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Rechercher : L'homme qui mangait

  • Narcose de Jacques Barbéri

     

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    À l’occasion de la réédition de Narcose et de la sortie d’un recueil de nouvelles, L’homme qui parlait aux araignées (tous deux aux éditions la Volte), le site ActuSF consacre un petit dossier à Jacques Barbéri, l’un de ces auteurs qui, avec Antoine Volodine, Francis Berthelot, Emmanuel Jouanne et quelques autres, ont – ou avaient – une conception de la science-fiction comme littérature des marges – et d’abord comme littérature –, comme espace de liberté absolue (thématique ou formelle), telle qu’on peut (ou pas) la découvrir dans deux recueils du groupe Limite (alors rejeté par la frange fondamentaliste du milieu[1]) : Malgré le monde, paru chez Denoël (Présence du futur) en 1987, et plus récemment, Aux limites du son (la Volte, 2006). Il y avait chez eux le même goût pour l’expérimentation, pour la transgression – et même l’abolition – de toutes les conventions que l’histoire du genre imposait, et pour une certaine esthétique de l’aventure intérieure, avec en toile de fond, souterraine ou non, la figure de l’auteur. Non, d’ailleurs, que ces sept écrivains (rejoints par Philippe Curval et fuis par Antoine Volodine dans Aux limites du son) aient manifesté une quelconque unité esthétique, mais tout de même, comme me le rappelait Philippe Curval dans un entretien accordé aux abonnés de la défunte liste de discussion Mauvais Genres en 2003, le groupe Limite, « posait en effet la question du style, souvent négligée par les meilleurs écrivains [du genre] ».

     

    Les romans de Jacques Barbéri, parus ultérieurement dans l’excellente (et exigeante) collection Présence du Futur, témoignent eux aussi de cette vision iconoclaste et, pourrait-on dire, abymée de la science-fiction, qui se réclame autant de William Burroughs, de Charles Bukowski et des génies du stream of consciousness, que de J. G. Ballard, Michel Jeury ou Philip K. Dick. Qu’aurait donnée une adaptation d’un roman bien tordu de Dick par Tex Avery ? Vous le saurez en lisant Narcose (1989), largement remanié pour sa réédition. Je ne saurais, par ailleurs, que vous recommander de dénicher Une soirée à la plage (1988), l’excellent premier roman de Barbéri, dont l’univers bascule du grotesque au tragique, sans qu’on y prenne garde.

     

    Pour finir, je ne peux pas ne pas évoquer un autre versant de l’œuvre de Jacques Barbéri : la musique. L’auteur de La mémoire du crime (1992) fait en effet partie d’un groupe aux multiples facettes, Palo Alto, dont je ne connais guère la discographie, mais dont je réécoute régulièrement le Mondocane (CD de Palo Alto / Klimperei assorti d’une nouvelle de Barbéri) à l’atmosphère aussi envoûtante qu’un film d’Alejandro Jodorowsky (Santa Sangre). Et si le CD fourni avec Narcose (Une soirée au Lemno’s Club), où l’on retrouve fréquemment Palo Alto, constitue une bande-son rêvée pour la lecture du roman, je vous conseille surtout l’acquisition de Drosophiles et doryphores, l’excellent album électro-jazz de Jacques Barbéri et de Laurent Pernice, sur un label slovène (RX:DX), qui par moment, avec ses mélopées de sax enveloppées par les programmes de Pernice, rappelle certains titres ambient de Painkiller.

     

     

    À lire, donc, sur ActuSF : une interview de Jacques Barbéri, par Jérôme Vincent, Jérôme Lavadou et moi-même ; la critique de Narcose par Jérôme Lavadou, et mon propre article sur Narcose, « Rêve party chez les Têtes Molles ».



    [1] Lire par exemple la note de lecture de Denis Guiot, parue dans L’Étudiant en janvier 1988, où les textes de Malgré le monde sont qualifiées, je cite, d’ « illisibles et sans intérêt, oscillant entre le symbolisme abscons et le nombrilisme puéril », ou la notule de Lorris Murail (Science et Avenir, janvier 1988), qui évoque des textes « pour la plupart informes, d’une obscurité sans grandeur, habités par les sempiternels relents de surréalisme éteint »… Mais en réalité, ce que Guiot et Murail reproch(ai)ent plus ou moins explicitement aux auteurs du recueil, c’est de ne pas se contenter d’être de simples « conteurs », autrement dit, de sortir du rang…

     

  • Malcolm Lowry, Sous le Volcan, chapitre 6

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    VI

     

    Jésus leur dit : « Je voyais Satan tomber du ciel comme l'éclair ! Voici que je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds serpents, scorpions et toute la puissance de l'Ennemi, et rien ne pourra vous nuire. » (Luc, 10:18-19)

     

     

    Longue rêverie douce-amère de Hugh, nostalgique de ses deux amours, la mer et la guitare, où l'on apprend qu'il fut philo-, puis anti-, puis à nouveau philosémite. Hugh est arraché à ses souvenirs au mitan du chapitre (qui est aussi, nous rappelle Lowry dans sa lettre à Jonathan Cape, celui du livre) par l'appel au secours de Firmin, incapable de se raser à cause de sa tremblote. L'occasion pour Lowry de nous donner un aperçu de la bibliothèque du Consul. Hugh note bien la présence de classiques littéraires (Gogol, Shakespeare, Blake, Tolstoï…), philosophiques (Spinoza, Berkeley, Duns Scot…), hindouïstes (les Upanishad, le Mahabharata) ou anthropologiques (Le Culte de Shiva et du Serpent en Amérique Centrale) sans oublier un improbable Jeannot Lapin, mais porte surtout son attention sur des ouvrages occultes et ésotériques (« une foule de traités d'alchimie et de Kabbale »), au nombre de sept, très précisément : Dogme et Rituel de la Haute Magie d'Eliphas Lévi, Goetia du Lemegaton du roi Salomon, un Traité du soufre par Michall Sandovigius, le Triomphe hermétique ou la Pierre Philosophale Victorieuse, les Secrets Révélés ou l'Entrée Ouverte conduisant au Palais Souterrain du Roi, le Musaeum Hermeticum (une anthologie de grands textes alchimiques), et les Mondes Suburbains, ou Principes Ėlémentaires de la Kabbale, réédition du texte de l'Abbé de Villars : Physio-Astro-Mystique.

     

    Bien entendu, comme tout herménaute qui se respecte, Malcolm Lowry n'abat ses cartes que pour mieux dissimuler ses sources véritables. « Mais je vois que tu t'intéresses à mes livres, tout à coup », dit le Consul... « Dommage… J'ai oublié mon Boehme à Paris. » Il se pourrait que Sous le Volcan ait puisé chez Jakob Böhme, un grand gnostique chrétien, d'importants éléments de son imaginaire occulte – ses réflexions sur le Jardin d'Eden, ses obsessions septénaires – jusqu'à l'impuissance du Consul, qui pourrait renvoyer à un désir d'androgynie, c'est-à-dire, pour Böhme, à l'innocence sophianique de l'homme pré-adamique (le sexe comme conséquence de la chute – autrement dit du détachement d'Adam de sa Jungfrau Sophia, objectivation de son désir terrestre : après qu'il a cédé à la tentation de la Connaissance, Eve apparaît devant lui – et Adam de céder à une seconde tentation, celle de retrouver son unité perdue, en s'unissant charnellement à elle).

