Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman – visages de Liv Ullmann (16/11/2005)

 

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Ce texte est initialement paru dans le Journal de la Culture.

 

En six épisodes de cinquante minutes sans une seconde de romantisme, Scènes de la vie conjugale dissèque quelques moments cruciaux de la vie d’un couple, avec une précision quasi entomologique qui contraste ironiquement avec l’errance affective des protagonistes. Les éditions MK2, de plus en plus indispensables – parmi les sorties récentes, citons les films de Tarkovski (L’enfance d’Ivan, Andrei Roublev, Solaris, Le Miroir, Stalker), de Gus Van Sant (Gerry, Elephant), de Robert Bresson (Pickpocket, Procès de Jeanne d’Arc, L’Argent) et, donc, d’Ingmar Bergman avec Saraband, son magistral dernier film, et cette version longue des Scènes de la vie conjugale, réalisée en six semaines en 1973.

Résumé des épisodes :

1. Innocence et panique. Marianne (Liv Ullmann, effarante de vérité, telle qu’en elle-même) et Johan (Erland Josephson, inégalable) sont mariés depuis dix ans. Ils vivent heureux avec leurs deux enfants, Eva et Karin, sans faire de vagues, au point qu’une amie journaliste fait de ce bonheur parfait le sujet d’un article pour un magazine féminin. Marianne est spécialisée dans les affaires de divorce, Johan est chercheur à l’université. Au cours d’un dîner, ils sont confrontés à l’enfer conjugal d’un couple d’amis, Peter (Jan Malmsjö) et Katarina (Bibi Anderson[1]), qui s’entredéchirent et font étalage de leurs rancoeurs. Marianne, un peu plus tard, apprend à Johan qu’elle est enceinte. Premier signe d’incompréhension : elle finit par avorter.

2. L’art de cacher la poussière sous les meubles. Marianne, déjà oppressée par la pression familiale, est ébranlée par la confession d’une cliente qui souhaite divorcer après vingt ans de mariage sans amour. Le vernis de leur mariage modèle, de sa réalité bien ordonnée, commence à fondre. Marianne et Johan – dont l’attitude commence à trahir l’infidélité – se disputent ouvertement à propos de leur sexualité laborieuse, mais l’affrontement tourne court et la politique de l’autruche finit par l’emporter.

3. Paula. Johan apprend à Marianne qu’il a rencontré une autre femme et qu’il s’apprête à partir huit mois avec elle. Johan n’a aucune considération pour sa famille, et Marianne est effondrée.

4. La vallée des larmes. Un an a passé. Ils se retrouvent pour la première fois, en tête à tête. Marianne semble se remettre peu à peu – elle a un nouvel amant – tandis que Johan accuse le coup, déjà lassé de Paula et traversant une mauvaise passe professionnelle. Marianne lui lit des extraits importants de son journal intime, mais Johan s’endort.

5. Les analphabètes. Marianne et Johan se retrouvent encore, pour signer les papiers du divorce. Marianne joue l’insouciante, Johan la victime. Dix ans de non-dits, de frustrations, de rancœur refont soudain surface en une explosion de violence physique et morale, et chacun cherche à détruire l’autre. Johan, effaré par sa propre violence, capitule.

6. En pleine nuit dans une maison obscure quelque part sur terre. Sept ou huit ans plus tard, Johan et Marianne, tous deux remariés et apaisés, se retrouvent à nouveau, en secret. Dans une maison de campagne, ils parlent de choses douloureuses, de leur insignifiance, de leur égarement, mais ils sont enfin unis par une authentique tendresse mutuelle.

