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L’I.A. et son double de Scott Westerfeld

 

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« Tout reste à faire au sujet des androïdes. Vaucanson, Fragonard et moi-même avons mis le pied sur un nouveau continent. Il faut maintenant pénétrer l’intérieur des terres. L’aventurier savant y découvrira un peuple. Qu’il se souvienne alors que la liberté de l’homme s’arrête là où commence celle de la machine. »
Xavier Mauméjean, La Vénus anatomique


J’avais prévu de vous livrer cette semaine ma critique sans cesse ajournée de l’excellent roman de Fabrice Colin, Kathleen, mais, confronté à des difficultés inattendues, je ne suis pas aujourd’hui en mesure de vous en confier une version acceptable[1]. Aussi, comme souvent dans cette situation, ai-je puisé dans mes anciennes notes de lecture. Voici donc un papier jadis publié sur Mauvais Genres, consacré à un roman de science-fiction parfois maladroit mais unique en son genre. A sa sortie en France en 2002, L’I.A. et son double avait d’ailleurs fortement impressionné la critique spécialisée, qui vit en son auteur le successeur de Iain M. Banks, et l’un des grands écrivains de demain. Il aura pourtant fallu quatre ans pour qu’un autre roman de Scott Westerfeld traverse l’Atlantique : les éditions Pocket publient aujourd’hui (directement en poche) Les légions immortelles, premier tome du space opera Succession. En attendant sa lecture, je vous propose de revenir brièvement sur cette œuvre atypique, vraisemblablement surestimée, mais néanmoins remarquable.


 

Chéri est une intelligence artificielle qui a franchi le seuil de Turing et gagné son indépendance – ainsi qu’un corps humanoïde – en développant une relation très intime avec une jeune fille dans un vaisseau spatial. Sa vie d’Artificiel libre est alors entièrement consacrée au sexe – il collectionne les accessoires et extensions érotiques – et à l’esthétique – ayant accédé à la conscience par un apprentissage de la sensualité, c’est en toute logique que Chéri se spécialise dans l’authentification d’œuvres d’art. C’est au cours d’une mission – il doit expertiser une sculpture récente du célèbre Vaddum pourtant mort depuis des lustres – qu’il fait la connaissance de Mira, femme sans passé chargée de retrouver et d’éliminer un mystérieux Fabricant qui s’est rendu coupable de l’impossible, la duplication d’un Artificiel, crime hautement répréhensible s’il en est. Chéri et Mira, mus par une violente attirance sexuelle et unis par une destinée commune, vont se croiser en un corps à corps d’une intensité hors du commun.

Indubitablement, L’I.A. et son double est un roman de science-fiction ; c’est aussi un authentique mélodrame érotique… En effet l’univers de Westerfeld se caractérise avant tout par ses envolées pornopoétiques et visionnaires. Dans cet avenir étranger et lointain, où l’humain et l’inhumain s’entrelacent froidement, et où certains hommes sont réduits à l’état de robots par opération corticale et implants nanotechs, les étreintes désespérées de ces deux êtres solitaires s’affirment comme l’expression ultime d’un besoin vital d’émotion – la quête de ce qui ne relève pas directement de l’intellect (du machinique). Ces coïts d’un nouveau type entre Mira la Biologique inhumaine et Chéri l’Artificiel trop humain, décrits avec une précision chirurgicale et force détails techniques, représentent en vérité le seul échappatoire possible dans un monde (et une fiction) lentement gagnés par la minéralisation, à l’image de ces créatures de pierre – les statues vivantes de Pétraveil qui ouvrent le roman. Hors ces corps unis, violentés, poussés dans leurs retranchements, rien ne subsiste que la nostalgie d’un temps où être vivant avait encore un sens, d’où cette poésie un peu triste ; d’où également cette incandescence érotique rarissime dans un roman de science-fiction. Chéri (le « chéri de l’évolution »[2] puisque ses facultés d’adaptation paraissent infinies), en pénétrant Mira par tous les orifices avec ses extensions nanotechs, la ramène momentanément à la vie. Et Mira, de par son propre mystère, parce qu’elle ne ressemble ni aux autres humains – une part d’elle-même lui a été arrachée –, ni aux Artificiels, est objet de fascination pour un Chéri avide d’humanité.

L’originalité du roman réside sans doute dans l’importation de procédés formels couramment utilisés en littérature générale, dans un univers de space opera. La narration elle-même fonctionne en effet sur le mode binaire qui structure le récit, et les unions physiques de Chéri et Mira, aussi abrasives soient-elles, ne sont que les soubresauts d’un électrocardiogramme qui, le reste du temps, affiche un calme plat – elles s’imposent comme le seul aspect réellement original du roman. Autrement dit, le lecteur s’ennuie vaguement entre deux parties de jambes en l’air... Le caractère macroscopique des scènes de sexe favorise l’empathie du lecteur, tandis que l’errance individuelle des amants, et plus encore ce qui leur est extérieur, est soumis à un regard kaléidoscopique elliptique pas assez maîtrisé pour vaincre toutes nos résistances. La narration s’étoile en corolles avant de se désagréger, inanimée sinon par l’intervention des électrochocs érotiques. L’I.A. et son double ressemble un peu à ses personnages, gardé en vie artificielle entre deux relations technosexuelles. Le reste est figé, inerte, excepté peut-être le Fabricant et son obsession maladive, dont la fin, même attendue, concentre le fond tragique sous-jacent du récit. La sensualité du roman, sa réflexion sur l’essence de l’art à l’ère de la reproduction illimitée, ne sont pas sans rappeler certaines nouvelles de Jean-Claude Dunyach, mais les limites formelles déjà mentionnées et certains développements scientifiques fantaisistes (les I.A. tirent leur conscience d’un artefact aux propriétés obscures, et pour dupliquer une I.A., le Fabricant construit un superordinateur gigantesque qui s’étend sur plusieurs kilomètres carrés…) en font un roman parfois passionnant, souvent visionnaire, mais inabouti, qui oscille dangereusement entre science-fiction philosophique et bluette érotique sans consistance.

Scott Westerfeld, L’I.A. et son double, traduit de l’anglais (E.-U.) par Pierre-Paul Durastanti, Flammarion, Imagine, 2002, 288 p., 17€.
 



[1] Et je ne vous parle même pas des articles prévus depuis des lustres, mais jamais écrits, sur les romans admirables de Xavier Mauméjean… Cet oubli sera réparé très prochainement, d’abord dans La Presse littéraire, puis ici même. Ah ! Xav', ton heure viendra !

[2] Evolution’s darling est le titre original de L’I.A. et son double.

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