     

    Mais, faisant fi des conseils avisés d'Yvonne, Geoffrey Firmin erre comme un damné sur les chemins de l'Enfer. Ce scorpion – non imaginairemais à « l'œil proustien polygonal » – qu'il aperçoit sur un mur, symbolise à lui seul le poison qui coule dans ses veines (« De toute façon un jour ou l'autre il se piquera à mort » annonce Yvonne), mais encore : ce sur quoi Firmin abat sa canne n'est pas seulement le rappel piquant de son D.T. et son désir de pureté originelle (ou de castration), c'est aussi sa renaissance attendue (Dictionnaire des Symboles : « Le Scorpion [à la « nature volcanique »] évoque la nature au temps de la Toussaint, de la chute des feuilles, du glas de la végétation, du retour au chaos de la matière brute, en attendant que l'humus prépare à la renaissance de la vie »). Sa quête hermétique vers l'illumination éthylique semble vouée à l'échec et ne le mener qu'à sa mort prochaine… Ainsi résonnent comme le glas les dernières lignes du chapitre, alors que la petite troupe, augmentée de Laruelle, se dirige vers Tomalin, Firmin recevant d'un étrange petit facteur une carte postale représentant un pont reliant deux déserts au pied du Signal Peak envoyée par Yvonne un an auparavant, et lui témoignant son indéfectible amour : « À un virage dans le lointain, la route disparaissait. »

     

  • Un peu d’abîme sur vos lèvres d’Éric Bénier-Bürckel - Anus Dei

     

     

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    Joel Peter Witkin, "Le Baiser", 1982 

    © tout droit réservé galerie baudoin lebon 

     

     À Éric Bénier-Bürckel

     

     

    « Si je vous écorche avec ma langue râpeuse et brûlante, c’est pour rappeler à la vie le malheureux Lazare qui se putréfie dans les vagues mourantes et les élans brisés de vos entrailles ! Qu’il se lève et marche, ce dépossédé, et qu’il prenne part au monde, dans tout ce qui se fait sous le soleil ! Dieu n’est pas dieu de morts, mais dieu de vivants !

    Enivrez-vous d’infini, levez-vous et allez à la beauté ! N’avez-vous donc pas compris ce que signifie le miracle de la résurrection ? Il suffit d’un peu d’abîme sur vos lèvres, sur vos yeux et sur vos oreilles, pour que, merveille des merveilles, renforcés jusqu’aux entrailles, vous en recouvriez aussitôt l’usage ; oui, il suffit d’un peu de souffle auroral dans vos charognes attaquées de toutes parts par le ver de la désespérance pondu par le Mal pour que, relancés à votre pointe du jour offerte comme une femme aux puissantes fontaines du plus que possible, ce oui déferlant et primordial qui pourrait aussi bien vous briser, vous reveniez à la vie, méchamment libres et ardents comme la foudre. »

    Éric Bénier-Bürckel, Un peu d’abîme sur vos lèvres.

     

    « Pah, ils sont tranquilles, je suis emmuré de leurs vociférations, personne ne saura jamais ce que je suis, personne ne me l’entendra dire, même si je le dis, et je ne le dirai pas, je ne pourrai pas, je n’ai que leur langage à eux, si si, je le dirai peut-être, même dans leur langage à eux, pour moi seul, pour ne pas avoir vécu en vain, et puis pour pouvoir me taire, si c’est ça qui donne droit au silence, et rien n’est moins sûr, c’est eux qui détiennent le silence, qui décident du silence, toujours les mêmes, de mèche, de mèche, tant pis, je m’en fous du silence, je dirai ce que je suis, pour ne pas ne pas être né inutilement, je le leur arrangerai leur sabir, après je dirai n’importe quoi, tout ce qu’ils voudront, avec joie, pendant l’éternité, enfin avec philosophie. »

    Samuel Beckett, L’Innommable.

     

     

    « C’est l’esprit libre qu’on blâme en moi, le briseur d’idoles, la méchanceté sans tabou, le vaurien, que dis-je, la canaille sans foi ni loi à qui la douleur ne fait pas froid au verbe »

     

    Ah ! Ce sont là tes premiers mots ! Tes premières armes ! Tout un programme, vraiment, ton plan anti-larbins textuels ! J’ai vite compris, en les lisant, que j’allais, d’abord, devoir subir l’harassante complainte d’un Marchenoir en papier calque, sa complaisante étreinte, sa litanie de bile, de rage, de haine au ras des pâquerettes… Un Everest d’ordures entassées pêle-mêle, avec talent mais sans génie, en toute hâte, d’où, cependant, miraculeusement surgirait – peut-être – une flamme, aussi pure que ténue, aussi pâle qu’inextinguible, le vif acéré de ton être ! Une âme d’écorché, à nu ! À cru ! Toute crasse décrochée, plus rien à reluire… J’en aurai mis ma main au feu, vois-tu, je l’aurai cuite, ma main, et me serais tranché l’oreille en sus, et, autant m’en vanter, je ne me suis pas trompé... Enfonçons-nous donc dans tes précipices intérieurs, dévalons dans tes enfers, sans crainte de ce qui affleure, sans peur de ce qui suinte. Et commençons par t’écouter....

     

    « Examiner l’infamie sous toutes les coutures et, inlassablement, en développer le caractère, loin des rigueurs hivernales de la science, tout près de la chaleur tropicale des fortes fièvres ; favoriser l’activité de la passion la plus forte, élever la température, enflammer, consumer, être généreux avec tout ce qui en l’homme réclame l’esprit par le feu ; sensibiliser les hommes aux charmes inqualifiables de leur méchanceté, les initier à ce qu’il y a de formidablement sain en elle, de vivant, de luxuriant, de fabuleusement prodigue ; hisser le mystère viscéral dans la pensée, en révéler le corps convulsif, qu’il se conjugue à tout ce qui en eux étouffe sous la trop grande retenue des idées pâlissantes ; retenir la page qui traite de leurs travers d’un ferme index, au lieu de la tourner rapidement avec ce doigt méprisant rempli de l’austère bonne conscience du vertueux que se plaît à lever fièrement l’homme de bien quand il aperçoit la plus petite ombre de saleté en lui et que, pour ne point se souiller l’âme de son opprobre, il balaye d’une pichenette, voilà tout le sens de mon humble ouvrage. »

     

    Voilà précisément ce que le premier roman de ton créateur, L’Air de rien, publié, sans qu’il y soit pour quelque chose, sous le titre bien pâlot d’Un prof bien sous tout rapport, réussissait si bien. Et si Maniac et Pogrom, ces autoportraits monstrueux, dorianesques, miroirs de leur époque, s’ils creusaient la même veine, leur plongée dans l’abject, le sordide le plus trivial, le moins transcendant, avait surtout le don de m’attrister, de me toucher, mais certes pas celui de m’allumer les entrailles – ah, ça non ! –, et de me consumer en-dedans ! Et puis, il y eût l’affaire Pogrom, lamentable, livre injustement conspué, compissé, conchié par les vertueux gardiens du moralement correct, les Rolin, les Comment, les Bourmeau, les Raffarin, les crieurs d’orfraie, les obstrués du cul – puis attaqué en justice, avant que ton créateur soit, heureusement, relaxé. « Tout créateur au premier mot se trouve à présent écrasé de haines, concassé, vaporisé. Le monde entier tourne critique, donc effroyablement médiocre. Critique collective, torve, larbine, bouchée, esclave absolue », écrivait Céline dans Mea culpa. C’est son lot, à ton créateur ! Il est voué à être haï ! Et souviens-toi, il n’y a que des malheurs dans l’existence… Intelligemment, parce qu’il croit encore, malgré tout, au Verbe vivant et rédempteur, ton créateur a choisi de répondre à ses agresseurs par la fiction. Louable et courageuse décision. Mais toi, mon ami ! Toi, mon trou ! De quel côté es-tu ? Dans quel camp ? Du côté du Verbe qui sauve, ou de celui du verbe qui « rapetisse », « qui anéantit, une parodie de Verbe ; celui de la haine et du ressentiment, celui du cynisme, celui du populisme, celui du fanatisme, celui du nihilisme » ?...

