peuple ». Et ce royaume ne passera pas à un autre peuple… Le néo-humain n’est plus humain : jamais il ne sera touché par la grâce. Les néo-humains semblent d’ailleurs porter leur hérésie dans leurs essence même : « De même, tu as vu une pierre se détacher de la montagne, sans que main l’eût touchée, et réduire en poussière fer, bronze, terre cuite, argent et or » (Dn 2, 45). Dieu détruit le corps imparfait, la « statue composite » du livre de Daniel ; Dieu ignore le néo-humain de La possibilité comme il anéantissait l’envahisseur de La guerre des mondes...

 

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Les livres des Prophètes ou l’Apocalypse de Jean de Patmos étaient d’abord des écrits de circonstance  destinés à affermir la foi des fidèles ; celui de Daniel en particulier devait soutenir la foi et l’espérance des Juifs persécutés par Antiochus Epiphane ; les Prophètes sont en outre marqués par l’espérance du Royaume de Dieu, par l’attente de la Fin. La Possibilité d’une île serait alors non un livre apocalyptique ou « post-apocalyptique » comme nous avons pu le lire ici ou là, mais plutôt anti-apocalyptique : Daniel1 est bien un prophète en effet, mais ses visions ne recèlent pas d’autre Révélation que l’extinction imminente de l’espèce, sans lumière ni ténèbre. À cet égard, le simulacre d’immortalité assuré par ses descendants au génome altéré, est une incroyable parodie de la Résurrection du Christ.

 

Dans les visions infernales de La possibilité d’une île, même si la mer a disparu (et avec elle, « la mémoire des vagues »), elle submergea d’abord le monde après la fonte des glaces et Daniel25 évolue sur des terres boueuses. Plus qu’aux grands récits de catastrophes climatiques et à l’anticipation écologiste (vraisemblablement familiers à l’auteur), nous sommes renvoyés à la Genèse et au Déluge ; chez Houellebecq cependant l’Alliance est rompue : le monde est totalement déserté par Dieu. Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de Sauveur, il n’y a même pas de Diable : il n’y a que la mort. Michel Houellebecq, auteur de l’excellent H.P. Lovecraft, contre le monde, contre la vie, sait bien qu’avec l’île ne surgissent que l’horreur et la mort (l’île de R’lyeh dans « L’Appel de Chtulhu », et, avant elle, l’île de « Dagon »)…

 

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Face à tel désespoir, face à tel pessimisme baudelairien, faut-il comprendre le titre du roman comme une simple antiphrase ? Pas nécessairement. La possibilité est d’abord celle d’un imaginaire (pensons à l’île d’Avalon). Avec ce titre, Houellebecq se réfère implicitement aux utopies. La première d’entre elles, pour qui son auteur, Thomas More, inventa le terme d’utopia, était déjà une île, comme celle de Bacon (La Nouvelle Atlantide) ou encore celle, non moins remarquable, de Campanella (La Cité du Soleil). « Les îles sont d’avant l’homme, ou pour après »[5], écrivait Gilles Deleuze (philosophe que le narrateur de l’épilogue des Particules jugeait outrageusement surestimé). Chez Tolkien par exemple, l’île ou son équivalent est l’ailleurs enchanté, l’au-delà d’un passé mythologique, celui que le contact des hommes corrompt (nous pensons entre autres à la Lórien du Seigneur des Anneaux, île de lumière dans l’obscurité) et où se réfugient définitivement les dieux. En effet, des pâles néo-humains, dénués de toute joie comme de toute tristesse, ou des descendants sauvages des humains, aucun peuple élu, aucun « Reste »[6] (les « Futurs » annoncés par le prophète élohimite n’étaient qu’une vue de l’esprit, un Übermensch de pacotille) n’est préservé du naufrage. L’île de Houellebecq est celle que l’on attend sans y croire, que l’on espère, que l’on imagine, mais que ne saurait fouler son rêveur. Or pour Deleuze encore, « Rêver des îles, avec angoisse ou avec joie peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu – ou bien c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence. »[7]