 

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Dans un numéro spécial de Positif consacré à l’œuvre du maître, un critique écrit que « Scènes de la vie conjugale interpelle notre conscience à un degré tel qu’il est impossible de ne pas laisser transparaître dans toute velléité critique notre propre frustration, l’envers de notre éducation, la lie de nos angoisses comme la transparence pathétique de notre carapace. »[2] On ne saurait mieux dire. Avec cette implacable autopsie du couple occidental et de la vie conjugale, Bergman nous force à regarder ce que nous refusons de voir, il nous force à entendre ce que nous nous efforçons de taire. En même temps qu’aux émois et déchirements conjugaux de Johan et Marianne, le spectateur assiste à la projection terrible et dérisoire de sa propre vérité intérieure : ses faiblesses, ses lâchetés, sa veulerie, sa soumission aux conventions sociales comme aux pulsions sexuelles, ses échecs, ses erreurs, ses exigences insensées envers l’autre, sa trivialité, ses manques et ses angoisses. C’est de notre propre vie que nous sommes spectateurs ; nous contemplons l’œil du cyclone – au plus profond de notre âme[3]. Liv Ullmann, dans un touchant film d’entretiens proposé en complément du DVD de Saraband, affirme – non sans gravité – que lorsque la caméra s’approche de son visage pour un gros plan, cette dernière la trouve « plus exposée que l’amant qui s’imagine avoir lu [ses] pensées. ». Le plus souvent en effet, ces visages ne sont pas maquillés, exposés dans leur indécente nudité : chez Bergman, ils ne sont pas seulement des surfaces, ils possèdent aussi une profondeur propre, un relief – une histoire – que le cinéaste, maître du gros plan, saisit mieux que quiconque.

Associé à la voix de l’actrice – ou de l’acteur –, le gros plan excède largement le simple cadre technique du choix d’échelle : il est toujours la représentation, à la pureté inégalée, d’une souffrance d’être-là ; Ingmar Bergman souffre en effet d’être affronté aux déterminismes biologiques et sociaux, incroyant en quête du sens de la vie et d’une vérité spirituelle. Cette spiritualité ne se conçoit cependant, chez Bergman, qu’aux nœuds d’une trame naturaliste de relations humaines, affectives, biologiques – terrestres –, « plus physique que métaphysique » pour reprendre les mots de Truffaut. Si le gros plan bergmanien bouleverse autant, c’est qu’il suscite le pur effroi de l’être confronté au néant, en même temps qu’il nous relie irrévocablement à cette humanité reflétée tout entière dans ce visage – une communion. Comme dans La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer, les décors sont minimaux, dépouillés, l’espace est aboli dans l’épure tragique du gros plan par cette « déterritorialisation très spéciale propre à l’image-affection »[4] évoquée par Gilles Deleuze. Ce qui est alors exprimé n’est pas tant l’état d’âme d’un personnage donné dans une situation donnée, qu’un affect pur arraché aux coordonnées spatio-temporelles, c’est-à-dire à son contexte diégétique. Quand Liv Ullmann se tord le visage après la brutale révélation de l’infidélité de Johan, nous ne voyons plus que la douleur elle-même, c’est-à-dire la nôtre. « Il n’y a pas de gros plan de visage [écrit encore Deleuze]. Le gros plan, c’est le visage, mais précisément le visage en tant qu’il se défait de sa triple fonction [individuante, relationnelle, communicante]. Nudité du visage plus grande que celle des corps, inhumanité plus grande que celle des bêtes. […] Bergman a poussé le plus loin le nihilisme du visage, c'est-à-dire son rapport dans la peur avec le vide ou l’absence, la peur du visage en face de son néant. [Il] consume et éteint le visage aussi sûrement que Beckett. »[5] Voix de Liv Ullmann, consubstantielle à son visage : recadrée en gros plan, elle parle littéralement dans le vide, écoutée de nous seuls – Johan, lui, s’endort. Le hors champ devient hors cadre – le visage devient le cadre. Marianne/Liv Ullmann devient icône de la femme trompée, humiliée, ravagée par la culpabilité et la mauvaise conscience, annonciatrice de la fin de la domination masculine – l’avènement d’une ère nihiliste déchirée entre une éducation traditionnelle, disons « judéo-chrétienne », avec ce que cela suppose de renoncements, de frustrations, de solitude spirituelle, et de nouvelles exigences affectives, sexuelles, sociales.