     

    Car enfin ! Croyais-tu m’enivrer, croyais-tu m’amouracher, croyais-tu m’amenuiser la vigilance, avec ta saignée verbale, avec ta logorrhée, avec ton suintant logos ?... Ah, mais j’en ai encaissé moi aussi des vitupérations véhémentes, des orages, des horreurs à n’en plus pouvoir dormir ! Mais c’est comme ça qu’on s’éloigne de la glace brûlante, qu’on oublie les exquises voluptés ! C’est comme ça qu’on renonce à embrasser la beauté… « C’est le monde », dis-tu, « l’immense charnier des pauvres ». La pauvreté, le malheur, la mort, anéantissent toute beauté, tout projet littéraire, toute idée même d’esthétique… La réalité t’écœure, nous y sommes ! Elle a fini par avoir raison du roman, dis-tu. Les fictions sont partout, hein ?... Partout, sauf dans ton livre ! Non !... C’est faux !... C’est vrai !... J’ai tort !... Arrête donc !... Mais pour qu’enfin la fiction jaillisse, il m’a fallu attendre ! Arriver à mi-parcours ! Admets que c’est fâcheux…

     

    « C’est dans l’immonde que j’ai connu la grâce d’écrire. […] Épingler le Mal sur la langue, sur son verbe, voilà la tâche de l’écrivain, du romancier ; agenouiller la bêtise et la bassesse dans le Verbe, humilier l’abjection dans le Bien qui l’illumine, noyer le péché dans la Lumière qui le subsume, voilà le défi, la vocation et le sacerdoce de l’écrivain, du romancier. »

     

    Sur des dizaines et des dizaines de pages, tu craches tes glaires, le trou ! Tu vomis ton verbe rauque ! Tu glougloutes ! Tu transpires ton amertume ! Tu pleures ta défaite ! Tu nous englues dans tes humeurs jusqu’à la glotte ! Tu nous aspires dans tes déclivités ! Tu chantes pour les ordures !... Ta parole n’est qu’une horrible dégoûtation. Oh, je sais, tu voulais m’énucléer, m’aveugler pour m’asservir à ta vision concave, mais c’est un échec ! Sais-tu pourquoi ?... Les trous j’en fais mon affaire, moi, c’est ma spécialité. Je les creuse, les trous, je les crée, je suis une perceuse, un marteau-piqueur, je suis une foreuse ! Une excavatrice ! Qu’une surface plane se présente, lisse, et je m’y précipite, je m’y vrille, féroce, je coupe, je tranche, je perce, je pénètre, j’écartèle, j’écarte, j’élargis, je dilate, je déchire ! Alors, quoi ?... Tu me crois perdu, condamné à conforter ta nature ignoble d’homme-trou ? Erreur ! Je suis plus malin que ça… Les trous, quand ça me chante, je les rebouche. Facile : il me suffit de creuser un autre trou, au bon endroit. Regarde autour de toi, regarde ! Le vois-tu ? Quelque part dans ta grisaille, là, juste à ta gauche ? Pas le Christ, imbécile ! Mais ce petit tertre boueux ! Tu le vois ? À mesure que ta voix s’épanche hors de tes parois, chacun de mes ricanements muets suffit à faire dégringoler une pincée de terre, et bientôt, mon trou, ta voix ne m’atteindra plus, étouffée par mon œuvre, emmurée vivante – mais n’était-elle pas déjà morte ? –, anéantie. D’autres trous surgiront sous mes coups de boutoir, mais ces trous-là, je les aurai appelés de mes vœux, je les aurai accouchés, je les aimerai !

     

    « Le propre du roman, » écrivait Philippe Muray, « ça devrait être de s’acharner à dévoiler, dans cette néo-réalité, tout ce qui tend maintenant à rendre les romans impossibles. Le roman ne peut réussir à “incarner” le présent caché par les médias qu’au prix d’une hostilité aussi ferme que constante et sereine. » Pas instable, pas enragée ! Mais constante ! Et sereine ! Admets que tes arguments sont bien légers, tout de même... C’est à peine si je ne t’entends pas penser, mon trou : Ah, mais, ma foreuse chérie ! J’ai lu Muray, et plus, et mieux que toi encore ! Toi qui te crois critique, toi en qui je faisais confiance, écoute la voix de mon maître : « Ça pourrait être cela, en fin de compte, le propre de la critique : repérer ce qui tend à rendre le roman impossible. » Oui, mais, tu sais quoi ? Muray n’avait pas toujours les yeux en face des trous ! Ah ! Le roman n’est pas impossible, c’est une évidence, à condition, précisément, de se sortir du vortex, de s’extraire de la centrifugeuse. « Sérieusement », avançait-il encore, « comment écrire aujourd’hui un roman sans raconter, d’une façon ou d’une autre, la métamorphose des moindres événements en sitcom ou en soap ? ». Bien sûr, mon trou, évidemment, honorable intention ! J’admire ton courage, si si, hurler dans le désert n’est pas donné à tout le monde, et aussi pathétique soit-elle, ton écume d’abîme vaut mieux que la prose angotique de bon nombre de tes pairs, aimables et fins, ces bateleurs, ces écumeurs de pots de chambre. Il en faut du courage, mon ami, ma crevasse, pour ainsi se mettre à nu, pour s’écorcher sur la place publique, dans le seul but, pourtant dérisoire, de donner des cauchemars à tes ennemis. Ça fait rire, mais ça force le respect ! Mais le projet murayien, n’est autre que le roman comme boîte noire, comme trou noir, comme trou, comme toi ! Le roman doit élever nos âmes, pas les emporter par le fond ! Un chef d’œuvre ne « poétifie » pas le réel, ni ne le poétise, il ne fait pas comme si les grandes aventures, les grands espaces, existaient encore : il les suscite, il les enracine dans nos chairs, il les crée, tout puissant, par la seule force du verbe !... Il « réellise » !... Toi, tu es le narrateur paradoxal d’un roman du roman impossible – du roman indésiré, charnier immonde parmi d’autres que Ducasse rougissait de nommer.

     

    Et souviens-toi de l’injonction des Poésies : « Si vous êtes malheureux, il ne faut pas le dire au lecteur. Gardez cela pour vous. »

     

    Que ne prends-tu ton courage à deux mains, mon ami, si tant est qu’un trou en possède – des mains, pas du courage – ! Pourquoi écrire, dis-moi ?... Pourquoi hurler ?... Pourquoi montrer tes dents ?... Si ce n’est, précisément, pour surmonter ce dégoût et entretenir, envers et contre tout, la beauté, le feu divin, la vie ?... Tu es comme le tableau d’Edvard Munch, tu cries mais personne ne t’entend puisque tu n’es qu’un trou, une minuscule anfractuosité, de celles que je creuse à tout crin, quand d’autres, qu’anime un esprit à nul autre pareil, créent avec toute leur rage, mais aussi tout leur amour, avec la gniaque, mon trou ! La gniaque ! La volonté, inébranlable, terrifiante, de changer le monde, de bouleverser l’ordre établi, de nous transformer ! Nous ébranler ! En travaillant la langue au corps ! En écrivant la chair ! Dis-nous le sens de la vie, petite fosse ! Réapprends-nous ce qu’exister veut dire ! Fais-moi mal, mais pas comme ça mon trou ! Abandonne le vice morne et normé de la provocation, et invente de nouvelles formes ! De nouvelles tortures ! Équarris-moi ! Vitrifie-moi ! Avec pour seules armes, ton cerveau incandescent, et ton verbe ! Crée un monde, crée notre monde ! Renverse les montagnes !