 

*

 

La fin du roman, poignante, d’une stupéfiante beauté, coïncide avec la fin des temps. C’est de ces tableaux de décombres, de désolation et de tristesse infinie, transcendés par la poésie, que surgira la possibilité du titre : « Je sais le tremblement de l’être / L’hésitation à disparaître, / Le soleil qui frappe en lisière / Et l’amour, où tout est facile, / Où tout est donné dans l’instant ; / Il existe au milieu du temps / La possibilité d’une île. » (p. 433). Et cependant, cette « île » entrevue par Daniel avant son suicide, n’est qu’un mirage, et restera à jamais inaccessible aux néo-humains – vision bouleversante d’un passé révolu, qui peut évoquer la fin de Solaris d’Andrei Tarkovski. Tel est le drame des Futurs selon Michel Houellebecq : Daniel25, « très loin de la joie, et même de la véritable paix » (p. 481), recherche désespérément la matrice maternelle, s’enfouissant dans les anfractuosités du relief, comme le Robinson de Michel Tournier. Les Futurs, annoncés par la « Sœur Suprême », ne sont pas de notre monde. Ils sont littérature.



[1] M. Houellebecq, Les particules élémentaires, J’ai lu, 2001, p. 308.

[2] Op. cit., p. 311.

[3] Op. cit., p. 316.

[4] La Sainte Bible, éd. du Cerf, 1990.

[5] G. Deleuze, « Causes et raisons des îles désertes » in L’île déserte et autres textes, éd. de Minuit, 2002, p. 12.
[6] Le Reste est ce qui, de la Création, échappera au danger présent et bénéficiera du Salut final, tels les exilés de Babylone après la ruine de Jérusalem (Jr 24, 8) ou le germe d’un peuple saint à qui l’avenir est promis (Ez 37, 12-14).

[7] G. Deleuze, Op. cit., p. 12.

Commentaires

  • Littérature de réacs sur un site de réac.

  • Prouve-le, abruti.

  • L'a pas un peu grossi, Houellebecq.

  • J'ai lu votre note avec beaucoup d'intérêt, Olivier. Vous y présentez des points de vue que je n'avais pas vus. J'aime.
    J'accroche sur une chose: "le lecteur, soulagé de retrouver la vie réelle, sait que cette dernière n'est pas telle que l’auteur nous la décrit ; l'amour et le sexe heureux, c'est-à-dire pleins et entiers, existent [...] La possibilité d’une île est avant tout un roman du vieillissement: celui d’un homme, celui d’une civilisation." Pour le lecteur vieillissant que je suis, je n'ai pas été soulagée de retrouver la vie "réelle" parce que, hors le cadre fictif du roman, les concepts, les affirmations de Houellebecq m'apparaissent trop et cruellement vrais, réels. Ce qu'il dit est une évidence même à laquelle "ceux qui vieillisent" doivent faire face, difficilement. Évidence qui me rappelle ce qu'écrivait Camus dans le Mythe de Sisyphe: le divorce entre la réalité et les illusions (qui vient avec le temps, avec l'âge) mène à l'absurde, un absurde qui est soit cause de suicide soit cause d'espoir. (Enfin, de mémoire, quelque chose comme ça.) Il n'y a aucun réconfort à tourner la dernière page du livre; les mots demeurent. D'où, le refuge, le rêve, "la possibilité d'une île", le titre qui me rappelle aussi les paroles de la chanson de Lama:

    "Ce serait là, face à la mer immense
    Là, sans espoir d'esperance
    Tout seul face à ma destinée
    Plus seul qu'au cœur d'une forêt
    Ce serait là, dans ma propre défaite
    Tout seul sans espoir de conquête
    Que je saurai enfin pourquoi
    etc., etc."

