« Nos œuvres ressemblaient à des tournées générales : légères, périssables, elles s’élaboraient en bande, spontanément, sans autres spectateurs que les participants qui, sans cesse, cherchaient à se faire rire, se séduire ou s’émouvoir tout en zigzaguant d’une fête à l’autre jusqu’à l’aube. »
Aujourd’hui est publié sur le Ring, un article consacré au troisième roman (après Exemplaire de démonstration et Carte muette, déjà évoqués ici) de Philippe Vasset, Bandes alternées. Dans cette étrange et poétique anticipation sociale, l’auteur dissèque les excès d’une société festive où l’amateurisme artistique, le sampling et le collage post-moderne ont relégué la culture historique au rang d’items déracinés indexés dans les banques de données. Bref, le cauchemar de Philippe Muray. Dans Bandes alternées l’individu disparaît au bénéfice d’une colonie d’insectes béatement besogneux, dont l’ensemble finit par former une sorte de masse grisâtre et visqueuse, comme embaumée par le fil et les sucs d’une invisible araignée.
L’idée forte de Philippe Vasset est en effet d’avoir décrit notre société – car c’est bien de la nôtre qu’il s’agit – à l’image exacte de sa représentation sur la Toile. Hommes, femmes et enfants, dont la substance s’aplatit derrière avatars et pseudonymes, y sont irrémédiablement désunis, divisés en groupes et communautés microscopiques, seulement liés par des références et centres d’intérêt communs, à l’exclusion de tous les autres. Le village global de Marshall MacLuhan ressemble en vérité à un grand cimetière où vacillent les feux-follets, sourds et aveugles à leurs voisins. Bandes alternées reflète avec acuité le repli autiste de ces communautés de plus en plus étroites. « Les autres, ceux qui n’avaient pas vu les mêmes films, on parvenait à peine à leur parler et, de toute façon, ils ne nous entendaient pas. L’inverse était vrai : lorsque l’un d’entre nous, abandonnait les références communes au groupe, il devait changer d’auditoire et, bientôt, de communauté, car il était devenu, pour nous, inaudible » (p. 58).
Il suffit d’ailleurs d’arpenter rien qu'un instant les forums thématiques et les micro-trous noirs de la « blogosphère » pour être quasi immanquablement assailli par une odeur de charnier, toujours la même, celle de la pensée en décomposition. De cet éclatement tribal, dont aucune transcendance ne nous protège, ne peut surgir que le néant de l’oubli, ou la barbarie. Comment savoir, par exemple, si les méprisantes menaces d’agression physique dont j’ai fait l’objet au cours de mes pérégrinations, jadis de la part d’un nostalgique du troisième Reich sur un forum politique, hier de la part d’un sombre crétin sur un forum de science-fiction, ne sont que fanfaronnades ou dangereuses promesses ?… Ces imbéciles nous fournissent de parfaits exemples des inqualifiables régressions que la structure même de la Toile – lieu de déréliction plutôt que de lien – engendre inexorablement.