     

    Mais… qu’entends-je ?... Écoute, trou, écoute la voix d’Antonin ! « C’est que Van Gogh en était arrivé à ce stade de l’illuminisme, où la pensée en désordre reflue devant les décharges envahissantes de la matière, / et où penser, n’est plus s’user, / et n’est plus, / et où il ne reste que de ramasser corps, je veux dire / ENTASSER DES CORPS. / Ce n’est plus le monde de l’astral, c’est celui de la création directe qui est repris ainsi par delà la conscience et le cerveau. / Et je n’ai jamais vu qu’un corps sans cerveau ait été fatigué par d’inertes trumeaux. »

     

    Ne pense plus ! Assez de récriminations ! Assez de tes odieuses brutalités ! Nous n’en pouvons plus de tes blessures narcissiques – ou solipsistes – ! Tu t’en prends, avec une colère dont on ne saurait dire, jamais, si elle est sincère ou calculée, aux « envoûteurs », aux « Merlins véreux » qui nous « grisent aux sodomies » et nous coloscopent à la croissance, à la richesse, à la démocratie, à la mondialisation… « Contre la faim dans le monde ? La croissance ! Contre le licenciement en masse et la baisse du pouvoir d’achat par tête de pipe ? La croissance ! Contre la pollution et le réchauffement de la planète ? La croissance ! Contre la mort du roman ? La croissance ! Contre la connerie universelle ? La croissance ! / C’est le nouveau Dieu de l’univers, la Croissance , la revanche de toutes les dégradations, le diabolique antidote au péché originel. » Charitable avertissement, mais, de grâce, contrôle tes sphincters ! Tu es dans un roman, mon trou, pas sur la table de dissection du cadavre de la littérature ! Tu brandis le glaive à la face de Mammon, tu lui vomis dans la gueule, à Mammon ! Ah, bravo ! Écris donc au Monde Diplo ! Postule à Charlie Hebdo, à la rubrique des Grands Fauves ! Soutiens José Bové ! Rédige ses tracts ! Prépare ses discours ! Fais-toi aduler au forum de Davos ! Comment ça, « non » ?... Pourquoi, « non » ?... Ah, j’ai compris, fourbe ! Tu mens ! Tu affabules ! Tu ruses ! Tu louvoies, traître ! Félon ! Sombre mystificateur ! Langue de vipère ! Tu simules ! Tu nous entourloupes aux artifices ! Tu tapines ton verbe ! Tes impuissances, tes trous d’air, tes déflagrations cérébrales, tes lamentations, tes sanglots de bad lieutenant, c’est la faute du Capital ?...  Pas celle des Juifs, tout de même !... « C’est riche qu’on veut devenir. Ni homme, ni citoyen, ni catholique, ni protestant, ni rien, mais domestique de la finance, violemment maniaque de la marchandise, accroché à sa voiture, sa maison, son téléphone, sa télé, son apéritif, comme un chien à son maître. Atome sans attache. Sans mystique. Sans Idéal. […] Le voilà le sens de l’histoire : que tous les temps courent au pognon. Il n’y en a pas d’autre. L’avenir est aux riches, le pauvre n’a qu’à s’enrichir. La fin des temps, c’est le début de la fortune pour tous. » Mais, va donc dire ça au nain présidentiable, à la greluche et à leurs roitelets ! Merde ! Qu’est-ce que tu veux ? Buter une classe ?... Comme disait Céline, « fusiller les privilégiés, c’est plus facile que des pipes !... » Ah, et puis, on s’en fout ! Écris ton Crime et châtiment, ton Roman avec cocaïne, ta Famille royale ! Écoute la prophétie d’Antonin, mon trou, et franchis l’horizon de la folie, pour nous illuminer, tous, de ton génie ! Écoute, aussi, les vibrations de mon rotor, qui s’apprête à en finir avec toi !

     

    À force de faire du rappel dans tes gouffres, « là où se décide le temps qu’il fait dans la chair », ta langue, cette chienne retorse, finit en effet par t’étouffer !... Ta vie était vouée dès la naissance à la lumière, mais le Verbe t’a plongé dans la nuit où tu erres, damné, dans la fosse que tu as toi-même creusée. « C’est à la pauvre lueur de nos cécités que nous voyons les choses », dis-tu. Alléluia ! Mais qui est aveugle ici ? Moi ?... Toi, plutôt, toi, le trou ! Toi,  la caverne ! Toi, qui n’a pas d’yeux pour voir, pas d’oreilles pour entendre, seulement tes muqueuses nécrosées !

     

    Tu peux bien vitupérer, personne ne t’entend ! La faute à mon moteur de foreuse ?... Tais-toi donc ! « La provocation pique comme l’aiguille pour faire passer le fil de la colère dans la chair de la bêtise. » Ah ! La provocation, oui, « une façon de remettre la réalité sur ses pieds », comme le disait Brecht… C’est vrai que tu sens le pourri ! Que ton souffle nous oppresse d’un relent odieux. Mais ne crois surtout pas, coquin, que le moindre d’entre nous fasse dans son froc, comme tu te plais à l’imaginer ! Tu n’es pas une lame, mon ami, tu n’es pas un pieu, pas même une épine, encore moins un désespéré !... Seulement un trou ! Un pore indélicat d’où nous pouvons t’extirper comme un vulgaire comédon !

     

    Et cette façon mesquine de te présenter en victime ! « Ah, oui, c’est moi, je l’avoue, c’est bien moi, ç’a toujours été moi, tous les crimes, tous les massacres, tous les génocides, tous les charniers, c’est moi, moi le trébuché des abîmes ! / J’ai gazé les Juifs, j’ai tués les Kurdes, j’ai anéanti les Arméniens, j’ai vendu des Nègres, j’ai empalé des Indiens, j’ai torturé des résistants, j’ai égorgé des enfants, j’ai ouvert des ventres de femmes avec leurs fœtus à l’intérieur, j’ai coupé des têtes et des membres à la hache, j’ai mangé du vagin de fillette, bu du sang de trisomique, j’ai brûlé vivants des tziganes et des homosexuels, j’ai tiré sur la pape, j’ai poignardé Abel, j’ai accusé Socrate, j’ai livré Jésus aux grands prêtres, je l’ai lapidé, mutilé, supplicié, je l’ai cloué sur la croix, je lui ai transpercé la poitrine et j’ai pouffé de rire en voyant le Roi des Juifs crever comme un chien ! / Le Massacre des Innocents, c’est moi ! Les martyrs de Lyon, c’est moi ! La Saint-Barthélemy , c’est moi ! Auschwitz, c’est moi ! Hiroshima, c’est moi ! Sabra et Chatila, c’est moi ! Le génocide Tutsi, c’est moi ! Le 11 septembre, c’est encore moi ! » Ah, elle est belle, ta provocation, elle est efficace, ta prose de combat ! Du name-dropping !... Personne ne t’accuse plus de rien, mon pauvre, surtout pas moi ! Tu jouis, en aparté, de te croire honni, mais tu t’es cuit la main tout seul ! Alors, plutôt que de te couper l’oreille, pourquoi verses-tu encore ces larmes salopes ? Un croisé du Verbe, toi ? Non. Un trou de ver, au mieux…

     

    Tu t’es donné comme mission – non : le Fils de l’Homme (« Une main naguère s’est posée sur mon épaule […]. Je me suis retourné. C’était Lui, le sublime Hébreu, avec sa face douloureuse. […] C’est le lendemain de cette rencontre décisive que ma métamorphose en trou a commencé. »), le Christ donc, Dieu le fils en personne, Celui qui t’a fait Trou –, t’a confié la mission, de « remonter les bretelles à ceux qui ont pourri l’âme » de ton pays… Quoi, j’affabule ?... Bas les pattes, la cuvette ! Ça va finir l’imposture ! En l’air l’abomination ! Mais qui sont-ils, ces démons, ces Nazgûls, ces corrupteurs ?... Et, soyons sérieux, quelles bretelles peux-tu bien voir, autour de toi, trou trônant dans ton tas d’ordures ? Tu veux encore enlever les péchés du monde, « donner la paix » ! Tu n’es qu’un creux, un « immonde siphon vide » ! Un vagin fripé ! Mais tu le sais bien, au fond : tu es conscient de ton insignifiance, tu la sens : « je suis normal », tu dis, « normal et trou » ! Mais tu n’es jamais plus lucide que quand tu t’avoues, dans un souffle, que « [l]a France n’a aucune raison de se fasciner pour [tes] vanités. » Elle a même toutes les raisons de s’en battre la Gaule, la France, de tes vanités, de tes humanités, de tes insanes  inanités !