  • Chère Kate,
    Houellebecq a en effet écrit les pages les plus dures, mais surtout les plus vraies, sur la déchéance de l'individu vieillissant, mais, néanmoins, il me semble que la vie peut être envisagée comme autre chose qu'une somme de pulsions et de désirs sexuels... Il ne vous aura pas échappé que dans La Possibilité, comme dans les romans précédents de l'auteur, la vie amoureuse est vécue sur le mode de la prédation, de la domination. Or pour qui a choisi, cr c'est un choix, de *construire* sa famille, au sens traditionnel du terme, pour qui a fait le choix, donc, de ne plus se soumettre aux jeux grisants ou humiliants de la séduction (version homo sapiens de la parade animale), alors tout n'est pas que désolation.

  • I hear you. Cependant, ce que moi je ressens et retiens des livres de Houellebecq - et ils me touchent particulièrement - ce n'est pas tant la prédation ou les jeux séductifs ou sexuels, mais ce qui "est" et vit derrière eux: l'exultation (en anglais "elation") de l'esprit, de l'âme qui vient du sentiment (ou pulsion, c'est comme vous voulez) amoureux. S'y raccrocher désespérément (mécanisme infantiliste?) pour amortir (non pas éviter) le choc (désespoir) de la constatation réelle que, sans rêves ni illusions, tout est misère. Bon, enfin, ce sont mes impressions sur ce que je lis dans les mots de Houellebecq. Mais, sans doute, on peut y lire tout ce qu'on veut aussi - la perception, l'interprétation qu'en fait le lecteur est (en partie) fonction de son individualité.

  • J'ai un avis assez différent sur La Possibilité d'une ile.