 

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« Est-ce une question de choix, bon ou mauvais, ou est-ce qu’on suit sans le vouloir une voie déjà tracée, jusqu’au couperet final ? » demande Johan, alter ego de Bergman – lire les éloquentes premières pages de Laterna magica[6] –, angoissé à l’idée de n’être que le jouet de pulsions, de déterminismes divers, et incapable d’assumer ses actes ou simplement d’en mesurer la portée. Ainsi l’avortement de Marianne, qui leur apparaissait comme un choix raisonnable, une décision réfléchie, une arme contre le destin, est vécu par Marianne comme un drame, un déchirement, une culpabilité supplémentaire. Quand la femme d’occident s’émancipait, chacun se mit à proclamer sa sacro-sainte « liberté » – d’aimer, de jouir, de tromper, d’avorter… – au mépris des responsabilités qui en découlaient. Curieusement, alors que la plupart des critiques ont décelé quelque optimisme dans le dénouement de Scènes de la vie conjugale, j’ai toujours été frappé par le caractère menaçant de la corne de brume qui retentit au loin, « en pleine nuit dans une maison obscure quelque part sur Terre » et qui précède immédiatement – ou qui déclenche ? – le cauchemar de Marianne : celui-ci est d’une importance cruciale en vérité, et concerne les enfants. Voici le récit qu’en fait Marianne à Johan, encore effrayée, le visage marqué par l’angoisse : « On devait traverser une route très dangereuse… Je voulais que les filles nous donnent la main… Mais c’était impossible. Je n’avais plus de mains. Je n’avais plus que des moignons. J’étais en contrebas, je sautais sur le sable. Je ne pouvais pas vous attraper. ». Ce détail m’a toujours intrigué car les deux petites filles justement, après deux courts plans de pose photographique au tout début du film, ne sont plus montrées, comme si elles n’existaient pas, comme si leur existence était superficielle, virtuelle, pure convention d’apparat. « Je crois que les petites peuvent s’en aller », dit rapidement le photographe, et en effet, nous ne les reverrons pas. Or la fin de Saraband – où l’on retrouve les deux mêmes personnages, bien que leurs âges et les noms de leurs proches ne correspondent pas tout à fait (pour Bergman nous portons plusieurs masques) –, ce plan terrible – l’Innommable ? – de leur fille Martha recroquevillée dans son mutisme autistique, et de son regard porté sur Marianne, suivi d’un plan du visage pudiquement anéanti de Liv Ullmann, devraient suffire à nous convaincre de la sévérité du jugement. Les enfants, les êtres humains, n’ont pas tant besoin d’ordre ou de liberté, que d’amour. En la matière, hélas, nous sommes tous des « analphabètes des sentiments ».

 

SCENES DE LA VIE CONJUGALE, film TV d’Ingmar Bergman, 1973 (3 DVD chez MK2 éditions, 5h10 environ, 40€ environ).

 



[1] Impossible de ne pas mentionner Persona (1966) dans lequel Liv Ullmann et Bibi Anderson se confondent sur la pellicule : Katarina, dans Scènes de la vie conjugale, n’est encore que l’image spéculaire de Marianne.

[2] Y. Dahan, « Scènes de la vie conjugale : la télévision est la rétine de l’œil de l’esprit » in Positif n°498 (Juillet-août 2002), p. 60.

[3] Tout le contraire de la prétendue « téléréalité » qui, au lieu d’êtres douée d’âme, nous montre seulement des archétypes, des caricatures, des pantins qui ne reflètent rien.

[4] G. Deleuze, Cinéma I - L’Image-Mouvement (Minuit, 1983), p.137.

[5] Op. Cit., p. 141-142.

[6] I. Bergman, Laterna magica (Gallimard, 1987).

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