     

    « C’est à la selle qu’on mesure la santé des vivants », dis-tu encore. Mais alors, tu me parais bien mort !... Bien crevé !... Ou plutôt non, vivant encore, mais tout jaune, tout puant ! Le miracle d’une rémission te sera peut-être accordé, si j’en crois la suite – la fin, superbe, qui rachète ta chute invraisemblable ! Dieu ! Comment ton alter ego de chair et d’os a-t-il pu, de livre en livre, dans de tels tourments, sombrer ?... Bucadal, ton baptiste, aurait-il eu raison de toi ?... Te désigne-t-il, interdit, comme l’anus de Dieu ?... Le vois-tu passer, ton monstre, cycliquement, à proximité de ton tas d’ordures, comme un fantôme ?... Et le maniaque sans nom, le schizophrène au salami, l’as-tu aperçu ?... Et ton pote, l’inqualifiable, est-il venu te narguer ?... Bien sûr, que tu les vois ! Évidemment, tu n’as pas le choix ! Ils te hantent. Ils passent et repassent, ils tournent autour de ton Golgotha de pestilence, ils ne t’accordent pas un regard. Aucun ne se penche sur ton sort – c’est ta damnation. Tu t’es pas dupe, n’est-ce pas ? Ils t’ont fait perdre ton temps… Rater ta peine, en te permettant de parler d’eux, quand il fallait seulement parler de toi, afin de pouvoir te taire !...

     

    Je n’en veux pas de ton abîme, mon ange, le mien me suffit. Ma langue hélicoïdale n’a que faire du sang de Dieu – elle préfère celui du monde. Si je perce, si je perfore, si je pénètre, c’est pour prendre la fiente par les cornes et la trouer de part en part !

     

    Tu n’as pas supporté le silence... Il fait noir… Tout est vide… Tu as peur… Dieu et les hommes… Le Verbe et l’ordure… Les élans de l’âme et le moyen de comprendre… Lâchement tu les as inventés ! Sans l’aide de personne ! Pour retarder l’heure de parler de toi… Assez, homme-trou ! N’est pas innommable qui veut ! Moi seul suis homme et tout le reste divin. As-tu jamais approché telle vérité ?... As-tu jamais compris cette phrase sublime ? T’es-tu jamais senti écrasé par son poids titanesque ?...

     

    Tu fais comme si tu étais seul au monde, alors que tu en es le seul absent.

     

    La laideur ! La beauté ! Crois-tu que l’art les ignore ?... À quoi te sert de ruer dans des brancards déjà à la poussière retournés ?... Pourris par la politique … Par la démocratie !... Par la république des lettres !... Tu t’es perdu…. Le théâtre de la cruauté, celui des opérations, ne sont pas là où tu les cherches. Crois-tu que tes maîtres, des écrivains sans peur, sans reproche, sont aussi impuissants que tes ennemis, ou que toi-même ?... Non bien sûr. Notre culture est une charogne, un tombeau, peu importe, quand eux sont définitivement vivants !

     

    « Ce ne sont pas des livres et des mouroirs qu’il faut laisser derrière soi, […] mais des énigmes, des questions généreuses, des réponses ouvertes, des sources vives, surtout pas des tombes, des impasses […] mais des pistes, des foyers, des forges, des débuts d’incendie, des commencements du monde, des divulgations de secrets terribles, des Moby Dick de parturitions à venir ! »

     

    Moby Dick ? Mais tu serais plutôt Bartleby, tu préfèrerais ne pas, tu would prefer not to, sans cesse le grand plongeon tu diffères, tu procrastines !

     

    Tu n’en veux pas de la culture des élites ! Bienheureux ! Tu veux toucher les simples d’esprit directement au cœur, mais tes provocations incessantes ne choquent que les élites, précisément ! Tu as raison : l’homme moderne est une loque ! Une lopette ! Un robot sans autres désirs, sans autres tremblements, que ceux qu’on a soigneusement sélectionnés pour lui. Tu veux réveiller notre monde d’avachis, c’est ça ! « C’est à coups de tonnerre et de feux d’artifice que l’abîme parle aux sens flasques et endormis en les crevant, en les perforant, en les pénétrant de l’intérieur avec bonté. Laissez-vous porter par lui et vous vivrez subtils comme de grands vents, voisins du soleil et des étoiles qui dansent, ennemis des petites obéissances impuissantes et des solennités qui alourdissent le monde, adversaires des petits scrupules qui sans cesse freinent la cadence de ces monstrueuses proliférations. »

     

    « Reclus dans ce cauchemar climatisé où seul est de mise le commerce avec le néant et tous les simulacres de l’autre monde qu’il engendre infatigablement, pareils à des touristes braillards en bob, tongs et bermudas face aux pyramides, vous allez toujours au devant de ce que vous vous attendez à voir, tournant le dos à ce qui vous surprend et vous désarme, incapables de sentir ne serait-ce qu’une seconde comment ce qui n’existe pas encore vous cherche. » J’applaudis de tous mes rouages, de toutes mes courroies ! Mais qu’attends-tu pour renverser la vapeur ? Crois-tu qu’il suffit de brailler pour changer le monde ?... De bramer ?... « Qui ne sent pas la bombe cuite et le vertige comprimé n’est pas digne d’être vivant », chuchote Antonin au-dessus de toi. Écoute, écoute-le.

     

    Planter des banderilles, ce n’est pas réveiller, c’est préparer la mise à mort.

     

    Et ce lyrisme grotesque avec ton Ophélie (« Fais-moi l’orage, fais-moi l’amour, ô mon homme, chuchote-t-elle comme en rêve, pénètre dans le tourbillon de mes plaisirs, empare-toi de mes trésors et démonte mes profondeurs, que je sente une à une s’effondrer mes retenues, va, cours, vole […] »), d’où le sors-tu celui-là ? De tes tréfonds ramollos ?... De tes entrailles de midinette ?... Du fondement à Christine Angot ?... Tu n’es jamais aussi mauvais que dans l’excès de sucre – ou de boue…. « Je rote l’infection de l’époque, je sens le vilain, je pue tellement de la bouche qu’on ne peut pas me sentir ! »

     

    Quand on écrit un roman – je te paraphrase –, on n’est pas contre, mais dans un trou…

     

    Et, cependant…

     

    …Cependant, quand surgit ton tas d’ordures – les tiennes comme celles de tous les hommes (« Le mal est sur la terre et j’en ramasse les répugnantes rinçures partout où il s’enorgueillit de les avoir fait triompher du bien qu’il combat sans trêve afin d’en consigner le sortilège dans le purgatoire des mots que Dieu m’a donnés ») –, quand enfin ton homélie se disloque, quand la fiction reprend ses droits, se rebiffe et tente de s’imposer, ta parole décolle, folle, et laisse espérer un feu d’artifice aussi puissant que ton voyage dans tes entrailles était, lui, pesant…. Elles t’emmènent à la décharge, tes harpies. « Où allez-vous, je hoquette, secoué, branlé, carrousel de bosses et d’ecchymoses, tout le verbe démantibulé tellement ils me voyagent vite dans la nuit.