    LA POSSIBILITE D’UN CHEF D’OEUVRE



    Hé bien oui, je l’ai enfin lu, loin du tumulte, il le fallait bien.
    Je l’ai lu et ne sais trop qu’en penser ou plutôt j’ai peur d’en penser ce que j’en pense…
    Pourquoi ?
    Parce que La possibilité d’une île a parfois l’allure d’un chef d’œuvre mais plus souvent hélas celle d’un grosse bouse.
    Et ça m’ennuie car je préfère les chefs d’œuvre.
    Et que La possibilité d’une île aurait pu en être un.
    Et j’en veux à Michel Houellebecq d’avoir manqué ce qui était à portée de sa main.
    Par forfanterie, je crois.
    N’a-t-il pas voulu que son livre, avant d’être un roman, porte témoignage de ses capacités d’écrivain.
    Or un roman ne porte jamais témoignage, il raconte.
    Un thème futuriste : demain les hommes se reproduiront par clonage. L’ouvrage donne en alternance les deux voix, celle du « vivant » qui nous ressemble, à nous humains, et celle du « vivant » cloné qui nous ressemble moins, un proto-humain ? un post-humain ?
    Dès le départ la voix de l’humain nous intéresse tandis que celle du post-humain présente autant d’attrait pour nous qu’une locomotive ou une poêle à frire. Houellebecq le comprend si bien qu’il ne donne qu’une petite place à celle-ci, pas à la poêle à frire, à la voix du post-humain, je veux dire.
    La voix de l’humain nous intéresse d’autant plus qu’elle exprime un désenchantement, une désillusion et qu’Houellebecq les traduit en mots d’une extraordinaire virtuosité. Il sait aussi se montrer méchant et ignoble et cette méchanceté et cette ignominie nous touchent parce que nous en avons des parcelles en nous, qui ne nous lâchent jamais et nous savons gré à Michel Houellebecq de les dire à notre place. On se comprend sans se complaire. On est alors pleinement dans la littérature, la grande.
    Oui mais hélas, Michel ne veut pas nous jouer que cette musique, il veut plus. Il veut nous prouver qu’il sait faire autre chose et notamment de la science fiction.
    Et ça le tue à petit feu, le roman tout au moins, car au fur et à mesure Houellebecq y perd son ton et son originalité.
    Il n’est pas très bon en science-fiction, même si c’est son domaine de prédilection, moi je ne le trouve pas très bon, mais c’est normal, ça s’apprend et sans doute lui croit savoir. D’autant que le réalisme de l’histoire humaine s’allie difficilement au futurisme de l’histoire post-humaine.
    Et puis j’ai un peu l’impression qu’il a jeté toutes ses forces dans la bataille dans les 200 premières pages. Après il se décalcifie…
    C’est un peu comme si Camus avait fait 400 pages de l’Etranger.
    Et dès que la science fiction devient plus présente, il pédale de plus en plus dans la choucroute et il pédale de même, avec la séquence du maquillage des crimes, quand il veut faire du policier.
    Mon Dieu ce grand rassemblement de la secte à Lanzarote, j’ai cru mourir d’ennui.
    Pire pour le sexe et l’amour, il cale aussi car dans ce domaine je l’ai connu plus inspiré, le Michel. Dans Plateforme par exemple.
    A la fin du livre, j’en suis sûr, lui-même se rend compte qu’il rase tout le monde, alors parfois il en perd même son écriture pourtant si classique et si ferme.
    A un moment donné, il dit d’un personnage : il écrit comme Gérard de Villiers. Lui aussi, aux alentours des pages 300, et il va même jusqu’à s’immerger dans le cliché et le poncif, oui, lui, Houellebecq. Bon, je n’ai pas relevé les pages et maintenant j’ai la flemme de le faire, je ne vais quand même pas me les retaper.
    Alors le lecteur finit par s’aigrir, a tendance flasher sur les défauts seulement, mais se dit-il, en fait ce gros roman c’est ni plus ni moins qu’un drame de la vieillesse, combien d’autres en ont écrit avec le sens de l’ellipse et surtout l’art de n’ennuyer jamais.
    Car c’est long, trop long.
    Et ce cataplasme qui constitue la seconde moitié du livre pollue la première moitié si exceptionnelle au point qu’en arrivant à la fin, on se dit, hé, mais ce machin qui se veut décalé, anticonformiste, finalement c’est pas mieux que « desperate housewives ».
    Dommage ! Ce Zarathoustra des classes moyennes comme il se nomme dans une fulgurance, une des rares des dernières pages, a largué toutes les amarres.
    Il s’est vu trop beau.
    Et la fin, c’est un vrai char à bancs, il y a une symphonie de Mahler qui produit le même effet, peut-être la 3ème sur laquelle Gustav a greffé un adagio final interminable.
    Mais bon, je crois en lui et lorsqu’il croira moins en lui, qu’il s’attachera à faire un roman, un vrai et pas un témoignage, il nous livrera enfin le chef d’œuvre qu’on attend de lui. Allez Michel, j’ai confiance en toi, ce n’est pas pour rien que je cite Mahler.

  • Je n'ai pas encore lu le dernier livre de Houellebecq, mais c'est je crois un ouvrage incontournable. Le fait que vous en parliez ne peut que me motiver davantage à me le procurer rapidement.

    Je ne sais pas si vous serez présent aux Utopiales ? Je vous ai répondu par l'intermédiaire de mon site sur le côté politique de certains écrivains de SF Française.

    Amicalement.

  • Merci à vous pour cette note particulièrement réussie.

    finalement, la possibilité d'une île, c'est la possibilité de la paix, au moyen de la nécrose affective, de la dé-liaison, la limite de la re-ligion, paix incompossible avec le bonheur, c'est aussi la possibilité de l'amour, de la passion violente, insane, elle-même incompossible avec la paix et la durée.

    c'est aussi la possibilité du nihil : l'ennui paisible d'une vie sans affect ni désir, ou la mort dans le désespoir de la perte de l'amour.

    C'est robinson sur une île, qui s'ennuie, seul, ou qui se noie à suivre les sirènes.

  • Je ne peux pas me retenir et ne pas commenter encore une fois cette oeuvre. Elle balance à la frontière de la littérature maniériste (comme vous avez mentionné la Tempête shakespearienne) et celle de hyperréalisme. Un bon pêle-mêle tout à fait inattendue, la voie qu’on a entamé ce soliloque...

  • Merci pour cette note intéressante.

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