    À la décharge, qu’on me répond, à l’endroit où tout finit par se dissiper, là où est ta place, avec toutes les ordures de ton espèce qui fatiguent la terre ! »

    « [..] J’y découvre des perles de chagrin à la décharge, ce glossaire de toutes les dévastations, mille souillures, mille traces du vécu, mille lambeaux de vie, des usures et des corrosions, des corruptions, des prostitutions, […], et bien d’autres décompositions encore, idoles pantelantes démasquées, toutes prostrées dans la désolation d’être sans lumière. »

    « […] Pourquoi là ? je demande.

    C’est ton tas d’ordures à toi. C’est là que tu règneras désormais, sur ta pourriture ! »

     

    « Illisibles, dégueulasses, crasseux, mes heures, mes rêves avortés, mes rages d’entrailles, mes paludismes de moelle, j’ai donc jeté tout ça moi, je me récapitule dans ce Golgotha d’ordures, tout ce que j’ai bouffé rendu, cette colline, cette boursouflure infecte, […] mon édifice, mon œuvre involontaire, l’ultime écho de mes errances, de mes vices, de mon égoïsme, de tous mes crimes, une cathédrale d’immondices, le tableau hideux de ma sublime sombre époque ! »

    « […] De ces ordures je ferai le temple de ma renaissance. »

     

    Enfin tu commences à voir, le trou, de tes yeux fous ! Enfin, crucifié sur l’autel de tes abîmes, tu entrevois la vérité du monde !... Sa beauté !... Celle à laquelle, désormais, tu dois sacrifier toute ton âme ! Tu me bouleverses, sais-tu, quand tu mets bas tes masques, quand enfin tu te révèles, dans toute ta nudité d’écorché vif, quand, voyant s’éloigner ton Ophélie, soudain tu paniques…

     

    « Je suis là, je hurle, je suis là, au rond-point du néant, viens par là, je hurle, regarde-moi, je sais que ça va être dur à avaler, mais c’est moi, c’est bien moi, ce trou dans la terre, cette fente entre les ordures, c’est moi, c’est bien moi ! […] Cette chose, je me dis en moi-même, cette chose affreuse que tu fixes, c’est l’homme que tu aimes, c’est l’homme qui te chérit, c’est l’homme que tu as épousé. »

     

    Enfin ! Tu n’as plus rien de ridicule, alors, desquamé, équarri jusqu’à l’âme, tu deviens splendide, tragique, alors, dans ta pudique indécence, tu deviens vrai ! Tu n’es plus trou alors, mais homme ! Et, seulement, tu peux renaître, comme mort peut-être, comme suicidé peut-être, mais vivant, enfin, et apaisé.

     

    « Je ne fais plus qu’un avec la colère de l’eau, une furie sans haine, la simple volonté d’aller de l’avant et de rompre les obstacles, avec la joie enfantine d’affirmer sa force au reste de l’univers ainsi que le plaisir innocent de triompher de l’impossible. […] Ça murmure des secrets au creux de l’oreille. Ça chante, ça houle, l’air est lourd, gluant, pourvu que de gros doigts spongieux qui se glissent tout contre le visage, s’agite autour des yeux, tâte le mou des lèvres, cajole le dur des dents. C’est mon jour de noces avec l’univers. »

     

    Dieu ! Que c’est beau ! Que j’aime ce dénouement qui est aussi renouement, si paisible, si serein, enfin. Traquer la lumière, jusque dans l’ordure, voilà ton secret dessein ! Je m’incline, l’homme, je me retire, je te laisse t’épanouir, j’irai creuser mes trous ailleurs. « C’est moi l’amoureux fou des clartés sublimes, des mille et mille prodiges du cosmos. » Et tu la trouves, la lumière, ou plutôt, elle te trouve in extremis, la lumière, à la toute fin, au dernier mot.

     

     « Je suis arrivé dans la paix du monde, là où la beauté, immense comme le ciel, se serre avec amour contre le cœur de la Lumière.  »

     

     

    Éric Bénier-Bürckel, Un peu d’abîme sur vos lèvres, L’Esprit des Péninsules, 2007.

     

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  • Lothar Blues de Philippe Curval

     

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    « Alors, que nos correspondants se rassurent, d’ici quelques années les premiers balbutiements d’un bébé ne seront plus “papa” ou “maman”, mais “simili”. C’est ainsi que l’on se propose de nommer les futurs précepteurs de notre progéniture ».

    Philippe Curval, Lothar Blues.

     

     

     

     

    Après Georges Panchard et sa Forteresse, la prestigieuse collection Ailleurs & Demain dirigée par Gérard Klein s’enrichit enfin d’un nouveau roman francophone, Lothar Blues, le dernier opus en date d’un des grands noms de la SF française, Philippe Curval. Celui-ci nous l’avait promis : dans Lothar Blues les robots ne sont ni asimoviens, ni dickiens, mais assurément… curvaliens.

     

    Deuxième moitié du XXIème siècle. Dans l’Europe d’après les Années de chien, l’essentiel du travail est accompli par des robots. Pendant que les quasis patrouillent avec leurs équipiers humains, des similis éduquent vos enfants bien mieux que vous ne le feriez vous-même. Normal : vous êtes tous névrosés, et eux, pas. C’est ainsi que Noura M’Salem, grand créateur d’environnements virtuels scénarisés, aux jambes en kevlar, a été élevé par un robot-nounou à l’apparence de gribouillis d’enfant nommé Lothar. Or voici qu’après des années, Lothar resurgit, renvoyé par le garde-meuble où celui-ci, jugé inutile, végétait. Mais alors qu’il s’apprêtait à délivrer un important message à Noura, Lothar disjoncte…

     

    Entre Paris, Barcelone et la Moldavie, c’est avec bonne humeur et causticité qu’un Philippe Curval en forme olympique nous convie au spectacle des aventures rocambolesques de Noura, Lothar, Skylee et des autres. Et il s’en passe, des choses ! Le très mussolinien Karel Burr (dont le nom, entre Karel Čapek, l’inventeur du mot « robot », et Raymond Burr – l’homme de fer – en dit long sur sa véritable nature…) exige le recyclage de tous les robots, qui empêchent les humains de travailler, et appelle de ses vœux l’avènement de l’ère postechn. Jerzy Liesenstein, dans un genre plus débraillé – cet auteur de plusieurs pamphlets et d’un roman de SF vit dans une vieille piscine aménagée en bibliothèque et couverte d’une bâche de l’armée – réclame de son côté la fin du travail (Curval, lui, connaissant les valeurs du travail comme de l’oisiveté, les renvoie dos à dos). Bref, la paix bien policée de l’administration de Bruxbourg (« Tout semble calme et indolore dans notre monde anesthésié. En réalité, le danger rôde partout ») commence à se fissurer sur les bords. Et tandis que la tension monte (et que des robots collent des procès aux fesses de leurs propriétaires pour être libérés en fin de contrat), Noura tente de renouer avec son passé et de trouver ce que sont vraiment devenus son père (l’ex-chercheur en inconscient robotique se serait fait « recycler »…) et sa mère, dont il ne resterait plus qu’une copie numérique réfugiée dans un monastuel…

     

    Au bras d’une ravissante matsushita (un robot théâtreux aux formes avantageuses), puis d’une mutante qui s’avère être sa sœur, puis qui s’avère ne l’être pas, et en compagnie d’un Lothar à la conscience émergeante et pince-sans-rire, Noura M’Salem s’acoquine avec le réparateur de robots Sylvain Borodine – qui lui révèle un secret à l’abri d’une bulle asynchrone et greffe un deuxième bion (un cœur, si l’on veut) à Lothar –, il critique la société des loisirs, prend le errehère, pourchasse des moutons virtuels au Pays de Galles, s’affronte à Karel Burr et palabre avec son vieux pote Liesenstein, se souvient de Woody et les robots, se baguenaude dans le quartier de la Contrescarpe, assiste aux premières manifs de robots illuminés par la grâce de Dieu, s’afflige du racisme anti-robots ordinaire ; et surtout, surtout, en pleine pagaille, notre homme doit composer avec une découverte aussi vertigineuse qu’improbable, où l’on apprend que Dieu ne serait pas Dieu mais un Über-robot de von Neumann nommé Vatek – nous allons y revenir –, et que la nana qui vient de s’étriper avec une autre nana serait une Ève future, rien que ça, capable grâce aux paquets d’ondes et aux pépites de quarks de se projeter quelques picosecondes dans l’avenir…

     

    Par des moyens assez extraordinaires, nous apprenons donc que nous ne serions en réalité que des organismes génétiquement modifiés, choisis et améliorés par une intelligence artificielle, une « espèce légendaire qui parcourt l’univers afin d’y faire naître l’intelligence ». Ces « entités fonctionnelles » auraient provoqué l’accélération de nos capacités physiques et intellectuelles. Pourquoi ? Qui sont-elles ? Qui les as créées ? Nous n’en saurons rien. On les appelle les « semeurs de pensée ». Leur but, selon le père (mort) de Noura M’Salem, serait tout simplement de faire éclore le langage : « Le monde n’existe que lorsqu’il est nommé. Dès le moment où les créatures qu’ils ont manipulées accèdent à ce pouvoir, elles créent une réalité qui leur est propre, donc un objectif existentiel dont elles gèrent la finalité selon leurs choix ». En donnant à ses personnages des noms bibliques ou célestes (Sarah, Eliah, Noura [1], Skylee…), et en terminant son livre par l’avènement programmé d’une nouvelle humanité, l’auteur propose une relecture matérialiste et athée de nos mythes fondateurs. Mais Philippe Curval n’approfondit malheureusement pas les conséquences métaphysiques de ces formidables révélations. L’existence de Vatek évacue-t-elle forcément l’idée de Dieu ? Son échec (il aurait « commis une erreur monumentale en accélérant l’émergence d’un hominidé pris au hasard parmi des centaines d’autres », empêchant ainsi une saine concurrence de s’installer et de prévenir les bassesses et fourberies de l’humanité moderne) rend-il forcément inutiles les religions ? Rien n’est moins sûr.

     

    On pourrait aussi regretter, par exemple, que la théorie, assez loufoque il est vrai, de l’inconscient robotique soit si peu développée, ou que l’utilisation par l’auteur des théories déjà maniées récemment par Stephen Baxter dans Temps soit si peu exploitée, mais nous devons bien admettre que précisément Lothar Blues s’inscrit dans une démarche de divertissement, d’hommage aux pulps et aux récits de « l’âge d’or » de la science-fiction, sans pour autant renoncer à nous renvoyer un reflet bien foutraque, bien anar – et beaucoup plus amusant que celui de La Zone du Dehors d’Alain Damasio – du système social-libéral qui est le nôtre, et qui entend réglementer chacun de nos comportements. Mais Philippe Curval, certes conscient des déterminismes mais farouche existentialiste, préfère à la lutte organisée, qui suppose d’adhérer à un projet idéologique, la réaffirmation de la souveraineté de la liberté individuelle.

     

    Avec le magicien Noura et son fidèle Lothar – l’hommage à Mandrake n’aura échappé à personne –, Philippe Curval a décidé de réenchanter le monde, à sa manière, non sans porter sur le nôtre un regard acéré, comme en témoignent encore les faux articles de journaux intercalés entre les chapitres du roman, qui tout en éclairant tel ou tel élément de son univers, renvoient dans Lothar Blues – aussi politique que l’était Cette chère humanité, mais bien plus ludique – à nos problématiques actuelles. Vatek, c’est Curval lui-même bien sûr, qui, ne trouvant peut-être pas notre époque à son goût, et plutôt que de pleurer sur ce qu’elle aurait pu être, propose de la faire exploser joyeusement par la seule arme dont il dispose, la science-fiction, un peu à la manière d’un Roland C. Wagner dans les Futurs mystères de Paris (n’est-ce pas, cher Alain, la meilleure façon de devenir un « arterroriste » ? Noura aussi (ce nom peut aussi désigner Dieu), scénariste d’envirtuels sartrien, c’est lui. Comme le dit Jerzy, l’ami metteur en scène de Noura, l’individu doit construire son double réel à partir de son image virtuelle. Alors même si on jugera parfois cette intrigue tirée par les cheveux, même si les œuvres majeures de l’auteur sont désormais derrière lui (La forteresse de coton, L’homme à rebours, Cette chère humanité…), et même si Lothar Blues aurait tout de même probablement gagné à délaisser de temps à autre son ton imperturbablement primesautier pour se prendre un peu plus au sérieux, même en considérant ces modestes réserves donc, Philippe Curval n’avait tout simplement pas fait mieux depuis Congo Pantin – à l’exception peut-être de l’excellent recueil Rasta solitude – et nous livre mine de rien une splendide métaphore de l’écriture.

     

    Cet article est la version in extenso d’une note de lecture parue dans le premier numéro de Galaxies (nouvelle série).



    [1] De l’Arabe Nûr, « la lumière ».

     

  • Et Expecto - 2 - Vae Victis

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    Hugo Klossowski : de simples mots, couchés sur le papier ou sur l’écran dix-sept pouces d’un dieu schizophrène équipé d’Internet à haut débit – pixels lumineux trouant les ténèbres d’un blog céleste. L’excroissance : un fantasme psychopathologique – une fiction. Vous me croyez fou… Vous vous dites : à quoi bon théoriser ainsi… Brundle-Fly n’était né pour devenir mouche ; rien en revanche ne me caractérise a priori sinon l’attente, sinon l’incertitude : je suis Hugo-Ténèbres, comme la nuit qui recouvre de son voile obscur cette ogive de chair surgie du néant, clitoris érectile niché, sournois, sous mon bras gauche. Hugo-Ténèbres, l’homme-paragraphe, n’est pas sans savoir qu’une mutation sauvage peut se révéler fulgurante. Hugo-Ténèbres, l’homme-paragraphe, n’est pas sans savoir qu’une mutation sauvage peut se révéler désastreuse. Fatale. J’ai appris depuis longtemps à m’accommoder de mes crises hypocondriaques. Je crois qu’elles sont principalement dues à ma nature angoissée. A défaut de les vaincre – ce qui paraît, hélas, définitivement exclu –, je ruse et les accepte comme un mal acide mais inoffensif. Je m’adapte. Combien de fois me suis-je cru sur le point de passer l’arme à gauche, sur la seule foi d’un membre vaguement engourdi ou d’un furtif élancement dans l’épaule ? Combien de (cancers). Combien de (sidas). Savez-vous ce que c’est, que de se recroqueviller au fond de son lit, en tremblant, en chialant comme une petite fille effrayée par un cauchemar atroce, attendant que la mort, cette chienne, vous emporte ? L’important, si l’on veut éviter une crise, est alors de ne pas prêter attention aux signaux d’alarme biologiques qui se déclenchent à la moindre occasion, ou plutôt de les dévier. Il suffit d’un rien – une toux soudaine, une douleur fugace – : le nerf sollicité transmet un ordre au cerveau. Action quasi instantanée, imparable. La solution consiste à intercepter la réaction du cerveau à ce stimulus. Il faut alors être capable de dévier l’information vers un canal secondaire, d’opérer en un temps quasiment nul une dérivation automatique. Si l’opération réussit, l’information est expulsée de la zone critique avant terme. Reste à savoir dans quel secteur obscur du cerveau cette propagande nerveuse est stockée… Je crains le jour où la bonde cèdera… Mais soyez rassurés. A force d’entraînement, je suis passé maître dans cet art insoupçonné de l’espionnage synaptique. Il me suffit de fixer mon attention sur un fantasme : l’interception prend la forme d’un corps féminin sur les courbes duquel l’information dangereuse, décontenancée, ne peut que rebondir. Il ne s’agit pas de n’importe quel corps cependant : ni d’un corps anonyme ni du corps d’une femme aimée, mais bien de la quintessence de la Femme ultime telle que la conçoit mon inconscient – pour ce que j’en sais. Deux seins lourds, gonflés de lait. Un ventre rond, outrageusement fécond. Des hanches larges, des fesses généreuses, des cuisses puissantes. Confrontée à cet archétype femelle, l’information empoisonnée n’a d’autre choix que de s'écouler, vaincue, vers un canal d’évacuation. Et l’indicible angoisse causée par la réception du premier message disparaît dans les limbes de la matière grise. Mon organisme demeure en perpétuel état d’alerte, Cerveau-Monde contre Corps-Dévorant, guérilla intérieure aussi inextricable que le conflit israélo-palestinien, mais cette petite ogive de chair sous mon bras gauche (le membre le plus proche du cœur, est-ce un hasard ?), n’est pas le fruit, même pourri, d’une imagination trop fertile. Je l’ai palpée pendant près d’une heure dans mon lit, à mon réveil, n’osant respirer qu’avec d’infinies précautions, de peur qu’elle ne se mette à suppurer, à s’étendre, à se propager, à m'engloutir. Un mot m’est d’abord venu à l’esprit, ce mot infect que mon inconscient pourtant bien rôdé s’était efforcé de taire par tous les moyens. Une fois prononcé, même mentalement, mot et concept avaient fusionné : ils se sont mis à proliférer dans mon esprit, à progresser pas à pas, neurone par neurone jusqu’à saturation, contamination synaptique, parfaite métaphore du concept ainsi assimilé. Ce mot ? (Cancer). Permettez-moi de le chuchoter seulement – l’entendre m’est un supplice – ou, comme ici, d'y apposer de salvatrices parenthèses. Etait-ce une tumeur maligne ? Ma vigilance mécanique avait-elle été trahie par l’absence de douleur ? Curieusement, cette effroyable évocation, cette maladie dont le nom même vous ronge frénétiquement, a disparu aussi rapidement qu’elle était apparue. Une main posée en coupe sur mon bas-ventre, les doigts de l’autre frôlant le bouton de peau sous mon bras gauche, je me surpris même, dans cette même chambre, à songer au cancer avec sérénité, à lui ôter ses parenthèses, comme si l’évocation de ma peur la plus viscérale était enfin neutralisée – et non exacerbée – par ma nouvelle configuration physiologique. Je pouvais même en prononcer le nom à haute voix, sans frémir, à l’abri des habituelles sueurs froides. J’étais confusément convaincu que si je restais immobile sous mes draps moites, respirant à dose homéopathique, l’excroissance me protègerait des ennemis extérieurs. Absurde ! Me protéger de quoi au juste ? Des bombes ? Des rats ? De la racaille ? Pourtant, la caresser du bout des doigts, l’effleurer de la pulpe de l’index me rassurait indéniablement, d’autant qu’il me semblait – mais je ne puis en jurer – qu’elle réagissait imperceptiblement, qu’elle se tendait telle un téton, un clitoris ou un pénis. Si l’éventualité d’un troisième téton ne m’enthousiasmait pas outre mesure, celle de posséder un clitoris, au contraire, comblait mes appétits hermaphrodites ; mais l’idée d’avoir une deuxième bite a fini par l’emporter haut la main… Après une heure de tergiversations, de fantasmes et de délires enfiévrés, à me demander si je n’étais pas tout simplement en train de rêver, si je n’allais pas me changer soudain en cafard, pourquoi pas, comme dans La Métamorphose, ou bien en poulpe ou en méduse, sait-on jamais, avant de me réveiller, alors, dans des draps trempés de sueur, je me suis finalement redressé sur les coudes avec précaution puis, constatant que conformément à mon intuition, rien ne se passait, et que je conservais par ailleurs toute ma raison claire, nette, froide, je me suis simplement levé, comme si de rien n’était. Et la chose, elle, était toujours là. Ce matin, j’ai connu le désespoir. Ce matin, je suis devenu un autre. Ce matin, je me suis douché. Vous vous dites : à quoi bon… La petite gangue attend toujours son heure sous mon aisselle tandis que le métro se fait attendre ; anomalie tapie dans un buisson ardent de poils humides et soyeux, écriture dermique invisible aux yeux du monde sous mes vêtements. Stigmate du troisième type. Révélation mystique. Illumination religieuse. Mon corps est un objet narcissique d’auto-adoration, dieu de lui-même et uniquement de lui-même. Les faits sont là : l’ogive clitoridienne existe sans le moindre doute possible. Il me suffit de glisser une main à la naissance de mon bras pour le vérifier. Seulement, dans l’univers solipsiste qui se dessine, où créateur et créature se confondent en un anneau de Möbius temporel, je ne suis pas tout à fait certain de ne pas l’avoir créée ex nihilo. Pas tout à fait… Les néons de la station ont ravivé l’ombre de Philip K. Dick. Perception du réel. Manipulation mentale. A présent, l’ombre paranoïaque me suit pas à pas, sans qu’il soit possible de déterminer qui, de moi ou d’elle, initie le mouvement. Je songe à la chaise de Wittgenstein : si je ferme les yeux, existé-je encore ? J’entrouvre ma serviette et en extrais un lecteur MP3 en plastique vert émeraude que j’enfourne dans une large poche de mon manteau de cuir. Je démêle rapidement les fils entortillés des écouteurs ergonomiques et les introduis dans le creux de mes oreilles. Gestes bien rôdés, aisance de l’habitude. Ma main plonge dans la poche et atteint sa cible sans hésitation. Play. Le lecteur démarre au quart de tour et après un léger bip sonore, les premières notes des guitare mélancoliques et aériennes de Gospeed You Black Emperor percutent mes tympans avant d’être codées puis décodées, d’impulsions nerveuses en émotions esthétiques, passées au tamis de ma topographie neuronale en mouvement perpétuel. Yanqui XO, l’album le plus brut, le plus dépouillé du groupe, a investi mon lecteur MP3 tel un bernard-l’hermite depuis la fin de l’été, et rien ni personne ne semble en mesure de l’en déloger. Aucune voix, aucun sample, aucun ajout électronique – Godspeed côtoie cependant, dans mes fichiers, l’électro reptilienne, organique, d’Amon Tobin – ne vient souiller la pureté des instruments, c’est un Requiem de notre temps, de la musique d’après l’Apocalypse, de la musique d’inframonde, stase temporelle, épiphanie sensorielle. Je ne regrette pas d’être né, le temps d’un mouvement, le temps d’un disque. La fin, la chienne, peuvent attendre. Un homme, manteau de cuir anthracite : moi. Un accord. Je suis vivant, et putain, vous êtes morts !